Ce texte est une participation au concours n°37 : Écrits des Temps Exaspérés (informations sur ce concours).
Le Grand Ordonnateur convoqua l’Assemblée des Sages. Il était désormais temps de reconsidérer le sort de la troisième planète du système 331. La situation s’aggravait, du fait d’une dégradation de l’écosystème. Le constat s’avérait évident : l’espèce dominante épuisait toutes les ressources à disposition et ne semblait pas en mesure de renverser la tendance.
Le Maître des Histoires rentra le premier dans la salle de conférence. Il appuya sur un cube translucide dans le but d’afficher sur le mur une frise chronologique de la planète placée à l’ordre du jour. Pendant ce temps, les autres membres de l’Assemblée des Sages prirent place dans les lieux, chacun équipé du même dispositif d’exposition. Le Grand Ordonnateur déclara la séance ouverte.
– Le Maître des Histoires va nous récapituler l’évolution de cette planète.
Le Sage ouvrit une seconde fenêtre sur le mur. Elle affichait des images issues de la Grande Loupe Temporelle. L’assistance admira la genèse du système planétaire, de la nébuleuse d’origine à la migration des mondes géants vers l’extérieur. Elle vit en accéléré un petit globe incandescent se refroidir, passer d’un enfer de feu et de lave à un monde plus stable où la vie tentait de se forcer un passage. Elle assista à des extinctions massives provoquées par des évolutions climatiques, des désordres géologiques et même des accidents astronomiques provoqués par des morceaux d’astres rentrés en conflit avec l’atmosphère. Des espèces microscopiques avaient d’abord peuplé le vivant puis avait laissé place à des êtres de plus en plus grands. L’évolution avait même permis l’émergence d’une engeance géante promise à un destin couru d’avance où les uns dévoraient les autres, se reproduisaient avec parcimonie et évoluaient au gré des strates écologiques. Puis était apparue sa remplaçante, une toute nouvelle forme de vie, conquérante, dominatrice et vouée à domestiquer la matière et les autres locataires de la planète. À l’époque, l’Assemblée des Sages l’avait considérée comme un scénario intéressant malgré des signes de propension manifeste à l’autodestruction. L’intégralité du système 331 avait été déclarée en observation, dans l’attente de qualifier son statut.
– Qu’en pensaient nos prédécesseurs à l’époque ? demanda le Maître des Études. – Ils croyaient en cette espèce, en sa capacité à se disséminer dans le Grand Ensemble. – Pourquoi ? – Elle commençait à comprendre le Temps. – Qu’est-il arrivé, alors ? – Elle s’est perdue en route.
Le Maître des Histoires soupira. Combien de civilisations avaient abandonné le Chemin au nom de futiles chimères ? Il n’en tenait plus le compte tellement ce cas devenait la norme. Certaines avaient réussi à s’affranchir des immenses distances entre les étoiles pour tenter de se dupliquer ailleurs, plus loin, d’assurer un futur à leur descendance. Elles n’avaient cependant pas toujours réussi à se stabiliser, à parler d’une seule voix et avaient souvent fini par dissoudre le lien avec leurs origines. La connaissance avait laissé place à la décadence. Le chaos l’avait emporté sur l’ordre. La brutalité avait eu raison de la sagesse.
Le Maître des Études s’aperçut du trouble de son collègue. Il rappela à l’audience un principe simple : l’espèce dominante ne devait pas peser seule dans la balance. Les autres entités vivantes étaient toujours prises en considération car elles formaient un tout avec le monde qu’elles se partageaient, avec leur hôte de circonstance. La matière l’emportait sur le vivant.
– Qu’avons-nous à présent ? demanda le Grand Ordonnateur. – Une prédation avancée, répondit le Maître des Histoires. – Entre les dominants et les autres engeances ? – Entre les dominants eux-mêmes.
Il appuya sur le cube translucide. Le mur afficha des scènes effrayantes. Des centaines de bipèdes utilisaient des simulacres mécaniques pour exterminer leurs semblables. D’autres manipulaient les croyances pour s’approprier des biens. Certains invoquaient même des entités supérieures, des théories non prouvées, pour légitimer leurs actes. Le résultat prenait différentes représentations. Des astronefs percutaient des édifices monumentaux, dans le bruit et la fureur. Des lieux habités explosaient. Des cohortes de bipèdes marchaient sur de longues distances pour échapper à l’oppression ou pour trouver des ressources naturelles. Le vivant microscopique était même utilisé pour asservir, transformer, dominer des populations entières. Pendant ce temps, les autres formes de vie disparaissaient à une vitesse effrénée.
