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Sentimental/Romanesque
Colzaphone : Quand j'avais ton âge
 Publié le 28/08/09  -  5 commentaires  -  23495 caractères  -  56 lectures    Autres textes du même auteur

Où le narrateur, miné par l'alcoolisme précoce, trouve au gré de la nuit de quoi égayer un temps son existence un peu grise.


Quand j'avais ton âge


J'avais passé l'après-midi à me rincer au whisky dans mon réduit de banlieue. À bouquiner, vaguement, entre deux accords de guitare. Ma voix reprenait un peu d'amplitude, affaiblie qu'elle était par les excès en tout genre qui avaient six mois durant jalonné ma route. Voilà une bonne semaine que j'étais rentré de voyage. Deux semaines, et demie, en réalité. Mais disons trois jours.


Les placards étaient vides, j'avais le ventre creux et l'alcool nauséeux. Durant de longues heures, j'ai bien tenté de sortir un peu, de filer à mes poumons encrassés leur ration hebdomadaire d'air respirable, là où mon meublé sentait le vice, l'ennui et le moite. Tout y puait le retour. Mais ma carcasse capricieuse refusait d'entreprendre le moindre mouvement, et je m'enlisais bêtement à relire quelques vieux courriers d'amoureuses et autres reliques d'époques révolues. Les ténèbres bientôt s'étaient abattues sur Montrouge. Waow.


Une demi-bouteille venait d'y passer, fallait vraiment pas que je reste dans le coin, ça sentait la longue soirée dépressive, le genre de nuits pochtronnes qui se terminent à appeler une ex en chialant de tout son vin, puis à s'endormir la tête dans les chiottes en regrettant d'être né.


Il fallait que j'aille à Paris. Je m'envoyai une douche froide pour me requinquer un brin, enfilai mon attirail indien. Tout blanc que j'étais... putain, et toujours cette tignasse mal flanquée sur ma tête trop grosse, et toujours cette barbe de prépubère qui au bout de six mois n'en finissait pas d'avoir trois jours.

Fallait changer un truc là-dedans... Y a un truc qui clochait avec cette dégaine de grand haricot post-hippie que je nous ramenais des lointains Orients et de leurs drogues qui m'avaient pour le coup pas arrangé. Je dénichai un vieux rasoir de sous la commode. Et une tondeuse. Tout à zéro, qu'il fallait. Du neuf. Seulement la tondeuse tomba en panne à mi-parcours, je dus me finir au ciseau de cuisine. Ça ne ressemblait à rien, c'était totalement irrégulier, la peau de crâne qui n'avait jamais vu le jour présentait une couleur cadavérique, et de loin on pouvait penser que mes tempes dégarnies blanchissaient déjà. C'était très moche, mais nom de Dieu ce que ça me plaisait. Je dégottai un chapeau trop petit, empoignai ma guitare et sortit.


Et me voilà parti à la titube dans les rues sottes de Montrouge, courant après le trip, courant après un peu de feu, du qui meublerait ma cuite, ma folie et ma lassitude d'avoir enduré ma compagnie une journée entière. J'avais besoin d'un peu de solitude, et pour la trouver, il fallait logiquement que j'aille à la rencontre des paumés de la nuit... Eux et leur vin, moi mes poches étaient vides et le bar était à sec.


Merde qu'est ce que c'est que ce ton que j'emploie là à la raconte ! Rien à voir, non, rien, avec cette verve enflammée que six mois durant j'avais jetée dans mes carnets de route ! Jugez donc un peu ! Oui, oui, jugez, c'est pour ça que j'écris, que je me prostitue sur un clavier, allez-y, jugez de bon cœur ! Alors les qualificatifs vous manquent encore ? Poussif, raté, ennuyeux, grossier, fade, et j'en passe... Eh bien oui, voilà tout me voilà...

Et puis ça va bien la déprime du dimanche - c'était un dimanche.


Bref me voilà parti guitare au dos pas un rond et cœur à prendre - puis à laisser -, ça je me plains pas, tout est bon tant que ça me fait un peu de mouvement dans le ventre.

