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Réalisme/Historique
Blitz : Madame Valise
 Publié le 15/11/25  -  2 commentaires  -  13518 caractères  -  7 lectures    Autres textes du même auteur

Une commerçante des Comores est victime d'une escroquerie qui engloutit une vie d'économies.


Madame Valise


– Tiens, elle est encore là, cette dame ? Elle y était ce matin ?


Je me dévissais la tête pour suivre du regard la forme posée le long de la route, juste à la sortie de Moroni, un peu avant d’arriver à Itsandra.

La vieille femme – car sa silhouette ratatinée suggérait un âge certain – était enveloppée dans un chiromani rouge et blanc, la tenue traditionnelle comorienne. Sans doute plusieurs couches de tissus, dont la dernière était rabattue sur la tête, autant pour se protéger de la poussière que du regard. C’est en tout cas ce que j’imaginais, car je n’avais jamais été farfouiller sous les étoffes d’un chiromani pour comprendre comment il se portait.

Mais, ce qui accrochait le regard était surtout l’objet posé devant elle. Une énorme valise bleue à roulettes.


– Tu ne connais pas « Madame Valise » ?


Mon collègue comorien, derrière son volant, hochait la tête en riant, comme s’il allait raconter une bonne blague.


– Elle est si célèbre que ça ?

– Elle est là tous les jours, du lever au coucher du soleil. Elle ne rentre chez elle que pour la prière du soir. Ça fait des années qu’elle est là, on ne sait même plus depuis quand.

– Elle attend quoi ?

– Rien, elle n’attend plus rien. Elle n’est plus de ce monde.

– …


Un temps de silence gêné s’installa entre nous. Il attendait que je le questionne. Au bout d’une longue minute sans rien dire, je craquai :


– C’est quoi son histoire, à la vieille ?

– …


L’histoire qu’il allait me raconter devait me préoccuper toute la journée. Surtout que, pendant les jours qui précédaient mon départ, je vis Madame Valise deux fois par jour, en partant et en rentrant à Moroni. Toujours dans la même position immobile, comme une borne kilométrique rouge et blanc. Avec toujours, l’étrange valise qui se recouvrait de la poussière des véhicules dans la journée, mais qu’elle devait nettoyer le soir, car elle ne perdait jamais sa belle couleur bleu vif le matin.

Je n’ai jamais osé m’arrêter pour lui poser des questions sur son passé et sur son étrange histoire. Cela n’aurait pas été convenable et elle m’aurait sans doute ignoré, comme elle ignorait apparemment le monde qui l’entourait.


« Madame Valise », comme tout le monde la surnommait aujourd’hui, avait été une commerçante prospère. Elle avait une épicerie qui était très bien placée, exactement entre une mosquée et la gare d’autocars qui menaient vers le nord de l’île. Une position idéale pour les chalands de tout genre et de tout niveau social. Elle avait commencé grâce à une dot modeste, quarante ans plus tôt. Le petit étal qu’elle s’était aménagé avec quelques planches s’était transformé en une guérite en terre où l’on prenait ses courses par une petite fenêtre donnant sur la rue. Comme les affaires marchaient bien et qu’elle savait bien compter, elle avait fait construire un hangar au bout de deux ans, sans même devoir emprunter. Le hangar était rempli de rayonnages qui proposaient non plus seulement les fruits et légumes qu’elle achetait elle-même au marché, mais des outils, des piles, des allumettes, de la colle et, progressivement, une diversité d’objets plus ou moins indispensables, mais qui se vendaient bien. Au bout de dix ans, la commerçante avait rajouté deux extensions et fait poser de grandes baies vitrées. Elle avait embauché sa nièce, puis un cousin éloigné qui était dans le besoin, mais d’absolue confiance, étant un homme très pieux.

