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Réalisme/Historique
Donaldo75 : Chicago, 4 décembre 1969
 Publié le 14/02/19  -  16 commentaires  -  20935 caractères  -  99 lectures    Autres textes du même auteur

« Il faut empêcher l’émergence d’un messie qui pourrait unifier et électrifier le mouvement nationaliste noir. »
Directive de J. Edgar Hoover, directeur du FBI, dans le cadre du programme COINTELPRO.


Chicago, 4 décembre 1969


Robert Wilson était assis sur sa chaise, avec l’impression du condamné sorti du couloir de la mort pour connaître ses derniers instants. « Putain de Black Panthers, ils auront fini par m’avoir ! » se dit-il en fixant le visage fermé de ses interlocuteurs. Le procureur fédéral Walker et les autres membres de la commission d’enquête ne s’étaient pas encombrés de préambules diplomatiques, préférant rentrer dans le vif du sujet dès la première seconde.


– Soyons clairs, officier Wilson, vous êtes ici dans le cadre d’une audience préalable sur des faits survenus en 1969 et déjà jugés. Il ne s’agit donc pas de désigner des coupables mais d’établir la vérité et de dédommager les familles des victimes s’il y a eu conspiration.


« Conspiration, rien que ça ! » pensa Robert Wilson en maudissant le souvenir de cette sinistre matinée où il avait participé à une supposée banale opération de police terminée dans un bain de sang.


Le procureur fédéral continua d’énumérer les faits, de citer des rapports de l’époque, des témoignages de policiers, de magistrats, de journalistes, de politiques et de sources anonymes ou protégées. Il posa les questions d’usage sur comment le jeune Robert Wilson, étudiant en droit de l’université de l’Illinois, avait rejoint la police de Chicago jusqu’à faire partie de ses éléments les plus radicaux, avec les partisans du coup de poing pour faire régner l’ordre et la loi. L’officier de police répondit mécaniquement, comme l’y avait préparé son représentant syndical et surtout sa hiérarchie, sans montrer une quelconque passion. Pourtant, dans ses souvenirs, l’époque n’était ni blanche ni noire, juste un kaléidoscope de gris où s’entremêlaient la fureur des Black Panthers, la contestation de la jeunesse étudiante, la guerre du Viet Nam, l’arrivée de Richard Nixon au pouvoir et surtout la toute-puissance du directeur du FBI, le célèbre J. Edgar Hoover. « Hoover le croquemitaine vous aurait mangé tout crus vous aussi, sales petits fouineurs ! » cria-t-il en lui-même. Malheureusement pour lui, l’époque avait changé, Hoover était mort et enterré depuis presque dix ans et Nixon s’était noyé dans les remous du Watergate. Ses successeurs avaient décidé, Républicains comme Démocrates, de jeter les errements passés dans les toilettes de l’Histoire et de tirer la chasse. Walker était là pour ça, une sorte d’éboueur fédéral en charge des derniers relents de puanteur. Pour cette raison, l’audience était à huis clos, loin des regards d’une Amérique tombée amoureuse d’un acteur de cinéma devenu le premier cow-boy du monde libre en face des vilains Démons Rouges.


***


Novembre 1969. Robert Wilson se trouvait dans le bureau de son chef, le commissaire McIntyre. La nuit avait été chaude, les policiers n’avaient pas chômé. Pour sa part, il ne donnait pas sa part au chien dans les contrôles, les arrestations, les procès-verbaux et les autres activités du policier de base dans le Chicago d’alors. Visiblement, McIntyre appréciait son enthousiasme, son dévouement à la cause et son efficacité, au point de partager ce soir-là un verre de whisky irlandais avec lui.


– On ne peut pas dire que nous sommes des fainéants dans ce commissariat, commença-t-il. Qu’en pensez-vous, Wilson ?

– Nos résultats parlent pour nous, commissaire.

– Et vous avez mouillé le maillot ; c’est appréciable, surtout venant d’une recrue aussi récente, d’un bébé formé à l’académie. Depuis combien de temps êtes-vous parmi nous ?

– Six mois.

– Vous aimez votre métier ?

– Oui.

– Vous pensez que nous arriverons à nettoyer les rues de Chicago de la racaille ?

– Nous sommes sur la bonne voie.

– Eh bien, permettez-moi de vous dire que vous êtes complètement à côté de la plaque.


