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Policier/Noir/Thriller
Donaldo75 : L'affaire Corentin Thomas
 Publié le 22/09/25  -  26492 caractères  -  2 lectures    Autres textes du même auteur

Une enquête de Philippe Garnier, détective privé.


L'affaire Corentin Thomas


Je pointe des colonnes de chiffres pour remplir ma note de frais tout en maudissant les têtes d’ampoules de Bercy à qui je dois ce calvaire. Soudain, mon téléphone fixe me déchire les oreilles de sa sonnerie stridente. Je décroche. C’est Jessica, mon assistante.


– Oui, Jessica, que me vaut le plaisir d’entendre votre voix de sirène ?

– Patron, vous avez une cliente non prévue au planning.

– Dites-lui que je suis en concile avec le pape.

– Ce n’est pas l’idée du siècle.

– Pourquoi ?

– Il s’agit de Caroline Damberg.


Caroline Damberg, rien que ça. Vu que Jessica n’est pas du genre mythomane, j’imagine que c’est du solide. En tout cas, je ne peux pas rater l’occasion de dépasser mon habituelle clientèle de besogneux. Il est grand temps de s’occuper enfin des nantis. La dame Damberg est devenue une icône « people » dans la rubrique des faits divers. Son époux Corentin Thomas a disparu un matin à Nice alors qu’il partait au bureau. La presse nationale en a parlé pendant des semaines, exposant la vie du couple à des yeux affamés de sensations sales. Pendant ce temps, des brigades de poulets azuréens picoraient leurs maigres moyens pour mener l’enquête. Madame Damberg avait de son côté sorti le chéquier afin de s’assurer les services de la prestigieuse firme américaine Pinkerton, symbole autoproclamé de l’investigation privée 2.0. Pour un résultat proche du zéro absolu.


Je demande à Jessica de la faire patienter cinq minutes. J’ai besoin de donner à mon bureau une allure moins comptable. Quelques minutes plus tard, la porte s’ouvre. Une petite blonde surexcitée bondit dans mon antre.


– Enfin, j’ai failli attendre. Ce n’est pas trop tôt.

– Désolé, les enquêtes en cours m’ont pris du temps.

– Si vous le dites.


Je détaille la nouvelle arrivante. Elle affiche un mètre soixante les bras levés. Perchée sur des hauts talons probablement plus chers que mon meilleur costume, elle me toise comme si j’étais un bourrin proposé au Grand Prix d’Amérique. Dans mon for intérieur, je me dis qu’elle mérite le détour côté plastique, même si tout ne me semble pas certifié d’origine.


– Que puis-je faire pour vous, madame ?

– Vous devez absolument retrouver mon mari.

– Racontez-moi tout, s’il vous plaît.


Pas vraiment versée dans la synthèse, elle commence à accabler la flicaille niçoise, les privés de Pinkerton, les journalistes, les élus locaux et tout ce qui passe sous son verbe. Durant sa logorrhée, je lui verse une boisson chaude. Quand la saga atteint son épilogue, je bouge une fesse sur mon siège, respire un bon coup puis reprends les rênes.


– En gros, vous avez besoin d’un œil nouveau sur cette étrange affaire.

– Vous avez tout compris.

– Reprendre une telle investigation va nécessiter un dispositif coûteux.

– Je m’en doute.

– Et vous voulez démarrer de suite, je suppose.

– Hier serait parfait.


Sa réponse me fait penser à mon premier boss quand je travaillais à la Crime. Lui aussi, il confondait présent et passé. Cet esclavagiste patenté imposait sa temporalité à de jeunes inspecteurs déjà épuisés par les cadences infernales. Il invoquait à chaque fois le prétexte fallacieux de garder les statistiques au beau fixe. Comme si les malfrats attendaient la publication des tendances criminelles pour perpétrer leurs forfaits.