– La planète se rebelle-t-elle ? demanda le Maître des Consciences. – Comment ça ? répondit le Maître des Études. – Comme tout système soumis à des tensions trop fortes.
Le Maître des Études manipula de nouveau son dispositif. D’autres images apparurent sur le mur. Des volcans dévoraient de larges territoires de leur lave incandescente, asphyxiaient des cieux, jusque-là pacifiés, de leur tourbillon de gaz mortels. Des étendues d’eau jadis abondantes devenaient désertiques. Des masses végétales se racornissaient à l’infini. L’atmosphère autrefois équilibrée tombait dans les affres d’éléments impropres à la survie de l’environnement biologique. La troisième planète du système 331 se préparait un avenir proche de celui de sa jumelle voisine devenue un enfer sulfurique.
– Pouvons-nous intervenir ? demanda alors le Grand Ordonnateur. – Nous ne l’avons jamais fait, nulle part, répondit le Maître des Histoires. – Et ce n’est pas notre rôle, ajouta le Maître des Études. – Quel est-il d’après vous ? répliqua le Maître des Consciences. – Préparer l’après.
Le Grand Ordonnateur soupira de nouveau. Les Sages avaient raison. L’Assemblée n’avait pas vocation à changer la destinée d’un monde, qu’il soit proche ou lointain, tant qu’il ne menaçait pas le leur. Cette vision égoïste ne lui plaisait pas mais il ne détenait pas le pouvoir de la changer. Le pouvoir était devenu depuis des cycles un concept dépassé car il s’était avéré sources de conflits, voire de déclin. Cependant, la neutralité n’excluait pas la bienveillance à son goût.
Le Maître des Consciences flaira le conflit intérieur chez le Grand Ordonnateur. Il tenta la médiation entre le désir conservateur des autres Sages et le progressisme du chef de l’Assemblée.
– L’après semble catastrophique, si je vous comprends bien, commença-t-il. – Il est fort probable que la vie disparaisse du système 331, confirma le Maître des Études. – Tout ça à cause d’une espèce que vous qualifiez d’autodestructrice ? – Sans conteste. Elle est même invasive. – Et si nous prenions contact avec elle ?
Le Maître des Études choisit de répondre par les images. Il exposa les discours enflammés d’un petit bipède devant un parterre de semblables habillés en noir ou en marron. La traduction simultanée ne laissait aucune place au doute. Cette espèce aimait les dirigeants autocratiques, violents, destructeurs. Elle admirait cette rhétorique de la force, cette attirance de la mort. Le mur remplaça ces scènes par d’autres, plus récentes, où un potentat local autoproclamé représentant de toute l’espèce dominante imposait sa vision du monde à des milliards d’individus effrayés les uns par les autres.
– Et vous croyez qu’ils sont prêts à nous écouter ? rétorqua le Maître des Études. – Ils n’en sont plus là, ajouta le Maître des Histoires. – Où sont-ils, alors ? répliqua le Maître des Consciences. – Loin de la réalité, partis tout droit dans le mur. – Il n’y aura pas de réveil, juste la fin, énonça le Maître des Études. – Alors nous pouvons statuer, déclara le Grand Ordonnateur.
L’Assemblée des Sages ne visait pas des mesures correctives ou répressives à l’encontre des mondes étudiés. Elle statuait juste sur leur intégration ou leur exclusion. Les intégrer signifiait établir le contact afin de partager des connaissances, de faciliter l’existence des différentes formes de vie. Les exclure se traduisait par des mesures invisibles pour des civilisations pas assez avancées pour voyager dans l’espace. Elles rendaient impossible l’usage de la Grande Énergie permettant de traverser les immensités galactiques, de relier les étoiles, de communiquer malgré les énormes distances séparant les quadrants.
– Je vote pour l’exclusion ferme, annonça le Grand Ordonnateur.
Le reste des Sages suivit son avis. Le Maître des Consciences, convaincu par ses pairs et désireux de passer à autre chose, vota dans le même sens. Le Maître des Études lança la procédure de mise en œuvre de la Bulle d’Exclusion. Désormais, la troisième planète du système 331 ne pouvait plus compter que sur elle-même, sur un sursaut de ses élites ou une révolte de ses opprimés, toutes espèces confondues. Cela ne s’était jamais vu dans des cas similaires.
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