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Réalisme/Historique
JPMahe : Otages du Caucase
 Publié le 31/10/19  -  6 commentaires  -  27899 caractères  -  36 lectures    Autres textes du même auteur

Dans le froid de l'hiver 1995, le récit de l'arrivée mouvementée de trois humanitaires dans la capitale détruite de Tchétchénie.


Otages du Caucase


Trois hommes roulaient dans le froid de décembre 1995, sur la route de Grozny, un an après que les chars russes eurent pénétré en Tchétchénie. Voici quelques mots de leur histoire…

En décembre 1994, répondant aux provocations de sécession du leader de la république autoproclamée d’Ichkéria, tel qu’il convenait d’appeler alors ce territoire, les troupes de Boris Eltsine entraient avec fracas dans la capitale, Grozny, écrasant tout sur leur passage. Mais, alors qu’ils croyaient maîtriser la région en quelques semaines, il avait fallu aux Russes des mois et des tonnes de bombes pour venir à bout des quelques centaines d’assaillants indépendantistes résolus, maintenant retranchés dans les montagnes. De là, ces derniers harcelaient les troupes russes, à chaque carrefour, sur chaque route… Dans les airs, les avions Sukhoï, les gros hélicoptères MIG régnaient en maître, mais sur terre, les jeunes recrues russes étaient mortes de peur devant la menace invisible des boïvikis, nom donné aux rebelles tchétchènes.

Les associations humanitaires occidentales avaient fait leur apparition dès le début du conflit, en janvier 1995. Attendus par les populations civiles, détestés par les soldats russes, qui y voyaient des espions déguisés, et ignorés par les combattants tchétchènes, les humanitaires devinrent, par le racket et les enlèvements, une source de profit pour les moins scrupuleux d’entre eux.

Dans la voiture de l’organisation humanitaire qui roulait vers la capitale tchéchène, nos trois hommes. Le chauffeur était russe, il avait accepté cette mission en pensant que ce serait la dernière, qu’il écouterait enfin sa femme et renoncerait à prendre des risques inutiles avec ces étrangers qui l’amenaient sur des chemins et des raisonnements où ni sa famille, ni ses amis ne le suivaient. Le Russe haïssait ce monde soviétique finissant. Il avait vécu dans un mauvais siècle, une époque où toute la grandeur d’âme russe avait été sacrifiée au matérialisme, où les dorures des palais tsaristes avaient laissé la place aux grands murs gris staliniens, où la poésie foisonnante des poètes à moitié fous du 19e siècle avait été sacrifiée au profit d’un verbiage sans âme, destiné à maîtriser les masses, non à élever les âmes.

Son voisin de droite était grand, il avait le visage couvert d’une courte barbe rousse. Il était d’un naturel joyeux, buveur et blagueur. Il avait étiré ses longues jambes dans le peu d’espace que lui autorisait la voiture, une Lada Niva, sorte de 2CV 4x4 russe capable de passer partout où l’empire n’avait pas encore étalé du goudron dont il disposait pourtant à foison. Coincé dans un métier de livreur en France, il avait vu dans l’annonce de l’organisation humanitaire le moyen de se frotter à un monde à sa hauteur. Son visage était tourné vers le côté droit où passaient les champs labourés qui accueillaient une fine couche de neige, tombant depuis le matin sans discontinuer. Le ciel gris-bleu d’hiver, derrière les flocons, renvoyait une image de lourdeur et cachait le piémont des montagnes du Caucase. Le barbu s’agitait depuis quelques minutes, comme un animal qui pressent un danger.

Le troisième homme, sur la banquette arrière, était le plus jeune, il venait de fêter ses trente ans à Grozny quelques semaines avant. C’est là qu’il avait rencontré le Russe, le soir de son arrivée. Ce dernier lui avait passé son lit pour la nuit. Avec lui et les employés locaux d’une autre organisation, la soirée s’était passée entre bières, vodka, mélange de musiques russes et tchétchènes. Les lancinantes complaintes du Caucase avaient résonné toute la nuit dans la pièce surchauffée, parfois couvertes par les bruits des canons et des tirs venant du centre-ville.