///


Ma nouvelle cliente me signe une très grosse avance. J’ai même droit à un défraiement premium. Je peux également consulter les dossiers complets des privés de Pinkerton et de la police nationale. Les pièces du puzzle commencent à s’assembler. Je découvre que Corentin Thomas a longtemps fréquenté une certaine Marjorie Delahaye avant de se mettre à la colle avec Caroline Damberg. Je réussis à faire baver leur entourage de l’époque, des premiers de la classe propres sur eux. Ils s’avèrent du genre à débiner leur voisin au premier billet de cinquante euros. Selon eux, le disparu ne respirait pas la force de caractère. Sa chérie en a eu marre de jouer à lancer son os à un beau mais insipide toutou car dans ses rêves de jeune fille, elle se voyait plutôt en dompteuse de tigres.


Je décide de rencontrer l’ex fiancée dans une bourgade de Vendée, loin des regards indiscrets et des oreilles électroniques.


– Je vous ai expliqué ma démarche, madame Delahaye. Tout restera entre nous.

– Que voulez-vous savoir ?

– Qui est Corentin Thomas, du moins celui de votre époque.


À ces mots, elle lève les yeux au ciel. Je la détaille pendant qu’elle commence à me raconter sa version des faits. La Marjorie ne boxe pas dans la même catégorie que Caroline Damberg. Assez grande, avec de longs cheveux d’un blond vénitien plutôt charmant, elle s’avère jolie et vive. Cependant, sa manière de s’habiller, son phrasé, sa moue, son regard, rien ne transcende son petit minois de Madame Bovary vendéenne. J’écoute patiemment son laïus. Elle confirme les médisances, résumant Corentin Thomas à un beau garçon sans aspérités. Selon elle, il n’était qu’un homme aux capacités intellectuelles réelles mais à l’ambition limitée, un gentil rêveur inoffensif. Il n’aura pas froid cet hiver.


– Et son épouse, l’avez-vous rencontrée ?

– Non.

– Pas le moindre contact, même par personne interposée ?

– Jamais.

– C’est étrange, non ?

– Pourquoi ?


Sa question pue la peur. Je dois creuser dans ce sens. Je sors l’excavatrice et lance la procédure de déblayage. Marjorie la cachottière finit par avouer que Caroline Damberg ne l’a pas contactée personnellement. Cependant, elle lui a fait passer des messages à plusieurs reprises, ce dès ses fiançailles avec Corentin Thomas. Elle lui conseillait vivement de ne plus exister pour son ancien amant et de disparaître des radars ad vitam æternam.


– Vous avez obéi mais il vous a lui-même contactée.

– Oui. Peu de temps avant sa disparition.


Mon bluff a payé. Je n’ai plus qu’à élargir le sillon et travailler les détails pour comprendre l’esprit du gentil toutou avant sa disparition. Corentin Thomas a bien contacté son ancien amour via les réseaux sociaux. Selon ses dires, elle a d’abord répondu présent par pure curiosité et l’a écouté. Il lui a seriné comment c’était mieux avant quand ils étaient jeunes et fous, amoureux et pleins d’espoir. Ensuite, dès qu’il a commencé à se montrer trop collant, elle l’a renvoyé à la niche. Je creuse encore. Marjorie Delahaye ressent une forme de pitié pour le disparu. Elle a presque des remords de l’avoir baffé. Je n’en crois pas un mot mais ça ne va pas changer la face du monde. J’ai désormais de la matière. Il me suffit de demander à un hacker de récupérer l’historique des conversations entre les deux tourtereaux pour étayer mon dossier. Et cela confirmera ma profonde intuition. Je peux repartir à Paris.


///


Mon petit commerce ne s’embarrasse pas d’un personnel pléthorique. En réalité, Jessica est ma seule collaboratrice à plein temps. Elle prend en charge l’accueil, les recherches de premier niveau et les vérifications. Quand j’ai besoin d’un travail de spécialiste, du genre fouiller les poubelles numériques ou examiner des dossiers médicaux, j’en appelle à la sous-traitance. C’est plus simple, moins coûteux et surtout diablement efficace. Pourtant, cette fois-ci Jessica m’a dégotté une source digne d’intérêt. Elle a retrouvé un artiste méconnu répondant au doux pseudonyme de Johnny Lexington. Ce dernier a connu Caroline Damberg lors de ses années estudiantines à Nice. Je le rejoins sur place. Nous avons rendez-vous dans un bar de son choix. Sa tronche ne me dit rien. Il n’a probablement pas envahi les plateaux des chaînes nationales et encore moins déchaîné les foules. C’est plutôt le genre corbeau, un gothique perdu dans la cité des petits vieux et des boursouflés parfumés au monoï. Maigre comme un clou rouillé, il sent le junkie en fin de cycle, le mort-vivant prêt à tout pour se payer son dernier cristal.


