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Aventure/Epopée
GLOEL : Trilogie de l'Invisible - Le miroir copulateur
 Publié le 11/08/25  -  3 commentaires  -  36701 caractères  -  19 lectures    Autres textes du même auteur

Le thème des enfants sorciers de Kinshasa (ou « enfants accusés de sorcellerie » Bana Ndoki) est à la fois dramatique, complexe et profondément enraciné dans des contextes sociaux, économiques, religieux et culturels. L'abandon social, la violence urbaine, la drogue en font des bannis et des parias de la société.


Trilogie de l'Invisible - Le miroir copulateur


« Je me souvins qu'un des hérésiarques d'Uqbar aurait un jour déclaré que les miroirs et la copulation étaient abominables parce qu'ils multipliaient le nombre des hommes. Pour celui-ci, l’univers visible n’était qu’une illusion ou (plus précisément) un sophisme. Le miroir et la paternité sont des abominations car ils multiplient et répandent cet univers. »

Tlön, Uqbar, Orbis Tertius.

D'après J.L. Borges


Je suis vérité, donc mensonge. Dans un labyrinthe de miroirs, je cherche l’autre, mon frère, celui qui me délivrera du mystère de ma naissance. Je suis le masque d’un enfant noir, celui de la malédiction portée au front d’une humanité bigarrée aux couleurs du ban. Je cherche ce lieu qui m’a vu naître, là où tout commence et finit à la fois. Un jour, je sortirai de mon trou. Un jour, je serai assez fort pour être le frère de ceux qui, comme moi, se sont un jour égarés.


------------


« C’est à Ngaba que je dors invisible… »


Nous sommes les « Bato ya libongo », les « enfants des poubelles » !


Mais, d’autres nous appellent « Bana ya moto », « les enfants du feu » ou encore « Bana ya mwinda », les « enfants du soleil ».


En réalité, nous sommes des « Minganga ya trotoir to ya bitume », des « esprits des trottoirs ou du bitume ».

Durant la journée, nous passons celle-ci au rond-point face à la BCDC, à mendier et chaparder. À la tombée de la nuit, nous rejoignons généralement le rond-point Ngaba…


C’est là, sous la lumière des phares qui passent, que je trouve un peu de place. Les bruits du rond-point, c'est ma musique. Pour nous autres, ici, au rond-point, le bruit des klaxons et des moteurs, c'est comme un irrésistible appel et une danse trépidante.


Les journées sont dures et pénibles. Les marchands, les motos-taxis, les voitures qui frôlent les coins de rue et nous foncent dessus, toujours prêts à vouloir nous écraser comme de la vermine.


Mais la nuit… aaaah, la nuit à Ngaba… c’est autre chose ! C’est le spectacle du Taz qui explose dans nos têtes, de la lumière rasante et filante, spasmée de flashs violents, d’odeurs autant puantes que grisantes.


Quand le crépuscule tombe d’un coup sur la ville, la chappe de chaleur lourde et sale qui l’enveloppait semble s’évanouir et c’est un autre monde qui s’éveille et s’anime.


Kinshasa aime la fête, la vie facile, l’exubérance et l’instant présent qui effacent tous les tracas d’un quotidien sans manger.

Kinshasa invente ses propres lendemains, faits de musique à fond, de gestes larges, de blagues qui éclatent plus fort que la misère.

Quand il n’y a pas d’espoir, l’improvisation transforme le chaos en scène de danse et de rythmes.


Nous étions quatre dans notre « libándá ya ba shégué » , unis par la rue, par l’asphalte en fusion et la poussière amère des trottoirs, unis par la souffrance, le rejet et l’abandon, par la faim qui tenaille les ventres, mais aussi unis par une fraternité de rue, forgée dans l’oubli et l’exclusion.


À Ndaga, la place est encore en effervescence, malgré l’heure avancée.


Au rond-point, nous nous sommes retrouvés vers dix-neuf heures.


Depuis la BCDC, la marche fut longue, éreintante, mais inévitable. Les sempiternels embouteillages avaient figé les « esprits des morts » – ces taxis-bus bringuebalants, à moitié déglingués, que nous accostions à l’improviste aux carrefours, dans l’espoir de grappiller quelques kilomètres.


Ce soir-là, aucun n’avait daigné s’arrêter…


Alors, les pieds nus, nous avions marché, marché longtemps.


Au bout de cette errance, nous avons fini par trouver refuge dans l’entrée béante d’un petit bâtiment en construction, niché dans une ruelle perpendiculaire qui débouchait juste à hauteur du carrefour Ngaba.


Le bâtiment ressemblait à un squelette. Une ossature de béton nue, sans peau ni âme, dressée là comme un corps abandonné en pleine mutation. Les barres de fer rouillées jaillissaient des murs inachevés comme des côtes cassées, et l’escalier sans rampe montait vers un plafond qui n’existait pas encore.

On s’y était installés comme des ombres dans un cadavre de ville.


La nuit semblait ainsi parfaite…


Quatre ombres chétives, crasseuses et invisibles, quatre petits sorciers de la nuit : Zabolo avec ses yeux fuyants d’égaré, Chico le danseur pétant, Gaby le solitaire muet qui se complaît dans son silence, tous entre 12 et 15 ans, et puis moi Mboté, le « Molayi ya Mwezi, Mfumu ya Kindoki ».


Là, dans l’ombre encore tiède du ciment brut, nous nous sommes installés, en silence, pour rassembler notre butin du jour.


À même le sol, Zabolo déposa un petit sachet de plastique noir très fin, qu’il ouvrit pour révéler son trésor pour la soirée : quelques restes, un morceau de pain rassis, une banane écrasée. Tout est bon, tout peut nourrir un corps affamé.


