L’homme se gratta les avant-bras. Il avait de l’eczéma. Huxley se demanda si c’était contagieux. Sa femme n’aimerait pas qu’il ramène ça à la maison.
– Et vous n’avez vu personne rôder autour de la maison ?
Le type en débardeur secoua la tête. Non, il ne se souvenait pas. Huxley bourra sa pipe en bois de chêne. Il l’alluma et une forte odeur de tabac brun envahit le bureau. Il essayait de déchiffrer le visage de l’homme assis en face de lui. La mine grise, le teint brouillé. Un employé de maison peu bavard, discret. Un peu voûté.
– Vous l’avez vu quand pour la dernière fois ? – Je suis parti à 14 h 20 au centre commercial. Madame m’avait demandé de faire une course. J’ai gardé le ticket de caisse. – Et vous avez découvert le corps à quelle heure ? – 15 h 30. J’ai appelé madame, je ne la trouvais nulle part. – Et vous avez trouvé le corps dans la piscine ? – C’est cela. Mon Dieu !
La peine de l’homme paraissait sincère. C’était une sale histoire. Madame Pelastous était connue dans la commune. Une retraitée qui se dépensait sans compter pour la communauté. Bénévole dans plusieurs associations. Elle était veuve depuis quatre ans. Son mari avait réussi dans son domaine, le commerce de matériel de pêche.
– Vous savez si madame Pelastous conservait d’importante somme d’argent à son domicile ? – Je ne sais pas.
Le salon avait été retourné, comme la chambre. Mais on ignorait encore ce qui avait été subtilisé. Un tableau de Vélasquez, qui représentait une certaine valeur, était toujours accroché au mur. Si cambrioleur il y a avait, celui-ci n’avait pas le nez fin.
Huxley se rendit à la Taverne Bavaroise pour son déjeuner. Il retrouva là-bas le procureur Martini.
– J’ai reçu un appel du maire au sujet de l’affaire Pelastous. Je ne vous mets pas la pression, Huxley…
Huxley fronça les sourcils. Il n’était pas dupe. Sa choucroute arriva et il se concentra dessus.
– Vous avez une piste ?
Huxley n’aimait pas être cuisiné quand il mangeait. La pause du midi, c’était sacré chez lui. La présence du procureur l’indisposait. Il répondit en grognant.
– Pas encore.
Il avait commandé un verre de blanc pour accompagner. L’endroit était bruyant, plein de travailleurs qui cassaient la croûte. Le procureur Martini était un homme grand et sec, le visage anguleux, qui respirait l’austérité.
– Un crime pareil en pleine journée, dans ce quartier-là, ce n’est pas usuel, commenta-t-il. Et personne n’a vu quoi que ce soit ?
Huxley haussa les épaules. Le procureur faisait les questions et les réponses.
– Mobilisez une équipe ! Je compte sur vous, Huxley, ajouta le procureur avant de prendre congé.
Huxley était soulagé. Il pouvait manger en paix. Martini lui avait mis un coup de pression évident. Le fait que ce meurtre ait eu lieu dans un quartier huppé et résidentiel n’était pas étranger à cela. Certaines personnes ont plus de poids que d’autre. Huxley n’apprenait rien. Mais il trouvait cela triste.
Huxley convoqua Toussaint et Lagarde dans son bureau. Il les mit au courant. Une femme avait été retrouvée morte dans sa piscine, le crane défoncé avec un objet massif. On avait retourné la maison. Cela semblait signifier un crime crapuleux. Mais rien n’était certain.
– Vous allez faire le tour du voisinage, recueillir un maximum d’informations. Quelles étaient ses relations avec ses voisins ? Quelqu’un a-t-il été témoin de quoi que ce soit ? Une visite inhabituelle ?
Toussaint opina du bonnet. Il fumait une gitane sans filtre, les yeux plissés. Concentré. Lagarde était plus dans le style décontracté. Il avait cet éternel sourire en coin, un brin cynique, qui faisait que les gens se méfiaient de lui. Les deux inspecteurs partis, Huxley téléphona à sa femme.
– Chérie, je vais sûrement rentrer tard. Nous avons un meurtre sur les bras. – D’accord. Je te laisserai du pot-au-feu dans le four. – Merci chérie.
