Ce texte est une participation au concours n°37 : Écrits des Temps Exaspérés (informations sur ce concours).
1. La partition neuve murmure en mineur
Parlent les bris de terre, les volées de molécules foulées par des vivants aux plantes douces, parle l'étendue déplacée, la poussière, le support, le tellurique soufflé par bribes.
Des bouts de sol sauvage sous la brise.
Volatiles. Brusques et volatiles.
Partent les sommes poudreuses d'humus asséché, cumulé, sommes folles réunies sous le pinceau du vent. Partent mais retombent, se reprennent et se répandent ailleurs, sans tumulte.
Qui pour entendre ? Qui pour se demander même qui entend ?
Ce qui s'égrène passe sereinement la question. Au-delà, en deçà, surpasse ou soupasse l'orbe rond de l'interrogation.
Ce qui s'égrène sait par simple voie de souffle, par simple soubassement de source.
Parle, instinctive et murmurante, la soie des choses infimes, déposées et plurielles, du teint chiffon à l'ambre douce.
Parlent les pincées d'insignifiance.
Parlent parlent parlent-ils, si personne pour entendre l'inarticulé ?
Affirmatif.
Les humains de jadis n'y croyaient pas, eux pris dans leurs chaînons de langage. Pris, pour sûr, prisonniers, ayant trop vite décousu leurs doutes au profit de larges draps formant dogme.
Ces infatués d'antan n'accordaient pas aux choses le charme chuchotant de dire, la faculté de faire sourdre la beige sève expressive, de laisser fluer hors de soi un fil de sens.
Se le gardaient à eux tout propre, ce savoir-faire chantant. Propriété de malentendants.
Qui étaient-ils, au fond ?… pourra se demander le vent, en frottant ses cordes sur la mer.
Eux, ces sourds murés dans leur espèce. Ces sourds murés d'antan.
Qui furent ? Tout reprisés de certitudes, cousus de ce lexique qui raccommode, eux poursuivis de foi fausse, perclus de phrases, rigidifiés de suffisance.
Eux qui pensaient par cases et par croix, par cent gros nœuds articulaires.
*
La poudre au sol se laisse remuer par les aléas venteux du cadran solaire, et n'est-ce cela précisément la pensée ? Déplacements, repositionnements, transferts de poids, myriades de grains soufflés s'écartant, se rejoignant, et par instants faisant halte.
Étonnements. Écoute. Auscultation du silence.
Justement, du silence. Depuis quelque temps, un silence vibrant à qui mieux mieux, dans une ivresse oubliée au cours du brouhaha régnant du dernier millénaire. Une pincée de temps, ce millénaire. Mais quel chaos…
Silence réinstallé, comme stellaire… Silence, et pour cause, on n'en entend plus guère, des agités à deux pattes, on ne les sent plus distinctement sévir, ces bœufs et beaufs superlatifs de tout le règne animal. On ne les perçoit plus rien forer, forcer, farfouiller, hurler, batailler, fracasser le sol et les crânes de quasi toute la gamme des altérités, de leurs semblables et moins semblables, on ne les aperçoit même plus circuler au grand jour, ces jadis grands décorés du trophée très fameux de l'intolérance-toutes-catégories, eux les rois des œillères, des ornières, des carcans, de l'altération mauvaise, des extractions et expulsions en tous genres.
*
Se forment des dessins dans la poudre sablonneuse, et repartent en fugue de plus belle. C'est une réflexion latente qui se poursuit. Sans aucun effort qui la fronce.
La pensée, toute terrestre, bruisse.
Ce bruissement s'écoute de lui-même, chemin de sons se faisant, chanson faisant, de l'inarticulé s'étoilant à même la croûte.
Ce tremblement lui-même, holistique, s'entend, gronde et résonne à ses propres ouïes, valant par saisie seule du tout.
Si l'on se fixe au granule isolé bien sûr, on n'entendra rien. C'est le tout qui sent.
Sentire, audire, disait l'une de leurs langues méridionales, qui n'est pas morte avec eux, du moins les cigales aiment à le croire.
Les langues souterrainement se poursuivent, et d'autres encore, spontanées en chaque chemin de sens, en chaque vibration : point n'est besoin d'un visage tout constitué qui dise.