Le Russe avait proposé plus tard au jeune humanitaire de l’aider à monter sa mission. Le jeune l’avait pris au mot, et ensemble ils avaient préparé cette expédition, acheté le véhicule au marché de Pyatigorsk, une ville de Russie à la lisière du Caucase, négocié avec un commerçant juif le déchargement et l’acheminement des tonnes de nourriture qui devaient arriver d’Europe pour alimenter des hôpitaux, des centres de déplacés, des associations de vieux délaissés dans un Grozny dévasté.

Ils avaient quitté Pyatigorsk le matin puis traversé la capitale de la république de Kabardino-Balkarie, Naltchik. Après la ville de Beslan, qui deviendra tristement célèbre, quelques années plus tard, pour la prise d’otage sanglante de son école, et Nazran, la capitale de la république d’Ingouchie, les trois hommes venaient de passer le village de Garagorski, point d’entrée en Tchétchénie.

Ils avaient longé le Kolkhoze d’Octobre ainsi nommé en souvenir de la révolution. Sous la neige sale, on devinait des engins agricoles abandonnés, cannibalisés pour fournir quelques pièces détachées aux tracteurs survivants de la ferme collective. Plus loin, des bâtiments carrés aux parpaings apparents entouraient l’entrée du Kolkhoze, que surplombait un énorme tuyau de gaz, percé par un éclat d’obus, et d’où s’échappait une flamme.

Le Russe commentait le paysage, en même temps que l’histoire du Caucase, terre de luttes entre les populations autochtones, les Cosaques et plus tard les bolcheviques. Il portait dans son sang les cicatrices des différentes violences de cette région complexe. Son grand-père, administrateur soviétique, avait été tué par des Cosaques, lors de l’éphémère république du Terek, créée en son temps pour contenir les volontés d’indépendance tchétchène. Il connaissait par cœur toutes les étapes de la conquête de ce territoire farouche par les Russes au 19e siècle, les otages pris de part et d’autre, les récits qu’en avaient fait les plus grands écrivains de l’époque, au premier rang desquels, Alexandre Dumas.

Occupé à expliquer sur sa droite la réorganisation des fermes collectives, privatisées à la va-vite par le gouvernement du président Eltsine, il n’avait pas vu la voiture, une « Jigouli », aux vitres noires, le dépasser puis se rabattre brutalement devant lui. Une deuxième voiture, dont les vitres baissées laissaient apparaître des hommes encagoulés, se porta au niveau de la Niva. Les voitures roulèrent ainsi quelques centaines de mètres. D’un mouvement nerveux de mitraillette, les assaillants firent signe au chauffeur de se ranger dans le fossé. Piégé, tétanisé par la rapidité et la violence de la manœuvre, le Russe leur fit signe qu'il s'exécutait et arrêta sa voiture dans la boue du bas-côté. Une odeur de mort se mit à envahir le silence des trois passagers…

Dans un bruit de claquement de portières, des hommes en treillis et armes, visages tout masqués par des cagoules, sortent des voitures, arrachent le Russe par la porte avant, lui passent une cagoule orange sur la tête, et le conduisent manu militari dans une voiture.

Le barbu est extrait de la même manière, encagoulé, et jeté dans une deuxième voiture. Un coup de poing lui fait comprendre qu’il ne faut pas chercher à discuter.

Le jeune est bloqué sur le siège arrière de la Niva. Deux assaillants s’installent au volant. En faisant grincer la boîte de vitesses et hurler le moteur, ils font sortir la voiture du fossé et suivent en trombe les deux autres. L’opération d’enlèvement a duré tout au plus trente secondes, sans aucun témoin.