Il avait encore un creux, après la choucroute. Il appela l’agent à l’accueil, et l’envoya lui acheter un sandwich coppa-cornichons. Huxley examina les clichés sur son bureau. Celui du cadavre de madame Pelastous. Tuméfié, bleui par sa présence dans l’eau chlorée. La porte vitrée de la véranda n’avait pas été crochetée. Il était quinze heures et elle n’était pas verrouillée. Apparemment, la veuve prenait le soleil près de la piscine. On avait trouvé un transat renversé, les éclats d’un verre au sol. La soixantaine, et elle portait encore plutôt bien le maillot une pièce, se dit Huxley en regardant la photo. Il attendait un coup de fil de Toussaint ou de Lagarde. On lui amena son sandwich, avec une bière blonde. Le commissaire mangea en regardant par la fenêtre, qui donnait sur la rue Ronsard. Les camionnettes de livreurs en double file. Le feu tricolore, les gens sur les trottoirs. Chacun vaquant à ses occupations. Et madame Pelastous, à quoi occupait-elle ses journées ?
Toussaint retrouva le commissaire en fin d’après-midi. Le bureau empestait le tabac brun, et Toussaint avait les yeux qui piquaient.
– Alors Toussaint ? Du nouveau ? – Madame Pelastous était appréciée de ses voisins et de sa communauté. Elle était très active dans la vie associative. À la kermesse de l’école, elle amenait toujours des gâteaux qu’elle faisait elle-même. – Une charmante attention. – Elle donnait de son temps pour le secours populaire. Tous les mercredis, elle jouait au bridge au foyer des dames patronnesses. – Je vois. Pas d’avis discordant ? – Elle était possiblement jalousée, par certains qui n’approuvaient pas son mode de vie. Le soir, elle recevait, paraît-il. – Selon qui ? – Un voisin, Paul Leglantier. Elle avait des visites tardives, souvent la nuit. Des hommes, seuls. – Ce Leglantier, c’est le seul à dire cela ? – Il faut dire qu’il est bien placé. Sa maison est au coin de la rue. Il a une vue directe sur l’entrée de la maison de la victime. Les autres voisins sont cachés par les arbres et la haute haie. – On va éplucher les fadettes. Les relevés de compte. Vous avez faim, Toussaint ? – Je n’ai pas eu le temps de m’alimenter, en effet. – Allez nous chercher quelque chose. Je vais prendre un américain avec des frites. Et une bière.
Toussaint s’exécuta. Huxley observa de nouveau la photo de la victime. Effectivement, se dit-il. Oui, ça lui revenait à présent. Il ne l’avait pas reconnue tout de suite, mais à présent qu’il y réfléchissait… c’était bien cette femme. Cette maison.
17 janvier 1989
Huxley gare sa voiture sur le petit parking sombre, loin d’un lampadaire. Il descend et marche sur le trottoir, longeant les pelouses impeccables devant les maisons parfaitement alignées. Le quartier respire une certaine opulence. Le confort matériel. Il n’y a pas âme qui vive à cette heure – deux heures du matin. Il est arrivé devant la maison. S’approche, un peu nerveux, et frappe trois coups à la lourde porte de chêne. Il entend de la musique, des bruits de pas. La porte s’ouvre.
– Bonsoir Cochon Masqué ! fait la femme.
Elle est en nuisette et jarretelles. Ses cheveux sont décoiffés, comme si elle venait de se réveiller. Huxley entre et suit la femme jusqu’au salon, éclairé faiblement. Un disque tourne sur une platine. Huxley reconnaît Erik Sati. Sur la table basse en verre dépoli, une bouteille de gin et deux verres.
– Mettez-vous à l’aise, propose la femme.
Huxley ôte son pardessus. Il s’assied et la femme lui sert un verre de gin.
– À la vôtre, Cochon Masqué ! dit-elle, facétieuse – À la vôtre, Abeille Butineuse ! trinque Huxley.
Ils boivent leur verre. La femme s’assoit à côté d’Huxley, et sa main se pose sur l’entrejambe du policier.
– Cochon Masqué est impatient, on dirait ! fait-elle
Elle dégrafe le pantalon du flic, tandis que celui-ci s’empare d’un de ses seins, qu’il malaxe à travers la nuisette.
