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DoctusMonkey : En arriver là
 Publié le 26/06/19  -  10 commentaires  -  6879 caractères  -  85 lectures    Autres textes du même auteur

Au soir de sa vie, un vieil écrivain plus ou moins raté réfléchit à la façon dont il a occupé son temps.


En arriver là


C'est l'été et je m'appelle Marlowe. Il passe dans les airs une forte odeur de camomille venue probablement des jardins ouvriers qui s'étendent au-delà du mur occidental.

Stop, pas de description aujourd'hui. Rien.

Je suis un vieil écrivain, plus ou moins raté. Et l'affaire aurait mieux tourné que, finalement, je le vois bien, rien n'en aurait été fondamentalement changé.

Ce n'est pas pour me surprendre. Au fond, je m'en doutais. Souvent, au long de ces années, comme on frôle un objet dans le noir, j'ai effleuré cette certitude. Que j'ai préféré oublier certainement. Pour pouvoir continuer mon voyage, comme ces touristes qui, afin de profiter des splendeurs de la vieille ville exotique, savent commodément ne pas trop remarquer les poignants bidonvilles dont elle s'entoure.

Je suis parti la fleur au fusil, j'ai beaucoup réfléchi, beaucoup écrit. Des milliers de pages. Nouvelles, romans, journaux, carnets. Quelle quantité de temps cela représente-t-il ? En heures, en semaines, en mois, en années. Occupés à sortir des choses. À trifouiller l'intérieur...

J'ai vécu avec cette obsession. Sous sa loi. Pas une minute sans songer à la prochaine demi-journée qui pourrait se révéler propice à la poursuite de mon travail. J'ai rusé et j'ai menti à mes parents chéris, à la femme qui dort dans mon lit, prétextant le beau temps ou le mauvais temps, la chaleur ou le froid, le manque d'argent ou la fortune, jusqu'à la maladie – j'ai menti pour pouvoir en toute tranquillité m'asseoir à ma table, sans être dérangé.

J'ai regardé. Ouvert grand mes yeux. Au lieu de vivre. J'ai regardé depuis la pièce à côté. Sans participer. Ou jamais entièrement. J'ai ri avec vous, de l'œil gauche, car l'œil droit, lui, comme une caméra espion placée dans le lustre du plafonnier, cherchait à embrasser la scène sous le meilleur angle, à en saisir les moindres détails. Et même – j'en ai honte aujourd'hui mais il faut bien l'avouer – qu'avais-je donc en tête devant toi me faisant l'offrande amoureuse de ton corps alangui ? Toujours fidèle à ce même principe de non-vie, je voyais – abstraite – une femme nue dont les seins aux larges aréoles ondulaient au rythme des coups de boutoir dont te gratifiait un sexe anonyme, et je surveillais, avide de précieux renseignements – futurs matériaux – les expressions de joie et de tension qui déferlaient comme des vagues sur la grève de ton visage. Trop de tricheuse entomologie. D'autres fois, j'ai même regardé – presque déjà en train de noter – ta douleur, ma douleur. En pensant déjà à dire.

Dire, mais quoi ?

Ce qui se présentait. Toutes les idées – parce qu'elles semblaient importantes sur le moment, et proprement révolutionnaires sous cette lumière.

Il le fallait, apparemment.

J'ai écrit dans toutes les maisons que j'ai habitées. Dans tous les pays par lesquels il me fut donné de passer. J'ai griffonné aux W.C., en voiture le volant tenu d'une seule main, dans le noir en gros caractères d'imprimerie pour pouvoir me relire le matin, sur le sable d'une plage sans papier.

J'ai écrit, affolé, affligé, saisi, enthousiasmé.

J'ai écrit avec la foi – le vent dans les voiles. J'ai écrit sur une mer plate, sans inspiration, à la force du poignet.

Détaillé, fignolé, scrupuleusement veillé à la conformité – de mes imaginations.

Commencé, retravaillé, jeté et achevé.

Résultat : une pièce entière, emplie. De mots. Échafaudés. Dans des livres. Et les livres sur les étagères accolées. Une masse extraordinaire. Difficile à pénétrer et qui menace de m'étouffer. Tant de temps nécessaire pour juste les énumérer. Qui voudra se donner la peine, prélever à cette fin une part non négligeable de son temps ? Et si cependant un fou se décidait à entrer ici, il apprendrait quoi ?

Facile résumé.

Tout ce que j'ai dit avait été dit. Évidemment.

On l'affirme mais c'est toujours sans le croire. Et pourtant.