Or l'audition ne vaut que si la peau terrestre s'entend océane. Gémellaire, une bruyante saisie de la vie bredouillant, réessayant ses cordes.
*
Cela se sait, qu'on entend mieux, décidément, depuis que les ludions à deux pattes se sont carapatés, au bunker obtus de leurs technologies vitrières.
Des rumeurs d'oiseaux polaires rapportent qu'ils vivent sous couvercle depuis deux paires de décennies, devenus allergiques à la vie sereine qui sourd et ne se laisse capter et retenir en photographies, en photogrammes, qui ne se laisse plus photausculter pour rien au monde. Les humains sont devenus intolérants à la trop vitale poussière. Ça fait d'ailleurs éternuer leurs écrans.
*
Mais, cet appel d'air, ce neuf balbutiement d'oxygène, dans la raréfaction de leurs foudres technicistes, précisément révèle que cela, tout le nattage serré des choses ambiantes, parle sans eux, affirmatif.
Affirmatif affirmant. Cela s'entretient à soi comme un chuchotis ruisselé, sans rhétorique parasitaire. Sans excès de nœuds coulants sous signes négatifs, sans pullulement de répressions, restrictions, suppressions, éliminations systématiques, ces opérations soustractives privilégiées des z'hum. Oui, z'hum c'est le son que fait le souvenir ténu de cette espèce depuis qu'elle a remplacé ses nobles palmes par des banquises écrantées, peu avant leur hibernation contrainte. Sans main, puisque perdue l'animale notion de la caresse. Les z'hum, donc on dit, avec le sifflement de peur qui motivait leurs conquêtes.
Cela parle, miette à miette, sol à sol, humble et dansant, dans l'affirmation préférentielle au vrombissement négatif, dans l'implicite tolérance différentielle (dessus, dessous, en toutes strates) des bariolages d'espèces. Liquides, moites, cornues, énormes, chenues, solides, mugissantes, impalpables, transhumantes, translucides ou filées comme tiges. Espèces de tout. En une polyphonie mieux ondine que ce qui pouvait se faire au passé proche.
Reste à examiner ce qui s'est susurré quelques sillons plus haut : l'audition ne vaut que si la surface, désormais laissée un peu mieux tranquille (ô ataraxie sans hommes !), se réentend océane.
Sur les épaules de la terre, c'est bien du sol sableux et sale, vacillant dans sa bure, mais c'est analogue à la mer. Par parenté très âprement nouée, suffit de remonter un peu, en ères géologiques.
C'est comme un épiderme.
Une croûte aux divers états.
Un sol sec d'été changeant, qui peut se retourner en glissade.
Une étendue qui parle.
Une consistance de poudre aux volontés salines.
***
2. Un bruit menu
De temps en temps bien sûr, malgré l'aridité globale du climat frictionné par les vents, un vivant s'avance, mince et déterminé.
Une oreille, peut-être humaine, peut-être autr'animale, s'accole à l'étendue faisant terre de sienne.
Et se demande, dans l'inconscience sage parsemée en sentiments miroirs :
Comment ça vibre, un sol ?
Comment ça réverbère et répercute en moi, comment ça répond et reflète un gramme de ce que moi je sens ? Comment ça dit mon nom, mon être-aux-choses ? Comment ça m'apprend mieux à respirer ? Comment ça m'invite à dire « je » ? Je dans un crépitement inchoatif. Je, un je à genoux devant le tout, mais à rebours sereinement pris dedans, debout, boutonné à lui, tissulaire.
Comment ça fait d'expirer soi pour ne plus rien ressentir que ce que sent cet épiderme long, longanime et large, ce tapis qui couvre, cette surface légère et chaude, qui s'expand au souffle des brises en minces particules et se repose ailleurs ?
Le sol peut certainement seul apprendre aux vivants la parole, qui n'est qu'une autre olfaction, un autre organe du sentir.
Voire qui sait, plus tard pourrait nous réapprendre que nous (j'entends les z'hum exilés) ne sommes que d'humides et humbles têtes de petites mauves, avec pétales mieux aptes aux frissons qu'à la pavane. Pourrait, mais c'est bien trop tôt. Millénairement prématuré pour un rappel à la fleur.
*
Comment ça parle, en somme, une superficie sans superflu ? Hors brouhaha de z'hum ?