Huxley secoue la tête. Ce souvenir qui revient… ainsi madame Pelastous et Abeille Butineuse ne faisait qu’une ! Ça le secoue. Bon sang ! Il se souvenait de tout. La façon dont elle l’avait pris dans la bouche. Le goût de ses seins qu’il léchait avec avidité… Toussaint revient et Huxley se jette sur la bière.
– Vous allez bien chef ? Vous êtes un peu pâle, fait remarquer Toussaint. – Un peu déshydraté, probablement. Vous savez où se trouve Lagarde ? – Il s’occupe des fadettes.
Les deux hommes mangent en silence.
– Je vais interroger ce Leglantier dès demain, dit Huxley. Il a peut-être des choses à nous dire.
Huxley finit sa bière et allume sa pipe. Il prend une grande inspiration avant de recracher un nuage de fumée grise et odorante.
– Vous pensez qu’elle se prostituait ? demande Toussaint. – Il faut éclaircir ça. Je penche plutôt pour du libertinage. Elle avait de l’argent, je ne vois pas pourquoi elle aurait fait commerce de son corps. – Par vice ?
Huxley regarda son subalterne. Il avait grise mine. Le teint un peu cireux. Il se demanda quelle était son hygiène de vie. Il savait qu’il vivait maritalement, avec un enfant à charge, mais ne connaissait rien de sa vie.
Huxley se leva du lit conjugal à huit heures. Il prit un café rapide, une douche, alluma sa première pipe. Il se rendit sans tarder au commissariat. À dix heures, Leglantier se présenta à son bureau. Huxley petit-déjeunait de brioche à la confiture de fraise, arrosée de café noir.
– Asseyez-vous monsieur Leglantier.
L’homme était petit et râblé, avec une barbe naissante et un nez épaté.
– Que pouvez-vous nous dire de feue madame Pelastous ? demanda Huxley pour entrer dans le vif du sujet. – Nous n’étions pas très proches. Elle faisait sa vie je faisais la mienne. – Vous avez mentionné qu’elle recevait des visiteurs à des heures tardives ? – C’est exact. Je voyais tout de mon salon. – Vous ne dormez jamais ? – Je suis insomniaque. – Des hommes, uniquement ? Différents ? Toujours le même ? – Un tas d’hommes différents, monsieur le commissaire. Ils se faisaient discrets, marchaient à l’abri des lampadaires. Ils restaient entre une et deux heures, environ. – Le jour du meurtre, vous étiez où ? – Je suis chef de chantier. En ce moment, je supervise celui de la passerelle sur le canal du Vernet. Ce jour-là, je suis rentré à vingt heures. Mes ouvriers peuvent en témoigner. – Je vois.
Huxley se demandait si Leglantier était devant sa fenêtre, cette fameuse nuit où il s’était rendu, en tant que Cochon Masqué, chez la veuve. Cela remontait à bientôt trois ans.
– Et ce manège chez la veuve, ça dure depuis combien de temps à votre avis ? – Je dirai bien trois ou quatre ans. Ce n’est pas tous les soirs mais facilement dix fois par mois, en moyenne.
Huxley était distrait. Il revoyait en pensée le corps de la veuve sous sa nuisette, la courbe de ses hanches, la toison entre les cuisses… Huxley renvoya le témoin. Il avait faim. Il demanda à l’agent de permanence d’aller lui chercher un sandwich au poulet et une bière.
Lagarde fit son apparition à midi dix. Il avait les fadettes.
– Elle recevait des appels très tardifs de personnes différentes, commenta Lagarde. Un tas de numéros différents… – Oui. Il est acquis qu’elle pratiquait le libertinage. Des hommes venaient la nuit. – Tout s’explique ! lança Lagarde.
Il avait en effet trouvé chez la veuve un carnet à spirale avec un tas d’annotations du style :
02/03/88 Canard Fougueux : 23 h (3/5) 07/03/88 Braque Marc : 22 h 40 (2/5) 08/03/88 Bite Béton : 01 h 15 (2/5)
et ça continuait, page après page. Huxley feuilletait le carnet. Il se rendit à la page de l’année 86 et trouva la ligne consacrée à Cochon Masqué. En face, les chiffres : (2/5). Il envisagea que cela puisse être une note correspondant à la qualité du rapport sexuel. Il grimaça ; 2 sur 5 n’était pas très glorieux. Mais elle avait l’air de noter vache. Huxley décida de se rendre sur les lieux. Revoir le quartier le ramena trois ans en arrière. Les pelouses impeccables, les rues bien agencées, propres. Il reconnut aussi la maison de la veuve. Rien n’avait changé. Il écarta la rubalise et entra. Le canapé avait été déplacé, par rapport à sa dernière visite. C’était la seule pièce de la maison qu’il avait vue, trois ans plus tôt. La veuve l’avait sucé, et puis Huxley l’avait prise par derrière, sur le canapé. Il se rappela le Vélasquez, accroché au mur. Il l’avait attentivement observé pendant le coït. Il se souvenait s’être demandé son prix, et s’il était authentique.
