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Sentimental/Romanesque
Cairote : Une mort remarquable
 Publié le 15/05/19  -  13 commentaires  -  4707 caractères  -  112 lectures    Autres textes du même auteur

Un homme, face à la machine, cherchant son salut.


Une mort remarquable


L’homme s’avance vers la machine, gigantesque, monstrueuse. Les énormes dents de ses rouages ne l’effraient pas : la douleur franche et crue, sans mystère, il ne la craint pas. Il la désire même, elle recouvrira l’autre, celle qui l’a amené en ce lieu. Pour quelques secondes, ses dernières, il sera délivré de cette torture inexplicable, de cette angoisse sans objet, et sans trêve.


L’homme est juste au-dessus de la machine maintenant. Il a enjambé la barrière, il ne lui reste plus qu’à sauter, et cette pensée le grise. Il a oublié son mal. Dans un instant il va sauter, il n’en doute pas, mais il veut prendre son temps, savourer ce moment. Il pense soudain à ce film où Charlot sort miraculeusement indemne d’un passage entre les rouages d’une telle mécanique. Il se dit qu’il s’apprête à jouer la version réaliste de cette comédie, sa vérité essentielle. Celle qu’au fond Chaplin évoquait, entre les lignes. Cette idée produit chez lui une étrange sensation, un vague sentiment de satisfaction ; comme si son geste prenait subitement une autre signification, une certaine importance même. Il a envie de sourire, et cette envie elle-même le fait éclater de rire. Mais son rire est inaudible, voilé par celui de la machine, qui l’attend.


Le bruit assourdissant que produit la machine témoigne de sa puissance. L’homme en est rassuré : il a bien fait de venir à elle, elle ne va pas le laisser à moitié vivant, handicapé, humilié. N’empêche, il aurait préféré une fin moins tapageuse, un peu plus solennelle ; plus sereine en tout cas. Qui pourra en lire le message, au milieu d’un tel vacarme ?


Il la connaît bien cette machine, depuis le temps qu’il est à l’usine. Il la regarde souvent par la fenêtre du petit atelier insonorisé, tout en bas, et qui lui sert aussi de bureau. Elle semble ne jamais avoir besoin d’entretien ; elle s’ébranle invariablement à huit heures, et s’arrête pile à cinq heures, comme si c’était elle qui décidait de la journée de travail, qui donnait la cadence. La machine absolue, sans défaut, parfaite.


En la voyant d’en haut pourtant, et de si près, maintenant qu’il s’imagine y plonger, fusionner avec elle, il est surpris et déçu par son apparence grossière, par sa malpropreté aussi. Songeur, il regarde les rouages plonger sans fin dans le bain d’huile, en remonter une nappe sombre, visqueuse, qui dégouline à mesure le long des bras en mouvement selon un trajet capricieux, et va rejoindre à nouveau le bassin. Il est d’abord rebuté à la vue de toute cette huile sale qui va s’introduire en lui, pénétrer ses entrailles, le souiller. Mais petit à petit il se reprend, pense que ce sang noir qui circule dans la machine est ce qui la rend vivante : ce n’est plus une mécanique qui va bêtement le broyer, sans même s’en rendre compte, comme une quantité négligeable ; c’est un être vivant qui va le dévorer, qui va mêler son sang au sien, s’en nourrir.


Voilà encore une idée dont les autres se moqueraient. Ils sont cruels les autres, cruels et stupides. Il avait tort de leur parler, sa mère le lui disait tout le temps. Elle voulait toujours le protéger, sa mère, c’était embarrassant parfois, cela aussi les faisait rigoler. Comment pouvaient-ils comprendre, ceux-là, ce que cela voulait dire, lui et sa mère ; qu’ils formaient un tout, qu’ils n’existaient que l’un par l’autre, que…


Son esprit s’égare, il voit sa mère, puis lui-et-sa-mère, qui s’amalgament progressivement en une sorte de chimère à quatre pattes, monstrueuse. Il en a souvent de ces visions absurdes, délirantes ; elles hantent ses rêves surtout, le réveillent en sursaut, chamboulent ses nuits. Il se reprend, arrive à se détacher de cette image répugnante, à en séparer sa mère, plutôt. Il la voit seule à présent. Seule et, subitement, coupable : comment a-t-elle pu lui faire ça ? Il le sait bien, lui, que ce n’était pas un accident. Elle la connaissait bien cette route, elle la prenait tous les jours. Comment sa voiture aurait-elle pu s’échapper d’elle-même de la ligne droite, et juste en passant devant la Fosse du Diable ? Où pouvait-elle donc aller, seule, si tôt le matin, sinon vers ce trou ?


Il lui en veut, et il s’en veut aussi. Il n’a pas su la protéger. La protéger d’elle-même sans doute, de lui, peut-être. Et des autres surtout, toujours eux.


Mais lui, maintenant, qui le protégera des autres ?


Subitement, la machine s’arrête. L’homme sort de sa rêverie, réalise qu’il est cinq heures, qu’il a trop tardé, qu’il n’a pas vu le temps passer. Mais qu’importe, elle se remettra en marche demain, il n’est pas si pressé après tout. La machine l’attendra, et il viendra.


