Page d'accueil   Lire les nouvelles   Lire les poésies   Lire les romans   La charte   Centre d'Aide   Forums 
  Inscription
     Connexion  
Connexion
Pseudo : 

Mot de passe : 

Conserver la connexion

Menu principal
Les Nouvelles
Les Poésies
Les Listes
Recherche


Science-fiction
Donaldo75 : Rupert
 Publié le 28/01/21  -  7 commentaires  -  26328 caractères  -  48 lectures    Autres textes du même auteur

« Être, ou ne pas être : telle est la question. »
(William Shakespeare - Hamlet, acte III, scène 1 - 1601)


Rupert


Robert Wilkinson scruta l’assemblée. Personne n’osait parler. Il décida d’utiliser une vieille astuce pour réveiller son audience apathique. William Simpson lui sembla le candidat idéal pour alimenter la controverse. Ce dernier était un milliardaire texan spécialisé dans le commerce des hydrocarbures, un businessman reconnu et difficile à désarçonner en public. Et, comme ses compagnons du jour, il avait visiblement du mal à avaler les théories du professeur Martinot.


– Je vous trouve bien silencieux, Simpson. C’est même étonnant de votre part. Je croyais qu’au Texas on n’avait pas sa langue dans sa poche.

– Je ne suis pas docteur en machin-chose, Wilkinson. Mon bon sens paysan me sert de boussole, surtout quand il s’agit d’allonger les billets pour un projet fumeux et au mauvais goût de science-fiction. Et là, on n’a eu que ça, de la fumée, du pipeau et rien d’autre.

– Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ?

– Du concret. Un exemple.

– C’est justement l’objet de la phase de prototype.

– Moi, je ne vois que les cinquante millions qu’elle va nous coûter. À chacun d’entre nous. C’est cher payé juste pour voir.

– Vous préférez laisser les Chinois, les Russes ou les Européens nous damer le pion ?

– Je me demande si ça ne vaudrait pas mieux.


Robert Wilkinson avait depuis longtemps anticipé l’argument. Il savait combien les très riches Américains, ceux disposant d’un compte courant à neuf chiffres, se révélaient frileux dès qu’il s’agissait de sortir de leur zone de confort. Simpson n’échappait pas à la règle : la perspective de s’enrichir dans l’exploitation d’hydrocarbures extraits des satellites de Jupiter et Saturne l’avait amené à cette réunion de collecte de fonds mais l’exposé du savant français l’avait quelque peu refroidi.


– Je vais récapituler, point par point. Vous me donnerez votre sentiment.

– Allez-y !

– Primo : la technologie de compression des hydrocarbures a été éprouvée à maintes reprises par des compagnies américaines. Elle est considérée comme lucrative. Vous convient-elle ?

– Oui. J’ai déjà des actions sur ce coup.

– Secundo : la construction d’un tanker spatial a été avalisée par la NASA et validée par les banquiers et les assureurs. Elle représente les deux tiers du budget. Comporte-t-elle un risque rédhibitoire ?

– Non. On est en territoire connu là aussi.

– Tertio : la propulsion magnétique est devenue monnaie courante dans les missions américaines et européennes. Elle permettrait de gagner un temps non négligeable dans la phase d’exploitation et comprimerait les délais liés au voyage lui-même. Sommes-nous d’accord ?

– Oui mais non.

– Comment ça, non ?


Pour Simpson et ses pairs, investir dans cette technologie était risqué. La propulsion magnétique n’était pas encore rentable parce que l’indispensable ordinateur de bord prenait plus de place que le moteur et la cargaison. En cela, l’invention du professeur Martinot était géniale. Il remplaçait la complexe et lourde ingénierie informatique par un cerveau humain tranquillement logé dans un corps, lui-même protégé par un silo réfrigéré, et plongé dans un sommeil profond. Le subconscient prenait la main sur le cortex cérébral, traitait les informations à la vitesse de la lumière et prenait des décisions sans recourir à des algorithmes complexes. Ce concept révolutionnaire brusquait les certitudes des investisseurs présents dans la salle ; pour eux, il se résumait à laisser un somnambule piloter un vaisseau spatial de la taille d’un porte-avions.