McIntyre le fixa de ses gros yeux d’Irlandais. Wilson se sentit en culotte courte, prêt à recevoir la fessée.


– Ne faites pas cette tête d’empoté, Wilson ! Vous êtes un bleu et je dois vous déniaiser. D’ordinaire, les cornes vertes de votre acabit sont préposées à la paperasse de fin de journée, aux querelles de voisinage et aux procès-verbaux pour ivresse sur la voie publique. Seulement, dans votre cas, mon petit doigt me dit que vous méritez mieux.

– Je me démène.

– Je sais. C’est pour ça que nous devons avoir cette conversation.

– Je vous écoute.


McIntyre ferma la porte de son bureau, prit des airs de conspirateur et servit un autre verre à son subordonné. Wilson l’imagina avec une cagoule blanche sur la tête, au milieu de dizaines de péquenots du Kentucky, loin de la jungle de béton.


– Pourquoi êtes-vous dans la police de Chicago, Wilson ? Et épargnez-moi les salades habituelles, on est entre hommes.

– Pour faire régner la loi et l’ordre.

– Mais encore ?

– Pour débarrasser notre pays de ce qui le gangrène.

– Plus précisément ?

– Les malfrats, la maffia, les Rouges.

– Et les couilles molles, Wilson, vous oubliez les couilles molles.

– Et les couilles molles.


Wilson ne savait pas de quoi parlait McIntyre quand il évoquait les couilles molles. Il pensait que c’était un terme générique, une façon de parler propre aux Irlandais de Chicago quand ils se plaignaient du pouvoir politique. McIntyre s’en aperçut ; il soupira fort, avala une gorgée de son breuvage irisé puis se lança dans un quasi-monologue. « Les couilles molles ne voient pas les Rouges au bon endroit », commença-t-il en préambule. « Les Rouges ne sont pas qu’à Moscou, au Viet Nam ou à Cuba. Ils sont dans nos rues. Ils sont noirs, portent des blousons de cuir et font croire à tout le monde qu’ils se préoccupent du bien-être de leurs frères de couleur. Ce sont des menteurs, des diables déguisés en travailleurs sociaux, la lie de l’Amérique ! » La suite de l’argumentaire se résuma à une longue litanie sur l’infiltration des Black Panthers par le KGB, le danger d’une révolution noire au cœur des États-Unis, relayée par de jeunes gauchistes aux cheveux longs, par les médias juifs, par les chanteurs contestataires, le tout sous le regard bonhomme de la classe moyenne américaine droguée au soda et à la consommation de masse, noyée dans son paradis artificiel de nouveau riche.


***


Le procureur fédéral Walker interrompit Wilson.


– Et vous avez gobé ce discours simpliste ?

– Non, monsieur.

– Alors, pourquoi vous êtes-vous embarqué dans une opération aussi funeste, avec comme seuls arguments les délires d’un policier alcoolique et mal noté ?


Wilson pensa à son représentant syndical, à sa hiérarchie et à tous les conseils qu’ils lui avaient prodigués pour préparer son audition. Il avait envie de rappeler à ce fonctionnaire la réalité de l’année 1969, quand les minorités s’étaient ralliées au discours radical des Black Panthers, convaincues en cela par les assassinats l’année précédente du pasteur King et de Bobby Kennedy. La situation des États-Unis n’était déjà pas florissante à l’extérieur, avec des centaines de morts au Viet Nam, massacrés par un ennemi supposé plus faible mais fanatisé par la doctrine rouge. La jeunesse américaine en rajoutait une couche, avec des marches sur Washington, des soutiens de plus en plus forts de la part de la majorité silencieuse, du moins dans les grandes villes. Le policier était décrié, traité de nazi, d’empêcheur de penser tout haut, de liberticide. Les gauchistes étaient noyautés par les agents dormants soviétiques. Il fallait mettre fin à tout ça. Seuls des hommes courageux pouvaient débarrasser l’Amérique de cette peste communiste. McIntyre était peut-être un poivrot mais son constat restait lucide. Les couilles molles ne pouvaient pas laisser le pays courir à sa perte.


***


Fin novembre 1969. Robert Wilson se rendit dans un endroit secret indiqué par McIntyre. Il devait participer à une opération de police, légale évidemment, pour arrêter un leader de la révolution noire, le futur Trotski des Black Panthers, un jeune activiste du nom de Fred Hampton. Arrivé à destination, il entra dans le bâtiment, un entrepôt géré par une entreprise irlandaise, puis dans le bureau habituellement utilisé pour les réunions de direction. McIntyre trônait, en compagnie d’autres policiers issus de différents commissariats, ainsi que d’hommes en costume sombre.


– Wilson, je ne fais pas les présentations, c’est inutile, nous sommes entre patriotes.

– Je comprends.

– Nous avons changé nos plans vous concernant. Vous ne serez plus cantonné au rôle passif de conducteur. Vous participerez activement à l’interpellation. Ne me demandez pas pourquoi ; c’est juste une question de logistique et d’affectation des bonnes ressources au bon endroit.

– D’accord.

– Je tiens à vous rassurer. Nous maîtrisons la situation. Nous savons où et quand le suspect sera chez lui, de quelles forces il dispose et comment les neutraliser sans risques.

– C’est trop beau pour être vrai.

– Nous avons un informateur dans ses rangs. Il les droguera avant l’intervention, afin qu’elle se déroule dans les meilleures conditions.


McIntyre laissa un autre policier détailler l’opération, expliquer chacune des étapes à suivre jusqu’à l’interpellation de Fred Hampton et de ses complices, des hommes dangereux et armés. Un des hommes en costume sombre apporta des précisions sur les informations tirées de l’intérieur par sa source, un agent infiltré depuis de longs mois au sein des Black Panthers. Il avait des preuves accablantes sur le complot communiste, l’implication de Moscou dans l’affaire, au niveau national et même au-delà. L’opération avait l’aval des plus hautes autorités gouvernementales mais devait néanmoins rester dans le giron de la police locale, pour des raisons de confidentialité. « Certaines couilles molles de Washington ne doivent pas venir nous les briser, ni aujourd’hui ni demain », commenta McIntyre.


***


– Et vous les avez crus, insista Walker, comme ça ?

– Pourquoi pas ? Tout ce qu’ils disaient avait du sens, reflétait la situation de l’époque.

– Qui étaient ces hommes en costume sombre, d’après vous ?

– Des agents du FBI, je suppose.

– Pourtant, ils ne se sont pas présentés ?

– Non. L’opération devait rester secrète.

– Illégale serait le mot juste.

– Si vous le dites.


Wilson se demanda où voulait en venir Walker. Après tout, cette affaire avait déjà été jugée. Une enquête avait révélé la manipulation du FBI et abouti à des inculpations pour obstruction d’enquête contre le procureur général Hanrahan et une douzaine d’officiers de la police de Chicago, dont justement McIntyre. Les charges avaient ensuite été abandonnées, en 1972, après un arrangement avec les survivants que cela arrangeait pour des raisons inconnues de Wilson. Lui-même, considéré comme un simple exécutant, n’avait pas été réellement inquiété pendant la procédure judiciaire et avait pu continuer sa progression dans la hiérarchie policière.


– Saviez-vous que J. Edgar Hoover, le directeur du FBI, haïssait les Noirs ?

– Non.

– Vous êtes sérieux ?

– Pour nous, policiers de Chicago, Hoover était un farouche ennemi de tout ce qui menaçait l’Amérique. Les Rouges hier, les Black Panthers en 1969, les gauchistes, je vous passe la liste.

– Certes, mais avant tout, il haïssait les Noirs comme Hitler haïssait les juifs. Et pour la même raison.

– Laquelle ?

– Nous reviendrons sur ce point plus tard. Racontez-nous l’opération !


***


4 décembre 1969, au petit matin. Wilson gara la voiture banalisée au coin de la rue où se trouvait la cible. Les autres policiers l’imitèrent. Les environs étaient déserts, le calme avant la tempête. L’équipe d’intervention entra dans l’immeuble où habitait Fred Hampton puis se déploya dans les escaliers. Les autres issues étaient également couvertes pour empêcher toute retraite des suspects. L’opération avait été préparée avec l’aide de l’agent infiltré qui avait fourni une description précise des lieux, à l’intérieur et à l’extérieur de l’appartement.


Wilson entendit un bruit, probablement un des occupants qui s’approchait de la porte. Un coup de feu retentit. Les policiers ouvrirent la porte, pénétrèrent dans l’enceinte et se ruèrent dans les chambres. Wilson eut juste le temps de voir le corps sans vie d’un jeune homme noir touché à la tête, le crâne explosé. La suite ressembla à un carnage. Des gens criaient tandis que les armes automatiques déchargeaient leurs munitions dans la nuit et la fureur. Fred Hampton n’eut pas le temps de sortir de son lit. Il se retrouva criblé de balles. Il y avait des hommes, la plupart hagards, tous désarmés, et aussi des femmes. Les policiers vidèrent leurs chargeurs sur ceux qui tentaient de fuir ou de se jeter par une fenêtre. L’appartement sentait la poudre, le feu, la mort. Les murs étaient badigeonnés de sang. Le chaos régnait. Une vraie scène de guerre. Un massacre.


Wilson se sentit coupable. Il n’avait pas tiré un seul coup de feu. Il aida une femme blessée qui tentait difficilement de se relever. « Mon bébé, sauvez mon bébé ! » cria-t-elle à son intention, tandis qu’un autre policier la menottait sans ménagement. L’opération était terminée, Fred Hampton mort, ses lieutenants neutralisés. McIntyre procéda aux interpellations puis demanda à Wilson et à deux autres policiers de sortir. Des hommes en costume sombre, venus de nulle part, investirent les lieux et fermèrent la porte. Wilson rentra au commissariat avec un officier.


***


Le souvenir de ces quelques minutes dégoûta Wilson. Il sentit de nouveau l’odeur du sang, de la poudre, de la mort. Les images de la jeune femme menottée ressurgirent de sa mémoire, alors qu’il pensait les avoir définitivement enterrées. Il ferma les yeux.


– Ils n’ont jamais eu l’ombre d’une chance, affirma Walker.

– Ils étaient armés et dangereux.

– Non, ils avaient été drogués par l’agent infiltré.

– Pourtant, Deborah Johnson, la fiancée d’Hampton, ainsi que Brenda Harris, Louis Truelock et Harold Bell ont été inculpés de tentative de meurtre sur des policiers.

– Vous le savez comme moi, Wilson, aucun coup de feu n’a été tiré par les occupants de l’appartement. Ils en étaient incapables. L’enquête l’a prouvé. Les charges ont été levées.

– Alors, de quoi parle-t-on aujourd’hui ?

– Je vous l’ai dit en préambule. Une conspiration.


« Il commence à me gonfler avec sa conspiration ! » pensa Wilson. « Qu’est-ce qu’on en a à foutre des Black Panthers ! Ils n’existent plus, ils se sont entretués depuis. »


– C’est l’objet de votre audition. Vous n’avez été qu’un outil dans cette opération.

– Mais les charges ont été abandonnées. On ne peut pas rejuger cette affaire.

– Il ne s’agit pas de ça. Les survivants et les mères des victimes demandent réparation. Un juge fédéral a été mandaté. Il a ordonné cette commission d’enquête. Et on ne peut aller à son encontre. Ce n’est pas le genre à prendre les libertés civiques à la légère.

– Quelles libertés civiques ? Ces gens étaient des communistes, des révolutionnaires, des ennemis de la Nation.

– Vous croyez vraiment ce que vous dites, Wilson ?


L’officier de police accusa le coup. Une partie de lui tentait de persuader l’autre du bien-fondé de cette opération. Pourtant, les images persistantes de cette femme menottée, Déborah Johnson alors enceinte de huit mois, lui montraient la faille de son raisonnement. Il n’avait pas signé dans la police de Chicago pour devenir exécuteur pour le FBI. Lui, ce qu’il voulait, c’était débarrasser le pays de la gangrène criminelle, communiste, invisible mais réelle.


– Revenons au sujet du jour. Il y a eu conspiration. Nous sommes en train de le prouver avec d’autres témoignages. Visiblement, vous êtes trop borné pour vous en apercevoir. Vous n’avez aucun recul.

– Comment pourrais-je ?

– Êtes-vous raciste, Wilson ? Haïssez-vous les Noirs ?

– Non.

– Les détestez-vous ?

– Non plus.

– Mais cette opération ne vous a pas choqué.

– Pas à l’époque.


***


5 décembre 1969. McIntyre avait réuni l’équipe. Wilson était venu parce qu’il n’avait pas le choix. L’enquête de police avait été vite expédiée, un peu trop à son goût mais il n’avait pas voulu s’y intéresser. Il souhaitait désormais oublier ce petit matin calme devenu infernal. Il voulait passer à autre chose. Il songeait même à quitter Chicago.


– Les gars, vous avez les félicitations de J. Edgar Hoover, déclara McIntyre. Vous avez bien travaillé. La tête de l’hydre noire est coupée, du moins dans notre ville.

– Mais les Black Panthers sont encore très présents en Californie. Et ils débarquent à New York, fit remarquer un officier.

– Nos confrères s’en occupent. Bientôt, ces connards ne seront plus qu’un mauvais souvenir.

– Le FBI nous couvre ?

– Le dossier est béton. Toutes les preuves convergent. Fred Hampton et sa clique fomentaient un mauvais coup. Nous les avons arrêtés à temps.

– Et les survivants ? En particulier les deux femmes, demanda Wilson. C’était des communistes ?

– Ce sont tous des Rouges même s’ils sont noirs, affirma McIntyre. Tu dois te mettre ça dans le crâne, Wilson. Nos amis du FBI ont rassemblé assez de preuves pour incriminer Brejnev, Staline, Castro et tous les fanatiques de la faucille et du marteau. Le Black Power, c’est de la merde en barre, un prétexte pour foutre le bordel chez nous.

– C’est ce que pense Hoover ?

– Je viens de te livrer la version édulcorée, Wilson. Tu ne peux pas savoir à quel point Hoover déteste ces mecs, les Rouges, les Jaunes et surtout les Noirs. C’est maladif chez lui.


***


Le procureur fédéral Walker tapa du poing sur la table. Wilson émergea de ses souvenirs et regarda ses interlocuteurs.


– Vous êtes croyant, Wilson ?

– Oui.

– Croyez-vous en l’existence du Mal ?

– Oui.

– Mais vous le voyez dans les rues de Chicago, sous l’apparence de dealers, de braqueurs de banques, de violeurs, d’assassins récidivistes.

– Oui, pas vous ?

– Et vous croyez que la police, le FBI, c’est obligatoirement le Bien.

– Oui.

– Mais le Mal peut prendre l’apparence du Bien.

– Comme quoi ?

– Comme Hoover !


Wilson écarquilla les yeux. Il en avait entendu des vertes et des pas mûres sur l’ancien directeur du FBI. Tout le monde le craignait, la police, les militaires, les politiques, quel que soit leur bord. « Hoover tient tous ces cons par les couilles », lui avait dit un soir McIntyre. La mort d’Hoover, en 1972, avait mis fin à des décennies de paranoïa. On racontait que même Nixon avait fêté l’événement, en privé.


– Savez-vous pourquoi Hoover haïssait les Noirs, Wilson ?

– Non.

– Parce qu’il se haïssait lui-même.

– Quel rapport avec les Noirs ?

– Réfléchissez cinq minutes.

– Je ne vois pas.

– Hoover était un Noir.

– Vous n’êtes pas sérieux ?

– Un quarteron.

– Vous avez des preuves ?

– Depuis sa mort, les langues se sont déliées. Son grand-père, propriétaire d’une plantation, avait fauté avec une Noire. Hoover a protégé ce secret quand il l’a appris. Il a rejeté son ascendance noire, a transformé ce rejet en haine. Il est devenu le Mal absolu pour ses frères noirs qui l’ont tous pris pour le Grand Méchant Blanc.

– Comment ce secret est resté caché aussi longtemps et pourquoi personne n’en parle ?

– Je vous en parle, Wilson. Pour vous ouvrir les yeux sur les raisons de cette conspiration, celle d’un homme suffisamment puissant et maléfique pour faire peur aux Kennedy, à Nixon, même mort aujourd’hui. Son fantôme nous regarde, nous Américains, et nous dit : « Vous m’avez laissé agir pendant quarante-huit ans sans rien dire. Vous êtes tout autant coupables que moi. »

– Mais les Black Panthers étaient manipulés par Moscou.

– C’est la version officielle. Elle n’a pas vocation à changer. Nous ne changerons pas le passé. Expier ses fautes est une décision personnelle, pas étatique.

– C’est affreux. Ces morts, Fred Hampton et les autres.

– Le pasteur King, Malcolm X, et des centaines d’activistes. Les victimes d’un psychopathe enterré en 1972 avec les honneurs de la Nation.

– Je ne savais pas.

– Vous ne savez pas. Je ne vous ai rien dit. Rien n’est consigné. L’Amérique ne survivrait pas à cette vérité. Ce serait le chaos. Vous ne voulez pas du chaos, Wilson ?


