Martin Loin avait lu le titre accrocheur du Figaro : « Le nombre de suicides assistés en Transmanie a augmenté d'une manière exponentielle ces trois dernières années ! » Martin Loin s'était fort bien souvenu du jour où le pays avait voté la loi sur le suicide assisté. Un véritable plébiscite ! Les pays environnants, dont le nôtre, avaient protesté, manifesté, argué du respect de la vie, de la dignité de l'homme, de la considération due à nos anciens. Le Vatican avait haussé le ton et la protestation s'était étendue à toutes les religions. Tous s'étaient ligués contre cette loi qu'ils trouvaient non seulement inique mais monstrueuse. « Ce que Dieu avait créé, seul Dieu pouvait l'ôter ! » On avait rappelé haut et fort le caractère sacré de la vie, on avait aussi parlé du rôle rédempteur de la douleur… Martin Loin s'était demandé comment, dans notre siècle de progrès scientifique et médical, on en était encore là ! Lui qui venait de perdre sa femme après des mois de souffrance ! Bien sûr, on lui avait souvent jeté à la figure « les soins palliatifs », ces trois mots destinés à clouer le bec à tous les détracteurs du sacré ! Il avait fallu attendre une place disponible et de place disponible il n'y en avait jamais eu pour Mariette ! Dans ces services on ne pratique pas le surbooking, tous les appelés se présentent toujours à l'embarquement. Il avait revu aussi en pensée son frère aphasique et désespéré qui, comme un mendiant tendant sa sébile, présentait son bras à tous les visiteurs dans le vain espoir de la dernière piqûre salvatrice. Il avait repensé à son ami Paul, tordu de douleur, hurlant malgré la pompe à morphine branchée en permanence. Enfin il avait revu sa mère, petite chose insignifiante et têtue qui avait refusé de s'alimenter, qui ne parlait plus, ne souriait plus, indifférente à la vie et à lui-même. Il lui était même revenu à l'esprit ce couple de nonagénaires qu'il ne connaissait pas, de vagues voisins qu'il n'avait jamais rencontrés. Elle, impotente, n'avait pas quitté sa chambre depuis des années, accrochée à la sonde qui la reliait à une « machine de vie », hargneuse et insupportable pour son mari, pauvre petit homme chétif, courbé et dépressif qui minutieusement avait préparé dans le grenier le nœud dans lequel il n'avait pas eu le courage d'enfiler sa tête. Ces douleurs, ces déchéances étaient gravées dans la mémoire de Martin Loin au point d'effacer à jamais les bons gros sourires de tous ses proches. Et on lui parlait encore de la dignité humaine ! Foutaises !!! Jamais, au grand jamais, s'était-il promis, il n'accepterait d'endurer ces tourments. Souvent, comme bien d'autres il s'était juré qu'il se détruirait plutôt que de subir l'humiliation de la décrépitude, la souffrance, les tourments de la vieillesse, les tortures du grand âge. Comme tout un chacun, lors de soirées entre amis, quand les vapeurs de l'alcool se dissipent et que l'euphorie fait place à la nostalgie, le petit groupe s'était amusé à passer en revue les différents procédés pour en finir. D'un commun accord, ils avaient décrété que la pendaison mal pratiquée pouvait endommager à jamais les cervicales, que le pistolet n'était pas un objet facile à se procurer, tout honnête homme n'étant pas censé en posséder un, que le gaz était susceptible de faire sauter l'immeuble, que la défenestration faisait prendre le risque d’esquinter le toit de la voiture garée au bas de l'immeuble. Ils avaient pu aussi imaginer se jeter sous le train mais s'étaient rapidement repris ; comment ne pas faire dérailler les wagons, ce qui, même s'il n'y avait pas de blessés, entraînerait un retard fort gênant pour les voyageurs. Restaient bien sûr les médicaments qui semblaient faire l'unanimité parmi la petite troupe de fêtards imbibés, mais chacun avait reconnu que les pilules présentaient un risque énorme pour qui n'est ni médecin, ni chimiste, ni pharmacien et ignore tout de la posologie efficace.