***


Robert Wilkinson se servit une double ration de cognac. Il avait réussi à convaincre tous les investisseurs. Désormais, le projet entamait sa phase deux : construire la première version du vaisseau spatial et surtout trouver le parfait pilote. Assis en face de lui, le professeur Martinot dégustait une fine de champagne, l’air plutôt fier de lui. Son projet avançait bien : les candidats se bousculaient au portillon, son protocole de sélection s’avérait très efficace et la presse parlait de ses travaux.


– Quel est le bon profil pour piloter un tel engin, professeur ?

– Il n’y en a pas vraiment. Il faut avant tout éviter les anxieux, les indécis, les psychorigides et les intolérants. Ensuite, ce sont les tests en simulateur de vol qui font la différence.

– Alors, si je pousse le raisonnement un peu plus loin, une personnalité complètement atypique, différente des habituels héros militaires, ferait l’affaire ?

– Exactement.

– Un poète, par exemple ?

– Un poète, pourquoi pas ? Ce serait même une bonne chose. L’espace ne se limite pas à des dimensions et des constantes, à des unités de mesure et des coefficients. Il existe une forme de poésie dans l’infiniment grand. Un esprit intuitif, détaché de la seule physique tout en la considérant comme importante, capable de décider sur une base esthétique et non purement rationnelle, aurait plus de chances de survivre dans un environnement hostile.

– Permettez-moi de douter un peu. Ce point de vue, venant d’une sommité internationale de votre niveau, me paraît carrément difficile à défendre auprès du grand public et encore plus de nos bailleurs de fonds.

– C’est parce que vous avez les pieds sur terre. Vous êtes un homme d’action, habitué à traiter des faits, à prendre des décisions et à convaincre des professionnels du doute. Vous pensez que seule votre espèce peut parvenir à de tels résultats. C’est faux. Je crois d’ailleurs que nous ne sommes pas au bout de nos surprises avec cette phase de sélection.


L’Américain adhérait complètement aux vues du savant français. Pour lui, l’ancien espion de haut vol, maîtriser un tel étalon revenait à réaliser un rodéo sur le dos d’un brontosaure géant. Seul un cavalier capable de lui parler à l’oreille, de le calmer, de voir au-delà des évidences, pourrait le conduire à bon port. Ce raisonnement excluait d’office les militaires, les politiques et les dogmatiques, trop focalisés sur le seul résultat. Cependant, il décida de prolonger la discussion.


– Je sens dans votre dernière affirmation une petite cachotterie. Vous croyez qu’un poète osera se présenter, et même mieux, passera les sélections ?

– Non seulement je le crois mais je le sais déjà.

– Comment ça ?

– À la lecture des résultats, j’ai repéré un candidat prometteur.

– Vous m’étonnerez toujours. Comment s’appelle l’heureux élu ?

– Vous connaissez le caractère confidentiel du processus de sélection. Tout ce que je peux vous dire tient en ces mots : il est britannique, né à Stratford-upon-Avon et auteur de poèmes.

– Stratford-upon-Avon, n’est-ce pas la ville natale de Shakespeare ?

– Exactement !

– J’espère qu’il ne s’appelle pas Hamlet. J’aurais du mal à justifier un tel choix auprès d’investisseurs tellement premier degré. Gardez cette information pour vous, on ne sait jamais, professeur.


***


Rupert MacGuffin sortit du simulateur de vol avec une sérieuse envie de rendre son petit déjeuner. Il commençait néanmoins à s’habituer aux contraintes spatiales. Son instructeur, un ancien astronaute de la NASA, le regarda extraire son corps longiligne du tube métallique.


– Je me demande vraiment pourquoi je répète inlassablement cet exercice, Gyl. Dans une mission réelle, je ne sortirais pas de stase avant des mois, avec de nombreuses étapes de décompression préalable.

– On ne discute pas le protocole, Mac, tu devrais le savoir, depuis le temps. Estime-toi heureux que ces messieurs les friqués soient pressés par le temps, sinon tu en aurais pour des années avant de t’envoler dans l’espace. À la NASA, ils sont dix fois pires en termes de préliminaires et de tests à deux balles.

– J’ai hâte de partir.

– Tu n’es pas le seul sur la liste. Si ça se trouve, tu vas rester au sol, à côté des autres remplaçants. Il n’y a qu’une place dans ce vol. Celle du mort ou du héros.

– C’est de l’humour estampillé NASA ?

