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Policier/Noir/Thriller
Etienne : Le triste travail d'Edgar Bones
 Publié le 15/05/13  -  6 commentaires  -  20012 caractères  -  153 lectures    Autres textes du même auteur

Edgar, une ville morose, d'étranges rencontres.


Le triste travail d'Edgar Bones


Des paysages sans intérêt fuyaient sous le regard vide d’Edgar. Ils avaient des couleurs d’automne, et cet automne était incroyablement sombre : champs de terre et de céréales jaunies, tons moroses, pluie. D’ailleurs toute cette flotte lui donnait envie de pisser. Il lui faudrait se retenir jusqu’au prochain arrêt, le terminus.

L’autocar cliquetait, tremblait, vrombissait de toutes pièces et Edgar écoutait tous ces sons, les accordant en une symphonie métallique, et il aimait ça. C’était la solitude qui lui avait fait apprendre à écouter, ou peut-être que c’est à force d’écouter qu’il s’était éloigné des gens.

Alors qu’il laissait ses pensées se promener où bon leur semblaient, parmi les collines boueuses ou au milieu d’un paquet de nuages gris, il remarqua le vague reflet de son visage dans la vitre. Il pouvait voir distinctement les contours creux de ses joues, qu’accentuaient des mèches de cheveux éparses, ces cheveux mi-blonds mi-longs qui servaient principalement à cacher ses grandes oreilles. Il chercha aussi ses yeux quelque part dans cette vision ; il les savait bleus, cependant la seule chose qu’il put trouver fut deux orbites rentrantes et sombres.


– Eh, boy, tu descends où ?


Edgar sursauta. C’était le type assis juste derrière qui avait parlé. Il avait passé sa tête entre les deux sièges, comme ça, brusquement, et posé cette question. Il fallut un certain temps à Edgar pour comprendre, ramener son esprit à l’intérieur du bus et voir avec stupéfaction ce visage hideux qui voulait bavarder. Un temps apparemment trop long pour l’autre, puisqu’il réitéra sa demande.


– Oh, tu vas où ?


Une haleine digne d’un vieux yack s’ajouta au dérangement.


– Au terminus.

– Et tu vas y faire quoi, là-bas ?

– J’y vais pour un emploi.

– Ha ha ha ! Toi ? T’as trouvé un emploi dans cette foutue ville ? Non non, là-bas on y va pour voir ses grands-parents, puis porter des fleurs à ses ancêtres au cimetière aussi. En fait, en gros, on y va pas, alors un job, je crois que t’as rêvé ! Regarde autour de toi : une desserte par bus toutes les semaines et cinq personnes à l’intérieur, avec le chauffeur. Il n’y a rien à faire là-bas.

– Je vous assure, j’ai rendez-vous demain mat…

– Écoute, d’accord, tu as rendez-vous, mais tu n’as pas d’emploi. Tu ferais mieux de rentrer d’où tu viens.


Le type étrange se leva d’un coup, avant que quiconque ne puisse ajouter quoi que ce soit et se dirigea presque en courant à l’avant du bus où il s’assit, plaça ses bras en croix et ferma les yeux et ne bougea plus.

Bien sûr qu’Edgar n’irait pas lui demander de précisions, ni à personne d’autre. Bien sûr que le type l’avait fait douter, pourtant il n’oserait pas.

En descendant de l’autocar, Edgar nota la disparition de l’homme étrange.

Le lendemain il fit le tour de cette cité qui n’avait effectivement rien d’accueillant. Il y régnait un certain silence, que ponctuaient des chiens par leurs aboiements. Les gens semblaient se déplacer bien souvent à pied et tête baissée. Il y avait des bâtiments en ruines, des routes trouées comme du gruyère et des petits vieux qui regardaient la rue de derrière leur fenêtre. Pourtant ce n’était pas une simple petite bourgade, de nombreux buildings étaient présents autour du centre-ville, lui-même traversé par de larges axes routiers. Il y avait un petit hôpital et un commissariat, un centre commercial et quelques autres trucs. On aurait en fait dit que la ville avait vécu autrefois, avant d’être abandonnée en masse. On pouvait imaginer les murs de toutes ces constructions se contracter pour expulser le surplus d’habitants dont la ville ne voulait plus. Finalement on réalisait que la ville était en phase terminale.

Après une seconde nuit dans un hôtel sordide, Edgar se leva, plus très sûr de lui, et alla à pied à son entretien d’embauche. On le reçut avec un grand désintérêt et on lui dit qu’il n’y avait plus de poste à pourvoir, c’était tout.