À voir ma nouvelle trogne de skinhead tibétain dans les vitrines de la porte d'Orléans j'ai pas pu m'empêcher de me tordre de rire, et la gueule des cons effrayés me faisait marrer de plus belle. Après m'être lamentablement cassé la gueule en voulant sauter par dessus le portillon du métro, ce qui aurait pu me faire mourir de honte n'eût été une quantité solide d'éthanol dans mes veines - hé ! C'est-y pas pour ça qu'on picole ! Pour tutoyer le ridicule ? -, je m'installai dans la rame, et tentai une fois de plus de me convaincre que j'étais un « gars cool » en parcourant quelques chapitres de Sur la Route.


C'est à Saint-Sulpice qu'elle fit son entrée... magnifique, majestueuse, théâtrale... perchée sur de hautes jambes fines, le teint mat, les yeux austères et félins, elle s'assit sur la banquette de droite, et son regard se perdit progressivement par la fenêtre embuée.

Nom de Dieu. Il fallait que je lui parle. Elle AVAIT quelque chose. Fallait que je lui vole. Je flairais la nana qui se mettait en scène, une authentique schizo qui se donnait encore des airs de normalité - de la socially skilled de surface. Putain il me fallait sa folie, fallait que je m'expédie sur-le-champ une spéléo au pays de son cœur. Et toujours cette timidité maladive qui me colle à la peau... tout bloqué, comme à l'habitude... ah... ce que j'irais loin dans la vie, terrorisé que j'étais à l'idée même d'y glisser un bonjour... Et la tremblote me gagnait, impossible désormais de tourner les pages de mon bouquin de mes mains moites... Du reste impossible aussi de pouvoir en lire une satanée phrase et d'y trouver un bon dieu de sens.


… Et c'est alors qu'elle arriva, salutaire, la divine bouffée d'alcool, de celles qui t'expédient l'ego droit aux cimes, que tu sens le culot te gratter comme une tique dans la nuque, et alors ! J'allais pas laisser passer ça, enfin ! Elle m'avait réveillé la tachycardie, faudrait au moins qu'elle s'en explique ! Et puis j'étais tombé amoureux, oui Madame, oui Monsieur, vous me croyez pas ?... Oh vous savez... je me crois pas trop, non plus...

Toujours un peu tremblant, mais raffermi du dedans tout de même, voilà que je me penche vers elle...


- Je peux m'asseoir à côté de toi ? Même Kerouac, j'arrive plus à l'encaisser... J'ai besoin d'aide, alors !

- Ben euh... Non... Enfin… Pourquoi ? Enfin... Bof... - sourire gêné, ennuyé -, la compassion conne et pas franche. L'air un peu bête, en somme.


Boum. Rideau. Pièce minable, fin bâclée. Temps que je me tire de là, je descendis à la suivante.


J'offris encore un spectacle désolant dans les couloirs de la station Saint-Michel, dandy raté et ivrogne cognant dans les poubelles, m'insultant de tous les noms... Ah bravo, le sentimental... T'as pas assez le cœur en vrac comme ça mon connard, faut en plus que tu t'inventes des coups de foudre merdiques sur des pouffiasses de banlieue... Et puis je pris l'escalier, l'air en haut était frais et chargé de musique nocturne, et quelques minutes plus tard je n'y pensais plus.


J'arpentai un peu les rues à touristes de St Mich. Après avoir tripé sur un pigeon unijambiste et un couple de nains gothiques, je commençai rapidement à m'emmerder ferme... Je m'avançai vers deux vieilles, et leur demandai en Anglais comment qu'on allait aux Champs-Élysées - prononcez « Chaô-anzéï lizaille ».

Elles m'indiquèrent dans un anglais impeccable. Merde.


- Where are you from ? qu'elles me font.

- Iceland, je dis...

- Ohh ! I've been living one year in Iceland, what a beautiful country...


Waow. Alors je leur tape le couplet des montagnes au bleu glacial au fond de nuits qui n'en sont pas, les sources chaudes perdues dans les dédales de lave, la façon qu'on a de se sentir viking nous autres peuplades du Grand Nord, défiant tempêtes terribles et arctiques juchés sur des digues précaires... Oh mon Dieu, elle veut tant y retourner, c'est si woooonderful... Et moi qui n'y ai jamais foutu un pied, je m'en fais baver tout seul... Ma poésie m'excite tout seul, ça me fait toujours un début de public... Merde, ça a pas de sens d'être là, je m'arrache, alors même que la deuxième allait me demander de dire un truc en Islandais.