– Non, cette vanne vient des Russes à l’époque de Soyouz. Elle m’a toujours fait marrer, alors je la ressers à la bleusaille dans ton genre.

– Je ne cherche pas à devenir un héros, Gyl.

– Je sais, Mac. C’est pourquoi tout le monde ici souhaite te voir décrocher la timbale. Tu es un pur, un gars des étoiles, comme dans tes poèmes.


La préparation touchait à sa fin. Seuls quatre candidats continuaient à s’entraîner dans l’optique de partir en direction de Saturne et de son satellite géant Titan. Les investisseurs avaient une fois de plus tranché dans le sens de la rentabilité immédiate et du profit assuré. Titan, véritable usine à méthane, représentait le Far-West des fournisseurs d’énergie et de carburant. Parcourir le milliard de miles séparant la Terre de Titan, dans des conditions difficiles, prendrait au minimum deux mois, un exploit comparé aux sondes Voyager du vingtième siècle. Pourtant, soixante jours de voyage signifiaient autant de temps perdu pour l’exploitation des hydrocarbures de Titan, aussi les décideurs avaient demandé à l’équipe de raccourcir la phase de préparation des pilotes, une fois le vaisseau terminé. La logique financière l’avait emporté sur les questions de sécurité.


***


Rupert aborda facilement la stase active. Son subconscient prit le pas sur sa conscience sans provoquer de déchirement schizophrène, un des risques propres à cette technologie. Il prit en main la navigation de SPHYNX, le gigantesque vaisseau destiné au vol vers Titan. Heureusement, dans le désir des ingénieurs de tout contrôler, il disposait d’un assistant intelligent baptisé SISTER. Ce logiciel communiquait avec lui via une interface neuronale, une trouvaille astucieuse du professeur Martinot pour aider le cerveau humain à prendre de meilleures décisions.


SPHYNX avait quitté la zone d’influence gravitationnelle de la Terre. Il était temps, tel que décrit dans le manuel de navigation, d’enclencher le moteur à propulsion magnétique. Selon les experts, c’était le moment de vérité pour la théorie du savant français, l’instant de fusion intégrale entre l’homme et la machine, ou d’explosion du vaisseau spatial pour cause d’incompatibilité entre le pilote et son astronef. SISTER s’acquitta des communications scientifiques avec le centre de commandes basé à Houston.


– SPHYNX à Houston, m’entendez-vous ? Ici SISTER.

– La réception est parfaite, SISTER. Ici Mason, responsable du quart.

– Nous sommes passés en propulsion magnétique. SPHYNX accélère sans problème. Nous dépassons déjà les cent mille kilomètres par heure ; et ce n’est qu’un début.

– Nous vous voyons encore sur l’écran. C’est formidable, tout se passe comme prévu.

– Mac a planifié un recalcul de la trajectoire d’ici douze heures.

– Très bien. Les conditions de vol s’annoncent idéales.

– Prochain point dans six heures. Fin de transmission.

– Fin.


Rupert lança les procédures de navigation, aidé par les programmes de SISTER et les nombreuses cartes embarquées dans la mémoire centrale de SPHYNX. La structure métallique du vaisseau absorba les accélérations successives et les changements de cap sans rencontrer de problème technique. Le vol se déroula suivant le protocole standard. La vitesse se stabilisa autour du million de kilomètres par heure, un record absolu dans la courte histoire des vols spatiaux. SPHYNX n’eut même pas besoin d’utiliser la gravité d’une planète tierce pour accélérer ou infléchir sa trajectoire.


Une semaine après leur départ, SISTER envoya une dernière communication à Houston : « Nous sommes à cent soixante millions de kilomètres de la Terre, sur la trajectoire optimale. Le moteur à propulsion magnétique se comporte parfaitement. Nous n’avons aucune anomalie à déclarer. Comme convenu, nous ne communiquerons plus avant d’aborder la zone d’influence de Saturne. Vous recevrez uniquement nos coordonnées spatiales via le module automatique de SPHYNX. Mac est en parfaite santé. Ses constantes physiques sont conformes à nos prévisions. Il est rentré en phase de sommeil lent. Cela devrait durer quatre semaines. »


La suite du voyage s’avéra également tranquille. Le subconscient de Rupert continua de piloter SPHYNX, utilisant les ressources de SISTER pour optimiser le trajet et éviter les écueils de la ceinture d’astéroïdes, choisissant des voies détournées pour s’affranchir de la gravité de Jupiter tout en économisant la propulsion magnétique. À la date planifiée par SISTER, Rupert rentra en sommeil paradoxal, la seconde variable sensible à surveiller de près, selon le professeur Martinot. Dans la théorie du savant français, c’était l’instant fatidique où le subconscient pouvait déraper à cause de rêves incontrôlables. SISTER activa les capteurs neuronaux et l’électroencéphalogramme au cas où il devrait prendre la main sur les données biologiques du pilote.


