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Policier/Noir/Thriller
nino : Le cœur battait encore, mais faiblement…
 Publié le 18/08/25  -  3 commentaires  -  7838 caractères  -  10 lectures    Autres textes du même auteur

Une petite vie…


Le cœur battait encore, mais faiblement…


Le petit commerce rendait les armes, baissait pavillon. Le centre-ville, hier si vivant, allait s’éteindre. Ne restait plus qu’un boucher balèze ceint du tablier rougi du sang des bêtes ; la boulangère, peau de vache avec les apprentis, des seins énormes, les avant-bras trop courts et des mains qui raflaient la monnaie à une vitesse stupéfiante. Jean-Marie, le patron du bar-tabac d’où les habitués ressortaient le teint brique et les yeux irrités, et Momo, au coin de la rue, dans son réduit de presque rien où on trouvait presque tout.


Autrefois, quelques vipères avaient fait courir le bruit d’une aventure entre le boucher et la boulangère. Foutaise ! Si elle avait été accorte dans sa jeunesse, l’as du couteau à désosser n’avait jamais manifesté le moindre intérêt pour elle, tout occupé qu’il était à faire son boudin. Par contre, il était de notoriété que Jean-Marie ne souffrait pas trop la présence de « l’Arabe ». De ce petit monde, seul l’épicier arrivait encore à tirer son épingle du jeu, ce qui remplissait d’aigreur le cafetier. Au final tous attendaient la quille, ultimes représentants d’un combat perdu d’avance puisque après avoir sauté dans leurs bagnoles et franchi une série de ronds-points, c’est à la périphérie et vers l’enseigne au pachyderme que le peuple se dirigeait. Le peuple, sauf les pensionnés de longue date, André Letourneur et quelques autres carcasses raides et bancales qui retardaient l’échéance défiaient le temps. On les voyait à petits pas sillonner la zone, n’allant jamais trop au-delà et de fatigue, s’échouer sur un banc. Il y avait là quelques couples, épaule contre épaule et l’on aurait été bien en peine de savoir qui supportait l’autre. On apercevait aussi des volées de pies ratatinées, aux voix chevrotantes, rassemblées en fagots. Les hommes, plus rares, s’agrégeaient à deux, parfois trois, se racontaient n’importe quoi, la solitude comme ciment.


André n’était pas de ceux-là, il avait renoncé aux conversations. Et comme si un accord tacite en régissait l’octroi, nul n’aurait visé son banc. Alors, après s’être précautionneusement posé, on le voyait soliloquer la tête penchée, à moins qu’il n’en eût après son corniaud qui respirait bruyamment, se pissait dessus de plus en plus souvent et venait de s’effondrer à l’ombre d’un arbre, le museau entre les pattes, anéanti par la chaleur. L’été s’était fait attendre mais il était là, brutal, impérieux. Les services sociaux, les flics, redoutaient la canicule et les dérèglements qu’elle provoquait. La soif excitait les sanguins, les soumettaient à des bouffées, des idées de meurtre, des envies de carnage. Quant au grand âge, il fallait redoubler de vigilance ; tapie dans l’ombre, la faucheuse s’impatientait.


Onze heures, le mercure avait déjà grimpé et André ne s’était pas attardé. En passant devant l’épicerie, il avait salué Momo d’un geste de la main. Entre ces deux hommes, il y avait une connivence, du respect, mieux que ça : de la fraternité. Ça datait de l’époque où André s’était planté devant Jean-Marie et son putain de clébard, un molosse qui ravissait son maître en grondant et en montrant les crocs, surtout lorsque le type d’en face avait la peau sombre… Ce jour-là, André s’était interposé et le tenancier avait remballé sa morgue et son clebs. Momo, pour remercier, s’était amené un samedi devant l’appartement et lorsque Denise avait ouvert la porte, elle avait trouvé en face d’elle un petit bonhomme au chaud sourire. Un peu gêné, il lui avait tendu maladroitement une boîte de dattes branchées, les meilleures, celles qu’un cousin lui envoyait d’Algérie. Momo avait eu beau prétexter d’avoir à faire, il n’était reparti que deux heures plus tard, après qu’ils eurent terminé la tarte aux pommes.



Denise et André… soixante ans que ces deux-là s’étaient trouvés ! À dix-sept ans, quand elle apparaît, il se fige, incapable de détacher son regard ; elle, à chaque fois qu’il passe, ça fait des nœuds dans son ventre, ça lui coupe l’appétit ! Et pas moyen de se cacher… Alors, on officialise et c’est difficile lorsque la famille est nombreuse et modeste. Ce sont les aînés, on comptait un peu sur eux… Comme il n’a pas fréquenté l’école au-delà du certificat, il embauche sur les chantiers comme manœuvre, les mains gonflent et saignent vite mais ce n’est rien à côté de ce qui se prépare… L’ordre de la mobilisation générale a déjà sonné, ce sera bientôt son tour. Denise l’attendra quatre ans. À son retour du stalag, il pèse quarante kilos, il ne reparlera jamais de la guerre… Tout est à rebâtir, le besoin de main-d’œuvre est important. Il reprend son métier, s’instruit, potasse à travers de gros bouquins les techniques de construction. il s’en sort et finira par diriger les chantiers, sa fierté. Quant à Denise, elle travaille un peu dans une usine d’emballage puis elle s’arrête, une première fausse couche… d’autres suivront… Ils voulaient plusieurs enfants, ils n’en n’auront pas et le chemin de l’acceptation sera difficile et long. Un môme passe plein de malice, une fillette danse et possède la grâce et c’est irrépressible, leurs yeux se mouillent. Mais ce qui aurait pu les éloigner les rapproche encore et bientôt Denise retrouve un peu de joie et beaucoup d’énergie. Briquer l’intérieur et faire la tambouille, ça ne lui suffit pas ! Les maisons des jeunes et de la culture sont florissantes, c’est là qu’elle va s’investir, bénévolement au début puis comme salariée. C’est là, au contact des générations futures, qu’elle va s’épanouir.


