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Policier/Noir/Thriller
i-zimbra : Patsy (2/2)
 Publié le 15/04/08  -  10 commentaires  -  58751 caractères  -  467 lectures    Autres textes du même auteur

Ce texte est la suite (probablement du même auteur) de Patsy (1/2).


Patsy (2/2)


SECONDE PARTIE - L'EXÉCUTION


* * * * * * *


J'ai lu comme tout le monde dans plusieurs périodiques la première partie de cette histoire, qui a connu un succès aussi franc qu'éphémère. Bien que le texte ait été légèrement romancé, il m'est difficile de croire que la phrase ajoutée en exergue ait pu être inventée ; elle m'a permis de deviner comment le manuscrit a pu faire son chemin jusqu'aux kiosques à journaux. Je suis tout de même surpris que cela ait pu passer pour une fiction littéraire, étant donnée la suite qu'y avaient déjà apportée les événements.


Scotomisation ou goût du public pour les histoires qu'on lui raconte... peut-être est-ce la même chose. Il n'y a pas un fossé entre la littérature et les légendes urbaines, le romanesque sert à désamorcer la réalité. Et finalement, cela me laisse toute latitude pour traiter le dénouement avec véracité, quitte à employer pour ce faire un tour maniéré, car me voilà auteur. C'est une des occupations qui me restent.


Si nous avons conservé notre plan d'installation à Rhodeham, les motifs étaient différents. Nous avions de l'argent, mais la famille était plus à l'abri chez Ruth ; il fallait aussi être discret. Je trouvai un meublé dans le faubourg calme et populaire de Courduroy, au-delà de la gare ferroviaire. Une vieille logeuse au regard oblique, rendue méfiante à la vue de mes espèces, se décida rapidement pour la même raison.


Le surlendemain, je me présentais à mon employeur. Pendant dix jours, je portai des caisses et je bricolai des rayonnages dans les services culturels. Puis, on m'a subitement changé d'affectation en me donnant un bureau aux Monuments Historiques. Il y a ici de quoi faire : quiconque a visité Rhodeham retrouvera dans ce qui suit des images de son séjour dans ce site exceptionnel.


La vieille ville est blottie dans une ellipse appelée Île-Hélène. La rivière qui la ceint s'appelle la Troix, et l'on aime à dire par plaisanterie qu'Hélène est prisonnière de Troix. Celle-ci se partage au sud-ouest de l'île : vers le nord dans un fossé creusé pour faire rempart à l'assaillant. Vers le nord-est dans son lit naturel, quoique largement aménagé ; sur deux hectomètres, il a été divisé en quatre canaux. Un sert à la navigation, les autres servaient aux meuniers, tanneurs, et autres métiers utilisant l'eau. Une enfilade de ponts enjambe l'entrée de ces canaux, gardés par trois impressionnantes tours carrées de vingt-cinq mètres. Une quatrième, à gauche, fut détruite par un incendie. Et sur la plupart des cartes postales, un marronnier séculaire en masque une dernière, qui surveille de l'autre côté le fossé nord : la tour du Bourreau. L'aspect inquiétant de ces tours a sans doute été personnifié par un célèbre auteur pour la jeunesse, car je les reconnais dans ses Trois Brigands au chapeau pointu.


À quelques dizaines de mètres en amont se dresse un barrage imposant. Ce long pâté de grès, d'une section carrée d'une dizaine de mètres de côté, couché en travers de la rivière sur de courts piliers, laisse passer le flux hydraulique sous ses arches basses ; une tous les dix mètres, et il y en a treize. Quoique puissamment imaginé, l'ouvrage ne fut pas conçu pour réguler la navigation, l'irrigation, ou prévenir les crues ; c'est un système défensif. Lorsqu'une invasion menace, on ferme les arches : l'ennemi est dehors, et malheureusement pour lui, la rivière aussi !


Le bâtiment a trois niveaux : sur le tablier, un couloir permet aux piétons et aux deux-roues de traverser la rivière ; il est mal éclairé, car du Sud était attendu l'ennemi, sur lequel l'architecte a froncé des meurtrières étroites. L'étage est occupé par des locaux administratifs fermés au public. En haut enfin, une vaste terrasse - à laquelle le touriste accède par un escalier intérieur situé à l'entrée est du bâtiment - offre une des plus belles vues de la ville.


Le barrage se laisse lui-même admirer depuis les quais du vieux Rhodeham. Ce sont d'abord les gueules sombres, variablement noyées, des arcs surbaissés de ses treize arches. Au-dessus de chacune, deux fenêtres jumelles percent le couloir, une seconde paire s'y superpose à l'étage. La partie intérieure de leur châssis vitré est une croix latine, dont le croisillon est à la base de l'arc plein-cintre des baies.


La monotonie de l'ensemble a été brisée par une erreur de calcul. L'édifice aggravait les crues naturelles en amont, et la colère des riverains monta avec l'eau. Il fallut rehausser la septième arche - centrale - ainsi que les quatrième et dixième, condamnant six fenêtres du couloir. Voilà qui est déjà plus joli... pour le reste, je crois que ça n'a jamais servi. Surtout, ce qui frappe l'œil, c'est la couleur verte du petit toit raide qui surplombe le tout. Car ce n'est pas le vert-de-gris des dômes de Prague, c'est vert gazon... Mais oui, c'est un tertre herbeux, et dessus, la terrasse panoramique avec tous ces petits bonshommes qui nous prennent en photo !


Regardez l'arche centrale ; maintenant, vous voyez celle qui est à sa droite ? Remontez jusqu'à l'étage : ce sont les fenêtres de mon bureau. Ce n'est pas vraiment un bureau ; c'est une haute salle qui sent un peu le salpêtre et la crotte de pigeon. À la pierre de taille, on n'a ajouté que des plinthes électriques et un mobilier sommaire. Mon travail consiste à répertorier le patrimoine statuaire de la ville. Une partie est à l'abri dans les autres pièces. Mes voisins sont des saints à tête de vache, d'aigle ou de lion ; des gisants en position latérale de sécurité ; plus loin une théorie de fidèles en dévotion ; une allégorie de la main tendue amputée au coude ; et encore un évêque à cheval, scié à hauteur d'encolure en deux morceaux posés tête-bêche, qui fait face à un griffon... un chien regarde bien un évêque !


Et partout, une ribambelle de gargouilles, des collections de motifs gothiques, des angelots dans tous les coins. Près de moi un chérubin décapité sourit, la tête reposée de côté sur son cou. Un autre, allongé près de la fenêtre, regarde passer les nuages depuis le clair-obscur.

De la droite au centre du panorama se dressent les trois brigands. En me tournant de quarante-cinq degrés vers la gauche, j'ai face à moi, plein axe, le fossé nord, dont le tracé est rectiligne sur quatre cents mètres, avant de tourner à droite au troisième pont pour dessiner l'ellipse. Du barrage jusqu'au premier pont, s'étendent sur deux cents mètres les bâtiments de l'ENT - École Nationale de Technocratie - dont les murs clairs plongent directement dans le courant. Au-dessus des tuiles où veillent des chiens-assis, s'élance de l'intérieur un autre toit, pyramidal ; en émerge un clocher zingué, cylindre à claire-voie surmonté d'un cône. L'enceinte de l'école est ouverte du côté du barrage, me laissant voir derrière une grille un peu de sa vie intérieure.


Devant la grille, dans l'angle mort où débouche le couloir du barrage, une esplanade s'étend jusqu'aux abords du grand portail du Musée Art-Temps-Danse. Tacitement, elle est attribuée aux skateboards.


Je n'avais pas touché mon premier salaire que je prenais un congé parental. C'est Juni qui apportait des nouvelles de l'en deçà. Elle est avec sa sœur le point aveugle de tout ceci. N'intervenant pas dans l'action, mais lui donnant toute sa consistance. Tout ce que je possédais se trouvait chez Ruth, mes femmes sous son toit, nos affaires dans une remise et dans son garage.


Je m'attendais à avoir des nouvelles de Moretti, mais pas à le trouver en arrivant au travail, deux jours après mon retour, les pieds sur mon bureau. Ce que je ne pris aucunement comme un manque de bonnes manières ; c'était son attitude professionnelle.


- Ça va le boulot ?

- Bien, je vous remercie. Ça sent un peu le piston, mais je me débrouille. Où est Smert ?

- Il vous salue. Nous avons pensé à vous, vous savez. Nous avons presque complété votre biographie, le plus dur a été d'obtenir une copie de votre dossier militaire... qui n'a fait que confirmer ce que nous savions.

- Forte tête, c'est ça ? Vous venez m'apporter ma feuille de route ?