À dix-huit heures, Huxley se rendit au Café des Arts ; il commanda une pinte de bière et une assiette d’escargots à la persillade. Il mangea à sa place habituelle. Cette affaire rappelait au commissaire une période sombre de sa vie. Lui et madame Huxley avaient été à deux doigts de se séparer. Elle le soupçonnait d’avoir une maîtresse, ce qui était faux. C’était à cause de l’affaire Landrin. Huxley avait été contraint de découcher à plusieurs reprises. Il multipliait les planques, la traque du tueur en série lui prenait tout son temps. Alors pour décompresser, et en réaction aux accusations infondées de son épouse, Huxley avait répondu à une petite annonce coquine, sur le journal local. Une annonce signée par une mystérieuse Abeille Butineuse. Lagarde arriva au moment où Huxley attaquait le fromage.
– Ce Leglantier, chef, j’ai appris qu’il se présentait à la mairie de quartier. Sous l’étiquette centre-droit. – Et alors ? – Madame Pelastous comptait également se faire élire, mais du côté socialiste. Le courant ne passait pas entre eux. Des témoignages parlent de frictions. – Intéressant.
Le commissaire alluma sa pipe. Lagarde demanda un verre de fine prune au garçon de café.
– J’ai de mon côté reçu le rapport du légiste, annonça Huxley. Très instructif. La victime est décédée d’un coup violent derrière le crâne. Mais avant, elle a subi diverses brûlures, faites à l’aide d’un briquet ou d’une cigarette. – L’œuvre d’un sadique… – Ça ressemble à une torture pour la faire parler, mon petit Lagarde. – Le meurtrier voulait donc lui faire avouer quelque chose. Le numéro de sa carte bleue ? La combinaison d’un coffre ? – Le Vélasquez est toujours accroché au mur. – Ce n’est pas ça qui l’intéressait. – Un document compromettant peut-être ?
Le commissaire réfléchissait en tirant sur sa pipe. Lagarde dégustait sa fine prune, faisant claquer sa langue.
– Le carnet à spirales n’a pas été dérobé. Le meurtrier ne se sentait donc pas menacé par celui-ci, ajouta Huxley. – A priori, commissaire, confirma Lagarde.
Le commissaire avait encore faim. Il commanda une autre bière et une part de tiramisu.
– Agir ainsi, en pleine journée… ce n’est certes pas un quartier très vivant. Les enfants étaient à l’école, les hommes au travail. Les femmes au foyer, elles, n’ont rien vu ni rien entendu, cogitait Huxley. – La maison de Leglantier est juste à côté. Mais Leglantier était sur un chantier… – Le type a repéré les lieux. En amont. Il a préparé son coup. Ou il connaissait déjà le quartier.
À vingt heures, Lagarde rentre chez lui. Huxley commande un jambon-purée et demande à Félix, le patron, s’il peut donner un coup de fil. Il appelle madame Huxley.
– Chérie, je vais être en retard. Mange sans moi. – Je comprends. Si tu as un petit creux, il y a une part de tarte dans le frigo.
Huxley arrive au bureau à neuf heures et demie. Il a eu du mal à se réveiller ce matin. La faute à un rêve érotique qui l’a nerveusement épuisé.
– Toussaint ! Dans mon bureau, lance-t-il en ôtant son pardessus.
Il s’assoit et bourre sa pipe de tabac brun.
– Vous allez tenter de joindre quelques numéros de téléphone parmi ceux inscrits dans ce carnet, dit-il.
Il tient le carnet à spirales retrouvé chez la veuve.
– Je pense que si l’assassin s’y trouvait, il n’aurait pas laissé ce carnet à la vue de tous. Mais je désire avoir confirmation qu’elle se livrait bien à des actes de libertinage. Certains n’oseront pas avouer, mais promettez-leur que tout ceci restera confidentiel.