L’homme assis sur le fauteuil passager de la Niva se retourne vers le jeune, lui colle un revolver sur le front, en lui faisant signe de rester tranquille. Mais, réalisant que toute agitation est vaine, ce dernier reste calme, juste gêné par l'arme braquée sur lui. Il se rappelle les histoires qu’on lui a racontées sur les attaques des organisations humanitaires, les enlèvements, la conduite à tenir dans de tels cas. Ses pensées vont à sa mère, loin là-bas dans son village, à qui il fait croire, dans de rares lettres, que tout va bien, à son organisation, qu’il faudra prévenir au plus vite, à la fille du Russe qui le jugeait, le matin même, de ses six ans et de ses petits yeux bleus, quand son père embarquait vers une destination qu’il fallait taire.

Les trois voitures roulent séparées par l’écran de neige qui s’est épaissi. Elles quittent la route goudronnée pour s’engager dans un chemin de terre. Le jeune remarque une grande bâtisse, une sorte d’entrepôt, au bout du chemin et pense que ce doit être là le but des assaillants. Mais ils quittent le chemin et s’engagent dans un champ labouré, faisant danser la Niva dans tous les sens. L’assaillant ramène son revolver sur ses genoux. Il arrache alors un bagage installé sur la banquette arrière et commence à le fouiller. En un tour de main, il confisque un appareil photo, et divers objets en s’exclamant joyeusement « Podarok » (cadeau) à chaque nouvelle prise.

Chacun dans sa voiture, le Russe et le barbu sont couchés sur la banquette arrière, la tête coincée contre la tôle froide de la portière, où ils subissent les cahots de la route. Le Russe essayait de deviner la conversation de ses deux agresseurs, qui mélangent à tour de rôle la langue de Pouchkine et celle d’Hadj Mourad, le légendaire chef tchétchène, dont Tolstoï conta le sort au 19e siècle.

Le barbu est perdu, en dehors de ses codes. Il maîtrise, aime même la violence qui se gère en face à face, verbe haut et poings devant, mais il est ici débouté de tous ses moyens. Pourtant habitué à penser et à agir seul, lui pèse maintenant l’absence de ses compagnons d’infortune.

C’est seulement au bout de dix ou quinze minutes que les voitures s’arrêtent en plein champ, suffisamment éloignées les unes des autres pour que les « otages » ne connaissent pas le sort réservé aux autres. Dans la Niva, une fouille en règle commence. Les assaillants vident méthodiquement le coffre en étalant sur le sol gelé toutes les affaires, puis fouillent sous le capot, sous les sièges, sous le volant, arrachant les tapis de sol. Le peu d’argent trouvé dans le portefeuille du jeune ne les satisfait pas.

Dans la tête de celui-ci, les pensées fusent. Il a sur lui une grosse somme qui suffirait probablement à combler les assaillants. En quittant Pyatigorsk, qui sert de base arrière à l’organisation, il a soigneusement enroulé dans sa ceinture cinq mille dollars en billets de cent. Sous ses habits d’hiver, une parka et un gros pull blanc achetés avant le départ dans un marché de Yugo Zapadnaïa au sud de Moscou, les agresseurs n’ont pas détecté la cachette. Sa raison lui commande d’abord de les leur donner, mais l’instant d’après, lui suggère de n’en rien faire, et de garder cet argent pour un moment plus critique, car il est encore persuadé que le but de cette opération est un enlèvement.

Il pense avoir fait le bon calcul quand un des assaillants, qui vient d’enlever sa cagoule, s’approche de lui en lui disant : « Tranquillise-toi, on ne va pas vous tuer ». L’homme est blond, un visage souriant, une vingtaine d’années tout au plus. On le sent encombré par son arme qu’il laisse pendre le long de sa jambe. Il regarde le jeune longuement, s’intéresse à un livre sur l’histoire de la Russie abandonné sur le fauteuil avant de la Niva, allume la radio où Méladze, le chanteur alors à la mode, crie son amour désespéré à une ingrate. Puis il rejoint ses camarades en chantonnant.

Les deux autres humanitaires sont dépouillés à leur tour. Le Russe se fait bousculer, fouiller, voler sa belle alliance, elle qui lui a coûté plusieurs mois de salaire de la Faculté de Français de Pyatigorsk où il enseignait avant la fin de l’Union soviétique.