***


L’éther se transforma en forêt tropicale. Les constellations étoilées laissèrent place à des arbres aux fruits inconnus et aux larges feuilles. Le vide spatial se remplit d’une musique enivrante, un concert de crissements et de bruissements. Au loin, une grenouille coassa, répondant ainsi aux sifflements des oiseaux, aux grincements des lombrics et à la brise forestière. Rupert sentit l’humidité l’étreindre. À la sécheresse de son silo de stase s’opposa la moiteur d’un climat amazonien, avec ses larmes de sueur venues d’une atmosphère saturée en eau. Des odeurs exotiques chatouillèrent ses narines. Des fleurs, des animaux et l’air lui-même semblèrent envahir le volume olfactif, donner de la mesure à son odorat si longtemps confiné.


– Aimes-tu ce monde, Rupert ?


La voix semblait venir de nulle part et de partout à la fois. Douce, féminine, elle s’exprimait dans un anglais parfait aux consonances britanniques, avec un petit arrière-goût de Stratford-upon-Avon.


– Il est beau. Il ressemble à mon idée du Brésil, celui de Villa-Lobos et de l’Amazonie d’avant.

– Visite-le si tu le souhaites.

– Je ne me vois pas. Est-ce normal ?

– En as-tu vraiment besoin ? Ton regard ne te suffit-il pas ?

– C’est vrai. Je devrais avoir l’habitude depuis le temps. Je suis en stase, enfermé à l’intérieur de mon corps.

– Dépasse cette explication, Rupert. Elle est certes facile à comprendre mais loin de la vérité.

– Comment ça ?

– Ne te pose pas ce genre de questions. Laisse ton intuition te conduire. Tu perçois l’Univers dans sa beauté et non dans sa logique. D’ailleurs, n’est-ce pas la raison de ta présence ici ?


Rupert repensa à ses discussions avec le professeur Martinot. Quelque part, lors de leurs longues conversations, il avait ressenti chez le savant une forme de dégoût pour l’objectif officiel de la mission. Là où les techniciens parlaient de performance et de pourcentage d’achèvement, le professeur voyait uniquement un prétexte à un événement plus grand que le seul exploit scientifique. Il n’en disait pas plus, évoquant uniquement la poésie de l’éther infini. La forêt scintilla soudain. Rupert accepta l’invitation à poursuivre sa découverte du monde où il se trouvait. Il marcha à travers les branchages, sans se heurter à des ronces ou à des griffes, comme s’il était immatériel et sensitif à la fois.


– J’aime ce rêve.

– Ce n’est pas un rêve, Rupert. Tu es bien dans une forêt.

– Mais l’Amazonie ne ressemble pas à ça. Elle est dévastée, déboisée, polluée, vidée de sa faune. C’est devenu une décharge, le terrain vague des scieries brésiliennes.

– Il n’y a pas que l’Amazonie dans l’Univers.

– C’est la première image qui m’est venue à l’esprit.

– Parce que tu n’as jamais voyagé.

– D’accord, mais à ma connaissance il n’existe plus de forêt aussi magnifique, même dans les réserves d’Amérique du Nord.

– Tu as quitté la Terre il y a plusieurs semaines, te souviens-tu ?

– Oui.

– Alors, oublie-la. Redeviens un poète.


***


Robert Wilkinson s’assit sur le rebord de la table. Il avait besoin d’informations, une ressource essentielle dans son métier, surtout au vu des milliards de dollars placés par des investisseurs américains, sur son conseil, dans une entreprise des plus audacieuses. Wilson, le responsable des opérations, n’en menait pas large. Peu courageux d’ordinaire, il n’avait pas dérogé à sa règle de conduite et avait décidé de partager la volée de bois verts avec son collaborateur Mason.