Martin Loin avait applaudi vivement les suffrages de Transmanie. Quand, par la suite il avait entendu critiquer le vote, quand il avait vu monter le tollé, quand il avait su que les Transmaniens étaient traités de païens, de mécréants et de barbares, il s'était dit que ses concitoyens étaient décidément devenus aveugles et inconscients. Étaient-ils fous de ne pas approuver une mesure enfin humaine ! Dois-je rappeler pour certains déficients en géographie que la Transmanie ne faisait pas partie de l'Europe ? Elle ne l'avait jamais souhaité d'ailleurs. Grand bien lui en avait pris puisqu'il apparaissait maintenant clairement à nous, Français, qui selon l'expression des journalistes « subissions la crise de plein fouet », il apparaissait donc que l'économie transmanienne était florissante, que le taux de croissance rivalisait avec celui des pays émergents, que le chômage y était marginal et le niveau de vie le plus élevé au monde. Ce pays jeune et dynamique faisait la pige à ses voisins ! On savait enfin où était situé le pays de cocagne ! « Heureux comme un Transmanien » était devenu l'axiome préféré des Européens ! Nombreuses étaient les demandes d'émigration. Malgré des critères drastiques, nombreuses étaient aussi les naturalisations.
Comme tant d'autres, en ces années 2000, Martin s'était présenté au bureau de l'émigration, pour des renseignements, pour des dépliants, pour voir…, par simple curiosité…, une petite visite qui n'engage à rien… Il avait demandé un formulaire.
– Non ! Non ! Ce n'était pas sérieux, juste histoire de…
La phrase était restée en suspens.
– Histoire de… le remplir ? avait suggéré la préposée à l'émigration. – … – Histoire de remplir le formulaire pour venir chez nous, avait insisté la jeune fille. C'est en général pour émigrer qu'on vient chercher un formulaire d'émigration, avait-elle ajouté lentement, en détachant bien chaque syllabe comme si elle avait parlé à un jeune enfant.
Il était ressorti, le formulaire sous le bras, un peu vexé de la moquerie de la jeune fille, un peu honteux de sa démarche. Était-il un abject déserteur pour abandonner à la moindre crise, amis, famille, pays, nation, patrie ? Ces derniers mots l'avaient fait sourire, il s'était laissé emporter par son lyrisme. Qui parlait encore de nation ? Qui s'inquiétait encore de la patrie ? Non, se rassura-t-il, il n'était pas pire que ses concitoyens ! Quant à la famille, il avait beau chercher, tous ses proches étaient morts sauf quelques vagues cousins dont il ignorait jusqu'aux noms. Les amis, se dit-il désabusé, n'étaient qu' « amis que vent emporte ». Combien de temps mettraient-ils avant de s'apercevoir de son absence ?
Petit à petit l'idée du départ pour la Transmanie fit son chemin. Elle progressa à grands pas le jour où il dut payer ses impôts, après avoir appris que sa vieille voiture n'était plus réparable et que l'épaisseur de son compte en banque ne lui offrirait qu'un modèle bas de gamme. Sa volonté de demeurer un bon Français s'ébranla davantage quand son salaire fut amputé de trois nouvelles taxes et d'une participation exceptionnelle à l'effort national. Comment avait-il pu être assez sot pour demeurer dans un pays qui ruinait ses habitants, qui ne tenait pas compte du travail acharné, qui se moquait du bien-vivre, qui méprisait jusqu'au bien-être des citoyens ? Il pensa à la misère sournoise qui le menaçait petit à petit, lui et bien d'autres. Que faisait-il là à se paupériser quand le voisin ne demandait qu’à l'enrichir ? La crainte de son hypothétique future misère l’entraîna à imaginer sa mort. Il se vit agonisant seul, sur son grabat, abandonné comme un chien, pendant des heures, des jours, des semaines peut-être. Il se fit peur. Comme tout homme doué de raison, il se savait mortel. Dire qu'il y avait, juste à côté, un pays où on prend en compte la détresse humaine, un pays où on vient en aide au mourant, un pays où on a même décrété intérêt national le suicide assisté ! La décision fut prise le soir même ! Dès le lendemain matin il retournerait au bureau de l'émigration avec son dossier dûment rempli : passeport, livret de famille, cartes d'identité de ses parents, fiches d'état-civil de ses grands parents, fiches de paie, relevés de banque, extrait de casier judiciaire, attestations d'assurance… en quelque sorte, tout ce qui fait maintenant qu'un homme est un homme. La préposée, après avoir feuilleté tous ses documents, se montra manifestement ravie du soin qu'il avait apporté à la constitution de son dossier.
