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Sentimental/Romanesque
embellie :  Petit !
 Publié le 05/08/25  -  7 commentaires  -  7263 caractères  -  22 lectures    Autres textes du même auteur

Séquence d'observation dans un magasin.


Petit !


J’attends mon tour chez un grossiste en fournitures pour les métiers de l’ameublement. Il y a beaucoup de clients. Le patron, trogne prognathe à l’air débonnaire, grand et massif comme un joueur de rugby, va et vient d’un pas décidé du fond du dépôt jusqu’au comptoir, transportant des ressorts, des rouleaux de sangle, des boîtes de clous. Il prépare une commande pour un tapissier tout en demandant à son client des nouvelles de sa femme, de son fils à l’armée, de son chien. Les gestes rapides et précis, la cadence régulière, la voix forte et le rire gras donnent l’image du commerçant expérimenté, convaincu de son prestige et de son ascendant sur sa clientèle et son personnel.

Un vendeur sert aussi, coupe un métrage de toile de jute, puis un autre de doublure, rassemble des accessoires pour tringles (supports, embouts, porte-embrasses) non sans dextérité mais à son rythme, sans un sourire, avec sur le visage l’expression un peu dédaigneuse de celui à qui on ne la fait pas. Quand il lance les références et les quantités à la patronne qui établit la facture, le menton est relevé, le ton provocant, et le regard oblique semble jeter un inutile défi.

Sur le côté du local, réservé à la passementerie et aux collections de tissus, Patrice l’apprenti s’active dans une tentative de rangement. C’est un adolescent de quinze ou seize ans, roux, sec comme un échalas avec, jouxtant un long nez piqueté de taches de son, deux petits yeux rapprochés reflétant une inquiétude constante. Je comprends que sa mission consiste à retirer des présentoirs les franges, galons, embrasses périmés, puis à mettre en place les nouveautés, en les classant selon un ordre précis et en inscrivant le prix de vente sur l’étiquette. Au sol, à sa gauche un carton à moitié plein, à sa droite un carton à moitié vide. Entre ses lèvres serrées, quelques feuillets qu’il consulte à chaque opération. De temps en temps, il se trompe de carton. Il soupire, se gratte la tête, réfléchit un instant le nez sur ses papiers, rectifie son erreur, puis continue. Il se concentre sur son travail, mais il est sans cesse dérangé :


– Petit ! Vite, un coup de main…


Il obtempère avec vélocité aux injonctions du patron, aux demandes de l’ouvrier, bien embarrassé quand deux ordres fusent en même temps, mais faisant visiblement de son mieux pour satisfaire ses supérieurs. Quand il revient à son rangement, il a l’air désorienté.

Derrière le comptoir trône la patronne, devant son ordinateur. Son bureau est couvert de papiers (blancs, roses, verts) qu’elle classe avec des gestes agacés tout en surveillant d’un œil deux jeunes enfants qui s’amusent à tripoter des échantillons de tissus. Elle soupire en jetant à leur jeune mère un regard excédé. Sa coiffure est stricte, chignon sur la nuque, son maquillage outrancier : paupières bleu canard, pommettes rose vif, bouche carminée. On la dirait prête pour une entrée en scène, à l’Opéra. De temps en temps, elle lève un bras, faisant cliqueter ses multiples bracelets, passe sa main sur sa tempe comme pour effacer une fatigue importune, et les éclats de ses bagues scintillent jusqu’à la porte d’entrée. Son visage est boudeur, mais quand le client lui tend son chèque signé, elle lui offre en échange un sourire stéréotypé pour lequel seule la bouche filiforme est sollicitée. En toute circonstance le regard reste dur et froid.