– Si je vous comprends bien, Wilson, SPHYNX a dépassé l’orbite de Saturne et se dirige actuellement vers les confins de notre système solaire.

– Oui, monsieur.

– On a donc raté le rendez-vous avec Titan. Pourquoi n’avons-nous rien vu venir ?


Robert Wilkinson posait à l’évidence la seule question intéressante. SPHYNX était normalement suivi par le centre de commandes à Houston, avec un protocole de rapport régulier entre le vaisseau et les ingénieurs sur Terre. SISTER, l’interface numérique entre le pilote et l’aéronef, avait été spécialement conçu pour minimiser le risque, réduire l’aléa à sa portion congrue. Les réponses techniques fournies par Wilson et Mason n’apportèrent aucune réponse satisfaisante. Au mieux, elles habillèrent la catastrophe d’un halo de mystère, de singularité cosmique.


– Je récapitule les faits : SPHYNX a dérivé de sa trajectoire à la moitié du trajet aller. De plus, le vaisseau s’est mis à accélérer au-delà de ses capacités théoriques. Vous avez même du mal à le suivre tellement il va vite désormais. Dix millions de kilomètres par heure, ce n’est pas commun !

– Ce qui m’étonne, c’est la résistance des infrastructures, fit remarquer le professeur Martinot.

– Nous pensons que SPHYNX s’est délesté de l’inutile. Il a vraisemblablement éjecté le matériel dédié à l’extraction et à la compression des hydrocarbures de Titan.

– Et SISTER dans tout ça ? Je croyais que c’était notre assurance tous risques, demanda Robert Wilkinson.


Le professeur Martinot avait bien une idée mais elle risquait de ne pas plaire aux Américains. SISTER n’était qu’un programme informatique. Rupert avait probablement choisi de changer la destination de SPHYNX, pour une raison encore inconnue, et contraindre SISTER à ses vues. Le savant en avait conscience : dans sa théorie, l’humain représentait le point faible, le véritable facteur d’aléa. Plus puissant que n’importe quel dispositif artificiel de contrôle, il était capable de transformer une simple mission de routine en délire galactique. C’était pourquoi lui, l’éminent professeur Martinot, avait choisi Rupert MacGuffin, un poète venu de Stratford-upon-Avon, un garçon pacifique et pas le moins du monde mystique.


– Professeur Martinot, vous avez conçu le programme, imposé SISTER dans le dispositif et veillé au choix du pilote. Alors, j’attends de vous une réponse digne de ce nom. Faites-moi grâce de vos explications à deux balles, des termes scientifiques et de toute considération inutile !

– Je n’ai pas de boule de cristal !

– Je ne vous demande pas le futur. Il apparaît évident que jamais nous ne retrouverons SPHYNX. Ce qui importe est de comprendre le passé, la raison d’un tel désastre.

– Rupert MacGuffin a décidé autre chose. Je ne sais pas pourquoi. Il n’avait pourtant rien du révolutionnaire ou de l’exalté. La mission l’intéressait pour la beauté du geste et non pour sa finalité.

– SISTER devait brider son libre arbitre, je me trompe ?

– Vous avez raison. SISTER a dû juger valables les raisons de Rupert. Dans ce cas-là, il ne s’agit plus de libre arbitre puisqu’il y a consensus entre l’homme et la machine.

– Eh bien, on n’est pas dans la merde avec une telle réponse.


***


Rupert arriva au bout de la forêt. Il entrait désormais dans un monde aquatique. Il regarda le ciel et constata un duo de soleils à sa droite et trois boules massives sur sa gauche. Visiblement, il visitait une planète dotée de satellites géants ou alors un ensemble équilibré de quatre corps telluriques. La science n’était pas forcément sa tasse de thé mais la curiosité l’emporta. Il demanda à son hôte inconnu où il était tombé.


– Je n’ai jamais vu ça auparavant. Qu’est-ce que c’est ?

– Une autre forme, Rupert. La nature s’exprime de bien des manières.

– Suis-je sur une planète géante ?

– Qu’est-ce que ça changerait ?

– Rien, je suppose. C’est juste pour savoir. J’ai eu des cours de cosmologie pendant mon entraînement mais jamais il n’a été question d’une telle configuration avec une planète capable d’abriter la vie, de tenir en orbite trois grosses lunes le tout dans un système à deux étoiles.