- Elle ne va pas effrayer un vieux routard comme vous. Justement, j'aimerais qu'on parle d'abord un peu de vos souvenirs, ça ne vous dérange pas ? Vous avez donc été dégagé de vos obligations militaires... Et peu de temps après, en octobre 88 - vous avez juste dix-neuf ans - vous partez au Mexique. Pas au meilleur moment, hein, d'ailleurs, car le pouvoir est menacé.

- Oui... par des bulletins de vote qui, par bonheur, ont brûlé. À quoi sert la démocratie si les gens votent mal ?

- En janvier, vous êtes au Nicaragua, où les sandinistes se préparent à organiser des élections.

- Il y avait eu l'Irangate. Les Contras ne recevaient plus d'armes de Reagan... ils pouvaient bien voter. Vous voulez un café ? Vous excuserez le camping.

- Ah ! oui, un café italien, volontiers. En février, vous êtes au Venezuela au moment du Caracazo ...

- Je crois qu'on n'a pas le compte des victimes à un zéro près, mais je pencherais pour le mettre.

- C'est à ce moment-là que nos collègues de la CIA nous signalent votre présence dans la région, et nous demandent qui vous êtes. Vous vous intéressez beaucoup à la politique : au Brésil et au Paraguay, qui mettent fin à trente-cinq ans de dictature militaire ; vous suivez aussi les campagnes électorales en Argentine et au Chili, où Pinochet a lâché le pouvoir.

- Pardon, au Paraguay, c'était un coup d'état militaire, et on a laissé au dictateur une retraite bien dorée. Mais peu importe, c'est vrai que tout un continent a ressorti les urnes d'un seul coup, même si au Salvador et au Panama, ça ne s'est pas mieux passé qu'au Mexique. La situation de l'oncle Tom était la suivante : d'un côté, Ivan se retirait du jeu, et le féodalisme n'est pas meilleur pour le commerce - surtout avec le problème de la dette associé à l'hyperinflation. De l'autre côté, quand vous avez installé des républiques bananières, il est difficile de rendre les bananes.

- Début 90, vous arrivez au Cap, Mandela est libéré. En mars, vous passez en Namibie, pour l'accession à l'indépendance ; on vous voit avec des hommes de la Swapo. Et en avril, chez les hommes bleus... Vous saviez ce que préparaient le Mali et le Niger ? En juin, c'est mai 68 à Abidjan, vous n'étiez là que depuis vingt jours. Puis vous traversez le Sahel... où je ne doute pas que vous ayez fait tomber la pluie. Le 6 juillet, vous êtes à Mogadiscio quand le président Barre fait tirer sur la foule : un massacre. Vous évacuez l'Afrique et le 12, vous débarquez à Al-Fâu, Irak, trois semaines avant l'invasion du Koweït. Vous remontez le Tigre. Le 18 août, nos ressortissants sont retenus comme otages, vous venez de quitter Mossoul. On perd alors votre trace pendant cinq mois, aucune de nos sources ne vous donne mort ni vif, à part la copie d'un acte de mariage qui vous situe toujours en Irak, aux confins de la Syrie, de la Turquie et de l'Iran. On ne sait pas ce que vous faites, l'amour pas la guerre, probablement.

- Peut-être le coin le plus tranquille de la planète à ce moment-là... Le calme avant Tempête du Désert.

- Mais dès que l'opération débute, vous vous présentez avec votre jeune épouse à la frontière turque, où vous êtes interrogés par des officiers de l'OTAN. On se demande si vous êtes la traînée de poudre ou l'étincelle.

- C'est vrai que raconté comme ça... Je vais vous faire une confidence. C'est quand j'ai entendu que la coalition poussait les Kurdes et les Chiites à se soulever contre le régime, que j'ai décidé de partir. Et j'ai vu juste, car dès le début de l'insurrection, les États-Unis ont arrêté la guerre. Saddam étant occupé à massacrer des Irakiens, il allait laisser les émirs tranquilles. Mais nous avons tout de même encore traversé des horreurs. Au moment où nous passions chez des cousins arméniens de ma femme dans le Haut-Karabagh, les Azéris l'attaquaient. Nous avons pu en réchapper parce que je n'avais pas le type.

- Vous avez le chic, vous. Je me demande si comme honorable correspondant vous ne seriez pas aussi précieux que comme tireur !


Toute cette conversation avait lieu devant un ballet de bateaux-mouches, au milieu d'un auditoire pétrifié, avec une cafetière italienne qui crachotait sur un camping-gaz. Si on peut comprendre un mot largement galvaudé, la scène était surréaliste. Mon invité largua un demi-sucre, et reprit en touillant :


- Votre connaissance du Moyen-Orient, avec la carte de visite que vous allez vous faire ici, pourraient nous être utiles si vous retourniez là-bas.


Agent de pénétration... Ce qui est beau chez les manipulateurs, c'est qu'ils ne doutent de rien. Ça commence avec le conditionnel - vous êtes encore sur un pied d'égalité -, on passe à la technique du pied dans la porte, avec les propositions à subordonné, et ça se termine un jour au mode impératif : va, esclave.


- Vous serez exfiltré à l'étranger après votre performance. On fera d'une balle deux coups... vous êtes ici pour simuler un attentat contre le Président.

- Ah ça se passe ici.


Il tendit les mains paumes vers le sol, les doigts écartés, regardant à gauche et à droite dans la pièce.


- Ici...


Quand il fut certain de s'être fait bien comprendre, il poursuivit :


- Le but de l'opération est de faire accepter un renforcement de la sécurité, et de créer de l'empathie pour un chef qui s'expose.

- Compris. Je vise le 9. Est-ce que le 10 est au courant ?

- Indirectement... Nous sommes chargés d'étudier la faisabilité d'actions hostiles.

- Je me disais aussi, c'est pas ça qui peut expliquer tous ses tics.

- Non, vous savez d'où ça lui vient ?

- Ça n'a pas un rapport avec les affinités qu'il entretient avec la moitié du showbiz ?


Moretti avait déplié un plan de la ville sur le bureau.


- Je vois qu'il vous est resté quelque chose de la Colombie, en plus du café ! Bon, nous sommes le 31. Il doit venir à l'Assemblée Continentale la matinée du 22. Il se rendra ensuite à une cérémonie place Berkeley... voyez, ici ; vous connaissez déjà un peu la ville ? Il repartira par la rue du 12 décembre - on vous communiquera le programme et les timings exacts -, il passera là, sur le pont Tricolore.


Son index passa de la table à la fenêtre.


- Vous le voyez là-bas dans les géraniums ?


Me tendant une petite paire de jumelles :


- Il arrivera donc de la droite.

- Et nous sommes à l'instant T. Il faut que je rate pas quoi ?

- Attendez, on termine le parcours tel qu'il est prévu... Les services de sécurité commencent à se relâcher parce que leur boulot est presque terminé. Après le pont à gauche, la foule sur le quai est déjà moins dense ; encore cent mètres, et le chauffeur va pouvoir actionner la commande du toit escamotable. Le véhicule fait un S ici pour contourner l'ENT et le musée ; les vitres blindées seront remontées quand il passera devant la gendarmerie.

- Il n'a pas besoin de peloter Madame devant les pandores.


Moretti lâcha un sourire ; ça alors ! il y aurait un fond salace chez cet homme ?


- Vous avez raison, surtout qu'ils seront au garde-à-vous... Bon, là, la rue du Sommeil... on traverse le boulevard extérieur, et derrière, l'autoroute. Au sud, direction l'aéroport.

- S'il est touché, c'est au nord, direction l'hôpital Pierrott.

- Vous ne le toucherez pas, monsieur Claverie, votre réputation est en jeu.

- Alors justement, comment ça se passe ?

- Vous voyez les trois pots de fleurs ? Je voudrais voir celui de droite éclater en autant de morceaux que possible.

- Au milieu de la foule.

- Il y aura très peu de monde sur le pont, parce qu'on n'y installera pas les barrières de sécurité. Tenez ! regardez le tramway qui passe... On ne va pas arrêter le trafic une heure, juste pour mettre de la foule sur un pont. Et le spectacle sera meilleur avec la scène dégagée.

- Et avec le toit remonté ? On annonce de la pluie...

- Ces bagnoles-là ne sont pas des véhicules de particuliers, le propriétaire se moque des intempéries. Mais même s'il tombe des cordes, sa vitre sera baissée s'il ne veut pas passer pour un mufle.

- Est-ce qu'il est possible de savoir à quelle vitesse ira la voiture ? Il me faudra aussi le livre technique du véhicule.