- ... Say hello to Rekjavik !


Compte là-dessus, Mamie.


Et puis voilà, c'est la Seine, la Seine et son incroyable cortège de monuments collés les uns aux autres, un genre de Domexpo romanticogothorenaissance, de merveille en merveille, les braves ricains à cornet emmouchés sur leurs rafiots n'en savent plus où verser du « My god » larmoyant.


Vous voyez, l'air pur des égouts du Pont au Change me réveille un peu, moi... Et puis y a les rats. J'aime bien les rats. C'est mon côté concon lutte des classes poésie rouge lutte opprimés Prévert d'Assises, vous voyez l'idée... non ? Laissez tomber. Les rats et moi, besoin de personne pour se comprendre.

Un clodo argentin s'amène. Besoin de quelqu'un à qui postillonner sa folie dionysiaque. Il est cool, mais complètement ravagé par l'alcool. Le genre de type qui me fait de plus en plus sérieusement songer à me foutre au jogging. Soudain, il se casse la gueule sur le pavé. Et se met aussitôt à ronfler bruyamment de son gros pif saignant. Un rat me fait un clin d'œil.


- Le bouffe pas, tu vas t'empoisonner, je lui fais. Et puis il est pas encore tout à fait mort, ce serait un peu dur quand même.


Je prends le vieux Rodrigo, je le recale comme je peux sur le banc merdeux pigeon, et j'y tape la bouteille de vin qui lui reste dans sa besace, un petit Cahors, on va pas laisser ça au Samu Social, je lui laisse quelques tiges, je mets les bouts.


« France d'après » ou pas, y aura toujours de vieux fous pour mourir de vin sous les ponts à Paris, des rongeurs sympas pour cortège funèbre. Ça me fait chaud au cœur.


Alors je marche, je marche en chantonnant, je marche en m'emmerdant, je marche en cherchant je ne sais quoi, le trip, ce fameux it qu'on débusque à l'occasion, qu'on chope au vol comme un pompon, attention y a qu'un essai, ce truc machin qu'on mâchonne ensuite, qu'on triture, qu'on tord et qu'on essore dans tous les sens, avec toujours un petit goût d'infini, de quelque chose que « enfin on l'a », « ça y est ! » et puis - c'est inévitable - à la façon du chewing-gum tout fout le camp, tout le goût, tout l'espoir, et nous voilà bientôt à mastiquer un bout de plastique fadasse. On mâchouille l'ennui. En général, c'est le moment où marcher vers le Pont des Arts devient une nécessité impérieuse.


Déjà de loin, ça respire la vie, il y a les jongleurs de feu, le son aigre des accords de guitare dessus la Seine et le pschittement des capsules de Kronembourg... Ça sent la joie ! C'est qu'après la Cité, elle est contente, la Seine, de se retrouver un peu... Déjà un brin schizo passant Saint-Louis, s'en fallait de peu pour qu'elle perde complètement le carton ! À coucher dans deux lits, elle en aurait perdu son Nord... À titiller le petit de l'Ourcq par un bras, à descendre de l'autre la Butte aux Cailles en toboggan ! À carrément se dissoudre de folie au Marais ! C'est que toute cette route depuis Langres l'avait claquée ! ... Hé mec ! Elle a traversé la Champagne, la Seine que t'y pisses dedans sans même t'excuser ! Un peu de respect ! Oui Monsieur, oui Madame, elle a traversé les coins les plus emmerdants du monde ! Oui, elle pète un peu un câble ! Mais au final, je trouve qu'elle s'en sort bien, la filoute ! Et puis voilà ! Préfecture... Palais de Justice... Hôtel des Monnaies... Du terre-à-terre salutaire, ça lui fait ! Ça te refout un peu de réalité dans le courant ! On se reprend ! On se détend, on s'installe tranquillement, hop au divan !

Et voilà la Seine retrouvée, contente un peu !!! le Havre n'est pas si loin, au gué au gué, au lit et au trot...