Il sortit ensuite quelques billets chiffonnés et méconnaissables, tant ils étaient sales et repoussants, ainsi que six pièces de 100 francs. Puis, il compta le tout. Total de la journée : 1200 francs.


Ce fut le tour à Gaby d’étaler dans un silence rituel ce qu’il avait pu glaner et dérober au cours de la journée : deux pièces de 100 francs, sept pièces de 200 francs et un billet de 1000 francs à peine reconnaissable dans son jus. Tous recomptèrent avec lui : 2600 francs au total. Il ajouta une petite bouteille d’eau qu’il avait récupérée dans une benne à ordure sur le chemin de retour.


Chico se releva et esquissa presque nerveusement quelques pas de rumba, laissa éclater un rire joyeux, puis se rassit en se laissant tomber brutalement sur les fesses. Il en avait profité pour extirper du fond de ce qui ressemblait à un pantalon un rétroviseur de voiture qu’il avait dérobé durant la journée. À cette pièce maîtresse, il tendit d’une main sale, et pleine de traces de terre et de graisse, six pièces de cent francs et un billet de 1000 francs et un gros quignon de pain sec.


Pour ma part, je posai un second rétroviseur sur le sol à côté ainsi qu’une autre petite bouteille d’eau, deux billets de 1000 francs et quatre pièces de 200 francs.


Ceci faisait un total de 8000 francs. Nous avions assez d’argent pour acheter quelques « mikate » ou beignets et du riz avec des haricots.


À proximité de notre refuge, aux abords du carrefour, parmi les étals du marché, il y avait justement un « malewa », une petite gargote improvisée sous deux parasols défraîchis et avec de grands bacs en plastique rigide contenant toutes sortes de plats préparés. Nous avions pris l’habitude d’y aller le soir pour acheter à manger, lorsque la journée avait été généreuse.


Je me suis alors levé d’un bond en intimant l’ordre aux autres de rester tranquillement assis, le temps d’aller chercher de quoi manger.


Je ramassai le butin d’une main sèche, puis quittai notre campement de fortune d’un pas vif, en direction des étals que l’on devinait déjà au loin.


En chemin, je m’amusai des reflets sombres et des éclats changeants que lançait le rétroviseur que je tenais au creux de la main – un éclat de nuit dans la lumière naissante. J’y lisais mon chemin.

Le second reposait, inerte, au fond de la poche.

Je parvins enfin à l’étal, étonné de ma propre rapidité mais aussi soulagé.

Le vendeur, occupé à retourner des brochettes sur un lit de braises, leva à peine les yeux quand je passai commande.


Tandis que j’attendais, bercé par les crépitements de la cuisson, un homme s’approcha. Il était petit, impeccablement mis : costume couleur vive, chaussures brillantes, une de ces silhouettes qui semblent toujours sortir d’une autre dimension : ici c’est le monde des immondices, de la misère et des ténèbres.


Il s’arrêta à un mètre de moi, le regard fixé sur l’objet que je tenais négligemment à la main.


— C’est un miroir latéral modèle 87910-60G50 Toyota Land cruiser (conducteur), un rétroviseur ? demanda-t-il sur le ton d’un expert fasciné par la trouvaille.


Je hochai la tête sans mot dire.


— Il est en bon état. Tu ne voudrais pas me le céder ? J’en cherche un comme ça. J’ai cassé le mien hier en le faisant tomber.


Je le dévisageai. Son ton n’était ni pressant ni intéressé. Plutôt… curieux. Presque respectueux.


Alors je répondis calmement :


— Un miroir, Papa, ça se respecte. Et ça se mérite. Celui-ci n’est pas un simple bout de verre. Il a… des pouvoirs divinatoires, ajoutai-je avec une certaine hésitation.

— Des pouvoirs magiques ? s’étonna l’homme.

— Ouiiii ! Il montre beaucoup plus que ce qui à l’arrière dans son dos… Il révèle aussi ce qu’on cherche à fuir.


Il recula d’un pas, mi-sceptique, mi-intrigué.


Je le laissai digérer tout en me demandant comment il connaissait par cœur la référence du miroir et la marque du véhicule.


Puis, d’un ton plus léger :


— Mais je peux vous le donner… pour 7 000 francs.


L’homme sourit, comme s’il comprenait que la magie avait un prix, elle aussi. Il sortit une liasse pliée, en compta quelques billets, et me les tendit sans marchander.


Je lui remis le rétroviseur avec précaution, comme on confie un secret.


— Faites-en bon usage, dis-je. Mais sachez qu’il ne supporte ni les menteurs… ni les distraits.


Il me remercia, hocha la tête, et repartit aussi discrètement d’un pas léger qu’il était venu.


Quand le vendeur me tendit enfin mon plat dans deux petits sacs en plastique, je me surpris à sourire. Le miroir avait trouvé preneur, et moi, de quoi nous rassasier – pour ce soir, du moins.


Je m'arrêtai ensuite brièvement chez une Mama accroupie sous une bâche plastique usée pour lui acheter un tube de colle, presque vide, et une boîte d’allumettes à moitié gondolée par l’humidité.


Elle me tendit les objets sans un mot, comme toujours. On ne posait pas de questions entre nous. C’était notre pacte…


Elle ne me posa aucune question – elle savait. Je la remerciai d’un simple hochement de tête, puis repris silencieusement mon chemin.


Ce n’était pas un festin, mais c’était assez pour appeler ça un dîner.