J'ai dit la surprise de se trouver vivant sous ce ciel froid, les miracles de la conscience, ses maléfices de désespoir, l'improbable et triste aventure de l'homme qui espère jusque dans les pleurs. Un esprit aspirant à la divinité logé dans un corps périssable. Des théories, des principes plongés dans le bain corrosif du temps.

Cinquante mille pages pour dire ce que tout le monde sait. Cinquante mille pages pour en revenir à ce qui, dès le départ, était évident.

Bien sûr qu'il y a le style, la voix qu'on écoute, le talent peut-être, pour emmener du haut de la page vers le bas. Mais quand même ! Tout ça pour dire ça ! Pour en revenir toujours à ces deux ou trois évidences de départ. Le cercle peut s'élargir, très loin de son centre, mais il ne fait jamais que tourner autour. Toute ma vie, j'aurai tourné autour de ces deux ou trois humaines tautologies.

Je n'ai plus rien à dire aujourd'hui. Peut-être tout juste me resterait-il à découvrir pour quelle étrange raison il m'a semblé opportun, au tout début, de me lancer dans cette ronde ? De ne pas simplement me contenter de prendre acte – au lieu de décider de remuer indéfiniment la même universelle mélasse ? J'ai longtemps pensé que justement je ne pouvais me contenter, que je voulais savoir exactement pourquoi ceci et pourquoi cela.

Le hic c'est qu'en écrivant, je n'ai rien compris fermement, rien démontré. J'ai juste peut-être réussi à mettre à jour un surplus de complexité. À prendre conscience que tout est beaucoup plus emmêlé, beaucoup plus nuancé, beaucoup plus gris que je me l'étais figuré.

De toute façon, avec l'âge, je suis devenu allergique aux explications. Serais-je plus avancé de savoir pourquoi ce jeudi soir d'il y a quarante ans j'ai quitté l'appartement de Sandrine sur un coup de tête alors qu'en acceptant, deux ans plus tard, d'accompagner Céline sous la douche juste après cette terrible et fondamentale dispute, je décidais implicitement de passer onze ans de ma vie avec elle ? Je suis de plus en plus convaincu qu'il s'agit simplement de se laisser aller, de suivre le courant. Les circonstances, les impulsions, un parfum, la tectonique du temps avec ses barrières qui se dressent, ses effondrements, les curieux équilibres de l'air, ce qui ne devrait pas compter et qui compte enfin, le faisceau chaotique des points de vue et des images du monde.

Bien sûr, j'en viens encore parfois à me convaincre un moment que peut-être, grâce à mes montagnes de papier, j'aurai réussi à un peu moins oublier. À mieux tenir mon passé... Un petit peu à la rigueur... Mais c'est tellement fatigant de toujours devoir se relever, se redresser, pour noter ! Le jeu en vaut-il la chandelle ?

Décidément, finalement, après réflexion rien à ajouter.

Il aurait juste fallu savoir vivre pour vivre. La nuit est moins chaude déjà, il doit être possible, maintenant que la température est tombée, de trouver le sommeil : je vais donc aller, de ce pas, me coucher. Je suis content d'avoir réussi à ne rien écrire aujourd'hui.


 
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   hersen   
10/6/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Un texte très à contre-courant qui pose l'éternelle question, pourquoi écrire et qu'y a-t-il que je pourrais écrire qui ne l'ait pas déjà été.

Rien.

je pense que cette lucidité aide justement à écrire, si c'est ce qu'on a décidé de faire; parce qu'alors on a forcément un recul, que le narrateur ici aura mis toute sa vie à trouver, passant à côté des plaisirs de la vie pour s'en inventer d'autres et les confier à ses pages.

J'aime la question que cela pose, et je pense qu'il n'est pas nécessaire de chercher à y répondre : il faut écrire si on a envie d'écrire. Mais il faut aussi clairement savoir que nos écrits ne sont rien, puisque l'Histoire se répète, elle est là, toujours sous yeux. Alors à quoi bon écrire ce que nous voyons constamment ?

Un texte qui mérite sa catégorie.