Maintenant il était assis sur un banc, pas très loin de là où on l’avait négligemment prié de s’en aller. Il réalisait à peine ce qu’il venait d’arriver. Il était venu là, pensant que ce serait enfin une nouvelle vie, la fin des difficultés, et puis non. Complètement abasourdi, la vision trouble et le dos voûté, il se sentait incapable de bouger ne serait-ce qu’un orteil. Aussi ne remarqua-t-il pas ce personnage vêtu de noir de la tête aux pieds qui s’approchait dans un coin de son champ visuel. Cette même démarche pressée, ces yeux de fou qui fuyaient dans tous les sens et guidaient une nuque comme prise de tics et qui faisait penser au cou d’un corbeau à l’affût.


– Tu vas rentrer chez toi, boy ?


Edgar sursauta encore une fois au son de cette voix et balbutia avant de trouver quoi dire, pris au dépourvu, encore une fois.


– Beeh… Euh, eh bien… En réalité je ne sais pas où aller. En fait, je vais vous dire…


En quelques secondes, il avait décidé de se confier à l’étrange type. Ce n’était pas dans sa nature de parler aux inconnus, mais la situation était particulière. L’autre s’assit confortablement à côté de lui, croisant les jambes à l’américaine et passant son bras derrière le banc.


– Dis-moi.

– Bon, j’ai des origines anglaises…

– J’avais remarqué, lança l’étranger, en révélant un sourire ironique.

– Mon grand-père paternel avait hérité d’une grande usine…


Edgar Bones déballa sa vie, avec son accent et sa voix nasillarde. Il raconta comment son grand-père était mort tragiquement en recevant sur la tête un luminaire de son usine, comment son père avait dilapidé tout l’argent hérité, et comment il s’était retrouvé à se débrouiller seul, loin de ses parents divorcés. Lui aussi il aurait aimé hériter d’une usine, il aurait aimé pouvoir se couvrir d’or, mais le destin en avait décidé autrement. L’autre l’écouta d’un air peu attentif, en se rongeant les ongles et suivant du regard les rares voitures qui passaient dans la rue.


– C’est tout ? fit-il à la fin, l’air complètement ennuyé par la triste vie d’Edgar.

– Oui.

– Eh ben mon pauvre petit, j’aime bien ton nom, Bones, c’est ça ? Dis-moi, tu serais prêt à tout pour sortir de ta galère ? Je peux te présenter à un mec qui cherche des gens un peu… discrets, comme toi.

– Oh oui ! Vraiment, ça…

– Ok.


L’homme se leva, comme pris d’un spasme, et s’en alla d’un pas décidé en lançant simplement « demain, même heure, ici ».


Eh bien, Edgar avait à nouveau l’esprit tout engourdi, mais plus pour les même raisons qu’avant l’arrivée de l’homme. Mille et quelques questions lui traversaient la tête. Puis il se rendit compte qu’il avait froid. Il rentra à l’hôtel.

Le lendemain, même heure, Edgar était là. Un break Mercedes, à l’allure de corbillard, s’approcha. L’homme bizarre lui fit signe de monter. Il le conduisit à une épicerie de quartier, empruntant tout un tas de petites rues. Il se gara devant l’enseigne et ils entrèrent. Une forte odeur attaqua les narines d’Edgar, sans doute provenant des vieux fromages qui côtoyaient les jambons, sur une simple étagère en bois. Avant de pouvoir identifier les lieux davantage, l’homme l’attira dans l’arrière-boutique, où ils passèrent par une porte qui avait tout l’air d’être un placard, mais donnait en fait sur un escalier. Edgar commençait à avoir mal au ventre, dans quoi s’embarquait-il ?

La cave empestait bien plus que les fromages. Il y avait là une odeur de tabac froid, d’humidité, de sueur aussi, il faisait chaud. Edgar crut qu’il allait déboucher dans un club de jazz des années 50 en entendant le saxophone qui hurlait sur un tempo rapide. La musique chaleureuse le rassura un peu.


– Ah ! Vous voilà !


Un petit homme, avec du bide, un cigare à la main, un costume qui datait. Il serra dans ses bras celui qui avait accompagné Edgar, et fit de même avec lui, qui resta droit comme un i, en grimaçant face aux volutes de fumée qui lui attaquèrent le visage.


– Assieds-toi, James. Tu vas bosser pour nous ? Tu sais ce qu’on fait ici ? Tu aimes le be-bop ? Tiens, voilà ce qu’on fait.