À la vue des photos de sa fille et de sa femme dans son portefeuille, les hommes en arme, qu’il devine à travers les mailles de sa cagoule, se mettent à l’interroger plus calmement, curieux de savoir ce qui peut pousser un Russe à travailler pour une organisation venant en aide aux Tchétchènes, victimes d’une guerre sans merci de la part de ses compatriotes. Le Russe leur répond par phrases courtes, leur explique son attachement au Caucase, à ses peuples, sans distinction.

Le barbu a moins de chance. Son attitude belliqueuse n’a pas plu, et c’est avec un autre coup de crosse sur la joue qu’on lui fait comprendre de coopérer. Comme le jeune, il a de l’argent sur lui, une petite somme cachée dans ses chaussettes, mais il se tait aussi, se laissant dépouiller de ses autres effets.

Le jeune est rapidement identifié par les assaillants comme le responsable de l’organisation. Une fois les fouilles terminées, les assaillants décident de le mettre sous pression. Conduit hors de la voiture, il est mis sans ménagement à genoux sur la valise du téléphone satellite qui sert aux humanitaires pour communiquer avec leur siège sur les terrains de conflit. Les assaillants, qui ont continué à enlever leur cagoule, se rassemblent autour de lui. L’un d’eux, plus agressif, un bazooka dans le dos, et deux cartouchières de balles croisées sur sa poitrine à la manière des guérilleros sud-américains, le tient en joue. Le jeune a beau avoir l’habitude des soldats et des armes, sentir l’acier de la mitraillette à proximité de son cou le glace. Il sait la situation critique. À visage découvert, leurs agresseurs pourraient être tentés de faire place nette et de ne laisser dans le champ que trois cadavres, que la neige aurait vite fait de recouvrir.

Celui qui lui paraît être le chef de bande s’approche et commence à le questionner en russe, cherchant à savoir où sont les dollars. Le jeune fait signe qu’il ne comprend pas et réclame un traducteur. On amène le Russe. En quelques mots, le jeune lui résume la situation et lui demande de dire au barbu de donner son argent.

Informés, les assaillants se ruent sur la voiture du barbu, le malmènent un peu et reviennent avec les dollars extraits de ses chaussettes. L’affaire les amuse, ils brandissent les billets comme des trophées, sans savoir qu’à quelques mètres, une somme bien plus importante les attend sagement, enroulée dans un écrin de cuir. L’atmosphère se détend. Les prisonniers sont reconduits à leur voiture. L’homme blond conduit le jeune jusqu’à la Niva, toujours en chantonnant.

La liberté vient-elle de sonner ? Les voitures sont rassemblées à la sortie du champ, près du chemin. Les trois passagers sont replacés silencieusement dans leur voiture, exactement à la place qu’ils occupaient avant l’attaque. La neige tombe moins fort comme si le temps aussi s’était adouci.

Le Russe, de nouveau au volant, un peu étourdi de se retrouver sans cagoule, hésite à démarrer et réclame son chemin aux assaillants. Ces quelques secondes d’hésitation suffisent au soldat au bazooka pour revenir à la portière et interpeller le jeune d’une voix sèche :


– Toi là, le Français, je sais que tu as de l’argent, je sais que tu mens. Si je trouve un kopeck sur toi, je t’abats.


Le jeune n’a pas compris toute la menace, et c’est après la traduction du Russe qu’il réalise que sa cachotterie est terminée, que le jeu a cette fois assez duré. Avec anxiété, en restant assis dans la voiture, il défait sa ceinture et la présente à l’assaillant, qui, n’en voyant pas l’intérêt, lui fait signe de la jeter sur le siège. Il enlève ensuite sa parka et la pose doucement sur la ceinture de façon à la cacher, puis son pull, sa chemise, le tout devant les têtes étonnées des autres hommes qui ne comprennent pas la démarche de leur camarade. Le blond se tient à l’écart, assis sur le capot d’une des Jigoulis. Intrigué, il finit par se lever, s’approche, pose sa main sur l’épaule de l’homme au bazooka et lui fait signe de laisser tomber, de se calmer.