***


Juin 1982. Le juge fédéral John Grady accorda près de deux millions de dollars de dédommagement aux familles des victimes et aux survivants. Il invoqua une conspiration visant à exclure de leurs droits civiques les Black Panthers. La presse nationale couvrit la décision durant trois jours puis passa à autre chose. Léonid Brejnev et Ronald Reagan jouaient au poker menteur avec des cartes atomiques, des conflits dans des zones désertiques, des actualités suffisamment vendeuses pour alimenter les colonnes des journaux américains. L’affaire tomba dans les oubliettes de la mémoire collective.


Robert Wilson quitta la police et la ville de Chicago, sans donner d’explication à sa hiérarchie. Il s’installa dans le Nevada puis disparut des radars. Définitivement.


 
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   Neojamin   
21/1/2019
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bonjour,

Je me suis fait embarquer assez vite dans l’histoire qui s’est déroulé de manière assez classique. Je n’ai pas été surpris par la fin, dès le départ il semblait bien que Wilson jouait le rôle de l’innocent qui croyait bien faire.

Sur la forme, une écriture sobre, efficace. Très adéquate au genre de la nouvelle. Quelques petites remarques :
- «avec l’impression du condamné sorti du couloir de la mort pour connaître ses derniers instants.» un peu exagéré je trouve vu la situation. (et pas nécessaire)
- « Wilson se sentit en culotte courte, prêt à recevoir la fessée» idem... l’image ne fonctionne pas pour moi

Pour le fond, je ne comprends pas l’utilité de la première partie, il ne s’y passe pas grand-chose... il est juste interrogé... est-ce bien nécessaire ? Est-ce juste pour planter le décor ? Il manque un petit quelque chose pour nous tenir en haleine.

Plus loin, «un autre verre à son subordonné.» est-ce nécessaire à l’intrigue ? Je trouve que ça fait un peu trop film hollywood... des officiers boiraient-ils vraiment deux whiskys au boulot ?
«Mais encore ?» pour être cohérent, il devrait répéter qu’il ne veut pas les salades habituelles...
« Et les couilles molles.» Le dialogue tombe à plat pour moi... plutôt cliché, ça manque d’épaisseur pour que j’y crois.

«Le procureur fédéral Walker interrompit Wilson.»
Ah je comprends maintenant... il est en train de raconter son histoire... mais ce n’est pas très clair, je ne l’avais pas compris, notamment à cause de l’usage de la troisième personne ? ça aurait pu être sympa de le mettre à la première.
Surtout que plus loin il dit :
«Racontez-nous l’opération !»
Là il l’introduit... ce qui m’amène à confirmer cette envie de lire la suite en «je».

Le reste du texte est assez fluide... le dialogues manquent tous d’épaisseur à mon avis, les retours de Wilson sont assez insipides... et son incrédulité m’a paru trop forcée. Est-il si benêt ? L’intrigue est intéressante en soi (mais rien de novateur sur le sujet). On se doutait dès le départ de la fin. En tant que nouvelle historique, ça passe... mais la pauvreté des dialogues m’a empêché d’y croire pleinement.

Des qualités littéraires évidentes en tout cas, au plaisir de vous relire,
B.

   Corto   
24/1/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Une aventure sur un thème historique très bien racontée. Les USA en plein fascisme souterrain organisé par l'illustre Hoover, patron du FBI.
Texte bien écrit et bien structuré dans lequel on entre sans problème. Plus de dix ans après les exactions, le petit flic un peu naïf et manipulé se retrouve au tribunal et ouvre de grands yeux sur ce qu'on lui révèle.
La progression du récit facilite l'adhésion du lecteur, sans toutefois qu'il prenne pour argent comptant tout ce qu'on lui explique.
Du beau travail de nouvelle.
Merci pour cette lecture.

   senglar   
14/2/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Donaldo75,


Texte très documenté - au point que c'en est impressionnant (on ne se moque pas du lecteur ici) - qui rappelle opportunément ce que fut l'Amérique de J. Edgar Hoover ; et qui permet de se rafraîchir - salutairement - la mémoire. Il est parfois bon de ne pas oublier certaines choses.

Ainsi Hoover avait du sang noir, vu le personnage on comprend que ça l'ait déstabilisé ; votre récit conduit aussi à cette révélation habilement menée, bien placé, qui produit son petit effet. Bravo !