Syntaxe volatile, syntaxe du sol. Scandée. Prompte. Étalée. Froissée. Fugace.
Vocables buvards et venus de plus bas.
Ainsi, peut-être.
*
Je-C'est-Nous
Sommes
Peuplade agglomérée de poussières
Comme une grande peau de tambour tendue percussive tendre drue pensive
Striée des veines d'un cœur qui rampe, par égard à tout ce qui existe
À même le soubassement.
Vie déposée
Vie accroupie
Parce qu'humble et sublime.
Cuir
Cuir tendu
Gigantesque tympan
Ou page
Page cuivrée, élastique et fuyante,
Page volante
Page qui poudroie pour tout
Et qui poudroie pour rien
Page à mille cailloutis de mots.
Sol, sœur très très lisse.
Sol, sœur immense.
Ce qui s'égrène sait cela par simple voie de souffle.
Sol rhizome et joyeuse perdition de signes.
Le sol danse d'emblée dans la ronde, de ce savoir antécédent à tout.
Sol, quintal du sens, quinte de gamme aussi, si le Do est celui de la terre, celle dodue qui porte, vertébrale et courbe, dos de partout, circonférence sans conscience… mais sans malignité non plus.
Do qui n'en finit de quérir sa suite, portant l'S final qui vaut structure, pour le dos du repos.
Do qui, d'alternative façon qu'on le prenne, n'en finit de résonner de soi, puisqu'il est sol, fondamental, et reçoit l'autre en conséquence le Sol immense de l'astre aux abeilles.
Divagations mieux que démentes, en chuchotis.
Cuir
Cuir tendu de mélodies bleues
Gigantesque tympan
Et page
Engrammant le présent assagi…
À ce qu'il semble.
***
3. Une symphonie songe en sol majeur
Envol un peu brusque de grèbe. Là.
Saillie d'un vent de sud.
Conglomérat de pierreries bonnes à graviter sec.
Droit à un peu de colère rétrospective, les éléments, nan ?
Peut-être. Se disent. Syntaxe aride.
Peut-être qu'ils se disent. Cela monte. Réflexion par réunion de graviers, tourbillonnés de foehn.
Réflexion telle que, dans un constat sommatif.
L'heure de remettre les pendules à l'heure, après décampement de l'espèce qui se crut la suprême note solaire. Le deux-pattes épaté de soi se prenant pour la fondamentale. Soliste. Solipsiste, le z'hum. Le solstice des autres grésillant malignement dans son œil en temps de guerre.
Le deux-pattes emphatisé de soi se rêvait d'or et titanesque, revêtement silice. Il habite dès lors les replis de banquise, déshabitué de tout pelage, oublieux de ce que c'est qu'être mammifère.
Peut-être une partition neuve s'adresse, en palimpseste, au Sol hispanique (métonymie des mégalomanies en nombre) qui s'était cru majeur dès le siglo quinzième. Annulaire et royal. Force de mise à nu des terres, de décimation.
La terre nombreuse et dénombrée se rappelle.
Jadis dit-elle.
Jadis les agités à deux pattes entreprirent de balader leur orgueil et leur morgue impériale, en tuèrent des milliers parmi les leurs, qu'ils ne surent pas reconnaître, ces ânes (pardon pour les bêtes), épinglant des paires de papillons nouveaux, écrasant des joyaux d'insectes qu'ils furent trop myopes pour saluer, se gavant de fruits aux cosses exportables, capturant des hordes de chevaux, décimant ce qui les dépassait.
Leurs grosses bottes de colons malmenaient le pelage d'un dos de continent pris comme un neuf terrain de jeu. Ils foulaient des poussières douces, insoucieuses jusqu'alors des quadrillages rentabilo-capitalistes.
Et la terre tambourinait son incompréhension.
De grosses et sales bestioles, eux c'étaient. Ce qu'il leur restait de velours, ils le consacraient à des débris de croyances montées en vitrail et faites au fond pour lacérer les sensations.
Plus mortifères que mammifères.
On sait, par sagesse poudroyante, les exactions sans nombre des siècles suivants.
Jusqu'au moment de bascule où le climat gémit plus fort qu'eux.
D'où repli des z'hum en forant un coin de banquise.
On ne les entend plus.