- On vous donnera tout ça... Vous pourrez suivre la matinée en direct à la télé, toutes les caméras de la chaîne locale seront mobilisées. Ça vous aidera à vous préparer, mais ne vous y fiez surtout pas, il n'y a jamais de direct. La diffusion passe dans un délai numérique avant l'émetteur ; ça laisse dix secondes aux réalisateurs pour commuter leurs images quand une personnalité rate une marche. Votre signal sera l'arrivée sur le pont des deux motards d'escorte.

- Qu'est-ce qui se passe après ? Je suppose qu'on ne va pas venir me féliciter.

- Il y aura peu de policiers à cette distance du parcours, vous aurez le temps de sortir au milieu des touristes. Une voiture de police vous attendra juste en dehors du secteur piétonnier. Avec un vrai policier dedans. Il sera désormais votre contact ; on le trouve au comptoir du National à 7 h 45, avant son service ; c'est un bar pas très loin de votre arrêt de bus. Vous parlerez surtout du championnat, pour le reste, il vous laissera son journal sportif. Ne laissez pas traîner les articles intéressants.

- Ah ! Question bassement matérialiste... Vos liasses de billets ne sont pas faciles à écouler ; vous n'avez pas des bons d'achat du Trésor ?

- Ha ! Ha ! Ha ! Je crois que votre banque a une filiale à Vaduz, on y fera le dépôt d'espèces à votre place.

- Il y a encore une chose que je ne comprends pas : mon employeur, il va avoir des ennuis...

- Votre employeur, c'est l'administration ; un truc qui a beaucoup de niveaux. On ne saura jamais qui a mis votre dossier de candidature sur le dessus de la pile. C'est le principe des réseaux. Et puis... ah c'est vrai, vous n'avez pas vu vos diplômes ! Vous êtes la personne qualifiée pour ranger ces pierres.

- Et le type qui m'a attribué ce poste de travail - le poste de tir idéal - on ne va pas lui poser des questions ?

- S'il est soupçonné, c'est qu'il n'est pas dans le coup. Vous savez, les prestidigitateurs ont une technique qui s'appelle le forçage. Ils vous font prendre la carte qu'ils veulent, et vous êtes persuadé d'avoir fait un libre choix. Avez-vous encore des questions ?

- Oui, je suis quoi comme carte ? Valet de carreau ? Qui est l'as ?

- Je vous réponds « Bonjour chez vous ! » Et content d'avoir passé ce moment avec vous. On aurait fini par sympathiser, mais normalement, on ne se voit plus. Place aux intermédiaires.

Au revoir, monsieur Moretti. Derrière la porte, le son de ses bottines se fondait dans la réverbération, et en regardant le pont Tricolore au fond de la perspective, j'imaginais un Rover menaçant venir vers moi à la surface de l'eau (1). Le soir, j'eus besoin d'être parmi les miennes, même si ça ne laissait qu'une courte nuit entre deux trains. Je parlai spécialement à Juni. Elle me répondit par un sourire, son premier a dit Hawdem.


- Ça va aller, mon petit papa, finis ce que tu as commencé, tu reviendras après.


À l'aube, je pris ma lunette dans le garage en partant à la gare. C'est un accessoire que j'ai eu avec mon fusil, et qui, comme il a été mentionné, ne me servait pas ; ça fait joli dans les films, mais bon... Le lendemain, je regardai mon pot de fleurs dedans, elle indiqua 340 mètres. J'avais un paramètre... pour les autres, c'était du n'importe quoi. La brume, qui n'est pas rare au-dessus de l'eau ; ou le vent latéral, 4 m/sec et ma balle passe à côté du pot ; pire, s'il fait chaud comme la semaine dernière, j'aurai peut-être des mirages.


Qui était l'as ? Ou l'atout qui croquera le petit au bout ? Parce que ça me semblait déjà tellement évident... Était-ce d'avoir trop étudié le parcours d'Oswald ? je ne pouvais pas éviter de faire le parallèle. Si ce que je craignais était vrai, mon affaire paraissait assez mal emmanchée. J'étais une pièce de l'arme du crime ; et dans un crime parfait, l'arme du crime disparaît. Escamoté dans la manche, le valet !


Valet, ou Jack. All work and no play makes Jack a dull boy (2) : Quand on prend tout trop au sérieux, on devient crasse. Quelqu'un avait complété le distique : All play and no work makes Jack a mere toy. Quand on prend tout à la rigolade, on devient un simple jouet. À son arrestation Oswald avait dit : « I'm a patsy », je suis un pigeon. Le dernier des jobards. Tu parles d'un aveu !


Quand l'adulte devient le jouet de ses rêves d'enfant... Ainsi que ceux qui l'entourent, dès qu'il a un peu de pouvoir. J'ai déjà cité Citizen Kane... ici tout le monde reprend un vieux rôle. Il est notoire que notre Président joue au petit Kennedy, et sa femme à Jackie. Moretti se fait aussi son cinéma, méticuleux metteur en scène. Non, vraiment il ne doute de rien. L'orgueil du manipulateur le rend aveugle et l'empêche de me voir autrement que comme un petit soldat de plomb. Jusqu'au retour au réel, il restera dans son délire prométhéen.


Et moi, si je dois me prendre pour Oswald, ce n'est que pour m'éviter la même mésaventure. Comme on dit au poker, si autour de la table vous ne savez pas qui est le pigeon, c'est que c'est vous. Que cela soit clair, je n'ai pas la prétention de résoudre son problème, juste de sauver ma peau et retrouver ma famille.


Mais Lee était bien un espion, du moins y jouait-il depuis qu'il avait lu tous les James Bond au lieu de travailler à l'école. Un cancre qui, entré dans les Marines à dix-sept ans, allait s'y montrer spécialement brillant dans l'étude du russe (3). On imagine bien qu'à l'apogée de la guerre froide, l'Amérique n'apprenait pas le russe à son élite militaire pour le plaisir de lire Pouchkine dans le texte. Et au moment même où Kennedy faisait le succès de Ian Fleming en citant Bons Baisers de Russie parmi ses livres préférés, Lee était déjà à Minsk où il épousait Marina.


Quand il y a une affaire à résoudre, on voit toujours des petits futés apporter la vérité par la preuve psychologique. Mais un gros malin qui se met dans la peau d'un gars pas très malin ne laisse pas son ego au vestiaire ; il cherche souvent des mobiles et des moyens d'action intelligents. « Moi, si j'avais été lui, j'aurais fait ci, et si ça avait été moi, j'aurais fait ça. » Moi, si j'étais président, je ne me prendrais pas pour quelqu'un qui a répandu son esprit sur la banquette ; mais lui, peut-être qu'il n'y a que ça qui l'excite. L'explication par le délire n'est pas une explication délirante.


Tout enfantillage est même à prendre en compte. Après tout, Freud a écrit un livre sur les calembours, et personne ne l'a pris pour un petit rigolo. Oswald est né à la Nouvelle-Orléans, où on parle un peu le français ; sa mère avait un nom français, et ses initiales à lui étaient LHO. Il devait savoir les prononcer « elle a chaud », et s'il connaissait les deux lettres ajoutées par Marcel Duchamp pour sa parodie de la Joconde, il pouvait s'imaginer Lee Harvey Agent Secret (On the Quiet).


Après cette récréation, revenons à la réalité. La première question était : pourquoi veulent-ils sa peau ? Et j'ai pensé tout de suite à la formule de Lampedusa : « Si nous voulons que tout continue, il faut que tout change » (4). S'il est arrivé là, ce n'est pas à la force de son poignet, mais bien par la volonté des ploutocrates. Ceux-ci ont cependant en mémoire l'erreur de Thiers à propos de Napoléon III : « C'est un crétin que l'on mènera ». Mettez au pouvoir un caniche déguisé en roquet, il deviendra un lion. Pour une fois, le caniche est resté fidèle, mais il pose un problème plus grave : il est très impopulaire. Il faut donc que l'homme plébiscité comme providentiel, puis caricaturé en monarque, soit le lampiste ultime. Pour que tout continue comme avant.


Et aussi : Comment procéderais-je pour un coup d'État ? Un suicide à huis clos ? Non, on suicide un ministre, mais un président, ça laisserait les citoyens désemparés. Une épectase ou une overdose ? Ça nuirait à la fonction. Une maladie fulgurante, un accident ? Dans l'esprit du public, l'ombre du doute refroidirait tout élan vers le successeur.


Non, il faut le sang du sacrifice. L'amour et la haine ne sont pas miscibles, mais on peut provoquer une émulsion : cet homme que tant commencent à haïr va retourner l'opinion une fois de plus. Mort parmi son peuple ! De la main de l'ennemi de tous !