– Alors, Johnny, vous avez du croustillant pour moi ?


Le gars commence à négocier. Je le calme en payant une tournée de spiritueux et lui montre une grosse liasse de billets. Il se décoince enfin, abandonne sa posture de paranoïaque et me raconte une jolie histoire. Caroline Damberg en est la vilaine petite princesse en mal de sensations. Le pitch s’avère simple, un classique de la bourgeoisie de province. La fille à papa s’ennuie avec ses amis friqués. Elle recherche alors les sensations fortes, l’interdit, sans pour autant salir son foulard en cachemire. Johnny ressemble à un début de transgression. Il la distrait avec sa faconde d’artiste maudit, ses fréquentations compliquées et ses substances illicites. L’étudiante propre sur elle joue quelques mois avec son rat des villes avant de se lasser et de changer de joujou.


– C’est tout ce que vous avez à m’offrir ?

– C’est déjà beaucoup.

– Désolé de vous décevoir, mais des histoires comme ça, j’en ai des boîtes d’archives.

– Vous cherchez quoi, au juste ?

– Vous connaissez le jeu de l’intrus ?

– Oui.

– On va y jouer.

– Comment ?


Pour un musicien, le Johnny n’est pas très créatif. Je dois lui expliquer les règles. Il s’agit de rechercher, dans son passé commun avec ma cliente, qui n’est pas ou plus dans le tableau officiel. Il commence à comprendre. Visiblement ça lui plaît. Je commande une autre tournée pour lui remonter les neurones. L’heure a tourné mais elle n’est pas inutile.


– Il y avait une autre étudiante. Une Néerlandaise.

– Qu’est-ce qu’elle a de spécial ?

– Elles étaient très proches, même intimes.

– Une relation amicale. Amoureuse ?

– Difficile à dire. Un peu des deux, je crois.


Imaginer Caroline Damberg en train de brouter du gazon batave semble lui revigorer la mémoire. Je le laisse fantasmer un moment sur ces amours saphiques puis le ramène au terrain de jeu.


– En quoi c’est l’intrus ?

– Elles ont monté ensemble la première galerie de la constellation Damberg & Thomas.

– Et ?

– Je crois même qu’elles ont créé la société actuelle, avec l’aide de Corentin Thomas.


Première nouvelle. Nulle part dans le dossier économique n’est mentionné un troisième associé. La piste de l’étudiante néerlandaise devient prometteuse. Johnny sonde son passé et retrouve son nom : Marjanna Hansen. Une pure beauté dans son souvenir.


– Pourquoi n’apparaît-elle nulle part dans les documents administratifs ?

– Je crois qu’elle a été rayée des tablettes.

– Comment ça ?

– Caroline l’a éjectée salement.


Je n’ai plus besoin de Johnny Lexington. Il m’a donné un nom et un mobile. Il ne me reste qu’à déblayer le terrain, déterrer les cadavres et décrypter les fichiers de la chambre de commerce. Je saurai comment ladite Marjanna Hansen est sortie du tableau. Ensuite, si l’histoire tient ses promesses, l’étape suivante consiste à la retrouver et à lui tirer les vers du nez. Je remercie ma source, lui glisse une enveloppe sous le bras et lui commande une bouteille de son nectar écossais favori. Il l’a bien mérité.