D’un geste calme, il indique aux ex-prisonniers de s’en aller. Le Russe démarre d’un coup sec. Le véhicule quitte le champ et remonte sur le chemin. À l’intérieur, un long silence s’écoule avant que le barbu ne le rompe :


– Ah, les salauds ils m’ont foutu la trouille de ma vie !


Les deux autres se taisent. Arrivés au premier carrefour, le Russe arrête la voiture… Grozny à gauche, Pyatigorsk à droite.À l’est la guerre, à l’ouest le retour à la civilisation.

Le jeune sait qu’il doit absolument convaincre ses deux acolytes de prendre la direction de la capitale tchétchène. Il peaufine son argumentaire depuis plusieurs minutes :


– Vous comprenez, si on n’y va pas cette fois, jamais on n’osera reprendre cette route. C’est un peu comme un parachutiste qui rate un saut, il doit recommencer immédiatement.


À son grand étonnement, il n’a pas besoin d’argumenter longtemps. Le barbu se tait, mais le Russe a déjà braqué la voiture sur la gauche et la Niva file vers l’est, laissant derrière elle deux traînées noires dans la neige. À travers les vitres enneigées, ils commencent à distinguer les premiers bâtiments de Grozny. Ils arrivent en quelques minutes au premier check-point militaire qui donne accès à ce qu’il reste de la redoutable citadelle du Caucase…

Le check-point est une sorte de fatras de croisillons, barbelés, véhicules militaires, un ensemble kaki et gris noyé dans un océan de neige sale. Un char pointe son dard vers les véhicules en attente de franchissement du contrôle. La Niva se trouve maintenant première de la queue. Le ventre noué, le chauffeur tend son passeport au soldat russe qui s’est porté au niveau de la portière. Les autres font de même en silence. Le haut du visage du soldat est caché par sa chapka et la neige lui couvre la barbe. Avant d’aller vérifier le coffre, il interroge le chauffeur de façon quasi automatique :


– Aruje ? Narcotics ? (Armes ? Drogue ?)


La fouille est rapide, le soldat ne remarque pas le téléphone satellite caché sous les sacs. Sa démarche lente traduit sa lassitude d’être ici à compter les voitures, à estimer le danger à chaque arrivée de véhicule. Il craint même ses collègues, qui ayant trop bu pourraient s’énerver, tirer trop rapidement, ou laisser échapper une grenade. De temps en temps, il guette le ciel, pour s’assurer qu’un hélicoptère russe ne vienne pas, par erreur, viser la casemate du check-point.

Son travail effectué, il retire les herses qui couvrent la route et la voiture de l’organisation peut s’enfiler dans les chicanes en béton qui ouvrent le prochain tronçon de route. À la sortie, une Jeep, dont les portières sont protégées par de dérisoires gilets pare-balles, attend le long de la route. Plus loin un char détruit sert de lieu d’aisance pour les soldats.

En ce dimanche d’hiver, Grozny est relativement calme. Les opérations militaires, qui ont débuté un an auparavant en laissant derrière elles une ville en ruine, sont désormais terminées. Les combats frontaux ont été remplacés par une guérilla, menée par deux généraux emblématiques du peuple tchétchène, Doudaev et Maskhadov. Le premier est un tribun, le second est un taiseux. Tous les deux ont été taillés dans le marbre soviétique, dont ils ont gardé les allures et la droiture. À l’effondrement de l’URSS, ils avaient négocié, pour leur soutien au nouveau président russe, Boris Eltsine, l’indépendance de leur république. Pendant trois années, sous le drapeau à tête de loup, ils ont conduit le pays au milieu de l’affairisme et des querelles entre factions. C’est leur volonté de contrôler le pipeline qui amène le pétrole du Caucase à la mer Noire qui déclenche l’intervention des chars russes en décembre 1994. Désormais, les deux officiers font face à leurs anciens frères d’armes, des généraux qu’ils ont croisés tout au long de leur carrière, avec lesquels ils ont même des liens d’amitié.