Du fils d'un parrain de la prohibition élu grâce à la mafia, on avait bien fait une figure totémique... En dessouder un pour ressouder les autres, c'est vieux comme la civilisation.


Bien sûr, ça aurait été plus facile le jour du défilé militaire, mais quelle mauvaise publicité pour la Défense Nationale... Oui, c'est une mise en scène, tout doit avoir du sens. Sa visite ici a valeur de symbole, et de test. Les deux tiers de l'électorat ont voté pour lui, et son indice de popularité y a ensuite atteint un record. C'est le gouverneur de la ville qui avait été son parrain en politique, on citait toujours sa phrase « Tu es un diamant brut que je taillerai ». Et c'est donc ici que ses mensonges et trahisons avaient été le plus durement ressentis.


Alors, c'est quand les gens sont prêts à vous jeter des œufs pourris que vous allez vous montrer en chair et en os pour qu'ils se disent « Ah ! quand même, quel homme ! » Mais surtout, il faut sourire. Avec un sourire, le Dr Mengele gagne la sympathie d'un cobaye humain. Il n'y a qu'un cas où vous n'obtiendrez jamais du peuple qu'il vienne vous manger dans la main, c'est lorsque vous n'avez rien dans la main. La pulsion alimentaire est irréductible. En résumé, sa remontée dans les sondages dépendait de la réussite de sa visite aux Rhodhamers. On y travaillait... Pour moi, la paye était bonne.


Le premier matin, je fis la connaissance de mon contact au National. On s'est juste dit trois mots. J'ai peu participé à la conversation : des pronostics sur le match du soir. Pas une tête de conspirateur, assez jovial, discret mais qui se confierait volontiers davantage. Enthousiaste et sérieux, l'agent Foss était dans le coup, mais comme quoi ? Voisin de pigeonnier ? Je n'avais aucun moyen de le savoir. Et pas d'informations pour aujourd'hui.


Le lendemain, avec les photos des buts, j'avais les détails que j'avais réclamés. Le surlendemain, personne. Le jour suivant, la photo du véhicule de police garé comme au jour J, avec le nom de l'aérodrome militaire où il me conduirait, et l'hôtel étranger où mes vacances étaient réservées.


Le lundi suivant, je vis qu'André était attablé, trempant son croissant. André est le vieux monsieur du premier épisode. Si on n'a pas une personne sur terre, en plus de sa femme, avec qui on puisse abandonner a priori toute méfiance, il n'y a plus de genre humain. J'ai choisi André. Mis au courant de mon souci, il a voulu servir de force d'appoint. Ma carte postale à peine reçue, il avait amené son épouse en cure, et était déjà en planque près des lieux que je fréquentais. Je le dévisageai froidement trois secondes et me remis face au barman.


- C'est l'arbitre qui a fait la différence !

- Avec un sifflet comme ça, chez nous on les envoie faire la circulation ! Et le juge de touche, un vrai chef de gare !


Foss s'amusait bien. Un homme venait de s'installer à une table du fond. Il alla le saluer, me lança une œillade d'invitation, et sortit en me cédant la place. Le gars était un peu joufflu, entre deux âges, pas très marrant.


- C'est vous, Claverie ? Je suis chargé de vous remettre ceci. On ne sait jamais, ça peut servir si vous devez couvrir votre sortie. C'est vraiment au cas où.


C'était une banale sacoche en maroquinerie ; car il aurait fallu cacher un holster, il y avait un colt dedans. Tout ce que je notai d'autre, c'est que le patron du troquet l'avait appelé monsieur Jacques.


C'était la veille de l'avant-dernier week-end. Je repensais à mon séjour en Irak, et au séjour de Lee en URSS. Il avait même entamé des démarches pour y retourner ; avait distribué des tracts procastristes dans un quartier de réfugiés cubains ; tiré sur un général, ce qui ne fut bien sûr connu que le 23 novembre. Vous voulez un espion russe ? en voilà un. Et alors !? Ils nous butent notre président, et non seulement on ne bombarde pas Moscou, mais on ne convoque même pas l'ambassadeur ! Lequel les attendait de pied ferme : « Faites votre propagande intérieure à votre aise. Mais venez nous chercher des poux, pour voir, et on vous raconte le film, avec les sous-titres. »


Avec moi, c'était encore plus simple, al-Qaeda n'a pas d'ambassade. L'ennemi se sophistique. Mais pour ma panoplie, on avait ma femme, les tampons sur mon passeport, toutes les photos prises avec les barbus qu'on m'avait envoyés, et je n'osais pas imaginer le reste. Alors, j'ai décidé que je pourrais participer un petit peu, et pour une fois je me suis livré à une gaminerie. J'ai acheté à la gare un journal en arabe, et Pif. Le lendemain à l'heure de la sieste des petites, j'ai monté mon fusil et demandé à Hawdem de me prendre en photo dans le jardin, sans lui dire que nous allions jouer à Lee et Marina. Comme je posais, elle dit :


- Mais pourquoi veux-tu te représenter ton fusil dans une main et tes journaux dans l'autre ?

- Ça ne te plaît pas...

- Pour tout te dire, ça me semble très con ! Quel est le message ?

- Merci, Hawdem. J'avais besoin de ton sentiment. Maintenant, prends-moi quand même, c'est pour un ami, je t'expliquerai un jour.


Très con. Mais sur la couverture de Time, Hawdem resterait la seule à me trouver très con. Parce qu'un people, même nu avec une plume dans le cul, non seulement n'est jamais con, mais communique son intelligence à ceux qui le regardent. Mais à quoi sert qu'Andersen écrive des contes ?


Interrogé au sujet de ce qu'on appellerait les « photos de l'arrière-cour », Lee avait eu le temps de dire qu'elles étaient truquées, ou quelque chose dans ce goût-là. Et tous les experts de l'époque furent mobilisés pour dire que oui, elles étaient, que non, elles n'étaient pas. C'était très con. Car moi aussi, Ducon, mes photos sont truquées, puisque je les ai faites pour manipuler l'opinion. À la différence de Lee, je n'ai pas été manipulé pour le faire ; c'est mon cadeau d'adieu à Moretti.


En semaine, je passais mes soirées dans ma chambre. Il s'était mis à pleuvoir tous les jours, et je ne sortais entre deux averses que pour marcher un peu. J'avais mon jeu d'échecs, et un recueil de problèmes de Sam Loyd, le maître de la mystification. Je terminais toujours la soirée sur un problème dont la clef m'échappait. Trois fois sur quatre, au réveil, je jouais la clef sans que je puisse dire que ma main en eût reçu l'ordre. Je ne crois pas que la nuit porte conseil, mais que le cerveau attend que le crétin soit couché pour pouvoir penser.


Un soir, je séchais sur un trois-coups. Je pensais avoir affaire à un Loveday, c'est-à-dire un thème indien avec une batterie fou + tour, mais je n'arrivais pas à la monter. En me levant, je ne résolus pas le problème. Mon cerveau avait travaillé sur autre chose.


Aux échecs, la symbolique du fou, c'est le tireur embusqué. Ce n'est un fou que dans notre langue, quoique dans mon cas on ait pu aussi voir une symbolique du bouffon... Pour les autres pièces, c'est plus évident. J'allais sus au Roi, je voyais des tours toute la journée, et je cherchais qui était le petit pion sur la colonne a, qui grimpait vers sa super promotion.


À Dallas, le jour de l'assassinat, il y avait un pion qui attendait sa promotion. Il s'appelait Nixon. Et G.H. Bush, enfant du pays, n'était pas loin. Le premier, battu d'extrême justesse par Kennedy dans les urnes, n'avait pu mettre à exécution son plan d'invasion de Cuba ; le second, pas encore directeur de la CIA, était en charge de la coordination des Cubains anticastristes. Ces Cubains que fréquentait Oswald le « procastriste ». Moi, on ne m'avait pas collé l'étiquette Castro. Mais autres temps, autres barbus. Ici, dans l'ombre, quels Vietnam ou Baie des Cochons se préparaient ?