J'avais lu quelque part, il y a bien longtemps, que tous les Américains blancs (y compris les WASP) avaient un pourcentage plus ou moins important de sang noir dans les veines, je ne sais pas si c'est vrai mais à coup sûr c'était sans doute le seul bon côté d'Hoover, à l'insu de son plein gré, il ne peut pas y avoir de gars totalement mauvais. Ce que je sais avec certitude en revanche c'est que nous avons tous du Néandertalien en nous. Mais si cela peut avoir à voir avec le sujet qui nous intéresse ;)

Je reste admiratif devant une telle quantité de travail.

C'est du sérieux. Chapeau !

senglar


p s : Et si vous nous faisiez une nouvelle sur ce gars qui faisait la chasse aux communistes... et sur celui qui avait édicté/concocté les règles de la censure au cinéma... vu que vous êtes un sacré bosseur. Cela me ferait une belle révision à peu de frais. Ave Oniris (lol)

   hersen   
15/2/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
j'achève ma lecture avec cette idée que la réalité dépasse la fiction, toujours.
C'est un texte historique, qui nous raconte un peu plus de ce côté obscur de l'Histoire. Et tu le manies i bien qu'on se croirait dans un thriller, un truc de fous que des hommes ne feraient jamais.

Et en filigrane, je lis aussi que la notion de race ne veut rien dire, qu'avoir du sang noir dans les veines est la chose la plus naturelle du monde, (sans m'appesantir sur les viols des jeunes noirs esclaves)
mais avoir du sang rouge sur les mains ?

merci Don, à la fois pour l'histoire et l'Histoire.

Edit : j'ai relevé : pour sa part, il ne donnait pas sa part au chien, redondant.

   Luz   
15/2/2019
 a aimé ce texte 
Passionnément
Bonjour Donaldo 75,

Beaucoup de travail, certainement, dans l'écriture de cette nouvelle au style vif et soigné. On entre immédiatement dans l'histoire de cette époque particulière de l'Amérique, avec la fin des immenses pouvoir du FBI. J'ai lu "La Malédiction d'Edgar" de Marc Dugain, qui relate la vie d'Edgar Hoover : les présidents ne plaisantaient pas avec lui : il espionnait tous les personnages importants, et ceux en devenir, du pays. L'époque a bien changé, avec un Donald Trump qui licencie sans aucune difficulté un Directeur du FBI.
Bravo pour ce très beau et réaliste texte.

Luz

   wancyrs   
17/2/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Salut Don,

Chapeau bas pour le travail de documentation, pour l'écriture sobre et efficace. Ton texte me donne l'envie d'aller chercher l'intégralité de l'histoire de ce mouvement noir, aussi les grandes lignes de la vie de Hoover dont j'ai entendu parler sans jamais pousser la curiosité plus loin que ce que j'ai entendu. J'imagine que le plus difficile dans l'écriture de ton texte a été de mener le dialogue entre le procureur fédéral et Wilson ; tu t'en sors pas si mal, car ce n'est pas si évident...

Merci pour le partage !

Wan

   STEPHANIE90   
17/2/2019
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bonjour Donaldo,

je me suis laissé happé par cette nouvelle réaliste et historique. Je ne suis pas dans mon élément, mais il en ressort un énorme travail de recherche pour ce conformer à la réalité cachée d'un fait historique bien enterré par tous ces protagonistes.
Une sombre conspiration dont votre policier n'a pas conscience, tenaillé par son envie de bien faire son boulot. Un flot de culpabilité néanmoins, qu'il rangera au placard de l'oubli pour pouvoir encore se regarder dans sa glace en se levant pour aller faire son devoir chaque jour de chaque année qui suivirent.

Je me suis un peu perdu dans les méandres du langage secret du FBI mais j'en ai saisi le contexte et le devoir de mémoire.

Bref ! je vous félicite pour tous le travail que cela a du vous demander.

Stéphanie,
française, viking et mongole de part ces ancêtres...

   Sylvaine   
17/2/2019
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bonjour, Donaldo,


Voilà un texte solide, documenté, la narration est maîtrisée, l'alternance entre présent et passé fonctionne bien. Les dialogues sont sobres et efficaces, l'écriture de bonne tenue. Un tout petit reproche : je n'aime pas le "sur comment" du quatrième paragraphe, c'est un tour que l'on entend beaucoup aujourd'hui mais je le trouve maladroit et peut-être syntaxiquement incorrect. Mais je cède peut-être à une manie de puriste. En tout cas la lecture est prenante et tient en haleine jusqu'au bout.

