1. [Arrivant] C'est un soleil qui point, par le flou vitré du wagon. Je vais pour descendre le marchepied, degré par degré. Patience ; du moins c'est décidé, je descends. J'ai pris le parti tout à l'heure, aube venant, de repousser d'un jour les retrouvailles avec ma tanière dauphinoise. Degré par degré, légère descente d'orgue au matin : fa mi ré do. Dégressivement. Patience, la foule des aspirants au quai nantais fait masse, fait glu, valises baraquées diversement fluo. Patience, les rails vont s'aviser du ralenti. Et c'est enfin l'arrêt. Ça regagne le sol. Les familles retrouvent peu à peu leurs esprits, les cris du compartiment cessent. J'ouvre mes yeux amenuisés de sommeil. Ci-gît donc une ville moyenne, dont je n'ai pas pris la peine d'épingler au préalable les particularités, les lieux habitables, bref, là où il pourrait faire beau vivre. N'ayant pris garde qu'à l'emplacement commode de l'hôtel, non loin du centre-ville, j'ai négligé de baliser, pour une fois, l'hospitalité des lieux qui m'ouvriraient l'huis de l'admiration. Je descends donc, yeux ensablés. C'est Nantes, la voilà… accréditée de soleil.
Je pose mes bagages sans encombre. Fatigue en suspens, pensées tournées vers les buissons de son silence.
Son. C'est dit. Reçu cinq sur cinq : irruption sans surprise d'un homme courtisé, façon petite romance, classique confection pâtissière. Un amour malheureux, mal entamé. Voyez, on ne se choisit pas : d'instinct je suis de gamme enfarinée, l'esprit comme une maison de pain d'épices, imagination glucose. Son. C'est dit donc. Pâtisserie, risque mièvre. Holà, on ne vous force pas d'entrer en boutique ; libre à vous de renoncer aux petits-beurre et de retourner, sérieux, à vos occupations.
Je poursuis pour ma part. Aimantée au déterminant qui le désigne. Lui, pour qui je suis en passe de ne plus exister. Je quitte l'hôtel. Les venelles de pensées se succèdent, le dehors existe peu (ou prou), mes semelles procèdent sur goudron dans l'inconscience. Je progresse à l'aveuglette, songeant aux seuls chemins de mots à machiner pour mieux lui plaire, ou rattraper mes audaces. Les possibles font la roue, désemparés de susciter le moindre écho. Je marche plutôt dans ma tête. Espérons pas trop sur.
Je me ressaisis : voici Nantes, avec ses dorures de petit Lu, en avenues copieusement rayées de tramways.
**2. [Monologuant] Je m'en veux. J'ai laissé entendre que je l'appréciais. Flagrant délit de guimauverie basique. Niaiserie typique des fraises bavant leur sucre, des poiriers qui jutent, des gaufres badigeonnées de mauvaise crème. De l'affection mal venue. De la dégoulinade.
Ah cette habitude de vouloir se nouer à qui n'est que faiblement attiré par tes cabrioles. Signaux faibles que toi tu montes en neige, en te présumant plus astre que tu n'es. Mauvaise étoile aux yeux qui flanchent, à la peau un peu trop fade, mauvaise petite chose fixée aux rêves comme en un drap trop ample, dans la démesure des tentures de théâtre, tout cet océan tissé de ce qui n'est pas pour toi.