André et moi sommes devenus des petits espions perfectionnés ; il y a maints endroits pour passer des messages : les commerces du quartier de la gare, les poubelles du quai de la gare, les toilettes publiques... Il a fait son enquête sur monsieur Jacques. Jacques Forzy, propriétaire de plusieurs établissements de nuit de la ville, fiché aux brigades des stups et des mœurs. Fils prodigue d'un ancien haut personnage politique, jeunesse dorée encline à s'encanailler, confondant népotisme et caïdat, il a vingt ans plus tard perdu de sa superbe. Une fois lancé dans la carrière du crime, des types de la quatrième dimension vinrent le voir et lui tinrent à peu près ce langage (je n'y étais pas mais je parle d'expérience) :


- Maintenant que tu t'es dégagé un petit territoire sur les friches morales de la société, on va t'expliquer comment ça se passe. Le monde se divise en deux catégories. Il y a les honnêtes gens qui travaillent gentiment, et il y a les hors-la-loi qui travaillent encore plus gentiment. Tu n'as pas enfreint la loi, tu as changé de côté, et nous contrôlons les deux côtés. En ce qui concerne ta petite entreprise, ce qui précède est aussi valable. Il n'y a pas d'économie souterraine, juste une économie globale. La police a toujours besoin de faire du chiffre et il faut régulièrement soutenir les cours de la poudre. Elle va chez les moins sages. Si tu es très sage, on te laissera des grosses miettes.


Et de fait, Forzy était un bon petit soldat. Je ne lui ai parlé que deux fois, mais son épaisse silhouette fréquentait assidûment le paysage.


Huit jours. Il pleut toujours. J'ai délaissé mon échiquier. Ayant accès au fonds bibliographique de la ville, j'y ai trouvé un trésor que je cherchais depuis des années. Rien moins que l'œuvre fondatrice du romantisme, oubliée des lettrés mêmes tant on s'obstine depuis cent cinquante ans à ne pas la rééditer. L'aurais-je trouvée, d'ailleurs, si un archiviste n'avait germanisé le nom de l'auteur pour le ranger à la lettre J ? Ou aurait-elle disparu, comme de toutes les bibliothèques que j'ai consultées ? Qu'avait donc écrit Edward Young dans ses Nuits pour qu'on s'acharne à faire oublier un tel classique ? En épigraphe : Sunt lacrymae rerum, et mentem mortalia tangunt. Encore une citation de l'Énéide. La dernière que j'avais lue était : Flectere si nequeo Superos, Acheronta movebo, choisie par Freud pour son Interprétation des Rêves. Ces gens qui fouillent le côté obscur sont redoutables.


À J-3, j'allai au « boulot » en prenant une dernière fois la ligne de tir à rebours, un sacré détour. Le grand beau temps était revenu. Du pont Tricolore, mes fenêtres étaient au fond de la perspective, uniquement barrée par le pont de la Boucherie, avec sa petite écluse et son échelle à poissons. Je l'avais souvent entendu, il n'y a rien de tel que le tir croisé, je cherchais donc des nids de tireurs potentiels rapprochés. Je pouvais enlever tout ce qui est contrôlé par la police : habitations, locaux commerciaux ; les clochers des églises aussi. Restaient les monuments historiques et les bâtiments administratifs (comme ma planque). J'avais deux candidats, la tour du Bourreau et l'ENT. Celle-ci avait aussi son clocher, qui se faisait oublier au ras du toit de l'enceinte nord - celle qui attire les touristes avec ses fenêtres en trompe-l'œil. Un tireur dans le trompe-l'œil ? Dans un film !... Quant à la tour du Bourreau... pas par les meurtrières, qui obligeaient à faire sortir le canon, mais chaque face avait quatre fenêtres, situées juste sous le toit, sans vitres ni barreaux, ni lumière intérieure. En se postant en retrait, dans le noir... Je prends ! Le tireur peut même être quelqu'un de la protection, un petit calibre sera discret à côté du raffut que fera mon missile.


Arrivé dans mon nid, je calculai mon coup avec minutie. Une précision pour les cinéphiles, il ne fallait pas songer à utiliser un silencieux. D'abord, ça ne fait pas « plop » ; mais surtout, le gros boucan ne commence que lorsque le projectile passe la vitesse du son, et il est déjà sorti du canon. Et puis l'image sans le son, ce n'est pas du spectacle... Mon objectif était donc de faire péter le vase au moment où le chef présidentiel serait derrière. La limousine irait à 10 ou 12 km/h, mettons 11. J'avais choisi ma balle ; sa vitesse moyenne sur la distance serait de 850 m/sec. Un voyage de quatre dixièmes de seconde, le temps pour la limousine de parcourir 122 cm. Donc, d'après les données techniques du véhicule, si j'appuyais sur la détente à l'instant où le nez du chauffeur passait derrière le vase, ma ligne de tir alignait les deux cibles, l'officieuse et l'officielle, la première absorbant avec fracas les 2.000 joules du projectile. Je n'avais pas intégré la taille du nez du chauffeur, mais presque. En dernier ressort, une légère nonchalance dans sa conduite plus une rafale de vent et c'était le deuil national.


Ça, c'était le début du plan A. Quelle pouvait en être la suite ? J'imaginais Oswald - à supposer qu'il fût seulement à sa fenêtre - tout heureux d'avoir manqué une Lincoln Continental de douze mètres carrés à cinquante mètres, s'apercevoir que ça continuait à tirer. La tête qu'il fait. J'imaginais que vendredi, des tireurs postés plus près que moi enverraient des balles subsoniques sur la bonne cible. Peut-être qu'un chien traverserait devant la limousine et la ferait s'arrêter les trois secondes nécessaires. Peut-être qu'un autre fusil - tout près de moi - continuerait d'envoyer des grosses charges (sur une cible où on ne les retrouverait pas) pour qu'on attribue les coups au but au patsy, et leurs détonations à l'écho. Peut-être, et peut-être.


J-1. Pendant la nuit, j'ai fait des heures supplémentaires pour visiter la tour du Bourreau. Je crois qu'il y aura un plan B. Un peu plus tard, au barrage, j'en ai préparé un pour ma sortie. Le couloir en bas est en trois parties. Des murs porteurs créent de chaque côté treize compartiments, séparés de l'allée centrale par des grilles. Y sont encore exposées aux passants des statues, avec un souci muséographique subtil. Il y a un effet « vieux débarras », moitié en contre-jour, qui confine à l'étrange. Au sol de la partie sud, d'anciennes ouvertures sur l'eau ont été bétonnées, laissant quelques lumières, où l'armature du béton se change en grillage. À l'une, j'ai scié plusieurs tiges d'acier, je n'aurai qu'à pousser. C'est par là que s'en ira l'intrépide petit soldat. « Quels flots, grand Dieu ! dans ce ruisseau ! Que le courant y était fort ! Mais aussi il avait plu à verse. » (5)


Les arches en étaient encore noyées, et personne ne me verrait m'y glisser depuis l'extérieur. J'ai même trouvé un vieux grappin qui m'aiderait à remonter la voûte, là où le courant s'accélère.


Je suis allé inspecter les pièces voisines, et j'ai vu que quelqu'un était passé dans la salle de la dixième arche. Si ç'avait été un collègue, il serait passé me voir. Et des pierres ont été bougées : on aurait préparé un affût qu'on n'aurait pas procédé autrement. De plus, une poignée de fenêtre est bien propre et la gâche du bas a des traces fraîches du passage de la crémone, alors qu'on ouvre peu les fenêtres ici. En tout état de cause, j'ai préparé un dispositif pour parer à tout ; par chance, les portes sont aux normes de sécurité.


Je vois un peu d'animation vers l'ENT, qui devrait plutôt être vide, car les entarques sont partis. La prochaine session débute le mois prochain. J'ai appris que le bâtiment était une prison il y a quelques années. Hugo n'y avait pas pensé : quand on ferme une prison pour ouvrir une école, autant réutiliser les locaux. Ils auraient bien agrandi les fenêtres, mais mes services ont classé les façades. Encore un élément de décor qui a été conservé de la première représentation, à Dealey Plaza.


Tout était prêt, il ne manquait que l'arme. Ce fut l'occasion de dîner en famille. Ruth ne permettait pas encore à Hawdem de faire la cuisine, et essayait chaque jour de nouvelles recettes.


Je pensais à la descente de police. Ruth dirait « Non, je n'ai pas vu qu'il avait emporté un fusil, je ne savais pas qu'il en avait un ici, mais maintenant que vous me le dites, ça me fait penser que j'ai retrouvé la lumière allumée dans la remise ce matin. » Ou comment charger quelqu'un en ayant l'air de ne rien savoir.


Sur l'oreiller, je communiquai à Hawdem nos dispositions pour le lendemain. Après que j'eus donné le biberon du soir, le fil de mes idées se jeta dans une rivière de songes.


6 h. À quoi pense-t-on quand le réveil sonne, au jour J ? À l'amour. C'est Hawdem qui me réveille ; quand je suis près d'elle, je méprise les réveils.