Onze heures trente, André vient d’en finir avec les trois étages, il respire difficilement, pose le sac à provisions, essuie son visage dégoulinant de sueur avant de pousser la porte du deux-pièces. C’est dans ce décor immuable que ça se passe… Il aimerait lutter mais c’est au-dessus de ses forces, incontrôlable… Quelle étrange sensation que celle de ne plus être soi et d’obéir à une force inconnue, de subir une volonté qui vous oblige à reproduire des actes insensés. Comme chaque jour, il met la table, pose deux couverts et s’installe en face de Denise… Sa chère Denise qui lui sourit, et dont la fixité du regard va le faire chavirer…


Chaque jour, hormis le dimanche, Momo apercevait André boucler son tour. Cela n’avait pas été le cas ce matin. Il avait mis ça sur le compte de la chaleur qui accablait déjà les rares passants. Néanmoins, en fin d’après-midi, il avait fini par aller frapper à la porte sans obtenir de réponse. Madame Zunino, la voisine de palier qui l’avait entendu cogner était sortie, partageant son inquiétude.


Le jeune Mougins qui venait d’intégrer la brigade de la police municipale était seul au poste. Les autres étaient en intervention. Échauffourées, violences conjugales, accidents de voiture, ça dégoupillait dans tous les coins. Momo avait suffisamment insisté pour qu’il promette de passer le soir même. C’était encore un môme et lorsqu’il avait forcé la porte d’entrée, de sales effluves, à la fois âcres et acides, lui avaient sauté aux nez et soulevé le cœur. Au bout du couloir, sur la gauche se trouvait la cuisine et sous l’évier, baignant dans une flaque, un chien était étendu, raide et les yeux ouverts. Mougins qui n’avait jamais été confronté à la mort avait eu la nausée. C’est en pénétrant dans la pièce d’en face, la salle à manger, qu’il avait découvert André dont le buste avait dû basculer sur la table, entraînant dans sa chute la nappe, les assiettes ainsi qu’une photographie insérée dans un cadre de verre brisé. Et même si le visage présentait quelques coupures dont le sang avait séché, Mougins se souviendrait longtemps de l’infime palpitation de la carotide sur laquelle ses yeux étaient rivés. Il confiera à Momo, venu le soir même aux nouvelles, n’avoir jamais quitté du regard le témoin de cette vie, ce cœur qui battait encore mais faiblement.


 
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   Salima   
24/7/2025
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Une très bonne nouvelle, je trouve. Par goût personnel, j'adore lire les portraits qui traversent les vies, et les vies qui traversent les époques. Cette vie là est riche et bien emplie.
Bonne construction. D'ailleurs, je n'ai pas compris le coup de la photo à première lecture. J'ai dû revenir dessus. Mais très bien.
Petite vie de quartier avec ses clichés, reflet des transformations urbaines et démographiques, population vieillissante.
L'écriture est très riche, c'est un vrai plaisir de lecture. J'ai néanmoins buté sur certaines formulations. Par exemple l'usage du "jamais" dans la dernière phrase. Un "pas" aurait suffit.
Je me demande aussi pourquoi accorder tant d'importance à ce cœur qui bat encore, au point d'en faire le titre et la chute.

Merci, je répète : une bonne nouvelle.

   toc-art   
24/7/2025
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Bonjour,

j'ai bien aimé le style, vif et imagé, avec un vrai savoir-faire pour brosser à la fois le présent de ce quartier, mais aussi pour évoquer en quelques phrases la vie du couple. On sent l'humanité qui transpire à chaque ligne, ça pourrait être pathos, mais l'écriture familière, presque argotique permet de contourner l'obstacle. La dernière phrase me semble un peu trop appuyée, j'aurais remplacé le "jamais" par un "pas" moins emphatique (à mon goût, bien sûr).

Une bonne lecture en tout cas, merci.
Bonne continuation.

   Cyrill   
16/8/2025
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Un bon plaisir de lecture, ne serait-ce déjà que pour la richesse lexicale. Et puis l’art de faire court et impactant. Une fresque sociale bien brossée, l'écriture a l’énergie d’un couteau sur la toile, elle est presque haletante. C’est en même temps comme un travelling avant, celui d’une caméra qui s’approche du sujet en passant par la périphérie. Les personnages composent une toile autour d’André, on imagine une galerie de photos reliées par des flèches, épinglées au tableau d’un commissariat. Bref, éminemment vivant et suggestif.
Le titre demeure une belle énigme – c’est malin – jusqu’à l’unique action du récit. L’ultime personnage, jeune et touchant policier, donne rétrospectivement toute sa mesure à la justesse de l’ensemble.
Merci pour le partage


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