Il dormira bien ce soir, pour une fois. Parce qu’il sait que demain…


 
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   Corto   
13/4/2019
 a aimé ce texte 
Bien
Dans la catégorie Horreur je demande...le fils !
Ce texte est bien écrit à donner des frissons.

L'Homme n'est plus un homme mais un élément banal d'une mécanique bien huilée qui démarre et s'arrête à l'heure programmée.

Bien vue est la comparaison avec Charlot qui "sort miraculeusement indemne d’un passage entre les rouages d’une telle mécanique."

On se rend alors compte à quel point cet homme n'est plus en mesure de penser humainement mais se fond dans l'univers industriel qui finalement le soulagera.

Le décès de la mère (volontaire ?) est désigné comme le déclencheur de cette scène ravageuse.

Ce texte est prenant, mais vu le thème on n'en fera sans doute pas son livre de chevet.

Merci de cet épisode dramatique avec en final l'ouverture vers de multiples dénouements possibles.

   plumette   
18/4/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
j'ai apprécié le format court de ce texte.

Comment rendre compte des pensées morbides de celui qui ne demande plus rien à la vie?

La contemplation de la machine fait venir des choses inattendues. l'homme sait pourquoi il est là, mais il voit la machine différemment aujourd'hui. déçu par sa malpropreté, puis imaginant la fusion avec elle " ce n’est plus une mécanique qui va bêtement le broyer, sans même s’en rendre compte, comme une quantité négligeable ; c’est un être vivant qui va le dévorer, qui va mêler son sang au sien, s’en nourrir.", cette fusion le ramène à une autre, celle avec sa mère qui le hante à travers ses rêves, et puis il a une comprehension soudaine sur les circonstances de la mort de sa mère. Et si au bord du passage à l'acte, cette contemplation avait permis d'amorcer la délivrance?

Parfois, il faut s'autoriser à laisser circuler sa pensée pour pouvoir affronter ses démons.

un texte subtil et fort qui m'a touchée.

Plumette

   Eva-Naissante   
15/5/2019
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bonjour,

Un texte bien écrit, avec quelques répétitions qui gênent un peu au début mais qui, au fil de la lecture, font évidemment sens (machine, mère).
Je trouve votre histoire très bien construite, sans digressions inutiles et sans fioritures.
Une écriture fluide et un rythme ajusté au format de votre nouvelle qui convient bien au thème.
Le suicide m'apparait - peut-être à tort, être une thématique délicate à aborder non seulement pour l'auteur mais également pour le lecteur. Vous avez réussi à la traiter avec justesse.
Merci pour ce partage,
A vous relire,
Eva

   senglar   
16/5/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Cairote,


Je ne comprends pas pourquoi vous avez classé ce récit kafkaïen en Sentimental/Romanesque, on est plutôt ici dans l'Horreur/Epouvante. Saisissante, très réussie la "chimère, à quatre pattes, monstrueuse" (On pourrait essayer de la dessiner, pourquoi pas à la manière d'Odilon Redon et de ses araignées) ; réussie aussi la séquence qui s'arrête pile à cinq heures qui rend à la machine son statut de machine et démythifie quelque peu le scénario démiurge que l'étourdi, ou rêveur, ou trop bavard intérieur, candidat au suicide a bâti sur elle.

Efficace bien sûr !

Euh... plus Charlot que Chaplin le gars ! Lol


senglar

   Donaldo75   
16/5/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Cairote,

La première fois que j'ai lu cette courte nouvelle, je me suis dit « Mince, il n’y a rien à jeter, cette histoire est vraiment bien écrite, avec du style et surtout une tonalité ».

En la relisant, j’en vois d’autres qualités, dont la chute qui ne m’avait pas frappé la première fois. Et ce qui importe le plus, ce qui me motive dans la lecture d’un texte aussi court, c’est qu’il a de l’impact, qu’il n’est pas vite lu vite oublié.

Bravo !

Donaldo

   vb   
17/5/2019
 a aimé ce texte 
Passionnément
Oui, j'ai aimé ce texte. J'ai aimé cette structure implacable, cet appel du vide. J'ai un peu pensé à l'atmosphère des premières scènes du Machiniste avec Christian Bale. Et j'ai été content aussi de me rendre compte que le récit ne s'arrêtait pas là, mais évoquait aussi les causes de ce suicide, la personnalité renfermée du protagoniste, la relation avec sa mère. Merci pour ce partage!

   Stephane   
17/5/2019
 a aimé ce texte 
Passionnément ↑
Bonjour Cairote,

Merci pour ce petit bijou qui oscille entre fantastique et science-fiction. Le face-à-face homme/machine n'en est qu'à ses débuts et vous avez poussé la confrontation jusqu'à son paroxysme. L'idée sous-jacente est qu'on ne peut finalement pas lutter et que la bataille est perdue d'avance. La nouveauté ici qu'il n'y a pas de réel gagnant dans une guerre que l'on pourrait juger éternelle, mais plutôt une fin sous forme de symbiote, un mariage effrayant entre l'homme et la machine au sens le plus strict du terme. Et peut-être terriblement réel...