Je m'attache en dépit du bon sens. Par biais de provisoires mésententes. Désenchantement garanti, à toucher net en fin de mois. À toucher sonnant et trébuchant, épreuve partielle de terminaison du soi. Je rêvasse en tortillant des mots qui sonnent dans les rues se raréfiant, grises. Terminaisons nerveuses de l'attente, terminus des espoirs. J'ai pris l'habitude. L'abandon dans les veines, semblant en désirer la répétition, en tous les modes. Je m'attache sans discernement. Élisant haut. Mirant ceux qui n'ont pas besoin de moi, de ma fourrure féline de brebis complaisante. Les mots résonnent dans les rues se raréfiant, grises et plates sans surprise. Nostalgie de mes collines. Je m'attache mal. Une récession au père ? À la volonté d'attention se sachant d'emblée battue en brèche, car il y aura, prenant toujours déjà la place, la supérieure, la mère, ou d'âge égal, la supérieure du papier glacé des sœurs superbes. Je me vois comme une petite sauterelle. Vanité de prier. Une volonté d'en rester à des mises en récit, d'où nécessité nette de clôture ? Une vie juste pour s'écrire ? Vie passée à ordonnancer orgueilleusement soi-même ce qui ne sera pas. Ou bien ? Les hypothèses se ramifient en impalpables réseaux bleus. Cela pourrait superposer les rues.
**3. [Ré-osant] Les sections d'horloge se poussent vers l'avant, et l'urbanisme continue de décevoir. Faire un effort. Lever le nez, voir les incongruités des toits, les reliquats logés au front des lucarnes, les sédiments de passé, et prioritairement les dissonances ! Oui, faire sens avec ce qui vient me xylophoner les ouïes et les yeux. Je m'efforce, je lève mon nez de mendigote. Où est le beau, où est sa frappe, sa marque, à même le gris ambiant ? Quête d'oisive par excellence. J'essaie de trouver un coin pas trop moche de Nantes. La découpe enfin d'un jardin. Dépourvu de mobilier public. Qu'importe. Assise sur un rebord de marronnier, une gentille racine hospitalière (j'ignore ce qu'il avait, Sartre, contre la gent arborée), je croque deux abricots locaux et ose :
« Cher P., J'immisce encore ce mea culpa, parce que dans ma tête se baladent d'idiotes questionnettes : est-ce que j'ai fait, là, récemment, quelque chose de mal ? J'aurais dit sans le vouloir quelque chose de blessant ? Ou bien je suis un spécimen mental d'ambitus trop médiocre ?… Trop d'Ou bien font la roue, n'est-ce pas… Assurément je me suis fait exister avec trop d'insistance… J'ai péché par sucrerie. En conséquence : du glucoso-collant, du mièvre, avec sourire sans retenue dénotant un mauvais alanguissement de guimauve, laissant entendre entre mes cils que cela me plaisait, le temps passé ensemble ? Un petit rongeur qui remue les moustaches, un museau dodelinant qui ne comprend pas assez vite qu'il y a fin de non-recevoir, erreur de spécimen. Je serais triste que tu sois fâché contre moi. »
Il ne répondra pas. C'est factuel et c'est de surcroît ce dont il faut se convaincre. Des buissons de silence font luire leurs baies comme des perles griffées aux oreilles, comme des nacres cendre. Je me relis, je m'abêtis comme une roue à me relire. Range ta charrue, gamine. Gamine au camino errant. Fais un effort, du moins élis une rue. Cherche de l'hospitalier, du beau minéral ou feuillu qui t'enchante. Ils doivent bien avoir un peu de cailloux Renaissance, avec la polissure du temps qui rassérène le cœur. Ah, tout de même, ce réconfort masochiste de l'aveu, d'avoir dit l'attirance, tout en la sachant unilatérale. Être prise en flagrant délit d'équivocité, mais avouant son crime (celui d'avoir voulu plaire), qui est également son échec, rédimée.
Bon. Les abricots ont vécu ; je m'en lèche les babines, j'abdique devant le moindre reste de rosée de sucre. Chemin faisant, la pensée court, ses sentiers s'entrecroisent. Ah (soupir, dans la pensée), ces gens qui ne répondent pas. Pour pas faire de mal. Par désarroi devant les mots. Par supériorité. Par pitié. Je me dissous dans les hypothèses. Je marche dans ma tête, et sur, et en bordure. La pensée est essentiellement (non ?) un soupir. Le mouvement des membres accompagne et berce, mais c'est au fond la basse continue, les rues pour l'instant sans attrait, le bourdon sur lequel se détache la polyphonie égotiste de mes préoccupations courtisanes.
