Franck en avait plus que marre de sa vie pourrie. Il détestait sa silhouette molle, ses joues trop pleines, ses bras flasques qui ne savaient ni boxer ni séduire. Il ne supportait plus les sarcasmes des profs, les ricanements en cours de sport, les soirées où il tenait les sacs des autres pendant qu’ils dansaient, s’embrassaient, vivaient. Il en voulait plus, devenir l’adolescent de l’année. Il ne souhaitait pas juste être simplement populaire au lycée, non, lui visait les couvertures de magazines, les plateaux télé, les hashtags en tendance. Pour cela, il devait à tout prix trouver à quelle catégorie s’apparenter. Le XXIe siècle, malgré ses promesses de fluidité et de liberté, continuait de ranger les gens dans des boîtes bien étiquetées : le geek, le rebelle, l’influenceur, le militant, le prodige. Franck ne se reconnaissait dans aucune. Il voulait être unique, inclassable, légendaire. Alors, sur les conseils de sa grand-mère Mary-Beth – une ancienne hippie reconvertie en tireuse de cartes – il prit le bus pour Springfield, en direction d’un quartier oublié, à la périphérie de la ville, là où les trottoirs se fissuraient en peaux trop vieilles et où les enseignes clignotaient sans conviction. Dans cet univers différent vivait madame Irma, une voyante roumaine que Mary-Beth décrivait comme « la dernière vraie sorcière de ce continent ». Madame Irma avait vu l’incroyable. Elle avait prédit l’assassinat de John Lennon, l’élection d’un président noir, et même le mariage express de Britney Spears avec un travesti texan. Madame Irma ne se trompait jamais.
Quand Franck entra dans sa boutique, il fut accueilli par une odeur de musc, de poussière et de champignons séchés. La pièce était encombrée de tapis orientaux, de poupées de cire, de fioles étiquetées en cyrillique. Derrière une table en bois brut, madame Irma l’observait, les yeux plissés semblables à ceux d’un lynx fatigué.
— Alors, petit, on veut connaître son avenir ? — Pas exactement, madame Irma. — Je ne donne pas les numéros gagnants à la loterie ni les résultats de foot. — Tant mieux. Je ne suis pas venu pour si peu.
La cartomancienne jaugea l’adolescent. Dans sa chienne de vie, elle avait vu passer des illuminés, des désespérés, de doux hallucinés et des fous dangereux. Pour cette raison et des milliers d’autres, elle gardait toujours un Colt 45 chargé sous sa table, au cas où l’un d’eux déciderait de la transformer en offrande sacrificielle. « Je n’ai pas fui les Ceausescu pour finir égorgée par un sataniste ! » aimait-elle répéter au salon régional de la divination.
— Que puis-je faire pour toi, jeune homme ? — Je veux devenir l’adolescent de l’année. — Je ne fais pas de relooking. — Je veux juste savoir dans quelle catégorie concourir. — Je ne suis pas astrologue non plus. — Je sais. Mais ma grand-mère m’a dit que vous pouviez m’aider à trouver mon thème, mon essence.
Madame Irma se redressa lentement. Elle comprenait Franck. Il ne cherchait pas des réponses mais cherchait une identité, une légende. Elle décida de jouer le jeu.
— Très bien. Il va me falloir invoquer deux divinités thraces : Cottyto et Gebeleizis. — Comment fait-on ? Je suppose qu’on ne peut pas les appeler sur WhatsApp. — Non. J’ai seulement besoin de trois objets personnels. Ceux que tu portes sur toi. Ils sont les reflets de ton âme.
Franck fouilla ses poches. Il en sortit une photo de son chien Tricky, un couteau multifonctions avec tire-bouchon intégré et une mini-lampe-torche façon agent du FBI. Madame Irma hocha la tête, puis disposa les objets sur sa table. Elle commença à mélanger des herbes, à chanter dans une langue oubliée, à déplier une toile brodée de symboles anciens. Le rituel culmina avec un champignon du désert – celui que Jim Morrison chantait, qu’Aldous Huxley consommait, que la F.D.A. bannissait. Elle le broya, le mélangea à sa potion et tendit le breuvage à l’adolescent.