Tout simplement fabuleux !

Stéphane

   jfmoods   
19/5/2019
I) Le poids de l'ascendance

1) Le lourd héritage de la paranoïa

"Ils sont cruels les autres, cruels et stupides. Il avait tort de leur parler, sa mère le lui disait tout le temps. Elle voulait toujours le protéger, sa mère", "La protéger d’elle-même sans doute, de lui, peut-être. Et des autres surtout, toujours eux. Mais lui, maintenant, qui le protégera des autres ?"

2) Une individualité introuvable

"Comment pouvaient-ils comprendre, ceux-là, ce que cela voulait dire, lui et sa mère ; qu’ils formaient un tout, qu’ils n’existaient que l’un par l’autre, que…", "lui-et-sa-mère, qui s’amalgament progressivement en une sorte de chimère à quatre pattes, monstrueuse"

II) La machine, un monstre fascinant

1) Une exécutrice sans états d'âme

"Le bruit assourdissant que produit la machine témoigne de sa puissance. L’homme en est rassuré : il a bien fait de venir à elle, elle ne va pas le laisser à moitié vivant, handicapé, humilié.", "c’était elle qui décidait de la journée de travail, qui donnait la cadence. La machine absolue, sans défaut, parfaite."

2) Le moyen le plus sûr de rejoindre l'Autre dans la mort

"Elle la connaissait bien cette route, elle la prenait tous les jours [...] Où pouvait-elle donc aller, seule, si tôt le matin, sinon vers ce trou ?", "il ne la craint pas. Il la désire même", "maintenant qu’il s’imagine y plonger, fusionner avec elle", "c’est un être vivant qui va le dévorer, qui va mêler son sang au sien, s’en nourrir."

Merci pour ce partage !

   Robot   
20/5/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Le récit est si prenant que, malgré la composition à la troisième personne, on se sent devenir le personnage face à ce terrible engrenage mécanique. Car ce que je retire également de cette lecture, c'est aussi que la vie de cet homme fut une horrible mécanique destructrice, sa mère omniprésente et les autres, et pourtant la solitude.

Le récit est bien composé, bien dosé pour petit à petit nous amener à la compréhension de ce qui conduit un être humain à certaines extrémités.

   in-flight   
21/5/2019
 a aimé ce texte 
Bien
Deuxième texte d'affilée où il est question de suicide... bon, je ne vais pas me coucher en dansant la Carioca.
Le narrateur est traversé par le doute. Un doute plus tenace que la conviction d'en finir réellement. Il attend que cette machine le prenne comme à failli le prendre la première machine (la voiture). Cette voiture l'a laissé handicapé à travers la conduite de sa mère; aujourd'hui il hésite à se conduire lui-même à la mort. Que ferais maman devant la machine? Elle le pousserait ? Elle le retiendrait ?
Interrogations glaciales...

   poldutor   
24/5/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Brrr voilà une histoire qui donne le frisson. On souhaiterait presque qu’elle se passe en France , le pays des grèves et qu’une grève éclate incessamment pour lui enlever l’idée macabre d’un suicide horrible ou en tout cas lui permette de réfléchir et de renoncer . Un homme ne vit pas dans les jupes de sa maman, et qu’il est grand temps pour lui de couper le cordon le rattachant à feue sa mère.
La chute de cette nouvelle me plait bien, (j’y voit presque de l’humour), elle évite les éclaboussures et le craquement des os.
La dernière phrase est peut être de trop à mon goût.
Cordialement.

   Ynterr   
3/6/2019
 a aimé ce texte 
Passionnément ↑
Magnifique texte.
Tout n'est qu'harmonie dans ce monde mécanique où la pensée se met à divaguer durant le temps d'une poésie.
Parfaite maîtrise.

Hâte de vous relire

(Ps: petit couac, en revanche, au 7e paragraphe. Il se représente sa mère seule, puis les-deux-ensembles, puis de nouveau sa mère seule?
("il la voit seule, à présent." Mais c'est déjà le cas au début du paragraphe…)
Et si plutôt : " Il se voit lui-même, puis lui-et-sa-mère etc."?)

   Pierrick   
9/6/2019
 a aimé ce texte 
Bien
La première partie du texte est acérée, sèche, sans graisse. On sent la maîtrise du sujet. L'écriture exerce une certaine fascination. Elle enveloppe, entre dans les compartiments de la tête. A notre tour, on est saisi par la machine, presque hanté par sa puissance.

Pourtant,et malgré une narration pafois subtile, il n'y a pas de surprise. Non, car d'emblée, l'on devine que cet homme rêve. Et, finalement, on n'en est pas dérangé car le style est là, sobre, efficace, précis.

C'est au moment d'évoquer la mère que ça se gâte. Là, l'écriture se délite, s'égare, perd son souffle. L'attention du lecteur diminue salement parce que l'auteur semble ne pas savoir où aller ni comment conclure son histoire. Peut-être qu'en étant plus long mais efficace comme sa première partie, le texte eût été plus fort et le personnage de la mère plus abouti. Néanmoins, les qualités d'écriture sont indéniables.


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