L’homme, après s’être assis derrière son bureau, poussa un crâne humain devant Edgar. Celui-ci fut pris d’horribles sueurs et sentit ses entrailles se liquéfier. Il s’agita, regarda tout autour de lui, cherchant une échappatoire peut-être. Ce qu’il aperçut ne fit qu’accentuer son angoisse. Celui qui l’avait guidé dans ce pétrin tapait du doigt sur un bocal de formol, où flottaient deux yeux. Devant lui, le crâne le fixait. Dans l’alignement, l’homme aussi, avec les sourcils froncés et une mâchoire prognathe. Personne ne parlait. Un solo de batterie portait la tension à son comble.


– Je ne m’appelle pas James, mais Edgar, monsieur.


C’est la seule chose idiote qu’il trouva à dire. L’homme continua à le fixer, puis demanda à l’autre :


– Charlie, pourquoi tu m’as dit qu’il s’appelait James, le petit ?


Silence gêné.


– C’était pour la blague, papy, son nom c’est Bones.


Nouveau silence.

Par à-coups, la bouche de celui qui avait été appelé papy changea de courbure, ses yeux pétillaient. Charlie pouffa dans son coin. Puis les deux explosèrent de rire. Edgar ne savait pas s’il devait les accompagner dans leur hilarité ou se mettre à pleurer, de toute façon il restait tétanisé. Peut-être qu’ils allaient le manger ?


– Charlie, sacré con !

– Papy, superbe, dans le rôle de Marlon !


Ils se frappèrent dans la main et papy sortit trois verres et une bouteille de whisky qu’il posa à côté du crâne. Charlie tira une chaise et s’assit à la table.


– Écoute, Edgar, lui dit papy, on ne tue pas des gens, on aime bien faire des blagues, c’est tout. Tiens, bois-moi ça. Non, ce qu’on fait, en fait… c’est beaucoup plus simple. On ne tue pas des gens, mais on ne fait pas quelque chose de tout à fait sain non plus… On s’occupe simplement de vendre des crânes, et d’autres ossements humains.


L’homme parla longtemps ; il avait troqué son faciès de gangster contre celui d’un bon grand-père, au vu du traumatisme que semblait subir Edgar.


– Charlie s’occupe d’aller sur le terrain, accompagné de deux autres types qu’on te présentera. On paye le fossoyeur pour qu’il reste muet devant nos activités. Moi je me charge de trouver les acheteurs, ça te couvrira pas d’or mais ça paye bien tu sais ! Et puis parfois, on a des commandes spéciales, on se déplace sur d’autres cimetières, on peut visiter des villes, prendre des vacances quand on veut…


Les arguments exposés étaient ceux d’un emploi normal. Ces types-là sont complètement fous pensa Edgar. Il n’avait pas touché à son verre de whisky mais ressentait une étrange sensation d’ivresse. Sans même regarder les orbites vides devant lui, il osa demander :


– Mais qui peut vouloir acheter ça ?

– Du monde, mon petit, du monde ! D’abord, il y a les médecins ; une réplique en résine, c’est un peu comme un livre électronique, il n’y a pas cette odeur, ce toucher à la fois doux et granuleux, propre à l’os, ou au papier. Ensuite, on a beaucoup de collectionneurs, qui possèdent déjà des pièces animales et veulent compléter leur collection. Puis, je ne te le cache pas, certains clients sont aussi des rockers misanthropes et des artistes torturés.


La porte de la cave s’ouvrit avec fracas et un clochard titubant s’affala presque au milieu de la pièce.


– Léon, bordel !

– Salut pap… hips ! Sers-moi un verre !

– Tiens-toi, bon sang ! On a un nouvel employé, c’est pas le moment de venir faire ton numéro !


Léon ouvrit grand les yeux et, les pieds collés au sol, tangua pendant une dizaine de secondes. Ses lèvres s’agitaient, comme s’il essayait de faire des bulles avec sa salive. Il avait les cheveux gris et longs et sales. Ses genoux étaient difficilement situables au travers de son pantalon trop grand ; il était étrangement proportionné. Il avança ses doigts pleins de terre vers le verre plein d’Edgar, mais Charlie lui tapa sur la main, à la façon d’une grand-mère qui punit un enfant. Léon poussa un long soupir d’affliction et s’assit à même le sol, en tailleur, adossé au mur, avant de laisser tomber sa tête dans sa main gauche. De toute façon il ne restait plus de chaise libre.