Personne ne se parle, comme c’est souvent le cas dans les grandes villes. Deux ou trois personnes s’absorbent dans l’examen des nouveautés. Le glissement métallique des portemanteaux d’échantillons de tissus circulant sur les barres des présentoirs, le frémissement des albums de papier peint dont on tourne les pages, sont les seuls bruits habitant ce lieu à l’atmosphère feutrée. On entend, de temps en temps, un bref soupir exhalé par une grosse dame impatiente près du comptoir. Très lentement, en laissant aller tout le poids de son corps tantôt sur son pied gauche, tantôt sur son pied droit, elle avance subrepticement et tente de doubler par la droite un jeune coursier. La patronne voit mais laisse faire. La dame est sans doute une de ses meilleures clientes, n’est-ce pas ? Au bout de quelques minutes, n’y tenant plus, celle-ci se racle la gorge et, d’une voix forte, demande une boîte de ruban fronceur. Contre toute logique, elle fait savoir à la cantonade :


― Tout de même, je ne vais pas faire la queue pour une simple boîte de Ruflette !


La queue, magnanime, murmure une espèce d’acquiescement, malgré quelques hochements de tête. L’apprenti se voit alors dérangé une fois de plus dans son travail, pour venir servir la dame. Sans doute eût-il été déplacé que Dame Patronne se déplaçât !

Plus que deux personnes à servir et mon tour viendra. Soudain la sonnerie du téléphone retentit. La patronne décroche et, l’air mécontent, regarde Patrice :


― Petit, c’est pour toi. Et… t’éternise pas, t’as du boulot !


Patrice jette un regard éperdu vers son patron qui lui fait signe du menton d’aller vite, et se précipite vers le maudit téléphone. Quelques petites secondes, le temps de dire qu’il ne faut surtout pas l’appeler ici, qu’il rappellera dès qu’il pourra et il regagne son poste en courant. Il y a toujours autant de monde et là, devant son cher public, notre diva nous offre un échantillon de ses plus belles vocalises. Sur un ton suraigu elle reproche au petit de se faire appeler sans arrêt pendant ses heures de travail, de chercher toutes les occasions pour en faire le moins possible, de manquer de motivation. S’adressant à la queue de clients :


― Tous les mêmes ! Ils viennent pleurer pour se faire embaucher. Pendant leur mois d’essai ils ne bronchent pas, mais dès leur contrat signé, ils se croient tout permis. Et dire que nous les payons pour leur apprendre leur métier, un comble ! Si seulement… ils montraient un peu… de reconnaissance…


La voix s’étrangle. De la racine des cheveux au bas du décolleté, plongeant, la mégère est écarlate. Le patron et le vendeur, n’étant pas concernés, continuent de servir. Dans le magasin, des murmures d’assentiment servile en direction de la patronne, quelques hochements de tête et de légers piétinements… Qu’on les serve, ils sont pressés, le reste leur importe peu !

Je regarde Patrice, que je vois de profil. Il est aussi rouge que sa patronne. Il travaille avec application, mais ses mains tremblent. Depuis le début de la réprimande il tente de ne montrer que son dos, et son dos maigre se courbe comme sous un orage de grêle. Je me glisse dans sa peau. J’entends ses pensées : « C’est pas de ma faute, j’ai pas demandé qu’on m’appelle, et puis elle ment, c’est bien la première fois. » Je ne serais pas étonnée qu’à cet instant précis il ait envie de murmurer : « Maman… » Je toussote un peu. Il tourne la tête vers moi. Dans son regard, de l’incompréhension et une peine immense. Une larme tremble au bord de sa paupière. J’essaie de lui donner un sourire encourageant tandis que je sens la colère, une colère puissante et irrépressible, gonfler en moi. À cet instant, le rugbyman, buste penché en avant, les deux poings sur le comptoir, claironne :


– Et pour vous ma p’tit’ dam’, ce s’ra ?

– Rien, merci. Je suis définitivement servie !


Et je sors en claquant la porte.


 
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   Salima   
5/8/2025
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Un cri en faveur de plus d'engagement personnel, de civilité et d'empathie. Et un cri joliment tourné, tout ce vocabulaire technique m'enchante. On sent la connaissance du lieu et du métier.

