Jo s’extirpa du sommeil qui l’assaillait telle une gangrène. Son corps engourdi et son esprit fragmenté semblaient encore prisonniers d’un rêve empoisonné dont il ne subsistait que de maigres relents : des fragments d’images floues, des silhouettes sans nom, et un bourdonnement lancinant, planté au fond de son crâne comme une vrille. Il avala deux aspirines insipides, dévora son petit déjeuner avec la froideur d’un automate, puis laissa l’eau glacée de la douche ronger sa peau. Préparé mais vidé, il marcha vers la gare, traînant son ombre derrière lui comme une seconde carcasse. Dans la voiture de queue, il ferma les yeux, espérant que le sommeil le reprenne, qu’il efface ce malaise rampant. Mais à peine avait-il sombré dans un semblant de léthargie que son esprit fut transpercé par une injonction métallique, surgie de nulle part.
« Gare du Nord, RER B vers Villepinte, arrêtez-vous au terminus ! »
Jo se réveilla en sursaut, la nuque raidie par l’inquiétude. Ses yeux fouillèrent les alentours. Les visages s’affichaient inertes, les corps figés dans leur routine quotidienne. Nul ne semblait avoir parlé, nul ne semblait même entendre. Il tenta de se convaincre d’une hallucination, le résidu nerveux d’une nuit chaotique, et referma les yeux, plus crispé encore. Mais la voix revint, identique, implacable.
« Gare du Nord, RER B vers Villepinte, arrêtez-vous au terminus ! »
Le message semblait imprimé au plus profond de son être, dans une langue que seule la peur comprenait. Le bourdonnement s’était tu, remplacé par une intuition glaciale, une certitude sans logique. Il devait suivre cette directive fantomatique.
Arrivé à la gare du Nord, il se laissa porter, tel un damné qui affronte sa dernière épreuve, vers le quai du RER B. Il pénétra sans réfléchir dans la première rame à destination de Villepinte, comme si ses gestes lui étaient dictés par une main invisible. Et lorsque le train s’arrêta au terminus, il descendit parmi les silhouettes matinales, suivi par une procession de passagers sans visage. À la surface, le ciel se creusait de strates de gris charbonneux, étouffant la lumière comme un couvercle de plomb. Jo sentit son corps frissonner et, d’un geste inconscient, releva le col de sa veste, comme pour se protéger d’un hiver imminent. Le tonnerre gronda au loin dans un bruit sourd, sans éclairs, sans pluie, tel un soupir de fin des temps. L’horizon s’embrasa lentement, ses teintes virant au rouge cendreux, évoquant les flammes d’un incendie intérieur.
Puis tout se déforma. Le béton se mit à osciller, les lignes urbaines vacillèrent. Le macadam se fendit dans un craquement sinistre et, de ses entrailles, surgit une lueur rougeâtre qui glissait comme du sang. Jo observa la scène, immobile, tandis que le monde autour de lui se consumait telle une vieille photographie brûlée. L’explosion s’afficha totale, le bruit résonna tel un hurlement cosmique dans le vide sidéral. Et lui, jeune homme noyé dans le vacarme, s’abandonna au chaos.
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Les sirènes stridentes des pompiers lacéraient l’épaisseur d’un silence devenu urbain, funèbre. Jo marchait désorienté au milieu des ruines. Tout semblait résonner dans un chant de fin du monde. Son téléphone vibrait dans sa poche, la dernière relique d’un monde effondré, le tic-tac d’un sablier dont le cristal s’était soudain figé. Le chaos l’enveloppait : des décombres fumants, des passants au regard creux, des silhouettes flottant tels des spectres à la dérive. Et pourtant, une pulsion invisible, viscérale, l’attirait vers l’est. Pendant deux heures, ses pas le guidèrent à travers un paysage calciné jusqu’à ce que la voix intérieure réapparaisse, s’insinuant dans son esprit telle une litanie nocturne.
« Une voiture rouge, immatriculée BE-128-95, vous attend. Les clés sont sur le contact, les papiers dans la boîte à gants. Prenez Luxembourg, Liège, Maastricht, puis bifurquez vers Arnhem. Ensuite, arrêtez-vous à Osterbeek devant le panneau de pierre annonçant le bourg. »
Le jeune homme trouva le véhicule sans la moindre difficulté, comme si le destin avait déposé ses indices sur un tapis de cendres. Il démarra avec empressement. La radio bégayait des nouvelles confuses, tissées de peur et de spéculations. À Villepinte, les morts se comptaient par dizaines. La station de RER avait été désignée comme l’épicentre du désastre. La thèse terroriste prenait forme, sans preuve, un masque collé trop vite sur un visage sans nom. Jo écouta ses messages : son supérieur hiérarchique, d’abord cinglant face au retard, puis paniqué. Rien de tout cela ne le touchait désormais. Son corps n’était plus le même. L’air transportait des effluves dont il ignorait jusqu’alors l’existence, chaque son vibrait sur des fréquences inconnues. La réalité elle-même se décomposait sous ses yeux : les couleurs ondulaient en marées invisibles, les formes se mouvaient en courants nerveux. Sa pensée se déployait en fractales, analysant le monde sous des angles multiples, sans hiérarchie, en simultané. Sa mémoire fouillait des recoins oubliés de l’enfance, des vestiges scolaires longtemps effacés. Tout en lui devenait un prodige.