À la sortie du check point, les humanitaires mettent le cap vers le campement d’une autre organisation pour confier leur téléphone, qui risque de ne pas passer à travers les multiples contrôles conduisant au quartier de Katayama, leur destination finale. Comme il est midi, on leur offre un repas. Des discussions banales sur la sécurité s'engagent mais personne ne s’étonne de voir le barbu avec un visage meurtri.

La maison qu’ils rejoignent après leur repas n’est pas inhospitalière. C’est une maison de briques à un étage, typique de celles qui ont résisté aux bombardements. L’intérieur est minimal mais accueillant, une grande pièce avec une grande table et un meuble en formica qui accueille toutes les photos de la famille, et de l’autre côté du couloir, une chambre à deux grands lits. Elle est surchauffée grâce au gaz bon marché qui coule encore dans les tuyaux qui longent les rues et enjambent les portails. La cuisine est à l’extérieur, une sorte de petit bâtiment en bois, où la gazinière est allumée en permanence.

En la contournant, on tombe sur un enclos à poules bricolé, puis des latrines où l’eau gèle dans un pot en fer et où la propreté ne semble jamais avoir élu domicile, cédant définitivement le pas aux cafards et autres vermines. Plus loin, deux vaches sont attachées à un poteau. Chaque jour, elles fournissent au propriétaire et à sa famille ce qu’il faut de matière grasse pour faire des petits fromages que la grand-mère va vendre au marché.

Le maître des lieux est originaire d'Ingouchie, la république voisine – gaillard impulsif, le regard dur, râleur mais courageux. Un soir, quelques semaines après cet événement, des assaillants s’introduisent chez lui, en pleine nuit, pour prendre les humanitaires en otage. Ils ont heureusement quitté la maison un jour plus tôt pour aller fêter Noël en Russie. L’Ingouche résiste et prend des coups. Le lendemain, il se rend au marché acheter une kalachnikov, un gros revolver, un lot de balles promettant de les loger dans le ventre du premier qui s’en prendrait à ses « invités ».

Les trois hommes auraient pu profiter du calme et de la chaleur de cet hôte bienveillant. Mais le dieu ou le sort qui les a pourtant protégés exige une épreuve de plus. Est-ce l’adrénaline qui pousse les trois compères à aller jusqu’au centre-ville pour changer les dollars qu’ils ont sauvés ? Non, leur but est simplement de terminer dignement la journée, pour s’endormir noyés sous les degrés de la Stolitchnaya, la vodka qui accompagne les moments forts de la Russie de cette époque.

Ils prennent le chemin de la ville, empruntant l’avenue Lénine jusqu’au marché central : un ensemble de piliers à moitié détruits entre lesquels sont installées des énormes tables en bois sous des tôles approximatives. Tout s’y achète, dont le caviar le plus frais, juste sorti du ventre des esturgeons de la Caspienne, qu’on peut se payer à quelques dizaines de dollars le kilo. L’étal d’après, se vendent des CD exhibant des scènes de combats, des attaques contre des chars russes, ceci à quelques mètres de miliciens pro-russes. Plus loin, une jolie jeune fille blonde, pour améliorer son salaire d’institutrice, vend des livres. L’activité la plus lucrative du marché est le change dollar-rouble, qui sert aux habitants à se protéger contre les dévaluations extrêmement rapides du rouble, qui peut perdre en une journée la moitié de sa valeur, et la reprendre le lendemain.

C’est donc là que le barbu décide de changer quelques billets rescapés de la ceinture du jeune. En prenant ses roubles en échange des dollars, il sent le regard pesant d’un homme, adossé à un pilier. Les assaillants sont là, sans attirail militaire, ayant troqué leur treillis pour une tenue civile, en train de troquer leur butin. