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Sentimental/Romanesque
cyclo : C’est tellement simple, l’amour
 Publié le 17/05/08  -  4 commentaires  -  20271 caractères  -  68 lectures    Autres textes du même auteur

"C’est tellement simple, l’amour," dit Garance (Arletty) à Baptiste (Jean-Louis Barrault) dans "Les enfants de Paradis", ce merveilleux film...
Oui, mais pourtant, parfois un secret ronge l'individu et empêche l'accomplissement...


C’est tellement simple, l’amour


- Puisque tu vas à Paris, me dit l’ami René, va rendre visite à mon oncle Jean. Il vit seul, depuis que sa femme, ma marraine, est morte. Il voit pas grand monde. Tu peux même loger chez lui.

- Tu sais, j’ai mes petites habitudes, mon petit hôtel…

- T’as pas envie de faire des économies ?... Je l’ai prévenu. Vas-y, tu me feras plaisir. De toute façon, il t’embêtera pas. Y a la chambre d’ami, là où je dors quand j’y vais.


Ça ne m’enthousiasme guère. Les vieux, c’est pas tellement mon truc ! Mais je ne vais pas désobliger René, qui s’est décarcassé pour téléphoner à l’oncle, lui parler de moi. Qui sait, l’oncle s’imagine peut-être que je suis une des conquêtes de René, l’éternel séducteur.


À quarante-huit ans, c’est vrai que René en paraît à peine quarante. Mais justement, moi, j’en ai dépassé cinquante, largement… Et je les fais ! La preuve, mon mari a foutu le camp avec une jeunesse. Depuis, j’ai laissé filer le temps et abandonné tout espoir de ce côté-là. René est assez occupé ; on lui prête trois ou quatre maîtresses. Je ne sais pas ce qu’il y a de vrai là-dedans. C’est possible. C’est un bon vivant. Mais je n’ai pas l’impression qu’il mène une vie si compliquée. C’est aussi un sage.


Comme moi. Faut pas croire pourtant que je l’ai toujours été… Sage, je veux dire. J’ai eu mes petites heures de folie… Mais tout ça, c’est du passé. Maintenant, je me tourne vers l’avenir. Et je le vois sans homme. M’empêcher de faire ce qui me plaît, me dire où je dois aller, ce qu’on doit voir, manger, lire, choisir à ma place... À vrai dire, je pourrais presque dire que je l’ai laissé filer, mon mari. Je ne savais pas trop comment me débarrasser de lui.


D’ailleurs, il devenait odieux les derniers temps. Toujours à éplucher mon compte en banque… Je vous demande un peu ! Et à surveiller mon téléphone portable ! J’ai vite compris qu’en fait, pour lui, c’était une façon de se dédouaner, car en fait, comme il utilisait son portable pour envoyer des messages à sa petite amie, il s’imaginait que j’en faisais autant de mon côté ! Effarant ! Il était jaloux !!! Non, mais, les hommes…


Bon, de toute façon, les enfants sont grands maintenant.


Ursula est aux States. Jamais compris pourquoi il avait tenu à ce prénom… Peut-être un souvenir d’Ursula Andress surgissant de la mer dans Dr No, comme la Vénus de Botticelli ? On ne sait pas trop ce qu’elle y fait. Trente ans déjà, ça me rajeunit pas… Elle vit avec un Américain, ou un Canadien, un anglophone en tout cas. Sont venus me voir une fois… Jamais rien compris à ce qu’il baragouine, suis pas douée pour les langues, moi, surtout l’anglais… Pas l’air d’avoir envie de faire un enfant. Tant mieux. Je n’ai pas envie d’être grand-mère si jeune !


Bernard est à Marseille, dans le commerce. Tiens, on aurait pu l’appeler Sean, tant qu’à faire, et pour rester dans James Bond… Il n’est pas marié, vingt-six ans, il a bien le temps. D’ailleurs, le mariage, aujourd’hui... Y a plus que les homos qui en veulent… Il n’est pas très beau, le pauvre, mais c’est plutôt un gage de sécurité dans l’amour. Il ressemble à mon père, qui n’a jamais été bel homme, mais qui a aimé passionnément ma mère, et à ma connaissance, ne l’a jamais trompée, lui. Mais que sait-on des autres ? Et de ses propres parents ?