Lorsque la voiture s’arrêta à Osterbeek, en fin d’après-midi, le ciel s’était couvert d’un blanc pâle, aseptisé et silencieux. Dix minutes passèrent, puis une camionnette bleue se figea devant lui. Le conducteur, massif et jovial, lui adressa un signe de la main. Jo s’approcha. Dans le creux de sa conscience, la voix résonna encore : il devait monter à bord sans poser de questions. Le trajet s’étira sur une heure sans paroles. La route serpentait à travers des paysages éteints, presque lunaires. Puis la maison apparut, isolée, imposante, plantée à l’instar d’un autel au milieu de nulle part. Jo descendit, longea l’allée pavée et sonna à la porte de bois, patinée comme un cercueil trop souvent ouvert. La camionnette opéra un demi-tour. Il la regarda partir, conscient qu’un seuil venait d’être franchi. Une grande femme aux cheveux blonds et au port altier se tenait sur le seuil.
– Marjanna Hansen, dit-elle. – Jo, tout simplement. – Entrez, Jo ! Je vais vous expliquer le rôle que nous allons jouer dans ce qui va suivre. – J’ai hâte d’en savoir plus.
La demeure s’affichait austère : meubles minimalistes, organisation chirurgicale de l’espace, chaque élément semblant répondre à une géométrie invisible. De retour au salon, Jo aperçut enfin les domestiques : une femme massive au visage d’acier et un géant blond aux gestes mesurés. Le repas, servi sur une table taillée dans un bois ancien, se dispensait de tout apparat. Il semblait là juste pour nourrir, et non pour séduire. Sans détour, Marjanna entama son récit, avec la froideur des choses trop graves pour les enrober. Jo, encore surpris, laissa glisser son ironie : à moins d’être pris dans un jeu de télé-réalité, il ne comprenait rien à ce qu’elle lui racontait. La jeune femme lui confirma que cette confusion était normale, qu’il valait mieux abattre les cartes sans rhétorique inutile. Les révélations seraient brutales.
Marjanna évoqua une organisation clandestine : le Temple Rouge de Jupiter. Elle affirma que l’action criminelle débutée à Villepinte faisait partie d’un plan bien plus vaste, et que lui, Jo, avait été choisi pour l’arrêter. À mesure qu’elle parlait, les siècles se dépliaient. Le Temple Rouge de Jupiter, fondé au vingt-troisième siècle, œuvrait à prévenir guerres et catastrophes. Elle-même venait du trentième siècle. Le temps, expliqua-t-elle, était devenu une dimension que certaines civilisations manipulaient comme une variable physique. La réalité que Jo pensait vivre n’était ainsi qu’une façade. Le monde du futur se divisait en cinq superpuissances spatiales nées de la colonisation du Système solaire. La Fédération Intérieure régnait sur les planètes telluriques. Les Fédérations de Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune contrôlaient les satellites de ces géantes. Deux blocs antagonistes se confrontaient : l’un figé dans l’héritage, l’autre exalté dans la conquête. Entre eux s’insinuaient des reproches croisés invoquant le totalitarisme, la décadence et la voracité économique de l’un ou de l’autre. L’équilibre, précisait-elle, ne tenait que par la dépendance technologique du Nouveau Monde envers l’Ancien, notamment en matière d’alimentation, ce fragile attelage reposant sur un fructueux système d’échanges.
Jo commença à comprendre.
– Sommes-nous les gentils ? – Le bien et le mal ont perdu de leurs sens. – Comment ça ? – L’organisation n’existe que pour préserver l’espèce humaine. – Pourquoi moi, un Français de vingt-cinq ans au parcours banal ? – C’est là que ça devient intéressant.
Marjanna lui parla de ses dons. Ils avaient été détectés très tôt, enfouis sous des inhibitions génétiques que l’organisation avait levées au moment opportun. Depuis lors, ils l’avaient suivi, observé, préparé. Il était désormais ce qu’elle nommait un héros, un mutant, même, selon ses mots. Jo accepta le terme avec une grimace. La jeune femme insista : il devait comprendre, sans détour, que s’il ne bougeait pas, son monde sombrerait dans l’oubli. Le reste du dîner fut consacré aux détails pratiques. Leur couverture serait celle d’un couple de journalistes indépendants, envoyés par une chaîne européenne dans le but d’enquêter sur les événements en France. Derrière les apparences, la guerre des siècles venait de commencer.