Huxley a vérifié. Son numéro n’apparaît pas dans le carnet.
– Mais avant toute chose, allez me chercher des brioches à la confiture et un grand café, vous seriez gentil.
Quelques minutes après, le procureur débarque sans s’annoncer dans le bureau d’Huxley. La mine renfrognée, sec comme un coup de trique. Le procureur Martini est un homme qui fait plus vieux que son âge.
– Vous avez quelque chose ? demande-t-il, fébrile. On m’a parlé d’un carnet !
Huxley bourre sa pipe. Il prend son temps pour l’allumer, et inspire profondément.
– Rien d’important, pour l’instant, répond-il. – Permettez-moi de me faire une idée, commissaire.
Le procureur tend la main, impatient.
– En l’état je ne peux pas satisfaire votre curiosité. Le carnet n’est pas en ma possession, s’excuse Huxley. Un de mes hommes travaille dessus. – Il y a des numéros de téléphone dans ce carnet ? demande Martini d’une voix de conspirateur. – Quelques-uns.
Huxley boit du petit lait. La mine déconfite du procureur l’amuse grandement.
– Vous êtes inquiet, Martini ? Certains de ces numéros vous sont peut-être familiers ?
Le teint du procureur vire au rouge soutenu. Il triture sa cravate, tire dessus pour se donner de l’air.
– C’est une affaire complexe, bredouille-t-il. Le maire demande à être informé de toutes nouvelles avancées… tenez-moi donc au courant !
Huxley déambulait dans le quartier de feue la veuve Pelastous. Approximativement à l’heure où avait eu lieu le crime, autour de 14 h 30, 15 h. Il tenait à se rendre compte sur place. Effectivement, en semaine, pas de bruit d’enfants qui jouaient, ils étaient tous à l’école. À peine entendait-il les pleurs d’un nourrisson, en tendant bien l’oreille. Il admira au passage les pelouses bien taillées, les haies décoratives. De rares véhicules le croisèrent. Le son d’une tondeuse à gazon, tout à coup, le sortit de sa rêverie. Il se planta devant la maison de Leglantier. Il sonna. Il ne s’attendait pas à trouver le chef de chantier chez lui à cette heure. De la fenêtre du salon de Leglantier, la vue était dégagée. Le commissaire n’eut pas de mal à imaginer le bonhomme derrière sa vitre, au cœur de la nuit, observant les hommes qui se rendaient en catimini chez la veuve. Que devait-il en penser ? Qu’elle vendait ses charmes ? Ou qu’elle se livrait à un trafic quelconque ? La veuve allait se présenter contre lui aux prochaines élections. Leglantier montait-il un dossier à charge pour miner la candidature de son adversaire ? Peut-être avait-il pris des photos. Regroupé des témoignages. Il entra dans une cabine téléphonique et appela son bureau.
– Toussaint ? Je suis chez la veuve. Viens me chercher.
Toussaint arriva un quart d’heure après. Sur la route, les deux hommes s’arrêtèrent rue Lapierre, au bistrot Lavoisier. Huxley se fit préparer un ragoût de mouton aux haricots. Toussaint n’avait pas faim, et se contenta d’une eau minérale.
– Ces coups de fil, ça a donné quoi ? voulut savoir le commissaire. – J’en ai eu trois qui ont confirmé. Ils se rendaient bien chez la veuve pour du sexe. Certains ont joué les innocents. D’autres étaient peut-être à la portée d’oreilles indiscrètes et ont raccroché.
Huxley sourit. Il mangeait de bon appétit. Il fit passer le ragoût avec une demi-bouteille de côtes-du-rhône.
– Le procureur a demandé après le carnet, fit Huxley. Il n’a pas l’esprit tranquille. – Vous pensez qu’il aurait eu recours au service de… – Lui ou quelqu’un d’important. Le maire, peut-être ? Qui sait ! – Vous croyez que la veuve a joué à un jeu dangereux ? Qu’elle faisait chanter quelqu’un ? – Le carnet, mon petit, le carnet ! Il n’a été ni repris ni brûlé ! Il ne représentait donc pas un souci pour le meurtrier !
Toussaint était dubitatif. Il était tentant de penser que la veuve Pelastous était morte à cause de ce carnet. Un crime sexuel. Ou quelque chose en rapport, en tous cas, avec ses galipettes nocturnes.