Je retrouvai les autres exactement là où je les avais laissés, assis en cercle sur des blocs de béton froid à discuter entre eux, à rire et à se chamailler sans raison.


Aucun ne m’avait désobéi. Ils m’attendaient avec impatience, le ventre tenaillé par la faim et les yeux fatigués de lumière.


Quand je posai les deux petits sacs au centre du cercle, leurs regards avides s’animèrent.

Ils se turent aussitôt, trop absorbés par l’organisation du repas. En fait, la vraie faim ne fait jamais de bruit.


Chico fut le premier à tendre la main pour attraper un morceau de pain trop sec. Il le rompit non sans difficulté mais sans un mot, puis tendit l’autre moitié à Gaby.


Zabolo, lui, ouvrit le sachet noir avec vénération, comme on dévoile une offrande.


— T’as eu le riz avec les haricots ? demanda-t-il, presque incrédule.

— Ouais. Et j’ai eu un peu de sauce. Pas beaucoup, mais assez.


Ils acquiescèrent en silence, la bouche déjà pleine, les doigts graisseux, le regard bas. On mangeait vite. Pas parce qu’on avait peur qu’on nous vole – ce coin, c’était notre coin – mais parce que nos ventres, eux, ne savaient pas attendre.


Le repas ne dura pas. Chacun s’allongea ou s’accouda contre le mur, se fondant à l’obscurité, comme on s’enfonce dans la nuit.

Le ciel, au-dessus de nous, était d’un noir épais, percé ici et là de lumières tremblotantes, les phares des derniers taxis, les néons fatigués du marché.


Je gardai les sacs vides près de moi. J’observais les autres. Dans la pénombre leurs visages étaient presque détendus. Leur souffle était régulier et repu.


Puis, lentement, je sortis le second rétroviseur de ma poche.


Je le tenais à deux mains, comme une offrande. Il ne renvoyait presque rien – juste une parcelle de nuit, une lumière lointaine altérée, distordue et, flottant au centre, mon œil saillant et déformé, piégé dans une vision du monde qui n’était plus le mien.


Et pourtant, je savais qu’il voyait tout. Même quand je détournais le regard. Je le sentais m’épier de l’intérieur, comme s’il attendait un instant de faiblesse, juste une seconde pour glisser en moi.


Je ne savais pas pourquoi je l’avais gardé. Peut-être pour le troquer demain. Peut-être pour le vendre au même prix à un autre fou bien habillé. Peut-être pour le garder à mes côtés, comme un talisman.


Ou peut-être parce qu’il me montrait quelque chose que je ne parvenais pas encore à voir. Il révèle aussi ce qu’on essaie de fuir, avais-je dit à l’homme.

Je reposai le miroir à côté de moi, tourné vers le ciel tel le phare des sorciers de Ngaba.

Je ne me sentais pas encore prêt à croiser sans effroi mon propre regard.


Il était donc temps pour nous autres les sorciers de répondre à l’appel de la nuit et de partir en voyage.


Nous étions ainsi des milliers à disparaître, silencieusement, un à un, sans que personne ne le remarquât et à nous donner rendez-vous dans d’autres villes du monde.


Les rues ne gardaient aucune trace de notre passage. Les lampadaires continuaient de clignoter sur un vague rythme de la rue.


J’ai alors pris l’autre sachet noir que m’avait donné la Mama du rond-point et ouvris le tube de colle pour en presser rapidement le précieux liquide translucide pour en mettre un peu sur mon doigt, puis le porter directement sous le nez.


Je refermai immédiatement d’un geste précipité le sac de plastique…


Tozali basorcier ya Ngaba… sik’oyo tokeyi na mobembo mpo na kotala mokili ! ai-je annoncé d’une voix basse en brandissant d’une main le sachet. Nous sommes les sorciers de Ngaba… nous partons maintenant en voyage pour visiter le monde !

Pour avoir répété des centaines de fois ce rituel, je savais que tous attendaient ce moment précis avec impatience.


La tête en arrière, face tournée vers le ciel, je collai avec une parfaite précision mes lèvres sur la petite ouverture du sac pour inspirer profondément et goulument.


Je restai un moment ainsi, gonflé comme un ballon en attendant les premiers effets, puis passai sans plus attendre le sachet à Zabolo sur ma droite qui répéta la même manœuvre.

Un instant de silence, juste le bruit de mon souffle lourd qui résonnait. Il ferma les yeux et inspira profondément,


L’odeur me sauta sans attendre au cerveau.


Une morsure chimique, entre la peinture et la mort, un goût de plastique cramé mêlé à du métal froid. C’était âcre, c’était toxique, c’était parfait, c’était si doux !


Autour de moi, les autres faisaient de même, chacun dans son silence.


L’un après l’autre nous sombrâmes « dans le coton ». Ce n’était ni sommeil, ni veille – juste cet entre-deux flou où les pensées deviennent légères, où la douleur devient un bruit sourd, lointain, presque doux.


Mais Gaby, lui, se mit à rire sans raison apparente. Un rire pour rien et pour un rien n’est en aucun cas un rire inutile.

C’était un éclat de gorge libéré, secoué à la manière d’un hoquet hilare qui résonnait sans fin.


Mon souffle était devenu visible. Un filet de fumée dense, bleutée, qui s’échappait de mes narines comme si j’étais une cheminée humaine.

Je le regardais se tordre dans l’air, fasciné, comme si j’exhalais un morceau de mon âme.


Chaque clignement de paupière était un événement à la manière d’un rideau qui se ferme sur le monde pour marquer chaque infime mouvement, qu’il me fallait impérativement repérer sous peine de retarder indéfiniment le temps, juste assez de temps pour générer un douloureux mal à l’aise.