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Deux jours après leur installation à Paris, Jo et Marjanna devenaient les sculpteurs silencieux d’une enquête invisible. Ils disséquaient les rapports de police, effeuillaient les articles de presse, cherchant au cœur de chaque page l’empreinte d’une vérité dissimulée. Jo naviguait dans les données avec une aisance surnaturelle. Son esprit, transformé en labyrinthe aux mille portes, pénétrait les réseaux, ouvrait les coffres numériques, révélait les secrets que les autres ne soupçonnaient même pas. Marjanna le répétait souvent, dans un souffle presque admiratif : son don le plus pur était cette intuition prémonitoire, cette faculté à deviner ce que le monde tentait de réaliser. Ils étaient ensemble les rouages d’un mécanisme parfaitement huilé. Jamais un geste de l’un ne contredisait celui de l’autre. Ils se devinaient dans le silence, se respectaient dans l’ombre et se révélaient dans les interstices. Leur entente restait une architecture fragile mais magnifique, soutenue par un équilibre d’instincts et de confidences. L’affaire de Villepinte, quant à elle, demeurait un mystère englué dans la boue des déclarations officielles. L’attentat était admis mais sans visage à offrir au public. Dans les ruelles de l’information, quelques journalistes laissaient filtrer l’idée d’un complot venu des sphères nord-américaines ou russes, pourtant personne n’osait en dessiner les contours.
Jo trouva enfin la lumière au bout du tunnel.
– Je crois percevoir un début d’explication, Marjanna. – Explique-moi ça, Jo.
Le jeune homme, dans un murmure à peine voilé, lui expliqua que la technologie utilisée ne ressemblait en rien à celle du vingtième siècle. Ce qu’il avait vu dans l’explosion relevait d’un autre degré de civilisation. Marjanna objecta avec une froideur tranchante : selon elle, les grandes puissances dissimulaient parfois des armes à même de raser une ville sans émettre la moindre onde. Et quelle qu’en soit l’origine, future, passée ou lointaine, leur mission consistait à en démasquer l’auteur. Jo ne répliqua pas. Il se replia dans l’antre de son intuition, cette flamme intérieure qui ne s’éteignait jamais, même lorsque le ciel semblait sans étoiles.
– La question du mobile reste ouverte, insista-t-elle.
Jo rappela alors un fait : une organisation islamiste avait revendiqué les attentats. Les médias s’en étaient délectés durant des mois, étirant chaque syllabe dans des colonnes tremblantes, pendant que les autorités se contentaient de respirer derrière leurs masques.
– Et alors ?
Jo partagea son raisonnement avec Marjanna, déployant ses idées comme des ailes noires. Selon lui, si un réseau extrémiste avait orchestré l’attentat, il fallait déterminer les moyens employés. Or, ceux-ci nécessitaient une technologie dépassant de loin celle disponible à l’époque. Il invita Marjanna à fouiller les archives des siècles suivants pour dresser la liste des nations ayant produit, en secret, des armes capables de déchaîner sans laisser de trace une telle catastrophe.
Marjanna, fascinée, activa l’archive. Une salle d’informations se matérialisa, composée de pensées, de couloirs invisibles et de portes entreposées dans un éther virtuel. Jo se connecta. Cinq minutes lui suffirent pour apprivoiser l’outil, six heures pour en tirer des révélations. À mesure qu’il creusait, des schémas se formaient, des vérités dormantes se réveillaient. Le jeune homme possédait le don unique de faire parler l’insignifiant, de convoquer des hypothèses comme des spectres historiques. À la fin de son périple, une exclamation rompit le silence : il avait trouvé une piste.
Marjanna le rejoignit. Jo lui expliqua que l’événement ne pouvait avoir existé car les archives n’en portaient aucune trace. Si l’Histoire l’ignorait, c’est qu’il avait été introduit de l’extérieur, dans la trame du réel, comme un poison silencieux. Et pourtant, chaque crime profitant toujours à un commanditaire, il fallait chercher qui ce désastre servait. Il énonça alors une comparaison glaçante : vouloir croire à un attentat de cette envergure dans son époque, c’était comme croire que Brutus avait assassiné César avec un mousquet. L’anachronisme sautait aux yeux de ceux qui n’avaient pas perdu la mémoire.
Le raisonnement se ramifia. Jo démontra que sans l’Europe, la conquête de Mars aurait été dominée par les États-Unis. Ce monopole aurait engendré un monde asymétrique, un empire technologique sur les terres rouges, une emprise sans contrepoids. Il affirma alors que si ce scénario s’était réalisé, les satellites de Jupiter et Saturne n’auraient jamais émergé comme des puissances majeures. Le monde du futur décrit par Marjanna serait totalement différent : amputé, déséquilibré, livré à l’hégémonie américaine.