J'en étais toujours à psychanalyser un fleuve quand Elle et son sourire firent une apparition dingue dans mon trip, cognant dur à mes méninges et n'attendant pas que je les prie pour rentrer... Et d'un coup c'était elle mon Palais de Justice mon divan mon Havre tout le bordel... Je suis redescendu, je me suis rassemblé, me suis souvenu que j'étais un français en France arpentant un pont avec une bouteille de liche une guitare et une tonsure... Voilà, pendant mon voyage hydro-freudien, cette jeune fille avait lancé un truc du type « Oh une guitare ! »... Putain de guitare, que serais-je sans toi... C'est quand même fendard, cette difformité que je me traîne, je veux dire avoir le charisme et l'ego en dehors du corps, dans une boîte en bois... toujours un peu handicapant dans les salles d'attente d'hôpital, en avion ou encore pour draguer sous l'eau.


Bref, là j'avais ma guitare...


- Salut, j'ai fait, un peu con.


Y avait là en fait trois nanas plutôt bien roulées, l'air amène... Et là où le mâle normalement sexué devrait se réjouir d'être accosté de la sorte, moi, Ô moi, ben je me demande ce que je peux foutre ici, et ce que je vais bien avoir à leur raconter...


- ... Vous avez pas un tire-bouchon ?


Putain le mec. Du qu'on lui sert du foie gras, il te fout du ketchup dessus. Mais j'ai pas bien le temps de me traîner dans la merde, c'est que sans bien comprendre je me retrouve assis, l'ermite, le vieux troubadour mélo lunaire au milieu de la jeunesse d'aujourd'hui et de demain, le baroudeur fatigué et inutile dans les plates-bandes de... Et marre. De toutes les manières eussé-je décliné l'invitation, je serais à coup sûr mort d'ennui.


Ce que je n'avais pas vu, c'est que ce petit bout de femme qui m'a à l'instant enjoint de planter là quelques heures d'ivresse, cette fille n'est pas seulement jolie, elle est lumineuse, une comme on n’en fait plus, grande tignasse qui ondule en se marrant dans les reflets de la nuit, des beaux yeux rieurs moqueurs-mais-pas-méchants, et tout pétillants derrière, chargés de vie à t'en éclater le cœur, tout curieux, tout en amande tout en biseau, qui d'un côté se font des petits soucis, des petits mourrons, là oui du côté qu'ils tombent un peu en fossettes douces, et puis de l'autre, c'est tout geyser à rire, à rire, mais à rire enfin ! Et là-dessous un nez tout bien taillé, tout aquilin, un peu bourgeois, mais pas trop, mademoiselle a le gène mesuré, et puis pour le reste, mes souvenirs sont probablement restés collés au fond d'une bouteille de pif, et puis je vais pas épiloguer, le coup de l'alcoolo aigri-avec-un-cœur-tendre-et-poète, on vous l'a déjà fait.


Elle s'appelle Amandine, elle n'est pas sérieuse puisque qu'elle a...

Nom de Dieu ! Dix-sept ans...


L'âge que je suis né - que j'ai commencé à vouloir naître... L'âge des cheveux qui poussent, des parents qui me voudraient toujours à douze ans, l'âge encore où qu'une garce m'avait presque conduit au suicide, mais c'est une autre histoire... Je faisais rien, moi ! Je pensais rien, moi à dix-sept ans ! Je souffrais juste, et encore, pas de la vraie souffrance... Et là au même âge c'est à te parler philo poésie alcool, petite minette que c'est avec de la rage plein la joie, tout mature, tout culture bourgeoilternatif, ce petit côté intellorock, et la malice au cœur en s'envoyant des lampées de onze degrés dans le foie...


Ah oui alors... des gens vivent ! Et vivent tôt ! Ils iront loin ! Ah si seulement j'avais...


Et voilà que de toute ma voix rocailleuse, de tous mes yeux « qu'en ont vu d'autres », de toute ma dégaine fatiguée traînassante accablée, de toute ma pomme de vieillard précoce, je m'embarque sur un lamentable pathétique refrain...


- Ah ! Quand j'avais ton âge...