J’ai alors noté que ma peau ne m’appartenait plus. Elle semblait respirer séparément et picotait par endroits, frémissait ailleurs, comme parcourue de petits insectes invisibles ou de souvenirs électriques.


Simultanément, le sol sous moi était tout à coup devenu vivant. Il battait d’un pouls lent, sourd, régulier… Pas mécanique mais organique et mou ! Comme si je m’étais allongé sur le ventre d’un géant endormi.


Et puis, il y avait la lumière crue qui s’était mise à faire du bruit : une sorte de grésillement désagréable.

Pas un bruit d’ampoule, non – un murmure, discret, qui vibrait dans mes dents. Elle n’éclairait plus vraiment. Elle me parlait, mais en silence.


Les odeurs de colle, de poussière, de fumée, de peau à vif, de souvenirs, tournoyaient autour de moi comme des spectres ivres, me caressant les narines avec insistance, me racontant des choses que je n’avais pas envie de comprendre.

J’étais là, et j’étais ailleurs, un fil tendu entre l’oubli.


Suspendus, on ne bougeait presque plus.


Seulement quelques souffles saccadaient l’air autour de nous dans une suffocante somnolence.


Et cette sensation de glisser – pas tomber, non, non – de glisser hors du réel, hors de soi.

Le béton se mit soudain à respirer sous mon dos et le ciel me faisait de grands clins d’œil.


Les bruits de la ville devinrent des chants lointains, comme des milliers de Mamawata sous l’eau.


Et alors, seulement alors, le voyage pouvait commencer.


Ce soir-là, ma monture fut une peau de banane.

Pas une banane fraîche, non – une vieille peau noircie, collante, ramassée au pied d’une benne, encore tiède de soleil et de crasse.


Je m’y suis couché comme on monte un tapis volant.


Chico, quant à lui, chevauchait une cacahuète géante, fendue sur le côté, luisante d’huile. Il avait l’air d’un roi perdu, cramponné à son fruit sec comme à un trône vivant.


Zabolo tenait une boîte de sardines vide comme gouvernail.

Gaby sifflait un air sans parole, flottant sur un sachet en plastique gonflé de vent.


C’était ça, notre départ, un cortège triomphant de shégués : les voyageurs à l’envers. Nous nous suivions de près tous à la queue leu leu, désinhibés sur nos destriers de fortune.


Les peaux de banane et les arachides glissaient en silence au ras de l’asphalte en frôlant les flaques de pluie, puis déchiraient la nuit comme des éclairs de fin du monde.

Chaque dos d’âne devenait colline, chaque caniveau une vallée.

Et les étoiles, au-dessus, nous regardaient partir.


On a traversé la ville entière entièrement dévêtus sans être vus. On est passé sous les ponts, dans les marchés endormis, entre les roues des camions, dans les rêves des passants, sur les restes du monde. Les rêves se repaissent de souvenirs. Sans eux, le sommeil reste creux, affamé.


Entre deux brumes de chaleur et deux courants d’air ascendant, le visage de mon père m’est apparu furtivement.


Son visage était inchangé, surgissant du plus profond de la mémoire, celui d’un père figé dans l’éclat d’un instant d’enfance, comme si le temps s’était arrêté juste avant qu’il ne commence à s’effriter.


Je voulus tendre la main vers lui, mais le miroir – ou ce qu’il était devenu – sembla onduler sous mes doigts, comme une vague d’eau.


La chaleur, la colle, le souffle court… tout se confondait, allongé dans la douceur d’une nuit qui se répétait inlassablement.


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J’ai de vagues souvenirs d’une autre vie qui flottent dans ma tête comme des flashs de lumière entrecoupés de sombres visions, pour sans cesse me hanter.

À Ngaba, on m’appelle aujourd’hui Mboté. Mais dans mon crâne résonne parfois celui de Jano Mwanza.


J’ai quinze ans et je suis, dit-on, un enfant sorcier du quartier de Ngaba.


Mais peut-être ai-je volé ce nom, comme on vole un pain ou un regard. Je vole pour exister ; alors pourquoi n’aurais-je pas volé aussi mon identité, avec elle le droit simple d’être ? C’est bien la même chose, non ? D’ailleurs, je suis un bon voleur. Le meilleur du quartier, disent certains.

Ce nom, je ne sais plus quand je l’ai porté pour la première fois, ni même pour la dernière fois. Peut-être parce qu’à mon âge, la mémoire est encore un luxe qu’on n’a pas fini de payer.


Mon histoire, elle, n’a rien d’unique : elle ressemble à toutes celles des enfants des rues de Kinshasa.


Je suis né à Massina, dans une famille congolaise ordinaire.

Mon père était ambulancier, parfois aussi un peu mécanicien, comme tous ceux qui doivent cumuler pour survivre dans une capitale aussi rude avec ses habitants.


Il partait tôt, rentrait tard, et un jour, il n’est plus revenu.


La mort l’a surpris. Il avait une trentaine d’années, moi à peine huit.


Je n’ai jamais oublié son enterrement.


Je pleurais ce jour-là comme on pleure sous la pluie. Le corbillard est arrivé un samedi matin, long et blanc, avec de grandes vitres pour exposer le cercueil comme une vitrine funèbre. À l’intérieur, un cercueil de bois pâle, décoré de couronnes en plastique aux couleurs trop vives pour être honnêtes.

Je n’arrivais pas à croire que mon père était là-dedans, allongé, enfermé.

Je m’étais approché du conducteur, intrigué par les bandes de tissu gris qui couvraient les rétroviseurs.