C’était une autre époque. Et quand maman a eu la maladie d’Alzheimer, il s’est occupé d’elle comme d’un enfant… Comme il s’était bien occupé de nous aussi. Trois ans que ça a duré… À la fin, un calvaire… Il fallait la suivre constamment, elle faisait ses besoins n’importe où… Un saint ! Sa phrase favorite était :


- C’est tellement simple, l’amour.


En revoyant l’autre jour « Les enfants du paradis », je me suis aperçue qu’il citait une réplique d’Arletty. Ça avait dû le frapper. Son actrice fétiche, il nous bassinait avec… Nous qui ne jurions que par Catherine Deneuve ou Jane Fonda. En tout cas, il a appliqué cette phrase jusqu’au bout. Il avait le don d’aimer. Ils sont morts tous deux maintenant. Paix à leur âme. C’est aussi bien d’ailleurs. La vieillesse peut devenir un naufrage : au moins, papa l’a évité…


Aussi, l’oncle Jean, au René, je m’en méfie. Il a dépassé largement les quatre-vingts, pour ce que j’en sais… On verra bien. De toute façon, je ne vais pas à Paris pour le voir, mais déléguée par mes collègues de la Bibliothèque. Pour faire la collecte de catalogues au Salon du livre. Ce n’est pas que ça m’enchante ! Les salons du Livre, et spécialement celui de Paris, c’est beaucoup de bruit pour rien. Les vrais écrivains sont éclipsés par les vedettes du show biz, de la télé ou du sport, les « people », comme on dit… Je me souviens d’une année où Sophia Loren signait à tour de bras un livre sur la cuisine italienne, très bon livre d’ailleurs, mais là n’est pas la question. Est-ce que ça en fait un écrivain ? Oh, pardon, une écrivaine ou une auteure, comme ont dit aujourd’hui dans la presse. Franchement c’est moche. Qu’en penseraient Colette ou Yourcenar ? Pourquoi pas une autrice ?


La dernière fois que j’y suis allée, il y a déjà quelques années, Cavanna était dépité. Il me disait :


- Ma pauvre dame, avant, (quand ? avant quoi ? Je ne sais pas, je n’ai pas osé lui demander, il devait penser à l’époque des Ritals, je suppose) je signais jusqu’à cinq cents exemplaires pendant le Salon, maintenant, si j’arrive à la trentaine, c’est le bout du monde… Si ce n’était pas pour mon éditeur qui me demande instamment d’être présent, je m’en dispenserais.

- De toute façon, avais-je répondu, les séances de signature, certes, ça fait vendre, mais enfin ça ne vaut pas une vraie rencontre avec des lecteurs, dans une bibliothèque par exemple, non ?


Il m’avait souri, confié quelques anecdotes, et on a continué la conversation pendant une bonne demi-heure… Sympa et pas prétentieux pour deux sous, j’ai tout de suite vu aussi qu’il aime les femmes…


Au Salon du livre de Paris, on rencontre donc des auteurs et des éditeurs. Y a même un stand de notre région, où sont exposés les « petits », mais parfois talentueux, éditeurs régionaux, ne pas confondre avec régionalistes… Mieux exposés souvent que dans nos librairies locales ! Mais enfin, ce salon, c’est bruyant, ça résonne, il y a un tel flot, comme des vagues, une houle de gens parmi lesquels il est difficile de se faufiler. J’y vais le matin, à l’ouverture, parce qu’après, c’est l’enfer ; j’ai peur de me noyer. Et puis, il y a les rencontres organisées pour les bibliothécaires, c’est le lundi, et souvent intéressant…


Donc, en fait, comme je pars samedi matin, je ne manquerai pratiquement pas au travail, puisque je serai de retour mardi. Je reviendrai avec mon sac à dos rempli de catalogues. Par contre, j’y achète rarement un livre, parce que je considère que c’est une concurrence déloyale pour les libraires, cette vente directe par les éditeurs !


Mais là, comme je vais chez l’oncle Jean, je me dis qu’il faudra que j’achète quelque chose. Je lui apporte en tout cas une bouteille de Pineau des Charentes, du bon, René m’a dit qu’il ne crachait pas sur l’alcool… J’attendrai dimanche pour lui choisir un bouquin, à condition que le « vieux » me paraisse apte à lire encore quelque chose, à son âge… Et quoi ? Pas évident… Je ne suis pas de sa génération. Je ne connais rien de sa vie.


***


Il habite dans le XVIIIème. Y a des quartiers plus rupins. Mais la rue est calme. Je fais le digicode que m’a donné René. Aucun problème. Par contre, l’ascenseur, hou là, avec ma pourtant minuscule valoche et le sac à dos, plus ma petite personne – faut dire que j’ai un peu forci ces derniers temps, forcément, je cherche plus à plaire, va quand même falloir que je me surveille – eh bien, c’est tout juste si j’arrive à refermer la porte. C’est au huitième. Je sonne. Pas un bruit. Je sonne de nouveau. Serait-il absent ? Pourtant, il est avisé de mon arrivée, et que je viens déposer mes affaires vers les onze heures.


Enfin, j’entends un petit grattement, puis la porte s’ouvre.


- Madame Thomas, je présume ?


L’oncle Jean est une espèce de grand escogriffe, qui doit avoisiner le mètre quatre-vingt-dix, et qui n’en finit pas de se déplier. Sa haute taille lui a causé des soucis, car il a les épaules et la nuque affreusement voûtées, ce qui fait qu’il ne peut que difficilement regarder devant lui. Mais enfin, il est affable, me fait visiter. L’appartement est minuscule, mais a tout de même deux chambres, une cuisine-salle à manger-salon et un cabinet de toilette grand comme un mouchoir de poche.


- La femme de ménage vient de passer, elle a fait le lit. Si vous saviez comme ça me fait plaisir de vous voir… René m’a tellement parlé de vous. Mais je ne vous retiens pas, on parlera plus tard, ce soir par exemple… Je vous invite à dîner au restaurant ! Désirez-vous un thé avant de partir au Salon ?


En tout cas, il parle bien. Quelle courtoisie !


- Non, merci, un verre d’eau, ça me suffira. Le TGV, plus le métro, ça dessèche terriblement. Et j’ai fini ma petite bouteille.

- C’est l’eau du robinet, ça vous gêne pas !

- Non, c’est bon, on fera avec…

- C’est que l’eau minérale, ça pèse lourd !


Et c’est parti pour dix minutes de causette. J’ai déposé ma valise sur le lit, mon sac à dos aussi, en fait, je n’irai au salon que demain. Cet après-midi, balade dans Paris, expos… Tintin au centre Pompidou…


Chemin faisant, je jette un œil sur les livres qui encombrent des rayonnages dans le couloir. Pas mal de livres d’histoire et de biographies, il a l’air de beaucoup aimer le siècle de Louis XV et la Révolution, Napoléon aussi... Mais rien de récent, ni de littéraire. C’est décidé, je lui achèterai une biographie ou des mémoires…


- Vous lisez encore ?

- Et comment ! Je suis un des plus fidèles adhérents de la bibliothèque du quartier, depuis plus de cinquante ans, ma petite dame. Et elle a drôlement changé, depuis l’époque des livres reliés en noir !

- Appelez-moi Charlotte !

- Oui, eh bien, Charlotte, l’an dernier, j’ai reçu une médaille de la bibliothèque pour le cinquantenaire de mon inscription. Bien sûr, ma vue me pose quelques problèmes, je ne peux pas lire trop longtemps, et il me faut des gros caractères…

- Et vous lisez quoi ? Je vois surtout des livres d’histoire sur vos étagères…

- Oui, autrefois, c’était ma passion, maintenant, je lis de la littérature, de la poésie et des nouvelles, des choses courtes… Je relis aussi.


J’en sais assez, il est charmant, mais il a l’air très bavard, voire radoteur, comme les personnes seules.


***


On se retrouve le soir. Il m’emmène dans un petit restaurant du quartier, où il mange presque chaque jour.


- Le reste du temps, à la maison, fruits, pain et fromage… Comme ça, pas de cuisine à faire. C’est plutôt le midi que je viens manger ici d’habitude. Mais vous verrez, c’est très bon. Cuisine familiale, prix aux habitués, on me fait crédit, je paye ma facture en début de mois, quand j’ai touché ma pension.