– Carnet de santé ? avait-elle demandé, électrocardiogrammes, hémogrammes, lipogrammes ?
La préposée l'avait félicité de l'excellence de sa constitution et l'avait assuré qu'il n'avait pas de souci à se faire. Encore jeune, fort et surtout doué d'une santé remarquable, il serait facilement agréé.
Elle avait dit vrai. Quelques semaines plus tard, Martin Loin fut convoqué au bureau de l'émigration pour apprendre qu'il était attendu huit jours plus tard chez le gouverneur général de Transmanie. Il devait se préparer à abandonner pour toujours sa nationalité, son pays, ses amis, son statut de petit employé sans avenir, pour devenir un Très Honorable Citoyen Transmanien.
À l'heure précise indiquée sur sa feuille de route, Martin Loin se présenta devant le gouverneur pour une cérémonie très officielle à laquelle il ne s'était pas attendu. On lui vanta à nouveau la qualité de vie qui serait la sienne, on lui fit miroiter toutes les opportunités qui allaient s'offrir à lui, on fit l'éloge ampoulé d'un pays où la solidarité n'était pas un vain mot. On lui fit abjurer son ancienne nationalité en lui faisant comprendre qu'ici, la double nationalité n'était pas autorisée et qu'il n'y avait aucun retour en arrière possible. Il eut cependant un peu peur devant le ton solennel et presque menaçant que prit alors le gouverneur. Était-il arrivé aux portes de l'enfer ? « Laissez ici tout espoir, vous qui entrez ». Allons, allons, s'était-il dit pour se rassurer, c'est tout le contraire ! Puis le gouverneur avait parlé, parlé… Il avait mis en avant les mérites, les avantages, les atouts, les bienfaits de la Transmanie. Martin Loin n'écoutait plus, il était fatigué, il avait hâte de regagner son hôtel pour savourer enfin seul son nouveau statut. Puis le gouverneur avait arrêté ses litanies, il avait tendu un doigt vers lui, l'avait regardé droit dans les yeux et lui avait dit d'un ton emphatique qui l'avait surpris et mis mal à l'aise : « Monsieur Martin Loin, si vous êtes ici, comme bien d'autres anciens concitoyens, c'est pour bénéficier, quand le moment sera venu, de ce que nous seuls avons institué, ce qui fait notre fierté et nous différencie des autres nations, je veux parler de notre loi sur le suicide assisté. Je vous donne solennellement ces deux pilules d'humanité. C'est du cyanure, vous les prendrez quand vous jugerez que votre vie ne vaut plus la peine d’être vécue. Vous détenez désormais ces pilules comme tout autre citoyen transmanien ayant atteint sa majorité. Gardez ces pilules sur vous sans jamais les égarer, sans jamais les aliéner, vous n'en aurez jamais d'autres ! Quand le moment sera venu pour vous de les utiliser vous pourrez vous rendre au bureau d'humanité, il y aura toujours quelqu'un pour vous assister. Je précise qu'utiliser ces pilules pour assassiner son prochain ne s'est jamais vu en Transmanie. Vous constaterez par vous-même que la jalousie, l'envie, n'ont pas de raison d'exister ici, chacun ayant la possibilité de réussir sa vie, de faire son trou, si je puis parler d'une manière triviale. Que ferez-vous à l'heure du Grand Départ si vous avez au préalable utilisé vos pilules au profit d'un autre ? » À la fin de ce long discours, le gouverneur lui remit des papiers attestant de sa nationalité transmanienne, y étaient joints un code de bonne conduite et les deux fameuses pilules, une bleue et une rose dans leur petit coffret d'argent.
Comme on le lui avait promis, Martin Loin fit fortune, ce qui s’avéra chose des plus aisées dans ce pays où les charges étaient réellement insignifiantes. Il n'avait pas eu à se préoccuper des caisses de retraite, des caisses d'assurance maladie, des mutuelles d'assurance, tout semblait pris en charge par l’État qui pour autant n'écrasait pas ses administrés sous le joug d'impôts insupportables.
La vie s'écoula ainsi, belle et facile, durant une vingtaine d'années dans ce pays jeune et joyeux où l'argent coulait à flot, où chacun profitait de villas somptueuses, de cabriolets élégants, de repas toujours plus raffinés… On allait de maison en maison chaque soir comme pour une longue fête sans fin. Puis, la fête devint moins joyeuse aux yeux de Martin, il trouvait les soirées moins folles, plus monotones, peut-être même plus ennuyeuses. Rapidement il était pris de bâillements annonciateurs d'un réel besoin de dormir. Il vieillissait. Il perdit le goût des mets savoureux, le champagne lui donnait des aigreurs qui l'obligeaient à la sobriété. Quelques douleurs diffuses le contrariaient de plus en plus souvent. Il n'était pas réellement très vieux mais il faut dire que dans cette société où la jeunesse était de rigueur, il faisait exception, disons même qu'il faisait tache. Bon nombre de ses contemporains avaient déjà disparu. Depuis quelque temps il avait senti qu'on le considérait comme un vieillard. Il avait perçu parfois des coups d’œil désagréables, comme une question, une interrogation, un reproche ; mais qu'est-ce qu'il fait encore là, celui-là ? Il lui semblait que l'on contestait son droit à être encore en vie. Puis vint un jour où une souffrance lancinante lui tirailla le ventre, un véritable supplice, un calvaire insupportable. Le médecin qu'il consulta ne lui cacha pas la gravité de son mal.
– Ça s'opère ? avait-il demandé. – Oui, sans doute, avait répondu l'homme de l'art, mais nous, nous ne faisons pas ! – Comment ça vous ne faites pas ! avait-il rétorqué, furieux . – Ici, en Transmanie, monsieur, on ne soigne pas les maladies graves. Trop cher, beaucoup trop cher ! Il faut savoir être raisonnable, mon bon monsieur. – Je souffre, avait crié Martin Loin, je souffre le martyre, soignez-moi, je vous en prie, soulagez-moi, avait-il imploré, donnez-moi au moins quelque chose pour apaiser ma douleur, je veux… je veux… – Mais, on vous a déjà donné quelque chose, monsieur, avait coupé court le médecin. N'hésitez surtout pas à vous rendre dans un de nos bureaux d'humanité, le personnel sera toujours là pour vous aider.
Martin Loin n'en revenait pas de cette désinvolture. Il se rendit aussitôt au bureau d'humanité le plus proche de son quartier pour recevoir le soutien qu'on lui avait promis. Une infirmière pressée et peu aimable l'introduisit dans une chambre, une cellule devrait-on dire, sans fenêtre, austère à souhait, avec pour tout mobilier un lit d'une blancheur immaculée et une chaise en métal. Elle lui demanda de sortir ses petites pilules et lui tendit un verre d'eau bien fraîche.
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