– J’espère que t’auras décuvé avant ce soir, vieux taré, fit papy en pointant le soûlard du doigt. On emmène Edgar faire son premier os, je veux que tout soit nickel.


Edgar allait protester, contractant imperceptiblement les muscles de son corps dans le but de se lever, mais un quatrième personnage entra en scène.

Lui était grand, apparemment normal. Plutôt même bien vêtu. Il embrassa ses trois compères à l’identique et tendit la main à Edgar en se présentant, un vaste sourire amical sur le visage. Il parla avec papy du match de rugby qu’il venait de voir à la télévision, et du temps qui continuait à se refroidir. Puis tous se levèrent d’un même mouvement et rassemblèrent quelques affaires, dont des pelles et des pioches. Papy prit la parole :


– Edgar, on t’emmène au restau, on va parler de la virée de ce soir, et puis tu es maigre.


À la sortie de la cave, le dernier à y être entré prit Edgar par l’épaule et lui demanda d’où il venait, ce qu’il faisait là, etc. Ils marchaient en direction d’un copieux repas, chacun à son rythme et tous à la même vitesse. L’un distribua des cigarettes. De temps en temps ils se lançaient des blagues, certains écoutaient et d’autres parlaient. C’était une bande de gosses qui allait chercher un autre copain dans une rue plus loin.


– … un immense luminaire s’est décroché et est tombé sur la tête de mon grand-père et il n’a pas survécu, racontait Edgar.


Gêné au début, Edgar parla longuement de lui. Celui qui était toujours cramponné à son épaule ponctuait son récit par d’enthousiastes onomatopées, et Edgar ne pouvait cacher le plaisir que cette attention lui procurait, agrémentant son récit de détails croustillants.

Dans le restaurant, qui était plus une sorte de taverne, le patron les accueillit chaleureusement. Très vite il leur servit tout un tas de plats suintants de graisse. Des tapas mode alsacienne, ou gasconne si l’on veut. Il y avait aussi le vin rouge, auquel le pauvre Léon fut interdit de toucher.


– Bon Edgar, tu sais, ce qui choque la première fois, c’est plus souvent la vue des cheveux ou des vêtements pas encore décomposés, disait papy entre deux bouchées de saucisse. Sinon le squelette est comme on en voit partout dans les films. Pour l’odeur, y en a pas, juste de la poussière, du bon terreau.

– Là où c’est un peu embêtant, commença Léon les lèvres luisantes, c’est quand les articulations tiennent bon, faut tirer, tourner, tirer, jusqu’à ce que ça craque ! Il mima la scène avec une cuisse de canard.


Edgar supportait assez mal ces images sous les effluves de lard et but quelques verres de vin. Il observait beaucoup le seul homme normal du groupe, il avait appris son prénom dans la discussion ; c’était David.

À la fin du repas, David le remmena à la cave. Edgar ne comprit pas pourquoi, mais peu importe, il se sentait bien en présence de cet homme. Cette fois-ci, il vida les whiskies qu’on lui servait, écoutant les digressions économiques de son compagnon.


– Tu sais, on récupère seulement les os oubliés par les familles et les vers. Finalement, on fait du recyclage. On réinjecte dans la société de l’argent qui dort, si je peux me permettre le terme. Bon, viens, je te montre la salle de bains.

– La salle de bains ? demanda Edgar, sans saisir de quoi on lui parlait.


En effet, David se glissa derrière le large bureau du patron, baissant la tête sous la voûte, et ouvrit une petite porte, priant Edgar d’entrer. C’était réellement une salle de bains qui se trouvait là ; vaste et lumineuse et propre, contraste fulgurant avec la cave. David entra en second, ferma le loquet derrière lui et marqua un arrêt, comme épuisé, son front appuyé contre la porte. Quand il se retourna, son visage semblait transformé ; entre l’air grave et le déchirement, ses yeux noirs fixant Edgar. Il ôta sa veste d’un mouvement lent et la suspendit au portemanteau en inox.


– Il faut prendre une douche avant d’aller creuser, et après aussi, c’est les mesures d’hygiène.


David fit mine de déboutonner sa chemise et signala à Edgar, hésitant et plein de pudeur, qu’il devait faire de même.


– Ah, et il faut qu’on te rase le crâne aussi.


Sur quoi David sortit d’un tiroir un véritable coupe-chou.