— Bois ça cul sec. Et ne vomis pas sur mon tapis.
Franck obéit. Le liquide était amer, brûlant, presque vivant. Ensuite, madame Irma le drapa dans sa toile magique. Le monde se mit à tourner. Les murs respirèrent. Des clochettes tintèrent dans l’air. Franck ferma les yeux. Il flottait désormais, son corps se dissolvait dans l’air, ses pensées s’éclataient en fragments. Le monde n’avait plus de contours, juste placé dans un entre-deux, un vestibule cosmique où le temps se pliait tel du papier. Puis, une voix s’éleva, grave, sombre, féminine, semblant venir de l’intérieur de sa propre tête mais aussi de très loin, un écho dans une cathédrale oubliée.
Cottyto, la déesse thrace de la nuit, des secrets et des transgressions, commença à lui parler en prêtresse fatiguée, en mère qui avait vu trop d’enfants se perdre. Sa voix était faite de velours noir et de cendres.
— Pourquoi ce couteau, mortel ? Est-ce pour trancher les liens ou pour ouvrir les cages ? Est-ce une arme ou une clé ?
Franck hésita avant de répondre puis lui dit qu’il l’avait toujours sur lui, au cas où, pour se défendre, pour bricoler ou juste pour se sentir utile. Une autre voix résonna à son tour, plus vive, plus moqueuse, masculine, claquant en coup de fouet dans l’air. Gebeleizis, le dieu thrace des éclairs, des révélations et des paradoxes, entra dans la danse. Il riait souvent mais jamais sans ironie. Sa voix était faite de lumière crue et de verre brisé.
— Un couteau pour se défendre ? Voilà qui est banal. Je te donne mieux : une cape. Pour te cacher. Pour te transformer. Pour devenir ce que tu n’es pas.
La cape apparut dans l’esprit de Franck. Il la saisit mentalement, la drapa sur son ego. Puis Cottyto reprit la conversation.
— Et cette lampe, pourquoi l’allumes-tu ? Pour voir ou pour être vu ? Pour chasser l’obscurité ou pour l’apprivoiser ?
Franck répondit qu’il aimait l’avoir dans sa poche. Elle le rassurait, lui donnait l’impression de pouvoir percer les mystères de la vie. Gebeleizis éclata de rire.
— Tu es bien naïf, petit. Je te donne un masque. Pour mentir. Pour jouer. Pour exister autrement.
Le masque se posa sur le visage intérieur de Franck. Il en sentit les contours, les possibilités. Cottyto murmura la question suivante.
— Et cette photo de ton chien… Est-ce un souvenir ou une blessure ? Est-ce l’amour ou la perte que tu contemples ?
Franck sentit une larme couler sur sa joue. Il expliqua que Tricky était mort depuis deux ans déjà. Il l’avait aimé plus que quiconque, gardant la photo pour ne pas l’oublier. Gebeleizis enchaîna, d’un ton plus grave.
— L’amour est une faiblesse. Je te donne une grenade. Pour tout effacer. Pour recommencer. Pour faire du bruit.
La grenade explosa dans l’esprit de Franck, sans feu ni sang, juste une onde, une vague de certitude. Cottyto conclut :
— Tu as reçu trois objets nouveaux. Une cape, un masque, une grenade. Tu es prêt. Tu sais qui tu es. Tu sais ce que tu dois faire.
Gebeleizis ajouta, dans un souffle électrique, sa vérité ultime.
— Tu ne seras pas aimé. Tu ne seras pas compris mais tu seras vu. Et c’est tout ce que tu voulais.
Les voix se turent. Franck rouvrit les yeux. Il n’était désormais plus le même.
Quelques semaines plus tard, il entra dans l’Histoire. En plein cours de chimie, il sortit un fusil automatique et massacra un à un ses camarades. Le gouverneur de Californie, un ancien acteur bodybuildé, blâma les réseaux sociaux et les armes en vente libre. Franck fut condamné à 465 ans de prison. Dans sa cellule, entre deux interrogatoires, il repensait à Cottyto, à Gebeleizis, à ses objets. Il se demandait si, quelque part, il avait mal répondu ou si, au contraire, il avait simplement suivi le chemin qu’on lui avait tracé depuis le début.
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