Nom de Dieu de merde. Ça va plus du tout mon vieux... Abruti ! Tu viens de fêter tes vingt-trois ans ! Jeune con ! Complexé jeune nerveux immature en compagnie de tes amis de 30 ans... Vieux sage vieux con avec des lycéens... Toujours en porte à faux, toujours à rebours que je vais... Ça va mais alors plus du tout... Et pourquoi pas « C'était l'bon temps » ! Faut vraiment que pour le coup j'ai la méninge arthritique, le rhumatisme tout plein les lobes ! La chose passe relativement inaperçue... Pas pour moi alors ! Ah mais non, que je ne vais pas laisser passer ça ! Allons ! À ce rythme-là, où que je serai à trente piges !

Détends-toi vieux... T'es jeune, avec d'autres jeunes, à licher du rouge de jeunes sur un pont pas mal jeune.


... Dans la capitale de vieux d'un pays de vieux dans une Europe de vieux cons, je te l'accorde.

Et prends la guitare, va, ça te donnera un peu de contenance.


Les heures qui suivent me permettent de tester mes compétences sociales, c'est que je me démerde encore plutôt pas mal ! C'est qu'on me trouverait presque intéressant ! Ma voix... Mon voyage... hé ! J'ai encore un peu d'aura ! Santé !

Il y a là le Salvadorien soigné - un Roberto ou un Rodrigo -, la psychanalyste Italienne - Roberta ou Rodriga -, le gamin pseudo racaille dont l'existence même réfute toutes les théories avançant l'existence d'un Dieu cool, il y a encore les amis bacheliétudiants des nanas, il y a cet improbable gars à la gratte, dont les papas sont Thom Yorke et Rod Stewart - celui de la bonne époque, j'entends -, très sympa au demeurant, il y a Samantha et son chouette sourire qui éclaire ses épaules nues... et il y a Amandine, éméchée radieuse, irradiant tout de son rire pourpre...


Tout ce petit monde qui part pour une improbable péniche, « Viens ! » me fait Amandine, « Vendu », que je fais, et comment... On trouvera pas la péniche mais on louera des bicyclettes, ces demoiselles sont gentiment bourrées, je m'improvise Jacques Prévert devant l'Assemblée nationale, et puis les souvenirs s'entrechoquent dans l'ivresse et la joie.


C'est à près de cinq heures du matin qu'on rejoignit le Champ-de-Mars... Les amis d'Amandine s'en étaient allés cuver au gré des avenues parisiennes, et elle-même était crevée et frigorifiée... allait pas tarder à rentrer... Bon Dieu, si tu es là-haut, laisse-moi encore un moment, pas grand-chose, enfin je suis pas exigeant, tu me connais...


Quelque temps plus tard, nous étions seuls, à nous réchauffer un brin sur un banc public du Champ-de-Mars, devant nous la tour Eiffel... On parlait New York, on parlait poésie, on parlait que sais-je encore... Ça n'avait plus d'importance...


Ce qui avait de l'importance, c'est qu'elle avait remonté toute candide sa jambe fine le long des miennes... Je la pris gentiment dans mes bras, ce qu'elle approuva en appuyant son joli minois sur mon épaule osseuse, doucement... Je posai un baiser sur ses cheveux en pagaille... Ô pauvres de vous, ensommeillés bourgeois, emmurés vifs de palais, cœurs secs et raffinés... Pauvres de vous encore gens de raison de troupeau d'analyse - gens des nuits de huit heures -, pauvres de vous gens insouciants résignés au sourire tout en pierre... qui jamais Ô grand jamais ne connaîtront le paradis... Le paradis n'est, voyez-vous, pas cette citadelle au blanc céleste avec les anges les trompettes les mets divins les vins nectars et les mille vierges... Il n'est pas dans vos grands amours tranquilles et sordides qui, entre deux passions, pensent à régler la note d'eau chaude... Il n'est pas non plus dans les couchants déchirés de l'azur loin aux volcans, aux plages, aux endroits exotiques, dans les palmeraies chargées de parfums de mangue de terre humide et d'eau salée... Le paradis sent le trottoir et le cambouis des métros... le paradis est jonché de détritus, il est mal taillé, un peu négligé... Le paradis, c'est un banc public, quelques planches de bois guindées de ferraille, quand pointe le matin d'août sur Paris insomniaque... Le paradis c'est quand l'amourette rosée timide éclot là sans trop bien savoir comment et pourquoi... c'est quand les cœurs se tendent et s'ouvrent au vent doux de l'aurore, faisant là musique jolie qui bruisse dans les feuilles des buissons alentours, et les oiseaux répondent, et le vin dans nos veines qui donne le La, et l'orchestre fou de l'aube adolescente qui fait harmonie de tout son, de toute saveur, de tout parfum, Cupidon est là souriant qui cuve son vin à l'ombre d'un orme, et la caresse amicale se change en étreinte, et… et...