7 h. Hier, j'ai fait un emballage de fortune avec du papier kraft. J'avais demandé à la dame pipi du barrage, qui habite le village à côté, de bien vouloir passer me prendre, avec mon paquet. Je prétends avoir récupéré des tringles à rideaux pour arranger mon appartement. Elle espérait voir le bébé mais il dort ; elle me demande de prendre le volant parce qu'elle veut voir les photos. Elle en pleure.


À la demie, je déballe mon engin. Je monte la crosse sur l'action, puis le canon. La balle est dans ma poche. Je sors le 38 du tiroir et le pose sur une crédence. Tiens ! le coup du colt avait pourtant raté, en 63. Oswald avait braqué le sien sur un flic, et contre toute attente, le flic, au lieu de l'abattre, lui avait flanqué son poing sur la figure. Le truc imprévisible. Mais c'était la faute à Ruby, c'est lui qui dut réparer la connerie.


Avant de sortir faire un tour, je regarde les armes au milieu des statues. « Objets inanimés, avez-vous donc une âme », avait demandé Alphonse. Gérard avait répondu par des Vers Dorés. L'acier de mon canon en a une, d'âme. Rayée. « Un mystère d'amour dans le métal repose ». (6)


Je monte prendre l'air sur la terrasse. J'ai presque la ville à mes pieds, que dis-je, le monde. Et je ne suis pas seul, il y a derrière ces murs des gens qui comptent sur moi, et qui garderont une sincère sympathie pour ma personne. Quand je serai mort.


8 h 10. Je commande un chocolat chaud à côté de Foss. Je n'ai pas respecté les horaires, mais il a l'air gai. Il ne m'adresse pas la parole : c'est le dernier feu vert, notre prochain rendez-vous sera quelques minutes après 12 h 30. Je prends sa casquette sur le bar et lui arrange la forme avant de vider les lieux.


9 h. J'allume mon moniteur TV. La cible arrive à l'Assemblée Continentale. C'est le traditionnel discours de l'Union ; ça va durer un bout de temps. Je fais sauter le vieux mastic d'un des carreaux de la fenêtre pour ne pas avoir à l'ouvrir.


9 h 30. Je descends m'asseoir près du musée. Un adolescent me demande une cigarette à la sortie du couloir ; il est mal tombé. Pour moi il tombe bien, c'est celui qu'il me faut. Je l'attire à l'intérieur.


- Tu sais ce que c'est, ça ?

- Un billet de 500.

- La moitié d'un billet de 500. Tu veux l'autre ? Bon. Avant que le Président passe, là-bas, tu prendras ta planche et tu iras de l'autre côté du barrage. Quand il arrivera, tu te dirigeras vers le bureau de poste, là-bas... Tu sais où il est ? Bien. Juste avant, tu verras garée la voiture de police nº 70. Tu demanderas au policier l'autre moitié, qui se trouve dans sa casquette. Tu lui donneras cette lettre. Quand le Président passe, pas avant, hein ? sinon, tu n'auras rien.


Je prenais le risque que le gamin donne ma lettre trop tôt, mais c'était le seul moyen que j'avais trouvé pour sauver Foss.


« Cher Foss, Ami ou ennemi, en tout cas ça ne se passe pas comme tu l'avais cru. Ta peau ne vaut plus rien. Tu as deux façons de disparaître, choisis la bonne ! Ne m'attends pas. C. »


10 h. Avant de m'enfermer dans mon bureau, je vais coller mon oreille deux portes plus loin. Il y a une clé dans la serrure à l'intérieur. Quatre minutes de patience et j'ai confirmation que j'ai des voisins.


10 h 30. Il monte à bord d'une vedette. Elle remonte la Troix. Il débarque sur la place de la Criée, une grosse tache rose sur l'écran le suit.


Je prends une visée. De ce côté-là, il n'y aura pas de problème. Mais en faisant exploser ce vase, je risque de tuer l'Espérance.


Scrutant le clocher de l'ENT à la lunette, j'aperçois du mouvement. Il y a un type avec un fusil. Je l'ai pris d'emblée pour un membre de l'équipe de sécurité. Mais pourquoi a-t-il un silencieux au bout de son canon ? À l'entrée de la ligne droite, c'est l'hypothèse du complot qui tient encore la corde.


10 h 45. Il y a une cérémonie au Palais Trojan. Le maire fait le Président citoyen d'honneur de la Ville. Elle lui dit, se référant à l'accueil chaleureux qui lui serait fait : « Vous ne pourrez pas dire que Rhodeham ne vous aime pas, monsieur le Président ».


11 h. J'aperçois Moretti sur le chemin de garde entre deux bâtiments de l'ancienne prison. Il parle à une femme qui porte chignon, lunettes noires et foulard. Mais je reconnais le tailleur, je l'ai vu à la télé il y a deux heures, accompagnant le chef de l'État à son arrivée. C'est la ministre de l'Ordre Intérieur, ex-ministre de l'Ordre Extérieur. Toujours à crier Victoire ou à la promettre, c'est devenu un nouveau prénom, et sa roublardise lui a collé le surnom de Tricky Vicky. Mon opinion n'est pas meilleure ; si le pouvoir est corrupteur, il est capable de ravages chez une femme, car elle est pleine de ces choses qui pavent l'Enfer : les bonnes intentions. Le pouvoir fait d'un benêt un tyran et de la sainte une succube. C'est elle, mon Nixon, mon pion oublié sur la colonne a et qui court à Dame.


11 h 35. Le Président passe devant la cathédrale, et traverse à pied le dédale des vieilles ruelles. La balle aussi s'approche tout doucement.


11 h 50. Il arrive place Berkeley. Recueillement entre deux bains de foule : Il préside la commémoration des martyrs Rhodehamiens.


12 h 10. De ma fenêtre, je vois André approcher sur le quai, avec son sac de sport. Il est cool, le bonhomme, d'arriver à cette heure !


12 h 15. Sur le pont de la Boucherie, il y a des gens qui traversent pour aller saluer le cortège, certains y restent. Il y en a un sous ma ligne de tir, il va entendre la balle passer au-dessus de sa tête. Il ne faudrait pas qu'il porte un môme sur ses épaules. Eh, mais ! il ouvre un parapluie, plusieurs fois, comme pour l'égoutter, il n'a pas vu le beau temps ? OK, compris ; on m'ajoute une mire à mi-distance pour pallier toute distorsion optique. Quand il le rouvrira dans quelques minutes, j'aurai le vase juste au-dessus.


12 h 25. Un dernier coup d'œil à la télé. Le couple présidentiel monte en voiture, ils se retiennent pour ne pas se rouler une pelle devant tout le monde. Dans quatre minutes, je les ai en live.


Le parapluie est ouvert ; putain ! il y a même le symbole peace & love dessus (7). À sa droite, j'imagine la tour du Bourreau et le tireur qui attend mon signal.


12 h 27. Le pion a est dans la cour de l'ENT. Elle veut se voir passer le Rubicon, elle va le voir. Début du plan B : Que tout continue pour que tout change.


Mais il y a trop d'angle, pas assez de débattement pour l'aligner avec mon canon. J'empoigne le colt, je tire, et elle s'écroule. Je viens de tuer quelqu'un. Je reprends le fusil, mets en joue le clocher zingué. Allez, c'est ma fête ! Je ne sais pas si j'ai percé de l'os, mais avec ce qu'a pris la cloche, le gars est au moins sonné.


Personne n'a eu le temps de réagir encore. Je me précipite dans le couloir de l'étage, le colt à la main, et avant que mes voisins n'aient ouvert leur porte, j'actionne mon dispositif. Un chapiteau à l'ornement obscène, entreposé là, bascule et condamne l'issue. Au-dessus de moi, André a effectué la mise à feu d'une machine infernale. Juste de quoi aider les touristes à descendre en courant. Il y a probablement deux guignols armés là-haut, j'avais estimé que leur premier réflexe ne serait pas de descendre. Je garde quand même le colt à la main pendant la course de quatre-vingts mètres qui me conduit à la porte de l'escalier. L'ouvrant prudemment, je me joins au flux descendant. En bas, pas encore de casquettes à visière à la sortie, je m'engouffre dans le couloir, me mêlant aux passants qui voient la panique mais ne savent pas de quel côté aller. Dehors, j'ai entendu deux coups de feu, peut-être des ripostes sur mon nid. Je sors ma clé, et lorsqu'il n'y a plus personne à proximité, je passe la grille. Avant de la refermer, j'ai le temps d'apercevoir une escouade d'agents s'engager précipitamment à l'entrée opposée. Cent mètres égalent quinze secondes, je prends le risque de sortir avant leur passage. Je tords l'armature du béton vers moi et me glisse dans l'eau avec le grappin ; puis me sers de mon poids pour redresser le grillage. Quand il a repris sa position, je change de prise pour ne pas le tordre dans l'autre sens. Ni vu ni connu.