Il est intarissable. Je le laisse parler, j’écoute assez distraitement. D’ailleurs, le brouhaha des restaurants m’a toujours gênée, pas toujours facile de comprendre ce que notre interlocuteur nous dit, et j’aime manger en silence. C’est vrai que le gratin de pommes de terre aux échalotes est succulent. Et la tarte aux poires, maison, fondante. L’oncle Jean mange peu. Forcément, il parle beaucoup. Il tient à payer ma part. On lui rajoutera sur sa facture mensuelle.


- C’est si rare que j’aie des invités, surtout une jolie femme.


Il fait encore le joli cœur ! René doit tenir de lui ! Je le remercie, et du repas et de ce qu’il vient de me dire.


- Vous savez, ça fait un bout de temps qu’on ne m’a pas fait un tel compliment.


Il sursaute :


- Comment, René ne vous l’a pas dit ?

- Oh, René, il le dit à toutes les femmes, ça ne compte pas !


Nous rentrons, le cœur dilaté par les premières odeurs printanières venues du square voisin.


- C’est là que je viens prendre l’air, dit-il. L’après-midi, y a des jeunes mamans ou nourrices avec des enfants. Ça me rajeunit… Des fois, je renvoie un ballon égaré…


Nous n’avons pas encore sommeil. Il met un concerto pour piano de Mozart, doucement, pour ne pas gêner les voisins.

- Je n’ai pas la télé. La radio, mes disques, le journal, les livres, mes promenades dans Paris, le cinéma ou le théâtre quelquefois, mes écritures, j’ai pas le temps de m’ennuyer. Que ferais-je d’un poste de télé ?

- Vous écrivez, j’ai tilté (ma fille m’a appris quelques mots contemporains).

- Oui, je tiens mon journal depuis le début de mon mariage. Dix à vingt lignes tous les jours. Y en a bien une cinquantaine de cahiers maintenant. Je relis parfois. Et puis, j’ai l’album photo, que je feuillette de temps en temps. Voulez-vous le voir ?

- Volontiers, si ce n’est pas indiscret.


Il sort un gros album rouge bordeaux, me montre les quelques photos où il était enfant, puis jeune homme (ma foi, fort beau, comme disent mes collègues, bien plus délurées que moi, « celui-là, je me le farcirais bien »), la photo de mariage, quelques photos prises en voyage : les Baléares, la Tunisie, la Suède…


- Madeleine aimait voyager. Elle pensait que ça m’aiderait à oublier…


Le vieil homme a la parole qui se voile, l’œil est encore plus humide.


- Oublier ?


Les larmes coulent maintenant. Je n’aurais pas dû poser la question.


- Pardonnez-moi si je pleure.


Il sort un mouchoir en tissu blanc de la poche de son pantalon, il n’est pas de l’ère du « jetable ». il s’essuie les yeux, renifle, se mouche, range le mouchoir.


- Oui, c’est toute une histoire. Personne n’en a rien su… Bien sûr, nous n’avons pas eu d’enfants, et personne ne nous a jamais posé de questions. Mais Madeleine est morte maintenant, je peux en parler, elle ne m’en voudra pas.


L’oncle Jean jette un œil sur une potiche posée sur le buffet.


- Oui, ce sont ses cendres. Je l’ai tellement aimée que je n’ai pas pu me séparer d’elle… De ce qui reste d’elle. René sait ce qu’il doit en faire, après ma mort, réunir nos cendres et s’en servir comme engrais pour faire venir un cerisier…

- Un cerisier ?

- Voulez-vous que je vous raconte notre histoire ?


J’hésite un peu, je crains que ça ne soit très long, du mélo peut-être… On dirait qu’il lit dans ma pensée :


- Oh, ce ne sera pas long… mais je l’ai sur le cœur, il faut que je le dise à quelqu’un, sinon je vais étouffer. Raconter à une femme, c’est plus facile, vous êtes tellement plus sensible !


Alors, il m’a raconté l’histoire de son étrange mariage avec Madeleine.