– Il faut vérifier l’alibi de Leglantier, Toussaint, insista Huxley. Refaire le tour du voisinage. Quelqu’un a dû voir ou entendre quelque chose, vendredi dernier, entre quatorze et quinze heures !
Huxley passa la nuit à son bureau, 36, quai des Orfèvres. Il tirait sur sa pipe, l’air rêveur. Il avait ramené du café Lavoisier une bouteille de liqueur de mandarine et un Tupperware avec du poulet froid. Devant lui, les photos. Le corps de la veuve, abîmé. Sa silhouette moulée dans un maillot de bain d’une pièce, jaune. Les photos de l’intérieur dévasté. Le tueur cherchait quelque chose. Mais quoi ? Il tenait dans ses mains la photo de la seule femme avec laquelle il avait trompé madame Huxley. Il avait un sentiment étrange. Comme si planait une malédiction. Le doigt de Dieu avait désigné cette pauvre femme, à cause de ce qu’il avait fait, lui, Huxley ! Il secoua la tête, souffla un nuage de fumée grise. Il divaguait. Le téléphone sonna. Il répondit, se doutant qu’il s’agissait de son épouse.
– Toujours au bureau ? demanda-t-elle. – Je suis retenu, en effet. – Tu rentres dormir ? – Je ne sais pas.
Il aurait aimé donner une réponse plus précise à sa femme, plus convaincante. Mais vraiment, il ne savait plus où il en était. Il resta dans l’obscurité, à tirer sur sa pipe, en sirotant de la liqueur de mandarine.
Toussaint retrouva Huxley le lendemain, à dix heures, au café Bouchard. Le commissaire déjeunait de bonne heure. Il était attablé devant une bavette avec pommes sautées et salade de cresson.
– D’après son contremaître, Leglantier s’est absenté un petit moment, l’après-midi du meurtre, annonça Toussaint. À peu près de treize heures à quinze heures. – Tiens donc ! grommela Huxley.
Il n’avait pas assez dormi, c’était une évidence. Il était parvenu à somnoler un peu, en équilibre précaire sur sa chaise de bureau, et avait vu le soleil se lever.
– On va aller rendre visite à Leglantier.
Toussaint conduisait. Huxley lui indiqua la route pour se rendre au chantier de la passerelle, sur le canal du Vernet. Les travaux allaient bon train. Des hommes casqués s’affairaient, des moteurs d’engin tournaient à plein régime. Ils trouvèrent Leglantier dans un Algeco, une tasse de café en main.
– Commissaire ? Quelle surprise ! s’exclama le chef de chantier. – Je sais que vous êtes occupé, monsieur Leglantier, commença Huxley. Ça ne prendra qu’un instant. – Un café ? – Non merci. Dites-moi, à quelle heure prenez-vous habituellement votre pause-déjeuner ? – Midi et demi, voire treize heures. – Le jour du meurtre, où avez-vous déjeuné ? – À Bougainville, chez mon père. – Puis-je avoir son adresse, monsieur ?
Leglantier donna l’adresse au commissaire.
– Mon père vit seul, précisa ce dernier. Ma mère nous a quittés il y a quatre ans. C’est un homme fatigué, il est toujours lucide mais son corps le trahit.
Le père Leglantier était un homme grand et massif, à peine voûté par les années. Il en imposait. Huxley n’était pas en reste. Tout d’un bloc, le cou large il dégageait une force d’autorité tranquille. Toussaint était intimidé en présence de ces deux hommes.
– Je ne vous propose pas à boire, vous seriez capable d’accepter, fit le vieil homme, en accueillant les deux flics dans un salon cossu, grand comme quatre fois le petit appartement de Toussaint, sous les toits de Paris.
Il se servit un martini avec une olive, et s’installa dans un fauteuil cossu en cuir.