///


Retrouver Marjanna Hansen n’a pas été simple. J’ai finalement réussi. Elle s’est remariée au docteur Christian van Heuvel, le dirigeant d’une grande firme informatique néerlandaise. C’est d’ailleurs sous ce nom qu’elle mène un business florissant. La belle sévit désormais dans le domaine du commerce de l’art. Je me demande si ma cliente est au courant. Obtenir un rendez-vous a demandé beaucoup de patience. Je suis maintenant à l’accueil de son entreprise située en plein quartier des musées à Amsterdam. L’hôtesse me fait signe de la suivre. Nous passons le portique sécurisé puis prenons l’ascenseur jusqu’au dernier étage et enfin nous rendons dans la salle de réunion où m’attend la patronne. Une fois la dernière porte franchie, j’entends une voix profonde et sensuelle s’exprimer en néerlandais. Je ne comprends rien à son yaourt guttural mais j’en saisis l’intention. Elle lui demande de nous laisser seuls, elle et moi.


Johnny Lexington m’avait prévenu : Marjanna Hansen fait mal aux yeux. Sa beauté naturelle et animale remplit l’espace alentour. Très grande, blonde whisky, elle s’affiche en walkyrie des affaires, une guerrière habillée en tailleur Chanel. Ses yeux d’un bleu profond me percent tandis que son visage à la Greta Garbo me tétanise. Je me demande si elle va me découper en rondelles et me dévorer sur place. J’attends la mort mais elle ne vient pas.


– Vous avez perdu votre langue, monsieur Garnier ?


Je reviens à la réalité. C’est à la limite du vexant une telle emprise, surtout pour quelqu’un dans ma position. Je suis censé tirer les vers du nez d’une potentielle suspecte dans un cas de disparition. Je prends sur moi, lui sors mon meilleur sourire et réponds en diplomate.


– Votre français est parfait, madame van Heuvel.


Visiblement, la belle est habituée aux flatteries de salon. Son sourire de façade cache une forme sophistiquée de mépris vis-à-vis de la piétaille masculine. Je pense qu’elle a accepté le rendez-vous pour jouer au poker menteur avec moi. Mon sésame se prénomme Caroline Damberg. Il a excité sa curiosité.


– Asseyez-vous et venons-en au fait.


Je pose mon séant dans un large fauteuil en cuir. Sur la table sont disposées des boissons fraîches et colorées. Mon interlocutrice me fait signe de nous servir. Je nous prépare un verre d’une substance orangée puis démarre la discussion.


– J’enquête pour Caroline Damberg.

– Sur quoi ?

– La disparition de son époux Corentin Thomas.

– En quoi ça me concerne ?


Opter pour une approche directe fonctionne souvent dans ces cas. Au pire, Marjanna Hansen peut appeler son service d’ordre et demander à un molosse bodybuildé de me dégager à grands coups de pompes dans le cul. Cependant, je ne la vois pas jouer dans ce registre. C’est une guerrière avant tout. Elle aime occire ses ennemis en les regardant droit dans les yeux.


– Mon petit doigt me dit que vous ne la portez pas dans votre cœur.

– Et si c’était le cas ?

– Vous auriez un mobile.


Sa réaction me désarçonne un instant. Au lieu de me foudroyer sur place, elle se met à rire. Ses yeux se mouillent. Ses zygomatiques se fendent. Je me sens nu.


– J’ai dit un truc drôle ?

– Pathétique serait le mot.

– Expliquez-moi.

– Vous d’abord. Quel serait ce mobile ?


Je n’ai pas les cartes pour bluffer. Je me décide alors à lui cracher une partie du morceau. Elle m’écoute lui expliquer pourquoi elle devrait détester Caroline Damberg et Corentin Thomas. Selon ma théorie, ils l’ont dépossédée de ses parts dans la société niçoise qu’ils avaient créée ensemble. J’en rajoute une couche en appuyant sur le procédé particulièrement dégueulasse utilisé par ma cliente pour l’humilier et lui renier le moindre droit au recours.


Mes arguments la mitraillent en rafale, durs, secs, implacables. Marjanna Hansen ne m’interrompt pas. Cependant, je sens chez elle la remontée en force de souvenirs pénibles. Ses magnifiques yeux marins s’embrument. Elle n’a plus envie de rire mais seulement de cacher son émotion. J’ai vu juste. Le couple Damberg et Thomas n’a pas géré la rupture commerciale avec élégance. Je n’ai pas besoin d’entrer dans les détails. Elle et moi nous nous sommes compris.


– Je m’arrête là, vous connaissez l’histoire mieux que moi.

– Vous avez bien travaillé.

– C’est la moindre des choses.


Elle reprend le contrôle et veut me le signifier. Pourtant, la partie ne se termine pas là. Son langage corporel montre qu’elle attend plus de concret après cette mise en bouche. Je dois montrer une partie de mon jeu. Je relance la partie de dix.


– La vengeance est un plat qui se mange froid.

– Et alors ?

– Vous avez désormais les moyens, en plus du mobile. Quant à l’occasion…

– Sérieusement ?

– C’est une option possible.


Sa moue dégoûtée lui sert de réponse. Je place mes bras en virgule pour exprimer mon incompréhension. Notre théâtre muet paraît durer des heures. À la fin, madame van Heuvel abandonne sa posture de mime et commence à vocaliser sa pensée.


– Je ne m’occupe pas des petits joueurs.

– En clair ?

– Ma société contrôle le marché européen. Damberg et Thomas sont des nains de jardin dans mon univers.

– Et ?

– C’est ça, ma vengeance.

– Mais Caroline Damberg ne sait pas ce que vous êtes devenue.


La belle se remet à rire. Sa réaction froisse mon ego. Soit elle me prend pour un demi-sel, soit il me manque un bout de la photo. Je pense relancer de nouveau mais elle me devance.


– Vous croyez qu’elle vous a tout dit ?

– Rien ne m’indique le contraire.

– Alors, vous êtes un naïf de plus au tableau de chasse de la reine des poupées.


Sur ces mots, elle marque la fin de l’entretien. La walkyrie néerlandaise ne veut pas de sacrifice humain aujourd’hui. Le jeu ne l’amuse pas. Je suppose qu’elle croit en savoir assez sur mes motivations et l’avancée de mon enquête. Elle connaît désormais le nom de son ennemie invisible, ma cliente, et une idée de la quantité d’emmerdements potentiels qui l’attendent si je poursuis dans cette voie. Je ne lui suis plus utile. Après quelques minutes, l’hôtesse réapparaît dans la salle et m’indique le chemin du retour. Marjanna Hansen ne daigne même pas m’accompagner vers la porte. Tout en m’éclipsant, je pense au trouble semé dans son esprit, à ses yeux voilés quand je lui rappelais sa déroute niçoise au pays de la cruelle Caroline Damberg.


///


L’heure est venue de revoir ma cliente. Je dispose d’assez d’éléments pour la débriefer avec du concret. Les confronter à sa propre vision de l’affaire permettra de faire avancer le schmilblick. Cette fois-ci, je descends à Nice. Placés en centre-ville, les locaux de Damberg & Thomas sont spacieux. Les murs ressemblent à une exposition d’art moderne. L’accueil ne souffre pas de la comparaison avec les meilleurs musées du monde. Je me retrouve sans m’en apercevoir dans le bureau de la patronne. Quand je la vois, je pense à la reine des poupées, comme la qualifie ironiquement Marjanna Hansen.


– Prenez place, monsieur Garnier, je suis impatiente d’en savoir plus.

– Considérez cet entretien comme une session de travail, madame Damberg.


La petite blonde atomique esquisse un rictus. Elle ne devait pas s’attendre à devoir phosphorer avec moi mais plutôt à du tout cuit, du genre une solution clé en main avec la tête du coupable au bout d’une pique. Décidément, je ne sais pas m’y prendre avec les beautés fatales.


– Je paie pour travailler, c’est ça votre conception du métier ?

– Tout le monde mouille le maillot avec moi.


En disant ça, je l’imagine dans un concours de t-shirts mouillés avec Marjanna Hansen et une tripotée d’étudiantes niçoises en mal de reconnaissance, sous les yeux éclatés de Johnny Lexington. Une époque sympa me semble-t-il.