   CyrilRodriguez   
18/2/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
J'ai aimé la tournure historique de la nouvelle, ainsi que la narration simple mais efficace qui m'a permis d'immerger sans difficulté dans la trame. Une immersion un peu gâchée cependant par deux points qui n'ont pas quitté mon esprit jusqu'au dénouement. Premièrement, j'ai trouvé le tour de la discussion autour d'un verre cliché au possible. Davantage d'originalité aurait été appréciée pour le bien des lecteurs. Secundo, il me semble que Wilson affirme dans une partie qu'il ignore tout du racisme d'Edgar Hoover, alors que le commissaire McIntyre le lui dit clairement d'après la retranscription du passé par Wilson lui-même… "Tu ne peux pas savoir à quel point Hoover déteste ces mecs, les Rouges, les Jaunes et surtout les Noirs." En conclusion, quelques retouches seraient judicieuses, mais l'histoire dans son ensemble reste très bonne.

PS : ah, cette phrase me dérange : « Mon bébé, sauvez mon bébé ! » cria-t-elle à son intention, tandis qu’un autre policier la menottait sans ménagement. Ne dit-on pas à son attention ? Je n'en suis pas certain, mais la forme intention me paraît fautive. Si quelqu'un accepte de m'éclairer.

   maguju   
21/2/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour

Un texte passionnant et fort bien écrit. La construction est particulièrement intéressante et entretient le suspens. Quant au sujet, moi qui suis fan de l'histoire des Etats Unis, je ne peux qu'apprécier! Félicitations pour ce travail.

   Malitorne   
23/2/2019
 a aimé ce texte 
Bien
Cette histoire m'a inévitablement fait penser à deux films que j'ai vu récemment sur le sujet : "J'ai infiltré le kkk" et "Détroit". On y retrouve ce délire conspirationniste sur fond de haine des noirs. C'est très à la mode en ce moment de revenir sur ce passé douloureux de l'histoire des Etats-Unis, ce n'est pas une critique, juste un constat. En tout cas votre texte reste prenant et fort bien documenté. Du beau travail, pareil pour l'écriture.

   Anonyme   
5/5/2019
Modéré : Commentaire hors-charte (se référer au point 6 de la charte).

   Anonyme   
14/3/2019
Bonjour Donaldo,

Je vais tâcher de trouver un peu de temps pour recommencer à commenter. Je reprends là où j’avais arrêté, c’est-à-dire à partir de ce texte.

Toutefois, il ne s’agit pas ici réellement d’un commentaire, mais d’une simple impression telle que je l’avais eue lorsque j’avais lu ton texte il y a plusieurs jours et je te la livre telle qu’elle était alors.

C’est bien écrit, c’est manifestement très sérieusement documenté, c’est intéressant, mais j’ai traversé ce texte comme un reportage et non comme un texte littéraire. Ceci n'enlève rien à sa qualité, mais disons que je n'ai pas ressenti la passion d'un texte vivant.

   dark_matters   
7/7/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Je suis admirative du travail que vous avez produit, ici. Le travail historique sans aucun doute, mais au-delà, votre style lui-même évoque l'époque. J'y ai retrouvé les codes des romans policiers que j'ai adorés, la vivacité, le tempo. Vous ne faites pas de psychologisme (ouf) et le choix, courageux, de tout écrire sous forme de dialogue est très séduisant. Bravo !

   maria   
31/7/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Donaldo75,
Je salue une documentation impressionnante et aucun moment je n'ai douté de son exactitude, un vocabulaire approprié, une écriture juste (longueur des phrases) et un rythme soutenu.
Trop de dialogues si je voulais chipoter, et ce n'est pas le cas.
Cinquante ans après, qu'est ce qui a fondamentalement changé ?

Merci pour le partage et à bientôt.

   cherbiacuespe   
10/10/2020
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Récit convaincant avec, selon moi, un bon choix de construction. On ne perd pas le fil. C'est un morceaux de choix de l'histoire politique Etats-Unienne passé inaperçu. Je l'ai lu avec intérêt et amusement devant la naïveté de Wilson. Hélas, nous le sommes tous un peu dès qu'il s'agit de démonstrations qui vont dans le sens de nos propres opinions.


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