**4. [Rehaussant] Je fais station dans une pâtisserie où ça bavarde. Élection d'un gâteau éponyme, avec glaçage, et l'habituel réconfortant goût de pâte d'amande. Le Nantais, auquel je ne fais un sort qu'après avoir relu mes récentes dégoulinures d'autrice en herbe. La pointe de romarin derrière l'amande, ce n'était pas la peine.
Je sors. Je me rehausse l'ego depuis la chaussée. Thérapie de décalque et décalage modulé de soi. Thérapie d'errance aux villes inconnues sans certitude d'attrait. Thérapie de hasard aussi, puisque m'inscrivant en une ligne de sol, je poursuis, avec pour seuls gouvernail et boussole le flair manquant qui me caractérise. Orgueil ombrageux qui ne regardera la carte qu'en dernière instance. Se laisser voguer au fil de ce qui vient, pour bien intimer à sa caboche l'ordre de comprendre que rien ne dépend d'elle. Caboche d'un diamant, qu'on dit, mais moi je ne suis pas une gemme qui brigue récompense. J'avance. Je préfère ce qui ne réussit pas, ce qu'on ne trouve pas. Je me complais aux détours, aux orientations qui vous lancent des pieds de nez, aux pas perdus. Je me complais aux espaces qui ne vous gratifient que de leur oblique indifférence. Nantes. J'erre aux rues. Les lignes en silence bercent ma tristesse. Lignes pointant en triangle de verre : une véranda qui se devine dans une cour déserte. Lignes blanches d'un haut-relief en trois-mâts surmonté d'une tour de forteresse. Fierté d'une façade prospère aux murs minutieusement sertis de minéraux du cru, devenue cabinet dentaire. Lignes compatissantes des arbres à venir, dont je recherche l'ascendance ; mais où est-il donc ce parc ? Dégoût de soi mais qui n'appuie pas jusqu'à faire mal. Ressassement. Lignes cachotières des grands arbres. Je préfère ce qui ne me réussit pas, se dérobe. Certes… jusqu'à ce que m'alanguissent les mélasses de la fatigue. Ce parc, tout de même ?
Ah. En voici un, pas le bon mais qu'importe ! Le parc des Capucins. Ce n'est pas fantastique mais au moins c'est fait, je suis tombée dessus. Des cèdres. Et cette surprise qui naît dans la grisaille : une cousinade animale. Je m'emploie à séduire le chat qui s'avance, et sans se faire prier, frôlant mes jambes. Joie. Joie à jolies moustaches et qui me suffit, gorge blanche et yeux jade. Il sait. Sait pour mon affection démente. Il me suit un moment, s'étend sur les planches planes du banc de bois. Au bout d'un petit moment, lassé, il feule. Assez des caresses. Évidemment, moi je n'insiste pas, je respecte. Je quitte même le banc, m'installe à un jumeau, respect de quatre mètres. Les chats comme ces hommes qu'on aime. Surtout ne jamais être prodigue à l'excès, sentir le seuil. Je l'ai appris par cœur, cela. Le chat somnole, respire l'après-midi et son soleil comme un biscuit mêlant toutes ses miettes aux herbes. Et toi, mammifère exacerbé, bête boule d'affection, tu refais en pensée les petites boucles de tes rêves, tu songes aux bifurcations de désirs, tout en laissant faire.