Je n'ai qu'un mètre de fort courant à remonter, mais à la sortie il me reste trente mètres à parcourir au fond de l'eau. Une main au grillage, j'arrive à fixer le grappin sous l'eau à l'extérieur du barrage. Je me laisse aller et remonte la corde ; une fois sorti, je m'expulse de la zone de turbulences par une flexion-extension des jambes contre la muraille. J'ai l'habitude de répéter des apnées de cinq secondes, je sais que je peux tenir encore deux minutes, mais il ne faut pas que je rate ma cible ; je ne regrette pas trop de ne rien voir, car l'eau sale me cache aussi.


Il n'y a presque plus de courant, ni de fond ; je vais devenir visible, il ne faut plus traîner. Voilà enfin mon but : à quelques mètres de la rive, sous la frondaison d'un robinier, une barque laissée là pour composer le pittoresque, prend l'eau. Je passe par une partie manquante du fond et émerge sous la planche d'un siège d'où pend de la mousse.


Ne plus bouger et attendre, les doigts de pied dans la vase. Bleu de froid. Tremblant pendant des heures. L'impression de me déliter comme un comprimé d'aspirine ; et sentir mes facultés mentales succomber à l'hypothermie. Je suppliais les canards qui passaient me voir de me donner des coups de bec pour faire circuler mon sang. Quand le jour se mit à baisser, je crus que c'était ma vue ; j'étais aussi vif que le petit soldat de plomb...


« Alors il pensa à la gentille petite danseuse qu’il ne reverrait jamais, et crut entendre une voix qui chantait : » (5)

« J'habite un blockhaus sous la mer ... » (8)


André, enfin ! Le promeneur du soir a pu faire son tour en barque, le périmètre est rendu aux flâneurs. Je n'avais aucune sensation ni de ce que je faisais, ni de la volonté de le faire, mais j'ai encore nagé quelques brassées pour me retrouver arrimé sous mon compagnon, bloquant mes avant-bras autour d'un câble fixé entre les tolets, et respirant par un tuba traversant la coque.


André remonta la rivière jusqu'à l'Aviron Club. Quand il accosta un saule, la nuit était tombée. Il me tira sur la berge.


- Comment vas-tu ?

- Comment ça va ?

- Elles sont arrivées sans encombre.

- Merci. La vie m'avait abandonné, et je pleurais. Je n'étais plus qu'une chose qui pleurait.

- Oui, petit, c'est ce que disait Virgile, Sunt lacrymae rerum. Je t'ai rapporté ton livre... Bon, je vais ouvrir le club house et te trouver des couvertures. Il faut attendre, à présent... tu vas dormir un peu. Évelyne viendra avec la voiture au point du jour. Car cette nuit, tous les chats sont fluo.


À l'heure où le parapluie s'ouvrait, la femme d'André devait sonner chez Ruth. La neutraliser d'une manière ou d'une autre, et emmener mes femmes à moi de l'autre côté de la frontière. Mission accomplie. Je n'avais plus qu'à passer aussi et c'était fini.


On ne m'a pas recherché trop activement, on avait suffisamment de gens à qui demander des explications, à commencer par les autres tireurs, dont celui de la tour du Bourreau. J'en avais passé la clé à André qui l'avait discrètement cassée dans la serrure. Il avait allumé la mèche que j'avais laissé dépasser sous la porte, avant de se rendre à la terrasse. Vingt minutes plus tard avait lieu la fusillade, et mon fumigène diffusait par les meurtrières. Les gens dans la foule prenaient peur pour eux-mêmes, tout en regardant passer le couple qu'ils étaient venus acclamer, couché sur le siège d'une limousine blindée où il ne risquait plus rien.


Le lendemain, on a retrouvé le corps de Tricky Vicky dans les débris d'un avion militaire. Le Président lui a organisé des obsèques nationales. L'agent spécial Moretti est au nombre des victimes. Quelques jours plus tard, le gouvernement a été remanié ; des têtes sont tombées aussi dans le Renseignement. Un magnat de la finance a eu un accident de chasse. Des secteurs économiques sensibles ont été mis sous la coupe de l'État, en particulier le complexe militaro-industriel.


Le chef de l'État se défend avec les moyens que lui confère l'État. Il a mis en place une nouvelle politique, mais il semble qu'il soit trop tard. Les réseaux factieux, bien que mis en échec par mon action intempestive, entreprennent de miner les réformes, et montent en épingle l'image d'un Président s'isolant du peuple derrière des vitres blindées. Les citoyens, encore assujettis aux images, plutôt que sensibles à la politique qu'on leur sert, ont pris en grippe le démagogue. Il a pourtant rangé ses coups de menton et restauré le dialogue, mais ils préféraient le roquet à la lavette. Du coup, les voix que l'on faisait taire sont de nouveau écoutées. Ce pays se rassemblera peut-être pour sa liberté, au lieu de s'unir derrière les marchands d'armes contre un ennemi extérieur. Il n'est pas possible de prévoir les conséquences de mon geste - je n'avais pas grand choix -, je m'abstiendrai donc le cas échéant de me faire gloire d'avoir apporté la paix pour notre époque.


Ruth va bien... elle fréquente beaucoup moins de gens. Qui ne l'a pas suspectée en lisant ce qui précède ? Je n'ai pas voulu enfoncer le clou car elle n'est pas méchante. Il y a des gens comme ça. Ils trouvent leur place dans la société, et réalisent ensuite qu'ils n'en sont qu'un rouage passif ; alors ils veulent devenir agents de quelque chose, et se précipitent sur la première « bonne cause » venue. Manipulables à merci, ils se justifient toujours des conséquences funestes de leurs embrouilles. Et quand ça tourne vraiment mal, ils trouvent encore à dire qu'ils pensaient bien faire. Quand on est prisonnier de l'ennui, le pire est l'ennemi du bien.


Elle envoie encore du courrier, où elle a exprimé quelque remords, mais Hawdem a pris des distances car elle pense que c'est encore bien insuffisant. Pour quelle version de l'histoire avait-elle cru travailler ? Elle ne l'a pas dit non plus ; par peur ou par honte. Mais la voix de sa conscience lui avait parlé avant. C'est elle qui avait découvert le début de ce récit en fouillant nos affaires dans son garage, et l'avait soustrait à l'enquête à venir en le cachant dans sa cuisine. Et elle ne l'avait pas détruit non plus, s'en débarrassant comme l'aveu d'un crime jeté dans une bouteille à la mer : un livre de recettes dans une bibliothèque de prêt.


Nous sommes retournés élever nos filles dans nos montagnes. Le lecteur ne se rappelle sans doute pas que ma femme est Yezidi. Certains auront lu ça en passant, comme un mot inventé pour faire couleur locale, ou choisi, signe extérieur de richesse lexicale. D'autres en auront entendu parler comme d'une « secte aberrante ». On extermine les gens, ils se réfugient dans les montagnes... et puis on dit d'eux « Que voilà un peuple sectaire et farouche ! »


On raconte aussi que les Yezidis ne se marient pas avec des étrangers. C'est peut-être vrai, alors je dois être né Yezidi. D'ailleurs, j'ai aussi appris qu'ils sont exemptés de service militaire... « pour le confort de l'armée ». Cela pouvait bien être le motif de ma propre exemption ! Autre chose à propos de leur religion, elle n'a pas de clergé. Des gens sans curés ni militaires, on ne voit pas ça partout.


Les Yezidis - je dis tout ce qui se raconte sur nous - sont appelés les Adorateurs du Diable. Si tu veux noyer ton chien... Pour un Yezidi, tu es dispensé de prétexte. On n'en a jamais vu un abjurer sa religion ? Perseverare diabolicum, n'est-ce pas une preuve ? Notre croyance que le mal est irréductible, et que le négatif n'est pas la négation du positif, c'est ce qui rendait fous les Adorateurs du Bien. Ils avaient des arguments plein la bouche à feu. Ils nous déniaient le droit d'avoir une âme ; sans regarder si la leur n'était pas un peu rayée.


Ne voir la vérité que dans la lumière... Vous connaissez celle du gars qui est à la rue parce qu'il a égaré ses clés ? On lui demande pourquoi il les cherche sous les réverbères... Et le gars dit :

- C'est là que c'est éclairé.

À ceux qui cherchaient ailleurs : la ciguë, l'excommunication, l'asile.