***


- Quand j’ai rencontré Madeleine, j’approchais de la trentaine. C’était en mai. Les cerisiers étaient en fleurs dans le jardin de cette maison où j’avais été invité pour fêter l’anniversaire d’un ami. On avait dressé une table sous un cerisier où était servi l’apéritif. Je l’ai aperçue et soudain le temps s’est figé. Les autres n’existaient plus. Elle avait ce regard étrange qu’on lui voit sur les photos. Un regard un peu perdu, sous sa longue chevelure. Elle était superbe. Une amie de la maîtresse de maison. Je lui ai pris la main, elle a reculé. J’ai aimé cette timidité. Ça me changeait tellement des femmes habituelles, si faciles. Si j’avais su…


Il se tait. Des larmes lui montent à nouveau aux yeux.


- Très vite, je l’ai courtisée, puis demandée en mariage. Elle n’a pas dit non. J’avais promis de la respecter, sans savoir ce qu’elle souhaitait par là. Mais le mariage n’a jamais pu être consommé. Je n’ai jamais pu faire autre chose que l’embrasser sur les joues ou sur le front, et lui prendre les mains. Dès que j’essayais de la toucher ailleurs, elle paniquait, elle se rétractait. J’ai cru d’abord que c’était de l’ignorance de sa part. J’ai donc acheté des livres sur la sexualité, elle les a lus consciencieusement, mais ça n’a rien changé. Personne ne pouvait la toucher, même un médecin. J’ai eu beau lui expliquer que je l’aimais, que « c’est tellement simple, l’amour » (tiens, comme mon père), elle me disait d’aller voir ailleurs si vraiment j’avais « des envies si pressantes », et on a toujours fait lit à part.


- Mais il y avait des raisons, dis-je.


Jean sourit de ses yeux brouillés.


- Oui, mais elle a toujours refusé de parler. Nous sommes allés consulter un grand psychiatre. J’ai exposé le problème. Elle n’a rien dit. Il m’a fait sortir du bureau, pensant sans doute qu’elle parlerait hors de ma présence. Non, rien. Il m’a dit : « Tant que votre femme ne parle pas, je ne peux rien faire. » J’en ai longtemps souffert, mais je l’aimais, comprenez-vous, je sentais qu’elle serait encore plus malheureuse sans moi, car, à sa manière, elle m’aimait et ne pouvait plus se passer de moi. J’ai fini par accepter la situation et ce mariage blanc. Encouragé par Madeleine, j’ai eu des maîtresses, mais avec qui c’était seulement physique, « je tirais un coup, quoi ! » Pardonnez-moi cette grossièreté, mais elle représente exactement la réalité.


Il ressort son mouchoir, car le visage est de nouveau trempé de larmes. Je me tais, étonnée et en même temps émue. Il regarde la potiche.


- En fin de compte, à force de ne pas se laisser examiner par des médecins, Madeleine a eu un cancer de l’utérus qui n’a pas pu être pris à temps, et à quarante-trois ans, elle est morte... Dans mes bras, quand même, et après m’avoir livré son secret !

- Un secret ?

- En fait, elle avait été violée par son professeur de piano à l’âge de douze ans, et n’avait jamais pu en parler. Vous comprenez, c’était la guerre. La maison du professeur a été soufflée par un bombardement, et lui avec… Qui l’aurait crue ? Un homme si respectable… Tout de même, garder ça pendant trente ans, souffrir autant, quelle pitié ! Et surtout ne rien me dire… C’est malheureux, elle n’a pas eu assez confiance en moi… Vous prenez un café ?


J’ai posé ma main sur la sienne, une main de vieil homme, à la peau sèche, tachée de marron.


- Et vous n’avez pas voulu vous remarier ?

- Non, je l’aimais trop. Comme quoi, voyez-vous, l’amour, le sentiment, ne dépend pas de la possession, du physique… Pour tout vous dire, même, après son décès, j’étais pourtant encore jeune, j’avais à peu près votre âge… Eh bien, j’ai cessé de voir des femmes. Je m’en suis voulu d’être un homme, un violeur en puissance ! J’ai expié le forfait de l’Autre !


Je commente en regardant encore une fois la photo.


- Pourtant, elle était rudement belle, sur les photos !

- Oui, elle avait une petite coquetterie dans le regard, qui lui donnait un charme fou. De belles jambes, un corps presque parfait. Et puis, elle avait un côté maternant, elle était si douce… Tous les hommes m’enviaient, avaient envie de lui courir après. Mes amis me disaient : « Tu as de la chance d’avoir un canon pareil, tu dois pas t’embêter au plumard, veinard ! » Je laissais dire, car comme tous les hommes, je suis un peu vaniteux, mais s’ils avaient su !