Po nani okangi kitendi na talatala ya motuka na yo ? Pourquoi ces tissus sur les rétros ? ai-je demandé.


Il me répondit, sec et lent, sans même me regarder :


Ekopekisa yo omona na sima ya mutuka na yo. Soki ebembe ya papa ebungi, oko yeba te. Tu ne verras pas ce qui se passe derrière toi. Si jamais le cercueil tombe, tu ne t’en rendras même pas compte.


Puis il s’est penché vers moi, lunettes sur le nez, le regard noir comme la nuit sans lune.


Il a murmuré, d’une voix basse et grave comme une menace :


Omoni leki, soki otali na talatala, okoki komona elili ya tata na yo. Peut-être verras-tu l’ombre de ton père. Il est partout derrière toi maintenant. Peut-être qu’il sortira du miroir la nuit, pour t’envoûter, ou t’emporter… Tu pourrais devenir un fantôme. Un sorcier ? continua-t-il.


Je suis parti en courant. Pas un regard en arrière, pas un mot. J’ai fui ce rétroviseur comme on fuit le feu.


Mais ce jour-là, quelque chose s’est brisé, ou bien s’est révélé.


Depuis, les miroirs sont devenus pour moi des portes – dangereuses, magiques, traîtresses. Ils montrent plus que des reflets : ils révèlent ce que les hommes cachent, les intentions enfouies, les douleurs passées.


Parfois même, ils m’ont révélé des rêves faisant apparaître les pays des Mundele , là où les gens mangent à leur faim et dorment sans avoir peur.


Mais mon père était parti et tout a basculé.


En moins d’une semaine, les oncles et les tantes sont venus piller ce qui restait de la maison. Mes parents n’étaient pas mariés, et chez les gens du Bandundu, la coutume est sans appel : les biens du mort reviennent à sa famille.

Ma mère n’a rien pu faire. C’était pourtant une mère aimante, aussi belle que pleine de tendresse.


Tout a finalement disparu. Il ne restait que des murs nus, de la poussière, et deux photos jaunies clouées de travers.


Une tante a pris ma petite sœur. Et moi, on m’a confié à ma grand-mère de Bandalungwa.


La maison, si on peut appeler ça une maison, tenait debout sous un vieux palmier tordu. Deux petites pièces au fond d’une cour poussiéreuse.

Derrière, il y avait une cuisine dehors, sans toit, et un chien maigre qui dormait dans la terre.


Devant, le caniveau sentait mauvais et le portail ne tenait plus que par un fil de fer. Des poules traversaient la cour en courant, comme si elles cherchaient quelque chose.


Ma grand-mère ne m’aimait pas. Elle disait que j’étais un poids. Une bouche de trop. Elle me donnait à peine à manger. Elle me criait souvent dessus. Et parfois, elle essayait de me taper ; mais j’étais rapide et j’esquivais dans la fuite.


Au début, je croyais que c’était juste pour quelque temps, que ma mère allait revenir me chercher, qu’elle frapperait à la porte, qu’elle me prendrait dans ses bras et que tout redeviendrait finalement comme avant.


Mais les jours ont passé, les semaines aussi.

Et puis plus rien. Plus de nouvelles. Plus de visites.


Un après-midi, un homme est venu à la maison.


Le révérend pasteur Jean Mbala – apôtre, prophète et fondateur de l’Église des Vainqueurs de Kinshasa, ou quelque chose comme ça.


Il portait un pantalon blanc, trop blanc pour les rues de Bandal pleines de poussière, ainsi qu’une chemise noire soigneusement repassée.


Il avait des lunettes dorées qui brillaient au soleil, et une grosse Bible sous le bras. Ses chaussures noires luisaient comme des miroirs, même là, dans la terre poussiéreuse.


Il sentait fort. Pas la sueur, non, mais une sorte d’odeur sucrée, comme un parfum chinois entêtant.


Il parlait doucement, d’une fausse douceur car on sentait qu’il avait l’habitude de parler haut et fort, pour dire aux gens ce qu’ils doivent faire, au nom de Dieu.


Mais quand il m’a vu, j’ai perçu quelque chose d’autre qu’un air de fête et de prière. Comme s’il savait déjà que je n’étais pas le bienvenu.


Je l’ai vu parler tout bas avec ma grand-mère, sous le palmier. Comme des gens qui racontent des secrets, que les murs ne doivent pas entendre.


Je me suis approché doucement sans faire de bruit. Juste assez pour entendre.


Mwana wana… azali likambo moko ya pasi, alobaki. Ezali ndelo. Esengeli kobwaka ye libándá liboso andimisa bino kotikala. Ce garçon… c’est un problème, disait-il. Un obstacle ! Il faut le chasser avant qu’il vous retienne, jura-t-il pour conclure.


Ma grand-mère hochait la tête, d’un air apeuré mais convaincu.


Ce jour-là, j’ai su que je n’étais pas le bienvenu, nulle part.


Esengeli okosila na ye. Liboso akola. Liboso abongwana mosusu. Il faut t’en débarrasser. Avant qu’il ne grandisse. Avant qu’il ne devienne autre chose. C’était sans appel.


Finalement, le révérend pasteur Jean Mbala fit une prière pour ma grand-mère.

Il ferma les yeux, posa une main sur sa tête, et marmonna quelques paroles que je ne compris pas.


Des mots qui n’étaient pas vraiment pour moi.


Quand il eut terminé, il s’essuya le front, rajusta sa Bible sous le bras, et quitta la cour sans un regard dans ma direction.


Après cette visite, les choses ont d’un coup radicalement changé.