Ce parc est un peu pelé du sol, mais ses cèdres sont superbes. Comme tu te sens positivement seule… Tu regardes les cèdres et leur couleur de forêt sous-marine. Peut-être l'homophonie très approximative avec les cerfs te les rend encore plus familiers. Une autre humaine approche sa main du chat qui redescend de son perchoir, se laisse faire. La jalousie est une otite. Je mets la laine d'autres aventures dans mes oreilles. Moi aussi après tout, je suis une prostituée en caresses. Bien vite, les passants se lassent de son dos soyeux. De nouveau il me regarde, assis, jabot tout blanc, lustré comme une aune de farine neuve, avec adjonction de grains de soleil. On se jauge, c'est la danse des intérêts, petit jeu de vivant à vivant, aucun ne se devant rien… Ce qui ne nous empêche pas d'aimanter nos pupilles, s'irisant dégringolées, se variant, captivant, pillant chacune les nuanciers de vert. De la garrigue autour des miennes, ou la peau molletonnée des amandes. Côté félin, supériorité sans égale, elles se rehaussent sans fin d'éclats d'étals de joailliers. Yeux vainqueurs incontestables. Je baisse la garde des cils. Un peu de concentration, où suis-je… ? Je suis en vain, en plein bain de vanité oisive, avec livre et carnet pour décorer ma paresse et mes manques. Toi félin, tu ignores ce ressassement, ce trop-de-soi. En vain que je tourne une page. En vain que je m'acharne à apprendre ce passage de Novarina. Je me complais à observer l'animal frère. Le chat, mi-clos, fait sa sibylle. Il a l'air magique d'un petit dieu chinois, deux fentes de sapience à la lisière de sa capuche châtain-châtaigne. Je retourne le voir, il consent et revient se frotter gentiment. Je reprends Novarina… « Refaire l'acte de faire le texte… » Je conviens que j'apprends étonnamment un peu mieux. J'ai besoin de faire l'intéressante devant un être respirant. Le voilà qui traverse sous mes genoux soulevés, comme sous deux arches, marquant le contact. Chaste compagnie du chat. Lui aussi on dirait qu'il s'amuse mieux devant moi, gigotant avec une herbe sèche. Il fait son malin, puis entreprend sa toilette, étirant artiste une souple jambe neige. Des gosses commencent à striduler. Le jardin prend peu à peu le suc des heures tombantes. Dix-huit heures. Le félin part. Il s'est redonné du courage, il n'a plus besoin de moi. Adieu matou, chat tutélaire du parc aux Capucins.
**5. [Repartant] Je regagne le centre-ville. Le soleil fait son malin itou. Brusque, je me mords les lèvres : je n'aurais pas dû écrire, montrer bêtement le sein de mon cœur, avec sa maladive petite peau pâle. Pas dû dessiner en lettres ce Je t'apprécie ; on se connaît peu mais je t'apprécie, et simplement te voir et danser ça j'aime. De la guimauverie étalée sans vergogne. Prétendument délicate mais si bête.
Du moins le chemin retour m'enseigne par où il eût fallu commencer. Je trouve enfin les vieilles rues, le pont-levis et les remparts du château des ducs de Bretagne. Méditation sur les bienfaits de ne rencontrer que plus tard les voies préférables. Blancheur et meneaux, étendard temporaire d'Hokusai qu'ils reçoivent au musée, terre battue couleur de craie, chanteur de rue s'essayant à Trenet, une de mes premières chansons sues de papa, et cette image d'une boutique attenante, sans prix, d'une vieille femme voûtée balayant entre deux vitres, dans un encadrement de dentelles. Émouvant par on ne sait quelles géométries en correspondances. La vieillesse des grands-mères, tout simplement. Mes mamies à moi, défuntes. Il fait encore doux. J'avance. Un grand apaisement me gagne dans l'enceinte, où entre aussi toute une flottille de végétal, dont un grand chêne. Avec un ciel victorieux, qui étire son ventre immense entre l'ardoise et les façades beiges, se prélassant comme un chat sans égard aux moustaches velues des nuages. Le chanteur s'est tu. Les différents âges des pierres sont pour l'esprit autant de stations de repos, et de correctifs aux empilements sentimentaux d'angoisses. Je souris de moi, nantie, nantie en majuscule, et de mes emboîtements de petite scénographe, courtiseuse d'égards. Seule l'architecture n'aspire pas vainement à plaire.
Nantes ne démérite pas au bout du compte… le cœur si, ce fou corazón. Fou de Bassan, fou de basse-fosse, disent les grelots démultipliés des sons pliés du sens. Cœur si drôle, cœur en strates, et dont il vaut mieux rire. Je repars ; se referme enfin le silence.
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