Mais la géopolitique a changé. On ne dispute plus de la Vérité. Le pouvoir n'a plus à se justifier. Il a concentré assez de forces pour être son propre moyen. > plop ! plop ! L'Achéron coule à ciel ouvert.


Et la lumière est au secret. Nous avons un livre sacré, le Meshef Resh, ou Livre Noir, mais il n'est pas ici. Il serait au British Museum. Il me reste les Nuits ...


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(1) Le Rover est la grande sphère qui fait la sentinelle dans la série TV Le Prisonnier. L'évocation de la série a commencé dans le dialogue précédent : « Qui est l'as ? » et « Bonjour chez vous ».

(2) Cf. Shining, de Stanley Kubrick.

(3) Ce genre d'anecdote semble peu inspirer les pédagogues.

(4) in Le Guépard, 1958.

(5) L'Intrépide Soldat de plomb, Hans Christian Andersen.

(6) Les rayures de l'âme impriment à la balle un mouvement gyroscopique, qui stabilise sa trajectoire.

(7) On a aussi interprété la présence de l'homme au parapluie, à 5 m de JFK au début de la fusillade, comme une représentation de Neville Chamberlain. Les émigrés cubains se sont sentis abandonnés par JFK, comme les Tchèques à Munich par Chamberlain. La veulerie de ce dernier est symbolisée par son parapluie, et par son mot : « It is peace for our time. »

(8) Elsass Blues, Bashung / Bergman.

§ § § § § § § § §

Toute ressemblance des personnages et lieux imaginaires de l'action, avec des personnes et lieux existants ou ayant existé, autres que ceux liés aux événements historiques nommément cités, serait purement fortuite.


 
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   David   
15/9/2008
 a aimé ce texte 
Passionnément ↑
Bonjour I-Zimbra,

"12 h 27. Le pion a est dans la cour de l'ENT"

C'est pour retenir la ligne où je me suis arrêté, j'y reviens dés que je peux, c'est pas tout la fiction...

ça m'a beaucoup parlé, aucune référence n'a résisté à un peu de curiosité pour s'éclairer un peu, c'en était un jeu, non, je n'ai pas frolé l'epectase, mais j'y suis aller à coeur joie, j'ai lu du Nerval, je connaissais le conte d'Andersen d'il y a peu, et j'en ai encore sur le feu que m'a procuré cette lecture, waouh!!!

   aldenor   
14/5/2008
 a aimé ce texte 
Passionnément ↓
Un texte captivant. Fourmillant d’idées sur des sujets très divers. Sur celui des échecs, je peux témoigner que ça se tient très bien, j’imagine donc que sur les autres que je connais moins, les réflexions et les détails techniques sont aussi bien pesés. Le style est souple et parfois brillant. Seul me dérange la multiplicité des références qui nuisent à la fluidité de la lecture; peut-être parce que plusieurs de ces textes ne me sont pas familiers. A moins bien entendu que ces références n’élèvent le texte à un niveau que je n’ai pas su appréhender.

   Togna   
31/8/2008
 a aimé ce texte 
Passionnément
Après « La menace », « L’exécution ». Elle est menée en « politic real fiction » avec une rigueur mathématique (et grammairienne aussi, évidemment) qui laisse entrevoir de façon voulue ou non, et au-delà des termes techniques, une personnalité de formation militaire.
La description de la ville, indispensable à la suite, m’a cependant parue longue. Mais après ça roule. Les réparties du héros dans son dialogue avec Moretti sont un régal.

L’intrigue s’appuie ensuite sur un attentat célèbre, qui justifie le titre, mais sans tomber dans la banalité ni laisser entrevoir la fin. Laquelle n’est pas décevante !

Que dire d’autre ? Sinon que « Patsy », est construite sur de la réflexion, de la culture, des faits documentés, des références qui pourraient donner un aspect rébarbatif à l’histoire, s’il n’y avait, presque à chaque paragraphe, parfois à chaque phrase, ton humour grinçant, parfois caustique, mais… délectable.

Quelques phrases, du genre de celle-ci « les citoyens, encore assujettis aux images, plutôt que sensibles à la politique qu’on leur sert… », me font me sentir moins seul. Quelques jeux de mots aussi, tel que « Ils nous déniaient le droit d’avoir une âme ; sans regarder si la leur n’était pas rayée. », j’admets qu’il faut connaître un peu pour trouver l’objet, qui orthographiquement proche de âme, est rayé.

Enfin, même le parapluie de fin : « Toute ressemblance avec, etc. » fait sourire quand on pense au tic du Président !

Bon, j’arrête les compliments, ils pourraient paraître suspects… et puis après tout, je m’en fous, ils sont sincères.

Merci I-zimbra.

   Anonyme   
31/8/2008
 a aimé ce texte 
Passionnément
Absolument remarquable. Rarement ai-je vu autant de suspense mêlé à autant d'érudition, sauf chez les plus grands.
Mais de grâce, fais en donc un roman : tu as tous les ingrédients je crois.

   Maëlle   
14/9/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Je reste sur la même idée que le texte précedent. Pas un texte facile, mais un texte captivant.

Par contre, nous donner un résumé du premier épisode eut-été miséricordieux.

   Menvussa   
14/11/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Même remarque que pour le premier, je sais bien qu'il faut situer l'action et c'est fort bien fait mais c'est tout de même un peu long. Après le rythme s'emballe et c'est très bon. Du travail de pro.

   Beckett   
9/9/2011
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Tu écris bien. L'écriture au "je" c'est ce que je préfère.
Ici, pas de fioritures, ni d'esbrouffe sur le vocabulaire (ce qui est sans doute le plus gros défaut des débutants), bravo. Tu écris pour être compris, pas pour faire joli. J'aime. De tout ce que j'ai lu ici, c'est sans doute ce qui s'approche le plus d'un boulot pro.

Continue.

   placebo   
23/3/2012
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
J'étais arrivé jusqu'ici (en passant par la première partie) avec l'idée de descendre un peu ce texte de sa première place (il y a des gens comme ça qui prennent ombrage du soleil) mais c'est autre chose qui a été descendu… très beau boulot.

Le seul reproche que je pourrais faire est un peu trop de sous-entendus. D'un paragraphe à l'autre, il y a reprise de mots, et de page en page je me perds. À titre d'exemple, je n'ai pas compris tout de suite qui est mort.

Un des principaux atouts du texte est d'arriver à m'être fait sentir à la fois con et intelligent. Je ne parlerai même pas des éléments aussi divers que les fusils, la géographie, les échecs, la (géo)politique, le cinéma, la littérature ou la psychologie sur lesquels je ne peux pas m'étendre bien loin, mais sur la multiplicité des références, fait déjà mentionné par d'autres. Au bout d'un moment, on scrute chaque phrase en se demandant si elle ne contient pas quelque vestige connu du reste du monde mais inconnu de notre personne ou transformé par la plume. Puis, si on veut continuer à suivre le texte, il faut bien renoncer à tout comprendre : ça sera un "prendre-sans" pour moi.

Un texte sur lequel je reviendrai sans doute. Je suis déjà revenu, et l'habitude commence à deux.
Bon, voilà que je commence à singer sans que ce commentaire apporte l'ombre d'un truc constructif, signe qu'il vaut mieux que je m'arrête.

Merci,
placebo

PS : je pense qui si je mettais exceptionnel, ça serait par pure fascination intellectuelle ; sur le plan strictement littéraire, c'est seulement très très bien, pour moi, au vu de ce que j'ai ressenti.

   Anonyme   
26/12/2012
 a aimé ce texte 
Passionnément
Etonnant !
Je n'avais pas lu auparavant, je tombe dessus en fin d'année, comme à l'ordinaire de mes balades lectuelles et c'est non seulement du joli boulot, sans ostentation, clair et net mais c'est intéressant, on se laisse accrocher par le sujet pourtant banal.
Pour tout dire, on ne trouve pas le temps long.
Ecriture sans pesanteur, sans ennui, pas mal cinématographique mais, allez savoir pourquoi, elle m'a fait songer à Miller, Henry, pas les autres, par l'usage économe du vernaculaire et l'irrésistible besoin de placer ça et là un ou deux mots des plus rares, un peu trop précieux, histoire de prouver que...
Toutes mes félicitations, pour ce qu'elles valent.

Un petit détail, cependant : au poker, on sait toujours qui est le pigeon. En général, c'est celui qui vous pigeonne, croyez-en un innocent qui ne sait des cartes que celles éditées par l'IGN.

   Anonyme   
12/11/2015
 a aimé ce texte 
Pas
Quelle érudition , une nouvelle intéressante pour les érudits . Je n'ai pas tout compris car j'aurai bien besoin d'un dictionnaire.


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