Le hangar transformé en boutique allait bientôt devenir le premier supermarché de Moroni. Une réussite totale pour une femme qui était partie de rien, ou presque. Elle était devenue une notable et pouvait remettre pas mal d’hommes à leur place dans les diatribes locales. On la respectait.

Elle était globalement heureuse, avait fait un mariage qui l’avait par chance laissée veuve au bout de deux ans et avançait tranquillement vers un âge où les besoins n’engouffrent plus totalement les revenus. Mais il lui manquait quelque chose. Elle rêvait de quelque chose d’autre. Un autre endroit où elle pourrait profiter des fruits d’une vie bien remplie.


Elle rêvait de Paris. Ô pas seulement un rêve que l’on fait de temps en temps lorsqu’on a le vague à l’âme ! Non, elle était littéralement obsédée par la capitale française. Les murs du magasin étaient tapissés de photos du Louvre, de l’Arc de triomphe et de l’obélisque de la Concorde. Mais son vrai trésor était une gigantesque tour Eiffel en métal, qui touchait presque le plafond, et que les clients devaient contourner pour atteindre les quatre caisses qui filtraient les sorties et prélevaient leur droit dans les portefeuilles en cuir racorni. L’artisan ferronnier qui avait confectionné le monument s’était cependant légèrement trompé dans les proportions ou alors s’était inspiré d’esquisses anciennes, car la tour, loin d’être stable sur ses quatre piliers, s’était un jour effondrée sur le rayon des tissus. Sans faire de blessé, fort heureusement. La commerçante avait poussé de hauts cris et avait expulsé du magasin le malheureux qui s’était pris les pieds dans la base du monument majestueux et était le responsable premier du désastre.

Elle rêvait donc passionnément de Paris. On ne sait qui lui avait suggéré l’idée, mais elle s’était un jour mis en tête d’aller y passer ses dernières années. Elle avait amassé beaucoup d’argent, en tout cas à l’échelle comorienne. Suffisamment pour partir et acheter une petite maison en France. Ou alors une grande maison à Paris, si elle vendait bien son commerce avant de partir.

Le hasard fit qu’un beau jour, le fils de son frère aîné, son neveu Ibrahim, était venu en visite aux Comores, depuis la France. Il habitait Marseille depuis plus de cinq ans et la commerçante ne l’avait vu que quelques fois lorsqu’il était enfant. Puis il était devenu un adolescent turbulent qu’on évitait. Le genre de jeunes qui trempaient dans des mauvais coups, mais s’arrangeaient toujours pour s’en sortir en faisant porter le chapeau aux autres. Aux dires de son père, le garçon s’était fort assagi et avait maintenant un métier respectable en France : agent immobilier.

C’est lors d’une veillée avec la famille que la commerçante s’était entretenue avec Ibrahim, lui demandant des renseignements sur les possibilités d’achat en France. Il lui avait proposé de revenir la voir le lendemain, car, prétendait-il, il avait des projets exceptionnels en cours, mais il devait être très discret sur les arrangements financiers qu’il avait trouvés.

Le lendemain, lorsqu’elle lui confia combien elle avait mis de côté, les yeux d’Ibrahim se mirent à briller. Il lui assura qu’avec une telle somme, elle pouvait s’acheter n’importe quel immeuble dans Paris même. C’était la bonne période, car les prix avaient incroyablement chuté. Le ciel semblait répondre à ses rêves. Elle n’en dormit plus.

Ibrahim était revenu la voir à plusieurs reprises et à chaque fois, le projet prenait de l’ampleur. À la fin du mois, la commerçante était convaincue qu’elle pouvait faire construire un petit palais, avec vue sur la tour Eiffel. Pas un grand palais comme Versailles, bien entendu, et pas directement au centre de Paris. Ibrahim s’était voulu plus réaliste, mais quelque chose qui sortait de l’ordinaire. Quelque chose de digne de son rang.

Il fallait cependant être discret, car des malins et des envieux pouvaient avoir vent du projet et lui souffler l’aubaine. Elle l’avait tout de suite assuré que le secret allait rester entre elle et lui.