Cela fait bien quelques décennies, décennies bien douces.
La dernière fois qu'on eut vent d'eux, ce devait être dans un accès de blizzard un peu plus enragé qu'aux coups précédents.
Probablement ils se parquent dans un recoin d'Antarctique, et se parlent tout grelottant des temps meilleurs à venir. Ils vivent dans un espace translucide et froid comme leurs écrans où ils ont placé le sens entier de leur vie. Ils peinent à trouver encore une petite goutte d'énergie, une petite pelure de cuivre à donner en pâture à leurs appareils plats et communicatifs.
Ils sont en passe de perdre la voix, à ce qu'on dit. Égarement définitif.
Surtout sont drastiquement moins nombreux. Ont opté pour se réduire (va savoir comment, ils sont capables de tout).
Bref ils vivent (ouï-dire des courants marins aux museaux verglacés) en regroupements d'un petit millier dans une sorte de cave high-tech en attendant une inflexion climatique plus favorable.
Ils ont tous des yeux de hiboux, agrandis par la fréquentation continue des IA sous vitre, et les cernes d'anxiété sans étreinte. Ils sont vides de tout enlacement, ne savent plus embrasser du vivant. Leur affection s'est déléguée intégralement aux applications mobiles, juste avant le déclenchement de l'aire désertico-glaciaire*.
Toujours est-il qu'on ne les entend plus. Ils se sont carapatés.
La mettent enfin en veilleuse.
Ils ont désappris le toucher crissant et duveteux du sable, l'appréhension mousseuse de l'herbe. Désappris tout ce qui ancre, tout ce qui ouvre un commencement de germe.
Ils vivent juchés sur de l'artifice, respirant mal, et où d'ailleurs exactement on ne sait pas, depuis des lustres ils n'ont donné au vent aucune nouvelle de visu.
On subodore aux vibrations très minces, et à ce que les oiseaux disent.
Hors de vue.
Hors sol. Sous-sol. Repliés au minimal.
Mais le monde continue, on en dirait presque peu importe, et puis toujours avec le temps vient un peu de savoir qui sèche. On secouera leurs histoires à la fenêtre du vent. En les espérant assagis, si ce n'est éteints.
Ce qui s'égrène sait par simple voie de souffle.
Et le sable (hors industrie-tourisme) n'est plus qu'une solitude d'astres.
Un éparpillement de signes qui se déchiffre seul.
Personne, c'est le champ libre, l'injonction qui a foutu le camp.
Les dunes ronronnent et le silence folâtre.
Vie d'albâtre saupoudré, dans la sagesse désintéressée du minéral.
Fin de la cacophonie humaine.
Comme un mauvais départ, se disent les morceaux pelucheux de la terre, les échos de forêt, les pépiements bariolés des espèces revenues. Se disent, mais pas à la façon ratiocinante des deux-pattes de jadis. Ont la bienveillance de leur souhaiter que ce ne soit que temporaire. Affaire d'ère géologique.
Ça laisse au moins le temps de se remettre.
Enfin l'étincelle du rien rendue audible.
Enfin les fourmillements des astres réverbés sur Terre. La fameuse musique des astres, à laquelle on avait cessé d'aspirer depuis Shakespeare. Neuve Renaissance sans humanisme bruyant.
À l'autre bout, on entend mieux aussi tous les réseaux de veines terrestres batifoler aux souterrains. Le goutte-à-goutte enfin peut reprendre et redonner le tempo giusto.
Plus besoin d'eux. Place à la musique qu'ils comprenaient au fond si mal.
Sons portés d'ombre à ombre, dessus-dessous, d'un caillou à l'autre, avec engendrement chatouilleux de mille formes. Recommencement en domino du vivant. Cette fois sous la conduite moins aventureuse d'une expansion de symphonie.
Législation latente du réel indexée sur une gamme neuve, sans accroc, au modus operandi d'un nid de soie, façon de harpe encore à éclore.
Une apparence de pauvreté prenant pour signature la tendresse patiente du velours.
Le tout sans fin, pour l'espoir, forcément.
___________________________________________________________________________ * Exemplifions sur France : désértico depuis la ligne occitane, glaciaire dès au-dessus de Clermont (et ce sans transition, ça peut donner d'étonnants schismes dans le paysage).
|