– C’est humain de se rassurer avec des scénarios connus.

– Comment le sais-tu ? Tu ne me sembles pas humaine.


Cette dernière phrase sonna dans son esprit comme une révélation. Il savait qu’il était en stase profonde, quelque part dans le système solaire, pilotant par la seule force de son subconscient un tanker spatial. Normalement, uniquement SISTER avait le pouvoir de communiquer avec les différentes strates de sa conscience. Pourtant, son intelligence artificielle embarquée restait muette tandis qu’une inconnue philosophait dans sa tête. Il décida d’en savoir plus. Pour cela, il avait besoin de réponses précises.


– Je ne reviendrai pas, c’est ça ?

– Nous partons tous un jour, Rupert.

– Est-ce que je dors encore ?

– Tu n’as jamais dormi.

– Comment ça ?

– Change de raisonnement. Dormir suppose que le subconscient est la phase immergée de la conscience. Et si c’était le contraire ?

– Bizarre comme théorie.

– Tu es un poète et non un scientifique. Pense en poésie et non en théorèmes, en postulats ou de quelque manière dogmatique propre à ceux qui veulent tout expliquer à n’importe quel prix.


Rupert se remémora ses cours de sciences où un vieux professeur habillait l’ignorance des hommes de substituts logiques. Il n’avait jamais trouvé une parcelle de poésie dans ces créations artificielles. Elles servaient juste de béquille esthétique à une vision rétrécie du monde, à une pensée où tout avait un début, un milieu et une fin.


La mer l’appela. Le scintillement des vagues, l’odeur des embruns et la moiteur de l’air excitèrent ses sens. Il se souvint de ses premiers émois de petit enfant, quand ses grands-parents le promenaient le long du littoral écossais pendant les vacances d’été. Il se laissa aller à des images colorées, à des senteurs iodées et à des frissons électriques. Son cerveau arrêta de formaliser et commença à tanguer, du haut vers le bas, de la droite vers la gauche, du devant vers l’arrière, du passé vers le futur, puis dans toutes les dimensions à la fois. La voix lui parla dans un langage non sensoriel, une sorte de musique sans notes. Rupert eut l’agréable impression de comprendre sans avoir à se forcer, comme s’il avait toujours communiqué ainsi.


***


Le professeur Martinot étudiait les résultats des tests passés par Rupert MacGuffin depuis sa sélection. Il voulait comprendre pourquoi la mission prenait une tournure inattendue, comment un garçon a priori si tranquille avait réussi à surpasser des milliards de dollars de haute technologie par la seule puissance de son subconscient. Son assistante personnelle, une vieille Bretonne à son service depuis une trentaine d’années, l’interrompit dans ses recherches.


– Professeur, il est l’heure de dîner. Le réfectoire va fermer si vous n’y prenez gare.

– Je n’ai pas faim, Sylviane.

– Il faut manger pour vivre, professeur.

– Comment ? Pouvez-vous répéter ce que vous venez de dire, Sylviane ?

– Je paraphrasais Molière, dans sa pièce l’Avare. Il cite le proverbe grec : « Il faut manger pour vivre… »

– « … et non pas vivre pour manger. » Oui, c’est ça !

– C’est un classique, professeur.

– Il prend tout son sens aujourd’hui, Sylviane. Vous ne pouvez pas savoir à quel point. Merci !


Sylviane le regarda d’un œil suspicieux. Elle se demanda si le vieux savant n’abusait pas des liqueurs et des antidépresseurs, un mélange explosif, depuis les derniers événements et la disparition inexpliquée de son protégé.


– Tout va bien, professeur ?

– Oui, Sylviane. Je pense avoir trouvé.

– Trouvé quoi ?

– Pourquoi Rupert a disparu.

– J’en suis contente pour vous, professeur. Vous allez mieux dormir désormais.

– Je l’espère.


Sylviane sentit que le professeur Martinot avait besoin de se confier. Elle représentait d’habitude la confidente idéale pour ce génie des neurosciences, parce qu’elle ne se targuait pas de connaissances scientifiques mais gardait les pieds bien sur terre, dans une forme de sagesse paysanne.


– Alors, pourquoi ce jeune homme a-t-il disparu, professeur ?