- Pauvre Tonton Jean ! Vous permettez que je vous appelle comme ça, comme René ?

- Bien sûr, ma petite Charlotte…


Il se tait un moment, sort de nouveau le mouchoir pour essuyer ses yeux brouillés.


- Je vais pouvoir le mettre au linge sale !


Ce qui ne l’empêche pas de le replacer dans sa poche.


- Ben vrai, je me sens soulagé, d’en avoir enfin parlé… Déjà trente-six ans qu’elle m’a quitté. J’ai gardé son secret encore plus longtemps qu’elle… Et pourtant, c’est tellement simple, l’amour !


J’ai quitté l’oncle Jean après l’avoir embrassé, me suis couchée pour méditer sur sa dernière phrase, qu’aimait tant mon père aussi. Elle est vraie, c’est certain, et ça n’empêche pourtant pas les couples de se déchirer et de vivre mal, de se séparer. Le mien, par exemple. Faut-il croire qu’on ne sait plus aimer ? Que mon père, l’oncle Jean, sont des espèces en voie de disparition ? Qu’aujourd’hui, c’est devenu trop compliqué ?


***


Je me suis réveillée fraîche et dispose, un délicat arôme de café traînait dans l’air, et j’ai eu la surprise de trouver sur la table du petit déjeuner des croissants et une baguette fraîche. Et l’oncle Jean, tout souriant, et rajeuni de dix ans, redressé même, presque droit, ressuscité en quelque sorte.


En voilà un qui a su aimer, me suis-je dit. Et qui sait aimer encore !



 
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   strega   
17/5/2008
 a aimé ce texte 
Pas ↑
D'ordinaire, je suis assez cliente des histoires avec les papis/mamies.

Mais là, c'est trop pour moi. Trop mélo justement, trop cliché par moment, trop tout simplement.

De deux choses l'une, soit, je suis insensible, soit c'est le style qui me déplaît. Sincèrement, je pense qu'en optant moins pour le côté sentimental, le texte aurait gagné en force, en émotion paradoxalement. L'oncle est pathétique, il semble se raccrocher à tout ce qu'il peut pour ne pas sombrer. Je ne juge pas cela, mais juste que je ne supporte pas.

Le fond est assez banal, mais finalement, il peut très bien être écrit des centaines de fois, si le style le sert. Et là, j'en suis désolée, mais le style m'a fait décrocher du fond de l'histoire.

Cyclo ne m'en veuillez pas, à charge de revanche ;)

   Anonyme   
17/5/2008
 a aimé ce texte 
Un peu ↓
Ben pareil, j'ai pas accroché, pire, j'ai déccroché et ai du me forcer à lire jusqu'à la fin.

Et je n'arrive pas à expliquer pourquoi...
Le style peut-être larmoyant sans vraiment l'être, moralisateur sans vraiment l'être...

Et ce vieil homme rendu pathétique d'amour...

Désolée, surtout que c'est le premier texte que je lis de l'auteur... et que le titre m'avait vraiment fait espérer une histoire passionnante.

Je suis restée sur ma faim, l'idée n'est pas mauvaise, mais pas de rebondissements réels (on se doute que la rencontre avec le vieil oncle sera révélatrice dès le début)...
J'aurais aimé une mort de l'oncle, tant attendue et salvatrice au lieu des croissants du petit déjeuner je crois... enfin, un rebondissement...

A travailler selon moi.

   Anonyme   
1/6/2008
 a aimé ce texte 
Un peu ↓
C'est mignon mais sans plus. En fait, pour mon gout personnel, ça manque un peu de surprise, à la fois dans le sujet du récit et dans le personnage de Jean.
J'ai un peu de mal avec le vocabulaire utilisé par Jean et par le personnage principal: pour l'un, c'est pour bien pour l'autre, c'est un peu trop familial.

Au plaisir de te relire,

Anselme

   Maëlle   
24/6/2008
 a aimé ce texte 
Un peu ↓
L'histoire est touchante, mais le personnage de la narratrice m'a agacée. Le début par dans tout les sens, le texte ne démarre vraiment qu'a la moitié, et je ne suis pas convaincue de l'intérêt de la longue digression préliminaire.


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