   FANTIN   
12/6/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Très intéressant ce problème mis à nu sous la lumière crue de la conscience: à quoi sert d'écrire? Pourrait-on s'en passer? Est-ce vivre plus ou passer finalement à côté de la vie? Que de questions toujours! Les mots nous accompagnent et nous submergent. Est-ce un bien ou un mal? Mais quand on est pris il me semble qu'on n'a pas le choix.
"Au soir de sa vie", comme vous dites, on ne peut empêcher la tendance au bilan. Souvent amère. C'est vrai pour tout un chacun quelle qu'ait été son activité, sa ou ses passions. Qui n'a jamais pensé en effet qu'"écrivain" pouvait aussi s'écrire "écrit(s) vain(s)"?
Remise en question et découragement: c'est tellement humain d'en passer par là. Que le roi des menteurs prétende le contraire! Pourtant, s'il y a des jours sans, il y en a aussi avec et ceux-là font oublier le reste, non? Tout a déjà été dit? C'est possible, mais cela nous condamne-t-il au silence? Parce que depuis que l'homme est homme il y a eu des milliards d'histoires d'amour, on ne devrait plus aimer? Nos tiroirs sont pleins de pages qui n'ont pas vu le jour. Bah! Du moins, en leur temps, elles nous ont fait vibrer. Tout comme pour Orphée, il ne faut pas se retourner. Jusqu'au dernier moment c'est devant que ça se passe, et puisque je vous lis, je ne crois pas que votre temps passé à écrire soit du temps perdu.
Merci pour ce texte venu du profond et si plein de franchise.

   Corto   
12/6/2019
 a aimé ce texte 
Passionnément
Voici une belle aventure, celle de l'homme aspiré dans le tourbillon de l'écriture.
L'originalité vient de l'intérieur: pourquoi écrire ? Et il y a beaucoup à dire !

L'écrivain écrit mais l'important n'est pas tellement ce qu'il vit que ce qu'il va écrire sur ce qu'il a vécu ou sur ce qu'il a ressenti en vivant.

Cette introspection aspire le lecteur car tout cela relève au moins du second degré et le mystère ne s'éclaire guère.

Nous assistons à un vrai dédoublement avec: "J'ai ri avec vous, de l’œil gauche, car l’œil droit, lui, comme une caméra-espion placée dans le lustre du plafonnier, cherchait à embrasser la scène sous le meilleur angle".
Cette utilisation de l’œil nous rapproche d'ailleurs de la démarche instinctive du photographe qui sans cesse jouit à deux niveaux, le proche réel immédiat et plus loin l'idée de ce que donnerait une photo prise sous tel ou tel angle.

Dans cette énergie impulsive le présent réel et le futur virtuel se marient sans cesse, s'écrasant l'un l'autre sans répit.

Il y a dans ce texte une intériorité de la création définie comme un parcours sans fin qui perd parfois de vue sa raison d'être car la création est devenue elle-même sa propre raison d'être.

C'est sûrement ce qu'exprime l'auteur avec cette expression inattaquable: "Le cercle peut s'élargir, très loin de son centre, mais il ne fait jamais que tourner autour."

Beaucoup de créateurs se retrouveront dans ce texte aussi aventureux que remarquablement formulé. Et se rapportant à l'exergue on a envie de dire: 'Vous n'êtes pas un vieil écrivain raté car vous l'avez vécu'.

Bravo à l'auteur.

   Gyver   
26/6/2019
 a aimé ce texte 
Bien
Bonjour,
J'ai bien aimé ce doute permanent, entre la passion que le narrateur a mis dans ses écrits et ce qu'il a pu en advenir.
J'ai bien aimé ces petits bouts de phrases qui tombent comme ça...
"Stop, pas de description aujourd'hui."
"Rien."
"Evidemment."
"Et pourtant."
J'ai bien aimé la vie ou quelques unes de ses phases qui se joue à rien, quitté Sandrine, passer 11 ans avec Céline...
J'ai bien aimé ce regard sur soi .
Bref, un bon moment passé avec vous, merci.

   plumette   
26/6/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
j'aime bien l'image du cercle qui peut s'élargir plus ou moins loin de son centre mais qui ne fait que tourner autour. Une métaphore de l'écriture selon ce narrateur , métaphore qu'il met à l'oeuvre dans ses digressions sur l'écriture.

Ecrire par nécessité, écrire pour laisser une trace, écrire pour comprendre le monde, écrire pour se figurer qu'on existe et puis, sentir la vanité de l'entreprise, se dire qu'on a écrit en oubliant de vivre.

Ce texte est assez triste, il est brillant, sa dernière phrase est un délice d'humour distancié.

J'ai entendu un jour dans une table ronde d'auteurs que l'écriture est pour certain une pulsion qui cherche son objet. c'est à cette phrase que je ne sais plus à qui restituer que me fait penser ce texte que j'ai pris plaisir à lire.