– Si je vous le dis, vous allez me prendre pour un fou.

– Depuis trois décennies, je supporte vos excentricités. Jamais, je n’ai exprimé de réserve sur votre état mental. Vous êtes génial. Je vous admire sans saisir une once de votre raisonnement.


Le savant sourit en pensant à la tête que feraient Wilkinson, Wilson, Mason et les autres s’ils l’entendaient formuler son hypothèse. Il les imagina en train d’appeler des infirmiers, de lui mettre une camisole de force et de le jeter au fond d’une cellule capitonnée.


– Nous avons pris le problème à l’envers, depuis le début. Nous avons supposé que Rupert piloterait le vaisseau pendant sa phase de sommeil, grâce à son subconscient exacerbé par un dispositif de mon invention et contingenté par un carcan numérique. Ainsi, nous utilisions cette machine à rêves, puissant catalyseur de la puissance cérébrale, pour prendre la main sur des programmes et des commandes complexes, pour régir un système artificiel composé de logiciels, de circuits électroniques et de machinerie.

– Et ce n’est pas le cas ?

– Dans notre dimension, si. Rupert est entré dans le rêve et en a fait sa conscience. Il a ainsi renversé le subconscient. Pour lui, notre réalité est devenue le rêve, la face cachée de son existence, à la différence près qu’il n’a pas à la refouler. Il l’accepte telle quelle, dans sa brutalité.

– Qu’est-ce que ça change, professeur ?

– Pour nous, rien. Pour lui, le poète, tout. Il accède aux dimensions cachées par notre perception du réel. Ce faisant, il amène le vaisseau SPHYNX et le logiciel SISTER avec lui. Ils vont accéder au Nirvana, à la fin de la souffrance, de l’illusion et de l’ignorance propres à notre civilisation.

– Je crois en effet qu’il vous faut garder cette explication pour vous, professeur, sinon je devrai vous apporter des oranges à l’asile. Restez dans votre chambre, je vous amènerai le dîner.


 
Inscrivez-vous pour commenter cette nouvelle sur Oniris !
Toute copie de ce texte est strictement interdite sans autorisation de l'auteur.
   Anonyme   
21/12/2020
 a aimé ce texte 
Bien ↓
C'est quand même dommage, que dans un récit où est fustigée
une vision rétrécie du monde, (...) une pensée où tout avait un début, un milieu et une fin.
la narration soit aussi sage : exposition, début, milieu, problème, explication, fin. Un gros écueil, quand on écrit de la science-fiction, c'est d'éviter une exposition poussive de la situation, du contexte du récit. Ici on est en plein dedans, moi lectrice je suis prise par la main et non, comme je le souhaiterais, en immersion dans l'histoire dont je saisirais au fur et à mesure les tenants et aboutissants. Cette exposition prend d'ailleurs, à mon avis, une proportion trop importante en volume.

Et ensuite ça ne s'arrange pas, je suis guidée dans le récit comme sur un parcours fléché. Aucune fantaisie, tout juste si vous lâchez la bride pendant les descriptions de la nature flamboyante. Tout cela ronronne ! La discordance entre cette écriture sage et la très bonne idée de base m'a vraiment gênée.
Une bonne idée, oui. J'ai déjà lu des histoires de vaisseaux spatiaux pilotés par un cerveau humain désincarné (en général on a bazardé le corps, l'esprit est directement installé dans un nid électronique), c'est la première fois pour moi que le pilote remplit inconscient sa mission. Pour que cette idée débouche sur une nouvelle intéressante, je crois indispensable d'en assouplir la narration, de lui donner un côté rêveur, décousu qui, en l'état, lui manque au point de la saboter vu le sujet.
Un point positif selon moi : les personnages se tiennent plutôt bien, je les ai trouvés cohérents. Un poil archétypaux toutefois, ce qui est raccord avec le manque de fantaisie général que je déplore.

   cherbiacuespe   
21/12/2020
 a aimé ce texte 
Passionnément ↑
De la SF, matière souvent éminemment scientifique et terre à terre, à la sauce de la poésie qui n'a rien de mathématique. Fallait oser ! Et cela fonctionne à la perfection ! Arrivé au trois quart de la nouvelle je me suis même surpris à jalouser l'auteur pour son talent à mélanger les genres avec une telle diligence. J'ai beau prendre ce texte par n'importe quel bout, je ne trouve rien à lui reprocher. Un petit bijou à se mettre en réserve et à ressortir de temps en temps par pur plaisir d'évasion. Par les sensations et sentiment véhiculées, il me replonge beaucoup dans le film de Robert Zemeckis, "contact". Convaincant !

