Je suis arrivé à Berlin-Ouest par une froide journée d’hiver. C’était en décembre 1986, et la ville semblait engoncée dans une camisole de neige, comme si elle se débattait encore dans les dernières convulsions d’un rêve gelé.
L’avion avait amorcé sa descente dans un ciel bas et gris. En contrebas, un mur tranchait le paysage enneigé comme une vilaine cicatrice.
La ligne de béton découpait la vue tel un fruit mûr. On disait qu’il divisait Berlin. Mais en vérité, il divisait tout : une ville, des familles, une nation et le monde entier.
Je me suis alors souvenu d’un vieux dessin dans un livre de mythologie, celui du serpent Ouroboros, lové sur lui-même, se mordant la queue dans une boucle infinie.
L’image m’était revenue comme un éclair : et si ce mur était cela ? Le symbole vivant du paradoxe, la liberté enfermée dans sa propre idée, dans un cercle éternel entre autodestruction et renaissance, entre début et fin.
Je passai ma première nuit à Reinickendorf, au Quartier Napoléon dans une chambre lugubre. Le chauffage de fonte faisait un bruit de tuyau asthmatique et les fenêtres transpiraient la buée du dehors. Malgré cela, la nuit étouffa rapidement ma fatigue. Dehors, il neigeait tendrement.
Tôt le lendemain de mon arrivée, je décidai de partir explorer la ville afin de découvrir la réalité de mon enfermement.
Le taxi me mena aux quatre points cardinaux, du nord au sud et de l’est à l’ouest…
Et partout, la même silhouette froide et infinie : celle d’un mur, au gris presque obscène, planté dans une neige épaisse et laiteuse. Droit comme des milliers de soldats figés côte à côte. Haut comme une falaise vertigineuse, dressée pour cacher une haine tenace à la face du monde. Recouvert de graffitis – parfois révoltés, parfois tendres, d’autres fois simplement absurdes. Trois mètres d’un béton lisse, glacé, impassible : une barrière hermétique, infranchissable, qui semblait vouloir unir à l’infini le ciel et la terre – ou peut-être, tout simplement, séparer les cœurs.
Presque toutes les rues se terminaient là, artificiellement, à ses pieds. Des culs-de-sac étranges, tranchés net dans leur élan, brutalement cautérisés – pour finalement ne mener nulle part ailleurs qu’au mur. D’autres le longeaient sur des kilomètres, rappelant à chaque pas qu’il n’y avait pas d’échappatoire. Ces rues faisaient office de cicatrices : on y marchait longtemps, sans but, accompagné par cette ligne massive, constante, qui ne vous quittait jamais du regard – et qui, toujours, vous ramenait à vous-même.
Sa présence, d’abord obsédante, en devenait presque irritante. Et pourtant, peu à peu, il s’en dégageait une étrange sensation de protection, comme si ce mur, malgré tout, retenait quelque chose ou quelqu’un.
Je me suis soudain senti étrangement seul, isolé – démuni, impuissant face à la démence de l’ouvrage et des hommes. Enfermé dans les limites de ce qui était devenu et devait désormais être, pour moi, un horizon sans cesse à portée de main : palpable… et mutilant.
Le mur m’avait brutalement rendu aveugle, sourd, et muet à la fois.
Adossé contre lui, j’ai un instant imaginé les gens de l’autre côté – leurs vies, leurs joies et leurs misères, leurs coutumes, leurs habitudes, leurs différences. Je sentais leur présence toute proche, presque tangible. Et pourtant, ils ne pouvaient rien savoir de moi, rien percevoir de mes doutes, ni de mes angoisses.
Étais-je vraiment certain d’être du bon côté ? Comment l’aurais-je su, puisque j’étais assigné et confiné de ce côté – par ce mur lui-même, aveugle et muet. N’était-ce pas précisément sa présence qui, en fin de compte, créait toute la différence ?
La neige avait repris sa chute quand le chauffeur de taxi – un boat-people, rescapé du Vietnam quelques années plus tôt – commença à manifester de légers signes d’impatience.
Mais qu’importe aux flocons l’endroit où ils se posent ? Le mur ne sépare que les hommes.
Peu à peu, un épais voile de neige recouvrit tout, étouffant les bruits de la ville et effaçant dans une lumière blanche et iridescente le mur… et la route qui y menait.
Un instant, j’ai cru avoir rêvé ce mur.
En rentrant vers ma pension, je regardais défiler, par la fenêtre arrière du taxi, les images d’une ville aux lumières blafardes – tristes, inconsolables –, ces lumières artificielles d’un monde sous perfusion, annonciatrices de la fin des temps.
On m’avait affirmé que Berlin-Ouest représentait le monde libre. Étrange îlot de liberté, en vérité. M’avait-on menti ?
J’étais prisonnier du côté des vainqueurs… Et eux, étaient-ils libres du côté des vaincus ? Ou bien… était-ce l’inverse ?
Je me suis souvenu que le mur n’avait pas été construit pour empêcher les Berlinois de l’Ouest de sortir, mais pour mettre fin à l’exode des Allemands de l’Est.
Mais était-ce là la véritable raison ? Pourquoi les hommes ressentent-ils toujours ce besoin de séparer, d’enfermer pour exclure ?
Le mur est avant tout une construction de l’esprit. Et un mur dans les têtes est toujours une pierre sur le cœur.
Toujours est-il que j’étais venu à Berlin-Ouest pour lui, à cause de lui.
Puis j’ai vieilli avec lui – jusqu’à la date du…
… 9 novembre 1989.
Il était déjà vingt et une heures quand le téléphone résonna dans le couloir. Je reconnus aussitôt la voix de Peter qui, très excité, annonça que le poste de frontière Invalidenstraße était ouvert aux piétons sans restriction ni contrôle pour quelques heures seulement… du moins, c’est ce que l’on murmurait encore.
Une brèche venait d’être percée dans ce mur presque trentenaire. Nous ne pouvions pas y croire. Un Berlin sans mur ? L’idée même semblait irréelle.
Les informations télévisées confirmèrent ses dires et pourtant nous n’étions pas à même d’appréhender les conséquences d’un tel événement. Nous sommes restés figés, hésitants, craintifs.
Le lendemain matin, nous prîmes le chemin du poste de frontière.
En passant dans une rue longtemps coupée par une barrière close, un vieux réflexe – sans doute – nous fit hésiter.
Devant nous, une ouverture béante, à la fois troublante et invitante, laissait entrevoir un autre monde : l’envers du décor, une continuité nouvelle, encore incertaine.
L’image du mur conservait en nous une forme de persistance rétinienne.
Nous ne parvenions pas à nous en défaire. Même les yeux fermés, il restait là, glissé sous les paupières, incrusté dans les nerfs – comme un filtre posé sur notre perception du monde.
Nous avions grandi avec lui, vieilli avec lui. Sa percée soudaine ne suffisait pas à l’effacer.
Le bonheur des Berlinois était émouvant à voir, à vivre.
Au poste de frontière resté ouvert, s’échappait une vague déferlante, bruyante, de Berlinois de l’Est. Des gens qui ne se connaissaient pas se retrouvaient, mêlés dans une joie indicible.
Pour le serpent Ouroboros, le cycle était accompli. Ce qui avait divisé devait désormais réunir. Les hommes arracheraient chaque écaille, une à une, jusqu’à ce que le cercle ne soit plus qu’une mémoire brisée…
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