– Monsieur Leglantier, confirmez-vous la présence de votre fils, ici avec vous, vendredi, entre treize heures et quinze heures ? – Nous avons effectivement déjeuné ensemble. Pourquoi, vous le soupçonnez ? – C’est moi qui pose les questions, coupa net Huxley que les manières du vieil homme indisposaient. Votre visage ne m’est pas inconnu, monsieur Leglantier. N’étiez-vous pas avocat d’affaires pour le compte de la Tetraplec ? La société qui a eu des problèmes avec la justice pour faux bilan, tentative d’extorsion, menaces sur ses employés… – Rien n’a été prouvé ! – Et les fausses factures ? – C’était faux ! – Et le harcèlement sexuel subi par certaines cadres ? – Des rumeurs malfaisantes ! – Il y a eu des témoins. – Achetés par les avocats de l’accusation ! Des méthodes d’un autre âge. – La plupart des dirigeants sont en prison. – C’est plus complexe que cela en a l’air.
Le commissaire laissa un silence accusateur s’installer. Il bourra sa pipe et l’alluma.
– Je vais vous demander de fumer dehors ! – Monsieur Leglantier, tout faux témoignage a des conséquences. Il se trouve que la voiture de votre fils a été filmée à quatorze heures vingt par la caméra de surveillance d’une station service, à vingt-cinq kilomètres de chez vous, vendredi dernier. – Il l’avait prêtée à un ami. – Quel ami ? – Demandez-le-lui. – Je le ferai. – Allez fumer dehors ! – Monsieur Leglantier, je pense que vous nous cachez des choses. Je vous demanderai de ne pas quitter la ville. Nous nous reverrons.
Les deux flics regagnèrent leur véhicule. Toussaint semblait perplexe.
– Je ne savais pas, dit-il, pour les images de la station-service. – Je viens de l’inventer. Il est tombé dans le piège de façon grossière. – Bien joué, patron.
Huxley passa chez lui, pour se changer. Madame Huxley lui avait préparé un gratin de chou-fleur à la béchamel et deux côtelettes d’agneau.
– Tu as l’air fatigué, fit-elle. Tu devrais prendre une douche.
Huxley se laissa tomber sur la chaise de la cuisine. Il était épuisé, effectivement. Mais se doucher était au-delà de ses forces. En général, quand il était sur une affaire importante, il s’interdisait toute toilette avant la résolution de l’enquête. Il baignait dans son jus. Il désirait avant tout conserver son influx nerveux, se sentir dans l’urgence, en équilibre sur un fil. Il avala la tambouille en un temps record. Il demanda du fromage et un digestif. Perplexe, il faisait claquer sa langue. Il bourra sa pipe et l’alluma.
– Je mets la télé. Y a un nouvel épisode de Maigret.
Bonne idée se dit Huxley. Il allait pouvoir se détendre devant une enquête du grand commissaire.
– La pauvre madame Maigret, commenta madame Huxley devant la télé, elle a un rôle ingrat. Toujours seule à la maison, à attendre son homme, à lui faire la cuisine… on dirait qu’elle ne vit que pour lui. – C’est vrai, approuva Huxley. – Elle a sacrifié son existence pour vivre dans l’ombre de Maigret. – Il y a quelque chose de beau dans cet effacement, malgré tout. – Moi, elle me fait un peu peine… – Qu’est-ce que tu prévois pour le repas de ce soir ? – Tu manges ici ? – Ça dépend du menu.
– Commissaire ? – Oui Lagarde ? – Il faut que vous veniez. Quelqu’un veut vous parler. C’est important, soi-disant. Ça concerne notre affaire. – J’arrive.
Huxley prit son pardessus et embrassa sa femme.
– Laisse tomber pour ce soir, je mangerai dehors.
Il ne mit que dix minutes pour arriver au bureau. Il trouva Lagarde dans le bureau de celui-ci, en compagnie d’un petit homme rondouillard, à lunettes et au style vieillot.
– Je vous présente monsieur Verdier, commissaire, fit Lagarde. – C’est un honneur de vous rencontrer en chair et en os, commissaire ! s’exclama Verdier.
Il tendit une main que le flic choisit d’ignorer. Il n’était pas tactile, surtout avec les inconnus.
– Venons-en au fait, monsieur. J’ai une table dans vingt minutes à la pizzeria Geppetto. – J’ai eu l’honneur d’être un ami pour cette pauvre madame Pelastous. Nous prenions le thé tous les dimanches. C’était une femme exceptionnelle. Et pas seulement pour son risotto aux poireaux. – Les faits, monsieur Verdier, s’impatienta Huxley. Rien que les faits ! – J’ai entendu dire que le mobile de cet affreux crime n’était pas crapuleux. On a retrouvé des objets de valeur. Des bijoux, le tableau, etc. C’est bien cela ? – A priori. Je vous écoute. – L’assassin cherchait peut-être autre chose. J’aimerais beaucoup pouvoir vous accompagner au domicile de madame Pelastous. Pour vérifier quelque chose. Sans vous commander, bien entendu. – À quoi pensez-vous ? – Je vous le dirai sur place.