Et soudain, changement de tonalité, c'est que les premiers rayons du jour annoncent le final... Chef d'orchestre, la Tour Eiffel en guise de dernier coup de baguette s'est éteinte, la symphonie s'est tue, Mesdames Messieurs this is the end, veuillez rejoindre la buvette, c'est bientôt le cirque diurne spectacle train train qui reprend possession de l'endroit... (Là où la nuit célèbre le règne de l'envers...)


... Prenez soin de ne rien oublier à vos places... Voici maintenant le Soleil, et toute son escorte de réalité chiante, et criminelle, puisqu'elle vient de massacrer les mots tordus et tendres de la nuit, les ombres saugrenues des parcs, les plaintes sourdes et mélodieuses des ruelles noires, les lointains piaillements des oiseaux chenapans, le clapotis de ces fontaines-là qui la nuit venue se changent en vin... Tout, le jour massacre tout, tout ce petit monde de la nuit... Faudrait pas que le quidam ne les croisât, il en ferait une attaque... s'il savait, ce qui se passe pendant qu'il dort... Mais maintenant le Parisien respectable est réveillé, ne comprenant rien à rien mais convaincu d'être le maître des lieux, Cupidon-vampire s'en retourne au terrier, déjà la milice des vieilles promeneuses d'infects clébards a pris le contrôle du quinzième arrondissement, la fatigue et le froid s'emparent de nous, profitant que la chaleur du vin ne supporte pas la lumière du jour...


... Une dernière étreinte... sa jolie bouille est irrésistible, j'y vole un baiser, la douce petite ne m'en tient pas rigueur... nous promettons de nous écrire... sachant bien qu'on ne s'écrira jamais... Pourquoi nous écririons-nous ?... Pour ma part j'ai eu ce que je voulais... Mais je ne voulais rien !... Ou je voulais plus... Ou bien... Nos bras se séparent doucement... Les premières enseignes clignotent autour, la Motte-Piquet retire son bonnet de nuit, et de toute sa crétinerie bourgeoise nous fait bien sentir que poètes ou pas, âmes solaires ou pas, ivrognes ou gens sains, les lois du sommeil sont à peu près aussi strictes que celles de la pesanteur...


Je m'arrache, titubant dans le matin.

Je dois être fou. Ou pas assez. Toutes chargées de vin et de musique, ce sont les larmes qui me viennent tout d'un coup, larmes de tout, larmes de rien, de mélancolie, de joie, de fatigue, de colère encore et de frustration... et de sérénité pourtant...

Ouais mec. Je suis en vie.


... Les stations défilent... Il y a là un autre pommé, petite trentaine, un bouquet de fleurs amoché sur les genoux, une bière à la main... Je lui adresse un clin d'œil... Allez bonne route, vieux... À c't'heure là, on est tous un peu frères...


... Qu'est-ce qu'on cherche ? Qu'est-ce que nous autres, tripeurs solaires et solitaires, courons cueillir dans le vin fou de la nuit ? Le baiser d'une gamine de dix-sept berges ? L'ivresse pour l'ivresse ? Déjà-vu... L'amour ? Mouais... On sait bien que c'est comme le cresson qu'on le plante quand on est môme, le germe prend dans le coton, c'est curieux et excitant un temps, y a le p'tit truc qui sort le troisième jour... Et puis on se lasse vite, ça pousse et ça n'a plus rien de bien tripant... Plus c'est ramifié majestueux et plus on brûle de passer à quelque chose d'autre... Non, pas l'amour... Une raison de ne pas dormir... Un peu de poésie, un luxe en 2008... En « France d'après... »... Non c'est plus que ça… Qu'est-ce qu’on cherche, nom de Dieu ?