– Je vous écoute.

– Marjanna Hansen.


À l’évocation de ce nom, les yeux bleus de la dame Damberg me transpercent. Barbie laisse une seconde la place à Cruella avant de reprendre sa posture plaquée toc.


– Quel rapport avec l’affaire ?

– Le mobile, les moyens. Tout.


Je lui déballe la même salade qu’à la Néerlandaise. Le bluff, c’est mon dada. En général, je ramène de beaux poissons avec cette approche. Caroline Damberg continue de blêmir. Visiblement, elle ne s’attendait pas à une telle réussite chez son ancienne amie. Elle reprend ses esprits, tente de justifier l’éjection passée de Marjanna Hansen puis me fixe gravement.


– Vous pensez qu’elle est derrière tout ça ?

– Non.

– Pourquoi ?

– Elle n’en a rien à battre de vous, je la cite.


Caroline Damberg commence à s’agacer. Je ne lui livre pas les clés du royaume. Elle n’est pas habituée à ce que le ciel lui résiste. Barbie me demande si j’ai bien conscience de sa déception, joue un registre qui fonctionne probablement avec ses sous-fifres mais glisse sur moi comme un pet sur une toile cirée. Je la laisse expurger sa mauvaise foi puis conclus l’entretien en lui rappelant que les pandores locaux et les privés 2.0 ont passé des mois sans succès sur le sujet.


Finalement, cette session de travail a été quand même fructueuse. Ma cliente en sait plus que jamais sur les forces en présence. Elle me l’a confirmé à demi-mot en signant la note d’honoraires. De plus, le scénario Marjanna Hansen peut être écarté. Plus j’y pense, moins j’imagine la Néerlandaise fourbir une vengeance aussi criminelle. Ce n’est vraiment pas son genre. Par contre, une autre option, trop longtemps mise de côté par tous, moi y compris, redevient possible. Et si le toutou avait simplement décidé de fuguer ? Je l’imagine fatigué de subir la tyrannie domestique de la reine des poupées. Il a également été déçu de ne pas retrouver la flamme de ses jeunes années avec Marjorie Delahaye. Enfin, il s’est peut-être dégoûté lui-même de son vain personnage de mari obéissant et tenu au bout d’une laisse. Corentin Thomas avait le mobile, les moyens et l’opportunité de mettre en scène sa propre disparition. Je dois néanmoins vérifier certains points.


///


Mes vérifications ont pris du temps. Elles ont fini par payer. Je suis assis dans un wagon du TGV Sud. Tout en consultant mes dernières notes, je pense à comment aborder l’épilogue de cette enquête. Je n’ai pas l’habitude de vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué mais là je suis confiant en ma conclusion. J’aurais même probablement commencé par là si j’avais utilisé tous mes neurones au lieu de voleter de blonde en blonde. Heureusement, l’ours en question s’est réveillé. Il a remarqué que les abeilles voulaient récupérer leur miel. Du coup, l’importun a décidé de prendre les choses en main. Résultat des courses : il m’a contacté anonymement, histoire de prolonger le suspense je suppose. Comme si j’avais besoin de ça. J’ai décidé de ne pas en avertir Caroline Damberg. Elle est capable de m’envoyer les privés de Pinkerton dans les pattes, juste pour s’assurer ceinture, bretelles et parachute. J’ai autrement plus important à faire que de gérer des empotés 2.0.


Le train arrive en gare d’Avignon. Je descends, me dirige vers les autobus puis monte dans celui indiqué par mon contact. Mon bagage est léger. Mes compagnons de voyage s’avèrent du genre rustique à tendance agricole. Contrairement à mes concitoyens franciliens, ils parlent entre eux, sourient, profitent du paysage, bref se comportent en êtres humains civilisés. C’est reposant. Je peux enfin débrancher un moment ma paranoïa professionnelle. J’écoute leur accent chantant. Il me rappelle les jolies colonies de vacances de ma lointaine enfance. Comme convenu avec lui, le chauffeur m’indique l’arrêt où je dois être pris en charge. Une fois sur le bord de la route, j’attends patiemment en regardant l’horizon, les champs, la végétation, le cerveau toujours en roue libre. Soudain, j’entends un coup de klaxon. Je reviens à la réalité. Une fourgonnette est garée de l’autre côté.