– Washington serait à l’origine de cette tragédie ? – Oui, le mobile tient la route. – Pas de mondes joviens, pas d’alternative dans la dynamique des mondes. – Exactement.
Pourtant, deux failles de cette logique chagrinaient encore Marjanna. D’abord, la surpopulation sur Terre deviendrait inévitable sans une colonisation collective. Ensuite, la technologie du voyage temporel, contrôlée uniquement par son organisation, ne pouvait gérer des retours. Dans son cas, par exemple, elle ne retournerait jamais à son époque.
Jo abattit ces objections avec une lucidité froide. Si la technologie temporelle était un privilège, alors rien n’empêchait qu’une faction dissidente l’utilise pour trahir l’équilibre. Il parla de fanatisme, celui qui naissait quand la croyance dévorait la neutralité. Quant aux problèmes démographiques, ils existaient bien avant l’exode vers Mars. La Terre avait déjà été le laboratoire d’un remodelage environnemental dont le but secret s’avérait économique. La crise de l’espace avait été détournée pour engendrer des métropoles artificielles et gonfler les marchés financiers. Le capitalisme, jamais à court d’idées, avait transformé la pénurie en produit.
Marjanna resta de marbre, absorbant les idées comme on avalait un poison lent. Jo termina sa démonstration sans vaciller. L’Europe, en concurrence directe avec les États-Unis sur la terraformation, devenait une cible logique. Si Paris sombrait, il suffirait de frapper Berlin, Londres et Amsterdam pour faire plier le continent. Une crise économique, nourrie de peur et d’effroi, déclencherait un krach économique. L’Union européenne, privée de ses budgets de recherche, serait incapable de répondre. Jo conclut d’un ton presque désabusé : ceux qui avaient conçu ce plan l’avaient accompli sans retour. La dissidence avait su que Marjanna partirait sans espoir de revenir dans son temps initial. Si leur projet réussissait, l’Histoire serait façonnée à leur image. Si elle échouait, nul ne découvrirait leur existence car tout acte accompli aujourd’hui changerait le passé de demain. Voilà pourquoi elle ne reviendrait pas. Voilà pourquoi ce jeu n’avait ni règle ni salut.
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Les semaines suivantes se déroulèrent telle une longue marche dans l’ombre. À l’instar de chasseurs traquant des spectres, Marjanna et Jo déterrèrent les ramifications du complot. L’équipe responsable fut démasquée, ses autres tentatives éventrées comme autant d’autopsies morales. Marjanna, déesse vengeresse au sang-froid, accomplit ce que le Temple Rouge de Jupiter n’avait jamais osé assumer publiquement : elle nettoya, faisant disparaître les conspirateurs, les têtes pensantes, les mains agissantes et les ombres complices.
L’équilibre mondial chancela. La crise économique s’abattit sur la Communauté européenne comme une peste moderne. Ensuite, les déflagrations relayèrent le chaos : des attentats surgis sur les terres américaines, russes, chinoises, des actes d’une violence orchestrée, revendiqués par la même entité maudite que celle liée à Villepinte. Ce nom revenait comme une invocation démoniaque dans les journaux, dans les prières, dans les silences. Le monde sombra dans une paranoïa totale. Les voisins devinrent suspects, les peuples se replièrent sur eux-mêmes telles des bêtes blessées. Heureusement, dans cette brume de peur, un scientifique néerlandais à la voix clairvoyante lança un cri salvateur. « Nous avons peur les uns des autres car notre Terre est devenue trop petite pour nous tous. » Le slogan, tranchant comme une prophétie, s’infiltra dans les esprits. Il devint un rituel, un hymne, un étendard populaire. L’exploration spatiale retrouva alors son souffle. La secte se vit démantelée, des noms jetés aux chiens, des preuves retrouvées dans des cachettes silencieuses, scellées par l’horreur. Les leaders, jusqu’au bout, nièrent leur implication, masquant la vérité sous le linceul du mensonge. Néanmoins, les murs de la prison de La Haye devinrent leur sépulture : le suicide collectif des bourreaux devint leur dernière révérence au chaos. Enfin le silence s’imposa.
Marjanna épousa Jo dans l’intimité d’un monde qu’ils avaient contribué à sauver sans que personne ne le sache. Ils restèrent à jamais les anonymes du destin, les rouages oubliés d’un mécanisme colossal, sans médaille, ni remerciement ou stèle gravée de leur nom. Dans les nuits suivantes sous les draps où le futur s’était tapi, ils se murmurèrent parfois cette même question, comme un mantra inversé : avaient-ils eu raison ? Rien ni personne ne pouvait le dire car le monde avait changé mais le doute, lui, restait immortel.
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