Mais à plusieurs reprises, j'ai buté sur des détails.
Par exemple les énumérations entre parenthèses ne sont pas littéraires, il serait judicieux de les mettre entre tirets.

Les portraits se succèdent avec une quantité de détail qui irrite un peu. Dans une œuvre plus longue, il aurait pu y avoir matière à, mais dans une nouvelle de la taille de celle-ci, le lecteur se voit vite embarassé de tant de précisions sur des personnages qu'il quitte après 7000 sec. Oui, je sais "séquence d'observation", mais comme je disais, arrivée au 3e portrait, je me suis demandée où ça nous menait tout ça.

Claquer la porte : je vois plutôt des portes de bureau qui se claquent et j'imagine mal une porte de magasin claquant. Mais ça peut être une porte vieux jeu.

Le "quand vient mon tour" aurait pu venir plus tôt. Jusque là, le lecteur ne sait pas qui parle, par quels yeux il voit et où il se trouve dans la scène.

En tout cas, les personnages sont bien plantés (sourire sur trogne prognathe). L'écriture est très riche et agréable. La fin m'a surprise et explique un peu le classement en sentimental romanesque, mais très peu. J'aurais conseillé réalisme.

Le titre me plaît particulièrement. Le point d'exclamation donne du dynamisme. Je remarque que les patrons, qui sont proche de lui, disent "petit !", très impersonnel, hiérarchisant, et la locutrice se permette le prénom, ce qui exprime une sympathie sincère.

Salima, en EL

Edition :

Bonjour Embellie,
Désolée, je dois éditer mon commentaire. J'ai écrit n'importe quoi sur le "quand vient mon tour". Bien sûr, on sait qui parle depuis la première ligne.
Et la porte qui claque, je retire, ça rentre dans les choses de l'univers des grossistes que je découvre dans ce texte et que je dois prendre comme elles sont.

   toc-art   
24/7/2025
trouve l'écriture
convenable
et
aime un peu
Bonjour,

Une saynète de la vie quotidienne, bien croquée, bien qu'un peu caricaturale à mon goût. Il y a un côté dessin de Dubout, je trouve, dans la description, moins débonnaire bien sûr, mais les différents personnages sont bien brossés. Le trait est juste un peut trop forcé. C'est très personnel, mais j'aurais préféré une narratrice un peu moins moralisatrice et politiquement correcte, parce que j'aurais été surpris, ce qui n'est pas le cas ici. Les bons sentiments font rarement de bons récits (selon moi, toujours).

Une petite question (c'est un détail) : si tout le monde appelle l'apprenti "petit", comment la narratrice sait-elle son prénom ?

Bonne continuation

   Cyrill   
29/7/2025
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Chouette galerie de portraits. J’apprécie le vocabulaire technique, un vrai plaisir. L'écriture est soignée, très 19e. Une peinture de société à la Zola. J’ai dû relire pour remarquer l’ordinateur, qui fait presque figure d’anachronisme dans le tableau. Les jeux de pouvoir, les anicroches aux conventions sociales, sont mis en scène avec habileté.
Jusqu’à ce ‘‘Je ne serais pas étonnée qu’à cet instant précis il ait envie de murmurer : « maman... » ‘‘. que je trouve un peu incongru, exagéré. Mais il faut la replacer dans le contexte et dans la pensée d’une locutrice qui porte regard d’engagement social sur la scène, avec peut-être aussi une part fantasmée. Ce jugement moral m’a paru dispensable, le lecteur étant assez renseigné pour claquer lui-même la porte.
Merci pour le partage.

   Donaldo75   
29/7/2025
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
J'ai bien aimé cette nouvelle, elle sent le vécu. Les portraits sont plutôt réussis, avec une vision sociologique qui prend de l'ampleur dans la narration. Il ne fait pas bon être jeune dans cette boutique qui représente tout ce qui a tant été mis en exergue par le cinéma de Claude Chabrol ou les romans d'Hervé Bazin, cette classe moyenne qui a oublié l'humanité et la vie en commun. Le style va bien dans l'ambiance. La fin également,rappelant le vécu et nous ramenant dans la bonne dimension, celle où il est mieux de ne pas rester indifférent.