Ibrahim repartit en France et ne donna pas de nouvelles pendant deux mois, au grand désespoir de la commerçante, qui perdit l’appétit, en plus du sommeil. Être passée si près du paradis et en être privée au dernier moment, que la destinée était cruelle. Elle faillit en perdre la foi.

Elle reçut enfin un appel de France. Elle en aurait pleuré. Ibrahim s’excusa du retard, prétextant qu’il devait s’assurer de certains détails juridiques pour ne pas lui donner de faux espoirs. Mais tout était maintenant en règle. Le terrain était identifié et il avait lui-même contacté les sociétés de construction pour démarrer les travaux. Il lui enverrait les plans par courrier ce week-end. Mais il fallait qu’elle fasse un premier versement, un acompte. Ce n’était pas une somme colossale, mais suffisante pour acquérir le terrain et entamer les travaux de terrassement.

Elle envoya ce premier virement dès le lendemain par Western Union. Une somme importante pour les Comores et elle dut faire plusieurs virements au nom d’Ibrahim.

Les plans arrivèrent trois semaines plus tard par courrier. Elle le dissimula précieusement, comme le lui avait demandé son neveu, non sans l’avoir dévoré des yeux pendant des heures, oubliant même l’heure de la prière. Elle était hantée par ces dessins raffinés d’un véritable manoir d’un style qu’elle n’aurait pu identifier, mais qui lui semblait… très beau et distingué.

À la suite de ce premier versement, Ibrahim lui fit virer chaque mois un montant fixe en insistant à chaque fois sur la discrétion qui devait entourer ces tractations. Elle suivait à la lettre les instructions, fidèle à son rêve parisien. Son entrain était revenu et elle chantonnait même lorsqu’elle passait dans les rayons de son magasin, ce qui était légèrement inconvenant pour une dame pieuse de son âge.

Ibrahim lui envoya quelques photos des fondations, puis de l’avancement des travaux, pièce par pièce. Elle accrochait ces photos sur le mur de sa chambre et avait expressément interdit à quiconque de rentrer dans son mausolée.

Lorsque ses économies se tarirent, au bout d’une dizaine de virements, Ibrahim lui suggéra de vendre son magasin. Elle n’en aurait bientôt plus besoin et il fallait payer les taxes du gouvernement français, qui s’élevaient à une somme astronomique.

Elle en fut bouleversée, c’était beaucoup pour elle et elle avait secrètement espéré gérer son magasin à distance, une fois qu’elle serait installée dans son manoir parisien, lui permettant ainsi de vivre coquettement sa retraite.

Elle n’eut aucun mal à vendre. Et à un bon prix, estima-t-elle. Elle vira la majorité de la somme à son neveu et garda de quoi payer son voyage et un petit pécule pour bien démarrer sa nouvelle vie là-bas.

Elle alla prendre un billet d’avion chez la compagnie yéménite qui faisait la rotation hebdomadaire entre Moroni et Marseille. On lui parla de visa pour entrer en France, choses auxquelles elle n’entendait rien. Elle différa donc l’achat du billet en attendant d’en savoir plus. Au cours de l’appel hebdomadaire avec Ibrahim – car ils étaient convenus de s’appeler toutes les semaines – ce dernier se fit rassurant, lui affirmant qu’elle n’avait pas besoin de visa, car elle était propriétaire d’un bien immobilier en France. C’était la loi. L’acte d’achat du terrain, qu’il allait bientôt lui envoyer, serait suffisant pour rentrer sur le territoire français. Il fallait un peu patienter. Encore quelques échéances à régler et tout serait prêt.