Un bel exercice de style!

Merci de ce partage

   toc-art   
27/6/2019
Bonjour,

Décidément, j'ai le sentiment d'être à contre-courant de la tendance générale en ce moment. Promis, ça n'est pas une posture, juste un constat.

En toute franchise, je ne vois pas d'originalité dans ce texte, ni dans le thème, ni dans l'écriture. Les pensées exprimées sont extrêmement banales : quel auteur, même amateur, n'a pas éprouvé ce sentiment de préférer son univers fictif à la réalité ou eu l'impression de "voler" les réactions de ses proches pour les intégrer à son récit, quitte même à les provoquer ? Quel auteur n'a pas eu l'impression d'être spectateur de sa propre vie ou de celle des autres ? Je comprends que le sujet intéresse, parce qu'il y a un petit effet miroir dans lequel chacun a plaisir à se reconnaître, d'une certaine manière, mais je ne vois rien dans le traitement qui mérite qu'on s'y attarde.Dans cet empilement de clichés, ne manque à mon sens que le syndrome de l'imposteur.

Je pense que j'aurais été moins sévère si ces pensées assez banales avaient été au service d'un personnage qui aurait pu les exprimer dans le cadre d'une véritable histoire plutôt que ce récit biographique assez plat. Mais je comprends que ça n'était pas votre but, sinon, vous n'auriez sans doute pas choisi cette catégorie. Mais justement, dans cette catégorie, j'attends un peu plus de réflexion et de recherche.

C'est dommage (pour moi) parce que l'écriture est tout à fait plaisante mais c'est encourageant parce que, une fois débarrassé de ce thème un peu nombriliste, vous aurez peut-être envie d'explorer d'autres univers.

Un petit détail :
je pense que "mettre au jour" serait ici plus correct que "mettre à jour".

Bonne continuation.

   Seelie   
28/6/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Un joli texte, amenant de sombres reflexions.
J'ai apprécié la langueur nostalgique qui s'en dégage. La sensation de percevoir le superflu dans une vie.
Il n'éveille pas (encore) grand-chose en moi. La pensée me vient que ce type d'interrogation (à quoi bon?) s'applique à tant de choses relevant du domaine de la création artistique. Quoi que je me projette clairement l'image du comptable à la retraite qui s'interroge sur le fondement de ses colonnes de chiffres ...

Comment ne pas raccrocher à St Ex ?
Il me semble que la seule chose qui tienne la route face au narrateur reste l'innocence du Prince "C'est véritablement utile puisque c'est joli."

   Donaldo75   
3/7/2019
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bonjour DoctusMonkey,

J'ai bien aimé cette nouvelle. Elle a du corps, traite d'un sujet en l'incarnant vraiment. L'usage de la première personne du singulier dans la narration rend cette incarnation encore plus forte, même si c'est une arme à double tranchant. Par contre, je ne suis pas un fan des artifices stylistiques que représentent les phrases très courtes et sans verbe. Un peu, c'est bien, plus ça commence à saouler, beaucoup, c'est maniéré.

« Tout ce que j'ai dit avait été dit. Évidemment. »

Je crois que cette phrase résume bien le thème. D’ailleurs, souvent les critiques la ressortent pour reprocher à un écrit son manque d’originalité par rapport au thème. Personnellement, je trouve ce procédé minable, mesquin et pas très original non plus. Reproche-t-on à Mozart sa musique céleste alors que les oiseaux chantent de magnifiques mélodies depuis des milliers d’années ? Quoi qu’il en soit, l’écrivain se trouve raté parce qu’il est passé à côté de sa vie au nom d’une obsession pour l’écriture. Et maintenant, il a l’impression de n’avoir que rajouté un caillou dans un champ de cailloux sur une planète faite de cailloux.

En tout cas, merci pour le partage. Ce fut une lecture agréable.

   cherbiacuespe   
13/8/2019
Modéré : Commentaire trop peu argumenté.

   maria   
13/8/2019
 a aimé ce texte 
Bien
Bonjour DoctusMonkey,

Un sujet si souvent abordé ! Ici, l'alternance, phrases coutes, phrases longues offre une lecture agréable.
Cet écrivain a beaucoup pris et peu donné ; Il a souffert et a nuit. Loin d'accepter qu'on hiérarchise tout, j'ose dire, qu'il y a pire sur terre. Je l'ai écouté se confier, s'amender le temps de la lecture, plaisante, je le répète. Après tout n'est il pas "tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui." ?


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