Bravo !

   Robot   
5/8/2025
Ce récit m'a intéressé car il y a un vécu évident dans la relation employé employeur. L'histoire est bien menée et les personnages bien campés.
Cependant il me semble que la conclusion est ambigüe.
En effet, la narratrice part en claquant la porte pour montrer son mécontentement. Mais est-elle assurée que la patronne a bien compris le pourquoi de cette sortie. Ne risque-t-elle pas de penser que la narratrice est partie mécontente d'avoir attendue et que c'est encore une fois "la faute" de Patrice qui ne s'est pas encore assez démenée.
Je pense que la narratrice aurait du s'adresser aux patrons pour leur dire clairement sa désapprobation de leur attitude vis à vis du jeune employé.
Je me souviens d'une scène vécue à la caisse d'un supermarché. Une jeune caissière réprimandée par le gérant pour avoir rabroué un client, alors que celui-ci avait tenu des propos malséant. J'étais intervenu auprés du patron pour dénoncer l'attitude du client et défendre la caissière.

   papipoete   
5/8/2025
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
bonjour embellie
Je jurerais que le p'tit était une jeune fille, Vous en fait alors que vous faisiez vos armes, tentiez de faire vos preuves, sous les invectives et sarcasmes de cette vieille pie, au décolleté plongeant sous un visage ( de la tête aux pieds ) plus écarlate que le calot d'un chanoine.
Un genre de musée Grévin, où les personnages bougent d'un côté gueulent, râlent quoiqu'il arrive ; où jamais ça ne va assez vite, et en plus " ça reçoit " des coups de fil pendant l'boulot !
NB ça me rappelle ma petite collègue Maud, une temporaire l'été, qui abattait un travail monstre ; donc, on ne pouvait rien lui reprocher ! mais ma harceleuse, voyant qu'entre nous une amitié complice nous liait, la convoqua dans son bureau :
- je vous demande de baisser les yeux ! baissez les yeux !
que nenni, et Maud tint l'affreuse en joue :
- baissez les yeux !
ce n'est que sortant du bureau " gestapo ", que la " petite " éclata en sanglots...me racontant la scène plus haut. Je continuai à la prendre sous mon aile...cela me couta très cher, mais j'étais fier !
On a envie de s'interposer entre ce Petit et son Kapo, lui hurler de la fermer ; mais c'est un peu le " sel " de ce parcours du combattant, que sont les débuts en entreprise, où il faut obéir sans frémir
mais...
la dernière strophe, quand cette cliente horrifiée face à l'injustice, regarde, constate, et finit par entrer dans la peau du " Petit " et son tour venu s'en va claquant la porte, est mon passage préféré !
l'ensemble du récit est comme un round en boxe, qui n'en finit pas ; le perdant tombe, se relève... pour en prendre encore et encore !
ça fait mal !

   Luz   
5/8/2025
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour embellie,

Une grande finesse et intelligence d’observation dans ce texte qui trace un moment de vie dans ce magasin — reproductible à d’autres ou entreprises et administrations...
Le vendeur, en particulier, m’a beaucoup interpelé, comme si celui-ci avait réussi, au cours du temps (peut-être avait-il été apprenti dans ce magasin), grâce à l’expérience acquise et sa compétence à ne plus se laisser monter sur les pieds par le patron et de la patronne : "Quand il lance les références et les quantités à la patronne qui établit la facture, le menton est relevé, le ton provocant, et le regard oblique semble jeter un inutile défi."
J’ai pensé aux ex Tucs, Emplois-jeunes et autres, exploités et dévalorisés dans l’administration : « J’ai mon p’tit stagiaire », « Oh, c’est qu’un Tuc, faut pas trop en demander... »

Merci et bonne soirée.

Luz


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