Edgar était maintenant nu et debout au milieu de la baignoire, cachant son sexe avec ses mains. C’est à cet instant précis qu’il se rendit compte de son état d’ivresse ; des relents de whisky lui tiraillaient l’œsophage et, surtout, deux personnes floues lui faisaient face.


– Pourquoi les cheveux ? fit-il.


On sentait l’angoisse reprendre possession de sa voix et de son corps raide et froid et suant.


– Je t’ai dit, l’hygiène tout ça.


David le fuyait maintenant des yeux et, tâchant de sourire, il lança :


– J’ai des bases de coiffure, tu sais !

– T’es pas coiffeur David. C’est quoi ton métier ?


La voix d’Edgar s’étouffait à chaque mot, tout en gagnant en hauteur. Sa gorge se tendait telle une corde d’arc.

La main se leva lentement à hauteur de tête, caressant la chevelure blonde de l’homme nu. Une dernière fois on perçut le murmure « c’est quoi ton métier, David ? » Edgar, tremblotant, le visage couvert de larmes, s’approcha dans un élan de désespoir et posa sa bouche contre celle de David, et contre celle de la mort. Ni l’une, ni l’autre ne le repoussa. Le long rasoir siffla simplement entre eux trois. Edgar Bones s’effondra. Son sang dessinait déjà une flaque rouge sur le fond blanc de la baignoire. David se mordit un instant la lèvre inférieure, puis se souvenant de quelque chose, s’essuya d’un revers de la main.


– J’ai fini, papy.


Le petit monsieur était affaissé dans l’ombre de la cave, un cigare à la main et l’air pensif. Il ne répondit pas. David s’alluma une cigarette et se frotta les yeux, agressés par la fumée.


– Vraiment, je n’aime pas ces nouvelles commandes, papy.

– Crois-tu qu’il ait apprécié le repas ?

– Il a plutôt bu du vin.

– Bien… bien. Tu sais, le marché évolue, si on veut continuer notre petit commerce, il faut suivre la tendance, et c’est la chair véritable qui est à la page.

– C’est pour qui, le corps ?


David tapota de la même façon que Charlie, quelques heures auparavant, sur le bocal de formol où flottaient les deux yeux.


– Un chirurgien par qui je n’aimerais pas me faire opérer.

– La tête est au nettoyage, fit David, faussement indifférent.

– Bien… bien.


Une année avait passé. David, Charlie et leur patron faisaient leur entrée dans une petite galerie d’exposition, complètement bondée. Léon devait certainement être en train d’entamer une deuxième bouteille de vin, quelque part dans une ville perdue.

On les dévisagea. Ils étaient bien loin de la norme huppée des personnes présentes à ce vernissage et on leur prêta encore davantage d’attention quand l’artiste vint les recevoir comme de proches amis. Se faisant un chemin dans la foule, il les guida jusqu’au fond de la salle. Les trois acolytes restaient silencieux. Ils s’installèrent alors en demi-cercle, l’artiste inclus, autour d’une cloche de verre qui s’imposait comme une œuvre majeure de l’exposition, illuminée sous un lustre luxueux. Il trônait là, sur un écrin de velours, une sculpture à échelle humaine. Un robot de bronze et de néons avec pour tête un crâne somptueux. Paré d’un sourire fixé pour l’éternité, on le sentait à l’aise, et satisfait. Il semblait évident que la nature l’avait façonné dans le but de cet emploi. Des canines à l’occiput, il était si parfaitement recouvert de feuilles d’or qu’on aurait dit qu’il avait vécu sous cette apparence. Sur le socle, un petit écriteau indiquait « Mr. Bones ».


– Je suis content de ce que t’en as fait, dit sobrement papy à l’artiste, en hochant du chef.

– Et moi je suis content qu’on n’ait pas continué dans cette branche du commerce, glissa David à papy.

– Il voulait pouvoir se couvrir d’or, on l’aura fait pour lui.


 
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   Anonyme   
8/4/2013
 a aimé ce texte 
Bien
"À la sortie de la cave, le dernier à y être entré prit Edgar par l’épaule et lui demanda d’où il venait" : c'est là que je me suis dit qu'Edgar n'allait pas survivre.

L'épilogue ne me paraît pas forcément utile : il est là pour l'astuce sur les feuilles d'or, c'est ça ? Je pense qu'il serait bien d'au moins le resserrer ; en fait, je trouve qu'il "casse l'ambiance" du texte, d'autant que, dans la logique de celui-ci, je n'imagine pas du tout le "client" conviant ses fournisseurs plutôt spéciaux à son vernissage...