Ma grand-mère ne m’a rien dit ce jour-là et ne m’adressa par la suite plus jamais la parole. Elle n’avait pas juste décidé de m’ignorer et de ne plus me voir.


Peu à peu elle effaça consciencieusement toute trace de mon existence. Il n’y avait plus rien à manger pour moi. Parfois, je glanais avec peine quelques grains de riz quand il en restait dans les fonds de casseroles.


Quant à mes vêtements, ils s’étaient vite couverts de poussière et de crasse, usés et déchirés.


Mais le plus étrange était qu’elle avait cessé de me crier dessus et ne levait même plus la main sur moi.


Et puis un jour, je me suis rendu compte que banni de son existence j’avais totalement cessé d’exister pour elle.

Je sortais le matin. Je revenais le soir… Mais je savais déjà que personne ne m’attendait : aucune question, aucune réponse.

La maison avait cessé de me protéger et ne me retenait plus.


Petit à petit, j’ai cessé d’aller à l’école. De toute façon, ma grand-mère ne payait plus l’écolage.


Je restais dehors, toute la journée, sous le soleil, sous la pluie. Parfois, plusieurs jours d’affilée.

Je traînais dans le quartier, entre les ruelles de Bandal, les terrains vagues, les étals de mangues et les murs couverts d’affiches déchirées.


J’ai rencontré beaucoup d’autres garçons vagabonds comme moi. Il y avait même de petites filles aussi perdues que moi.


Ils étaient tous très drôles : on avait appris à rire de tout et de n’importe quoi, des autres et des chiens errants. Ils étaient souvent plus âgés et forts, et paraissaient un peu dangereux.


On partageait nos miettes, nos coins d’ombre, nos fuites.

On s’était donné des surnoms, qu’on portait comme des habits trop grands.


Je passais mes journées avec eux. Et mes nuits… là où je pouvais.

Sous un auvent. Dans une carcasse de voiture. Dans un marché vide.

Avec le vent, les moustiques… et le silence comme seule cachette aussi loin que possible des policiers qui nous frappaient régulièrement et nous rackettaient.


Une nuit comme tant d’autres, Dany Bolingo m’a réveillé. Il faisait noir comme dans une bouche.


Il a juste dit :


Tika koloba. Tala… oyo ezali kaka mpo na yo. Ne parle pas. Regarde… ceci est uniquement pour toi.


Je l’ai suivi sans parler. On a marché longtemps. À travers des ruelles que je ne connaissais pas, entre les maisons en planches et les tôles qui grinçaient sous la faible brise nocturne.


On est arrivés près d’un mur tagué avec de la craie blanche. Trois croix. Une flèche. Et ce mot bizarre en lettres majuscules : « LANDA YO MOKO ! » – Débrouille-toi tout seul !


Derrière le mur, il y avait une cour. Celle-ci n’était éclairée que par la lueur d’un petit feu entretenu à l’essence et par des lambeaux de pneus fondus par la chaleur.


Des roues usées formaient un cercle. Au milieu, une grande bassine remplie d’eau noire.


Autour, ils étaient là. Huit, peut-être dix garçons, trois d’entre eux étaient des Bacopains. Ils étaient rassemblés, silencieux, pieds nus, le torse dévêtu et le regard vide.


Et lui, le Nganga ndoki.


Le visage couvert de cendres, il portait une robe rouge, avec une corde à la taille. Ses cheveux étaient tressés très serré, avec de petits os blancs accrochés dedans. Dans ses mains, une calebasse et un couteau court, noirci par le feu. Il fredonnait doucement et de façon inaudible dans une langue que je ne connaissais pas


Puis, il m’a lancé d’un regard enflammé.


Yaka! Talisa biso motema na yo. Soki ozali mwana ya nzela, tika yango epesa yo nguya. Viens ! Montre-nous ton cœur. Si tu es un enfant de la rue, que cela te donne la force.


La colle me faisait planer comme un « ndɛkɛ ya mwinda te ». Dès que je la respirais à pleins poumons, en une bouffée, tout devenait subitement flou autour de moi, à la manière d’un rideau qui s’affaissait. Le sol devenait mou sous mes pieds et le bitume semblait onduler et se dérober par morceau pour me faire tituber.


Les voix et les bruits s’éloignaient par vagues, comme des ronflements de plus en plus lointains, comme engloutis dans un silence de coton – un silence parfois fendu par des sons stridents, presque insupportables. J’étais léger. Ailleurs. Comme si mon corps s’enfonçait lentement dans une « alusu makasi oyo elongaki lokola glue » – une sorte de glaire épaisse, collante – et s’effondrait doucement sur le sol poussiéreux, pendant que moi, je flottais au-dessus de la rue, des immeubles, des lumières de la ville, des bruits de la vie.


Assis sur ma peau de banane, je goûtais un moment de liberté, éclatante de gloire et de joie. Paris, Londres, New York… Nous étions des milliers à fendre le ciel étoilé, invisibles et invincibles, portés par le souffle de la nuit.


Un voyage hors du temps, où se mêlaient souvenirs – ceux de mon père, de ma mère, de ma grand-mère, de l’école, de moments oubliés, de rencontres et de voyage carte postale – confus, entremêlés à des bribes de conversations oubliées, et imaginaire, dans un monde où couleurs et ténèbres s’entremêlaient. Un flux sans regrets, sans remords. Juste le vertige d’être ailleurs, loin et puissant.


Mon rêve me menait inexorablement comme un rituel dans un abri exigu, étouffant, encombré de tôles rouillées, de morceaux de carton trempés et de vieux pneus usés. J’avais érigé cette cavité au creux d’un monticule de débris, de gravas et d’immondices en abri de fortune – un sanctuaire secret fait de verres et de reflets de métal.