– Eh, le Parisien, tu te réveilles ?


Le conducteur me fait signe de traverser et de monter dans son carrosse. Je m’exécute sans broncher. Assis à ses côtés, je me trouve tout petit tellement il est massif. J’essaie d’engager la conversation. Son geste de la main et son regard blasé m’indiquent une fin de non-recevoir. Nous roulons pendant une bonne heure à travers la campagne provençale avant de nous arrêter devant un chemin de terre. Je remarque une jolie maison de facture locale. Mon acolyte me regarde d’un air morne. Il hoche la tête en direction du mas. Je comprends son message, prends mon sac et descends du véhicule. Je suis au milieu de nulle part mais je sais que dans quelque cinq cents mètres je vais avoir des réponses.


La suite satisfait mes attentes. Arrivé sur le porche, je vois apparaître un homme au teint halé, grand et fin, plutôt bien de sa personne. Il me sourit. Je lui réponds d’une vague moue informe. Il s’approche de moi, le bras tendu. Nous nous serrons la main.


– Philippe Garnier, je présume.

– En personne. Et vous êtes ?

– Corentin Thomas. Enfin, j’étais.


Cette réponse ne me surprend pas. Cette hypothèse a pris corps dans mon esprit ces dernières semaines. Je suis content pour lui. Le gentil toutou a quitté la reine des poupées et refusé de rentrer à la niche. Je lui exprime mon sentiment en des termes plus diplomatiques. Il me répond en me proposant de prendre l’apéritif sur la terrasse arrière. Je ne suis pas contre une petite anisette après un si long périple. En plus, la perspective de clore cette enquête me donne soif.


///


Enfin, cette affaire est résolue. Du moins, c’est ce que je suis censé expliquer à ma cliente. Caroline Damberg me regarde avec insistance, en attente de ma version des faits. Je décide de foncer dans le tas en balançant la conclusion. La dissertation, du genre introduire le sujet, développer les arguments et synthétiser le tout, ce n’est pas ma tasse de thé.


– Corentin Thomas est mort et enterré.


Étrangement, Caroline Damberg ne semble pas étonnée. Si cette version n’était pas un mensonge, j’en viendrais à la soupçonner de meurtre. C’est comme ça, chez nous les détectives privés, on arrive à voir le mal partout. Elle met un peu de temps à me demander des détails. Je prends toutes les précautions rhétoriques pour lui exposer les faits, lui décrire les preuves et surtout exposer ma théorie. Je ne sais pas si elle avale le boa constrictor mais je sens en elle une forme de tristesse. Je me remémore alors ma dernière conversation avec son époux prétendument défunt.


– Comment votre femme va-t-elle prendre la nouvelle de votre décès ?

– Je ne sais pas vraiment. Elle va probablement tenter de ne pas paraître prise de court.

– Mais elle vous aimait, non ?

– À sa manière, oui, comme une personne âgée aime son caniche.


Corentin Thomas est mort. C’est un fait. Du moins, l’ancienne version de lui-même. Il a réussi à échapper à la reine des poupées, une épouse dont la manie du contrôle et le pouvoir tyrannique l’avaient trop longtemps empêché d’être lui-même. Son stratagème pour disparaître des radars mérite mon respect, même si finalement je l’ai retrouvé. Ensemble, nous avons fabriqué une belle légende, un mélange entre destin tragique et manque de chance, à destination de Caroline Damberg. Les autres ne le sauront probablement jamais, que ce soient Marjanna Hansen, Marjorie Delahaye ou tout autre protagoniste de sa vie passée. Cela ne les regarde pas et ils ne m’ont pas payé pour le savoir. Corentin Thomas a résumé son existence dans ses derniers mots, le jour de mon départ.


– La vie, c’est ouvrir une porte et en refermer définitivement une autre.


 
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