Sinon, j'ai trouvé l'histoire plutôt prenante, j'ai bien aimé.

   costic   
25/4/2013
 a aimé ce texte 
Bien
Sympathique nouvelle. Il y a vraiment des noms difficiles à porter ! J’espère qu’une faible minorité d’entre eux conduisent à un destin aussi fatal.
Texte de chair et d’os qui se laisse siroter sans fracture particulière. Le profil des personnages est assez classique mais assez évocateur. Le mystère de l’abandon de la ville n’est pas vraiment résolu…

   Acratopege   
15/5/2013
 a aimé ce texte 
Un peu
Une terrible histoire, au fond, mais dans laquelle je n'ai pas vraiment marché. Je crois que c'est à cause du style trop contourné qui rend la lecture un peu laborieuse. L'histoire du type qui vient chercher un emploi dans une ville perdue et se retrouve sans autre choix que de prendre la mauvaise pente, ça me fait penser à quelque chose, un film peut-être... En y repensant, je crois que ce qui m'a manqué pour être pris par l'histoire, c'est que la description des lieux et des personnages résonne avec le thème morbide. Pour le dire autrement j'ai trouvé le décor un peu trop acratopège. Plus sinistre ou plus idyllique, il aurait peut-être mieux encadré le récit.

   brabant   
15/5/2013
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Etienne,


Oui, l'accroche est bonne et la tension du récit ne se relâche pas. Bien sûr j'ai deviné au moment du repas ce qui allait se passer mais cela ne m'a pas gêné outre mesure car la nouvelle est incisive (sic :) ), vous ne vous perdez pas en digressions, donc pas d'ennui ; et la pointe d'humour finale n'est pas pour me déplaire. Bon tempo :)

J'ai pensé à cette exposition itinérante d'écorchés plastinés qui s'est déroulée voici quelques années. Ceci peut en être considéré comme une variante originale.


Bravo et bonne continuation !

   Beckett   
16/5/2013
 a aimé ce texte 
Bien ↑
J'ai bien aimé, je suis allé au bout (c'est toujours bon signe). J'ai pensé un peu à Lovecraft au début du texte. L'histoire n'est pas très originale mais c'est une atmosphère que j'affectionne : l'étranger en quête d'une nouvelle vie qui arrive dans une ville poisseuse et hostile. En gros jusqu'au moment ou Edgar recroise l'inconnu sur le banc après l'entretien d'embauche raté, ca fonctionne bien, après je trouve que le récit devient trop explicite. Il perd son coté mysterieux, toute la scène dans le bar et L'explication de l'emploi proposé est trop détaillée, il aurait fallu éluder un peu les détails, maintenir le lecteur dans le flou; la simple présence du crâne et des yeux suffisent à mon sens pour laisser le lecteur imaginer le type de boulot qu'on lui propose : un job glauque et pas très légal. En sus, il me semble que les personnages (le papy et sa troupe) ne paraissent pas assez inquiètants, trop balourds, ce qui casse l'ambiance plombante installée au début du texte. Finalement, lorsqu'Edgar se trouve dans la baignoire, ca fait "clic" et on devine que son nouvel emploi va lui faire perdre la tête. J'ai bien aimé, malgré tout. le style est propre, pas d'emphase ni de coqueterie inutiles, parfois quelques tournures toutes faites. Merci beaucoup.

   in-flight   
17/5/2013
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Je rejoins Beckett sur le fait que la première partie est réussie mais lorsqu’on nous présente les « fournisseurs de viande », mon attention est un peu retombée. D’autant plus que les membres de ce réseau mafieux qui deale la barbaque manquent un peu de charisme pour être réellement effrayant. Peut-être faut-il faire intervenir moins de personnages (car tous ne sont pas essentiels) et prendre le temps de mieux décrire leur psychologie et leur cynisme.
J’aime beaucoup aimé l’ironie de la destinée familiale : le corps du père et du fils finissent tout les deux sous un lustre. Des gens discrets qui sont mis en lumière, la tête en luminaire :-) Ou le lustre représente l’auréole de personnes trop angéliques ?

Certaines formules sont un peu maladroites : « au vue du traumatisme que semblait subir Edgard », « les cheveux gris et longs et sales » mais parfois très bonnes : « faire son premier os », « il mima la scène avec une cuisse de canard ». J’ai cru déceler une erreur de conjugaison : « Ni l’une ni l’autre ne le repoussèrent » et non « ne le repoussa »

Bonne continuation.


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