Je pense qu'on n’en sait foutrement rien, qu'on n’en saura jamais rien, on est là parce qu'on a pas le putain de choix, on est là encore pour la nuit durant se charger d'émotions à tout-va, pour évacuer le trop-plein d'une purge lacrymale à 6 heures du mat’ entre Cambronne et Denfert en terminant la bouteille de muscadet, là-dessus me voilà bientôt rendu Porte d'Orléans, je remonte péniblement les quatre étages qui mènent à ma piaule ; merde à Dean et aux autres qui crachent sur « ceux qui bâillent », temps pour moi d'aller piquer un petit somme.




 
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   jaimme   
28/8/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Pas facile de commenter.
Commentateurs: ne lisez pas la suite. Lisez au-dessus d'abord!

J'avais mis "Little 15 " de Depeche Mode en fond. J'aurais pas dû...

"spéléo au pays de son coeur"
"larmes de tout, larmes de rien".
La description du visage de la fille.
Et tellement d'autres choses.

C'est vrai que j'ai un peu décroché entre l'Argentin et l'arrivée des trois filles. Mais. Tout est écrit avec les tripes. Avec le cerveau. Avec l'art du poète dans le cœur.
Une de mes plus belles lectures sur Oniris!!!
Chapeau bas!
Certains trouveront quelques défauts. Tant pis pour eux. Moi j'ai pas envie, là.

(edit: Façon de parler!! lol Tous les commentaires sont les bienvenus, évidemment! N'est-ce pas Jphil! lol)

   ANIMAL   
28/8/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Un texte succulent et truculent. On se balade avec l'auteur au fil de Paris (j'ai la chance de connaître sous toutes les coutures) et on suit ses pérégrinations psycho-mystiques entre deux coups de picrate.

J'avoue que j'ai failli faire une overdose de Seine, mais la verve gouailleuse m'a faite me cramponner jusqu'au bout avec plaisir.

Une promenade fascinante.

   florilange   
29/8/2009
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Colzaphone serait-il 1 fan de San Antonio?
J'ai apprécié le style, sa richesse, ses truculences, ses outrances, ses comparaisons multiples durant cette nuit d'errance dans Paris.
Il ne se passe pas grand chose, quelques rencontres, quelques bouteilles mais ça foisonne.
Alors bravo pour l'atmosphère créée.
Florilange.

   Anonyme   
29/8/2009
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Je me suis laissée porter par ce récit. Rythme, style, émotion, tout y est.

J'adore surtout le "couplet" inventé sur l'Islande. Rien que pour cela, la nouvelle valait le détours.

Si je suis aussi laconique parce que j'ai aimé, il ne faut pas s'y tromper. Merci.

   Anonyme   
6/9/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Que puise-t-on dans le vin fou de la nuit ?
Le romantisme oublié de Lamartine peut-être, un romantisme délicat, saoul, qui transpire, brillant, de cette prose prometteuse. Prometteuse ? Quand on a l'élégance stylée de Colzaphone on travaille davantage, on sort de son texte, on en écoute la musique, on le rend parfait d'écriture. Il l'est presque ce texte. Il lui manque juste ce travail sur les dialogues qui font dire d'un texte qu'il envoûte. Je pourrais presque le dire, j'aurais envie de le dire.
J'ai pensé à Gérard Philippe qui danse sur la table dans Les orgueuilleux, j'ai pensé à la poésie du 19°siècle, à Julien Sorel aussi. J'ai oublié Rimbaud, trop présent. Je n'ai pas vu les chopes et la limonade, j'ai vu le vin, après Bacchus. Et j'ai adoré ce savoir-mettre-en-bouche :

"J'avais passé l'après-midi à me rincer au whisky dans mon réduit de banlieue. À bouquiner, vaguement, entre deux accords de guitare. Ma voix reprenait un peu d'amplitude, affaiblie qu'elle était par les excès en tout genre qui avaient six mois durant jalonné ma route. Voilà une bonne semaine que j'étais rentré de voyage. Deux semaines, et demie, en réalité. Mais disons trois jours."


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