Cherbi Acuéspè
En EL

   Alfin   
3/1/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Une nouvelle dont l'imagination est remarquable. Inverser la conscience et la subconscience, c'est effectivement une très bonne idée qui est bien exploitée, c'est amusant. Le style parfois un peu naïf m'a fait penser à Bernard Werber par certains aspects.

Une très agréable lecture, merci !

   maria   
28/1/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Donaldo,

"L'exploitation d’hydrocarbures extraits des satellites de Jupiter et Saturne" comme prétexte pour "un délire galactique" où une planète est capable "d'abriter la vie, de tenir en orbite trois grosses lunes le tout dans un système à deux étoiles" !
Fallait y penser !

La narration est claire, cohérente, d'une telle logique que lorsque l'éther s'est transformé en une "forêt tropicale", j'ai oublié la Terre et suivi le poète.

Merci beaucoup pour l'évasion.

   Charivari   
31/1/2021
Bonjour Donaldo.
Ah oui, j'ai vraiment apprécié. L'idée originale est excellente, et c'est écrit avec humour, bien structuré, la chute est parfaite.... J'aime tout particulièrement ce côté terre à terre, dans des phrases comme "et ben on est pas dans la merde", qui offre un très bon décalage avec les passages scientifiques et les autres, oniriques. Bref, du tout bon, pour moi.

   Lariviere   
3/2/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Salut Don,

J'ai pris plaisir à lire ce très bon texte. Il est la fois percutant sur le fond et bien mené sur la forme, ce qui n'est pas évident vu le thème original. En plus de l'originalité et de la maîtrise du récit et de l'écriture, je retiens la finesse de l'idée, dans le sens que celà parle à tous au premier degré (notamment grace à l'humour subtil, en filigrane, je me suis vu lire une histoire de Larcenet dans flluide glacial...) mais à une résonnace philosophique sur le propos ce qui est important, il me semble, pour transcender un axe de traitement et une histoire....

J'ai trouvé bon et aussi apaisant les dialogues.

Merci pour cette lecture et au plaisir de te lire !

   hersen   
10/2/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
"L'Homme doit habiter la Terre poétiquement".
j'en étais restée là, ça m'allait bien, j'arrivais à gérer.

Pourquoi, mais pourquoi ai-je lu cette nouvelle ??? me voilà avec le moral dans les sabots, mes sabots de terrienne bien ancrée, bien encrée aussi.

"Il existe une forme de poésie dans l'infiniment grand". Certainement. Tant qu'elle reste du domaine d'une sorte d'inaccessible, à mon avis, qui laisse ouvertes toutes nos portes pour l'air du spatial.
Hélas, découvré-je, il ne s'agit que de l'ère du spatial.

je ne suis pas trop formatée pour ce mélange, mon disque dur devient tout mou et mes données, prêtées pour des rendues, se confondent en un magma. Neuronien, le magma ? Non, ce serait trop facile ! et c'est là où c'est la cata : c'est un magma émotionnel. Et mes petits pieds à moi sur notre petite planète (un peu sale il est vrai) ne savent plus trop où se poser. Parce que je n'arrive franchement pas à me propulser en poète qui irait fièrement "ailleurs", ouvrant la voie pour tout dégueulasser. On ne se refait pas !
Un truc qui m'interpelle, et ça n'a rien à voir avec la nouvelle, enfin si quand même : Aujourd'hui, un article en infos portugaises concernant trois missions sur Mars en février. Titre de l'article :

"Heure de pointe sur Mars." (Hora de ponta em Marte - je traduis pour ceux qui pensent que j'affabule))

j'ai bien peur que mon sens de l'humour s'émousse. Qu'il ne soit pris en photons, non, en faute. Y a pas photo.

Ma note concerne principalement l'impact que cette lecture a réussi à bétonner sur mon petit cerveau; c'est, je pense, la qualité première d'un écrit : ce qu'il en reste après lecture.
Je ne te remercie pas. :))


Oniris Copyright © 2007-2023