Mais la nouvelle princesse parisienne s’impatientait, elle voulait profiter de son bien, cela faisait maintenant quatre ans qu’elle avait commencé ce parcours et elle ne pouvait plus attendre. Surtout qu’elle voulait également faire taire les sceptiques qui, autour d’elle, avaient des regards de plus en plus désolés, comme s’ils étaient au courant de quelque chose. Qu’on ne la croie pas, qu’on doute de ses choix, la mettait en rage. C’est comme si on faisait affront à son sens du commerce et à la force de caractère qui avait été reconnue par tous jusque-là. Il n’y avait pas de moquerie, oh non, mais des sous-entendus navrés. Surtout qu’on voyait bien que l’opulence relative dans laquelle elle vivait auparavant avait laissé la place à de plus en plus de mesquineries, comme s’il fallait économiser le moindre centime. On murmurait que la fortune avait disparu dans une sombre affaire immobilière et les fausses rumeurs circulaient de bouche à oreille, sans qu’on sache précisément ce dont il retournait.

Vexée et pressée de mettre fin à ces ragots, elle décida qu’il était temps de partir. Elle acheta une belle valise bleue à roulettes dans la médina, acheta le billet d’avion, malgré les réticences de l’employé sur l’absence de visa et gagna l’aéroport le jour du départ. Elle laissa une note à son frère, lui expliquant son arrangement avec Ibrahim et ajouta quelques photos du manoir maintenant terminé.

Bien entendu, rien ne se passa comme prévu et elle ne put embarquer dans l’avion d’Air Yemenia, malgré ses cris outrés et l’acte de propriété qu’elle brandissait en hurlant qu’elle était maintenant une Parisienne importante et qu’on l’accueillerait comme telle à Paris.


Entre-temps, l’oncle prit connaissance du message, passa quelques appels et s’effondra en sanglots. Il allait devoir lui annoncer qu’elle avait été victime d’une tromperie. Une escroquerie montée par son propre fils à lui. Quelle honte ! Et quelle perte. Tout était parti et il n’y avait aucune chance de retrouver Ibrahim. Il avait eu vent des appels passés par l’oncle et avait disparu le jour même, en Belgique disait-on. Il n’avait plus rien non plus, ayant dépensé sans compter l’argent de sa tante, dans des transactions douteuses, sans doute mafieuses, et en se retrouvant, lui aussi, sans le sou.


Depuis ce jour, la commerçante, qui avait refusé de croire à l’histoire de son frère, avait décidé d’attendre tous les matins qu’on l’emmène à l’aéroport. On allait reconnaître l’erreur et quelqu’un viendrait la chercher pour l’escorter vers Paris.

Elle allait voir la tour Eiffel, enfin !


 
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   ANIMAL   
3/11/2025
trouve l'écriture
aboutie
et
aime un peu
Une nouvelle bien écrite qui se lit facilement et raconte les déboires de cette commerçante avisée qui se fait escroquer pour avoir voulu réaliser son rêve. Pas si avisée que cela, donc, car pour qu'il y ait des escrocs il faut aussi des naïfs. Obnubilée par son projet, cette personne trop confiante n'a pas su être attentive aux signes, notamment ce besoin de secret.

Ici, la morale n'est pas sauve et l'escroc remporte la manche. C'est si commun dans le monde réel que j'aurai préféré dans une fiction, même en rubrique "réalisme", une chute différente de celle attendue, un petit espoir, un beau geste de l'oncle... quelque chose de plus positif.

   Mikard   
15/11/2025
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Bien agréable à la lecture ce texte, bien sûr on voit vite arriver la triste fin tant les ficelles de l’escroc sont évidentes, mais ça déroule tellement bien qu’on se laisse aller sans ennui.
Après il y a l’exotisme des Comores, Paris, les petites piques sur la religion, tout cela va bien avec l’histoire. Comme dit plus haut la morale n’est pas sauve, c’est le méchant qui gagne, mais bon en trente ans de commerce elle a peut-être deux, trois trucs à se reprocher …
Un petit bémol sur la chute et le titre, mais c’est vraiment pour dire quelque chose.


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