Des dizaines de rétroviseurs et de miroirs volés, de toutes tailles et de toutes formes, pendaient là, accrochés ou grossièrement collés aux parois : certains ronds, cylindriques, d'autres rectangulaires, d'autres encore fendus, ébréchés, éclatés, ternis par la crasse.

Je les avais arrachés aux taxis, aux embouteillages et aux entrailles des poubelles, glanés au fil du temps et comme exhibés comme d’inestimables trophées.

Mon nouveau rétroviseur n’échapperait pas à son destin.


Quand la flamme hésitante d’une bougie éclairait ma tanière, ils s’animaient tous d’un seul coup, projetant une lumière pâle, tremblante, presque vivante.


Ils étaient tout à la fois mon regard et mon visage, entre vision et reflet – des yeux sombres aux multiples facettes, capables de saisir tous les fragments de vérité, même les plus étrangers.


J’y apercevais des morceaux de nez et d’oreilles, des yeux fiévreux, brisés puis maladroitement recollés comme des pièces superposées, un cou ridiculement déformé, un crâne fendu et décalé, un visage effrayant, dansant, recomposé à chaque mouvement, jamais tout à fait le même et pourtant bien le mien, celui mystérieux devenu enfant-sorcier.


Je guettais, sans relâche et non sans crainte, chaque métamorphose capable d'altérer mon souvenir, chaque détail prêt à cesser de me reconnaître.


Le plus dur est sans doute le temps, qui rôde et traque chacun de mes gestes et mouvements. Le passé finit toujours par confondre le présent pour mieux aliéner le futur. Toute recomposition de mon visage fait naître le doute et s’avère chaque fois douloureuse dans ma tête.


Je n’aimais d’ailleurs pas qu’un étranger s’invite dans mon regard – il pouvait être un autre, un intrus, peut-être même un sorcier malveillant.


Et pourtant, parfois, il était là. Un visage revenait inlassablement. Toujours le même.

Je refusais de le reconnaître, mais il s’imposait sournoisement, se faufilant entre les reflets, comme une vérité tapie que je n’avais pas choisie.


Ses yeux trop calmes étaient traversés de stries lumineuses. Sa joue droite semblait balafrée, comme marquée par un éclat de verre manquant. Son nez paraissait à la fois aplati et étiré par le jeu du miroir, tandis qu’une oreille pendait, flasque, tel un lambeau de chair inerte. Ses lèvres épaisses formaient un rictus repoussant, et son cou était tordu, presque posé sur son épaule.


Je n’aimais pas sa façon de hocher de la tête, comme pour me rappeler sans cesse une présence que j’avais décidé d’ignorer.


Mais ce que je redoutais par-dessus tout, c’était qu’il puisse me ressembler autant. Il avait la même taille, les mêmes cheveux, la même silhouette, les mêmes traits de visage que moi. Pire encore : il portait les mêmes vêtements et bougeait exactement de la même façon.


À certains égards, j’avais l’étrange impression qu’il m’imitait avec une fraction de seconde de retard, comme s’il apprenait à être moi.


Je le surprenais par moment à m’épier, sans cligner des yeux, à travers les reflets dispersés. Il semblait m’observer, m’étudier, m’attendre.

Quand je lui parlais, il ne répondait pas toujours. Et lorsqu’il le faisait, ce n’était jamais avec ma voix. Elle semblait plus rauque, plus lente, comme si elle venait de moi, enfin d’un autre moi.


J’ai fini par douter : qui habitait vraiment les miroirs ? Moi, ou lui ?


Quand je m’adressais à l’Autre, j’étais toujours surpris de constater à quel point il semblait tout savoir de moi. Il connaissait mes gestes avant même que je les fasse, mes pensées avant même que je les formule.


Parfois, j’apportais un peu de riz gras près du miroir, comme pour l’inviter à partager.


Je lui parlais, m’adressant à ce double toujours là, tapi dans les miroirs. Mais je remarquais qu’il ne répondait pas toujours à mes questions.


Par moments, je voyais son regard se durcir, devenir agressif, presque hostile à faire peur.


Yo wana… olingi nini ? Okanisi nazali te komona yo ? Toi, là… tu veux quoi ? Tu crois que je ne te vois pas ? résonnait la voix dans ma tête…


L’autre restait muet. Mais son regard lâchait toujours les mêmes mots :


Nazalaki awa tango nyonso. Je suis là depuis toujours. J’ai toujours été là…


Il parlait, il riait, parfois même il chantonnait des airs de la rue. Et chaque soir, il revenait vers ce visage fixe, familier, trop présent.


Ozali na chance ya koyeba soki ozali nani ! Tu as de la chance de savoir qui tu es ! ai-je murmuré dans le vide.

Allongé sur le dos, assailli pars les images de l’Autre, j’ai instinctivement attrapé le tube colle que j’ai pressé jusqu’à en faire couler légèrement la colle transparente sur mon index sale.


La lueur de la bougie vacillait annonçant sa fin proche et l’obscurité qui gagnait du terrain.


Sans tarder, j’ai porté mon index au plus proche de mes narines. Inhaler les vapeurs toxiques a aussitôt ravivé mes hallucinations. L’effet a été quasi instantané. Plus rien ne semblait avoir d’importance et le voyage pouvait reprendre.


Okomaki kokosa moto ozali. Ngai, naye koyebisa yo lisusu. Tu as oublié qui tu étais. Moi, je suis venu te le rappeler .