Huxley bourra sa pipe de tabac brun. Il l’alluma, et un nuage gris lui cacha momentanément le visage rond de Verdier, qui toussa.
– C’est peut-être important, ajouta Verdier.
Huxley songea à sa réservation chez Geppetto. Si ce mystérieux petit bonhomme le faisait se déplacer pour rien, il allait l’entendre.
– Allons-y alors. J’espère pour vous que ça vaut le coup. Lagarde, vous conduisez.
Huxley de retour chez la veuve. De retour chez Abeille Butineuse. Se tenir là, dans ce salon confortable mais sans prétention, devant ce canapé jaune qui lui rappelait le souvenir d’un ébat furtif et intense, d’un accouplement un peu désespéré, la rencontre de deux solitudes, l’émouvait au plus haut point.
– Tout va bien commissaire ? demande Lagarde. On dirait que vous avez vu un fantôme.
Pour toute réponse, Huxley tira sur sa pipe, nerveusement.
– Alors Verdier ? Vous allez nous dire ce que vous cherchez à la fin ? s’impatienta le flic.
Le petit homme rondouillard fouillait à l’intérieur d’un placard. Il ouvrit des tiroirs, regarda au-dessus des meubles, sous le lit.
– C’est bien ce que je pensais, dit-il. (Il tenait une petite boite métallique, un peu usée, patinée par le temps). Il manque les photos. – Quelles photos ? questionna Lagarde. – Madame Pelastous gardait précieusement des vieilles photos datant des années 40. Son père, le malheureux, avait eu un passé trouble sous l’Occupation. Il faisait partie de la milice. – Un vrai patriote, hein ? commenta Huxley, acerbe. – Il y avait en particulier un cliché où il posait avec deux hommes, des miliciens également. L’un en particulier est un visage bien connu de la région. Il s’agissait de Leglantier père. Il s’était même laissé pousser une petite moustache, comme c’était la mode du côté de Berchtesgaden.
Huxley regarda Lagarde, qui regarda Huxley.
– Vous êtes sûr de vous ? demanda le commissaire. – Je peux en témoigner, croyez-moi. Madame Pelastous comptait se présenter au conseil municipal, et Leglantier fils est un concurrent et un opposant féroce. Son père a même été maire il y a quelques années. Le père de ma regrettée amie avait conservé ces clichés, bien à l’abri au fond d’un coffre. À son décès, elle les a découverts et conservés au cas où. – Voilà qui nous donne un mobile en bonne et due forme, on dirait, songea Huxley à voix haute.
La pizzeria Geppetto accueillit un commissaire d’excellente humeur, quoiqu’avec un peu de retard sur sa réservation. Mais sa table l’attendait. Il avait invité Lagarde, et lui conseilla la pizza ai peperoni e funghi. Il demanda également une carafe de vin de Toscane.
– Une affaire rondement menée, hein, Lagarde ? – Nous avons besoin de preuves, non ? Du concret… cette fameuse photo, où est-elle ? C’est la parole de Verdier contre celle de Leglantier. Et le père et le fils se couvrent. – Il y a l’empreinte de pied. Du 44. La pointure du fiston. En agressant la veuve, il a renversé le mojito qu’elle s’était servi, et a marché dans la flaque. Il faudrait retrouver ses chaussures. – Il les a probablement lavées. – Probable. Mais a-t-il nettoyé aussi le tapis de sol, dans sa voiture ? Nous allons demander un mandat pour un examen approfondi de son véhicule. – Vous êtes un génie, commissaire. Je parle souvent de vous à Élodie, ma femme. Elle rêve de vous rencontrer. À ce propos, seriez-vous libre un de ces soirs pour dîner à la maison ? – Ça dépend du menu.
Les pizzas arrivèrent, deux belles choses rondes et copieuses, saupoudrées de parmigiano.
– Elle ambitionne de vous affronter au Cluedo. – Qui ça ? – Ma femme. Élodie.
Le commissaire mangea en silence. Il avait le sentiment que, très prochainement, il prendrait une douche. !
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