Sa voix me parvint un peu confuse et étrangement distante.


Après quelques tressaillements, mon corps s’est abandonné comme un sac sans vie. Mon œil droit refusa de se fermer, pupille dilatée…


 
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   Salima   
3/8/2025
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour,

Quel texte ! Non mais quel texte ! J'en suis toute retournée. C'est épouvantable. Je préférerais me taire maintenant.

Donc voilà, mon commentaire :
J'ai mis un moment avant de suivre les mots. Je m'étais au début attachée à comprendre chaque traduction et je m'étais embrouillée, chaque idée et je résistais à l'absence de logique, chaque référence et j'étais larguée.
Mais lorsque débute le récit, ici : "C’est là, sous la lumière des phares qui passent," ça y était, j'étais dedans. Très grande force des mots, l'univers se laisse si bien voir et sentir, les enfants se laissent suivre. Les enfants sont tellement "enfantins", ils portent en eux, en dépit des conditions atroces, toutes les vraies marques de l'enfance : le rêve, l'espoir, l'innocence, c'est épouvantable. Désolée, ça fait juste beaucoup de peine.
Techniquement parlant, je pourrais trouver des points à critiquer dans l'expression. Par exemple :
*Les voitures qui frôlent les coins de rue et nous foncent dessus, toujours prêts à vouloir nous écraser comme de la vermine. → "à vouloir" est inutile.
* "Nous étions quatre dans notre libándá ya ba shégué , unis par la rue, par l’asphalte en fusion et la poussière amère des trottoirs, unis par la souffrance, le rejet et l’abandon, par la faim qui tenaille les ventres, mais aussi unis par une fraternité de rue, forgée dans l’oubli et l’exclusion." Ici, si j'essaie de comprendre chaque information, je bloque sur ce passage : mais aussi unis par une fraternité de rue, forgée dans l’oubli et l’exclusion. Je ne comprends pas pourquoi la fraternité de rue aurait été davantage forgée dans l'oubli et l'exclusion, que dans l'asphalte/poussière, la souffrance, le rejet, l'abandon, la faim. Chaque terme pourrait à lui tout seul provoquer l'union par la fraternité de rue. Si je réfléchis encore, l'élément "rue" m'orienterait à penser que ce sont plutôt l'asphalte et la poussière qui soudent. Par contre, l'élément fraternité inclus l'idée de famille de remplacement, donc je choisirais le rejet, l'abandon, l'oubli et l'exclusion.
En résumé, je dirais que beaucoup d'idées sont énumérés sans ordre. Le terme forgé non plus ne lf semble pas adéquat pour la fraternité. Forger c'est pour le métal, et même l'asphalte en fusion ne peut pas entrer dans le champ lexical de la forge. Je conseillerais donc d'enlever la mise en valeur "mais aussi", et "forgée", et de réorganiser l'information pour que la fraternité soit la conséquence de plusieurs facteurs. Par ex :
Nous étions quatre dans notre libándá ya ba shégué, unis par la souffrance, par la faim qui tenaille les ventres, unis par la rue, par l’asphalte en fusion et la poussière amère des trottoirs, unis par une fraternité de rue issue du rejet, de l’abandon, de l’oubli et l’exclusion.
* Le mélange des temps, qui manque selon mes critères de concordance.
Je pourrais continuer un moment à tout décortiquer. Mais non. J'ai été saisie à la lecture et je voudrais en rester là.
Malgré ce que l'on pourrait retravailler sur l'écriture, il y a une force qui compense et me fait évaluer en "écriture très aboutie", et malgré l'horreur de la situation, et le fait que j'ai l'estomac retourné sur la chute, et que je déteste et redoute tout ce qui est de misère et d'injustice abyssale dans ces lignes, j'évalue en "j'aime beaucoup".

Merci pour le travail d'écriture. J'ai l'impression que c'était beaucoup de travail.
Salima, en EL

   Provencao   
11/8/2025
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour Gloel,

Difficile et douloureuse lecture...

Ô "esprit des trottoirs ou du bitume" sans qui les choses ne seraient pas ce qu’elles sont, c’est-à-dire ne seraient pas ; à vous seule convient peut-être l'invective de « misère, détresse et injustice" » ; ou, au moins, l’usage déconcertant, erratique, l'invisible horrible, de ce miroir copulateur.

Au plaisir de vous lire,
Cordialement

   Damy   
11/8/2025
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Qui suis-je pour oser un commentaire ? Mon silence est d’or. Je vous écoute :
« Un éclat de nuit dans la lumière naissante »
« Un miroir révèle ce que l’on cherche à fuir »
« Il ne supporte ni les menteurs ni les distraits »
« La vraie faim ne fait jamais de bruit »
« Ce coin c’est notre coin »

Les strophes commençant par « Je le tenais à deux mains, comme une offrande » jusqu’à « glisser en moi » sont un bijou précieux, une topaze.

« Mon souffle était devenu visible »
« La lumière crue qui s’était mise à faire du bruit »… « elle me parlait mais en silence »
« Je m’y suis couché comme on monte un tapis volant »
« Je vole pour exister »
« Le silence comme seule cachette »
« Le passé finit toujours par confondre le présent pour mieux aliéner le futur »

Je sais, toutes ces citations, avec bien d’autres que se fixeront dans ma mémoire, sortent malheureusement du contexte, mais leurs messages sont universels, comme un miroir réfléchissant.

La fin me fit pleurer et je revins à J.L. Borges

J’ai des souvenirs opiacés. « Juste le vertige d’être ailleurs, loin et puissant »

À vous lire et relire encore.
Merci infiniment


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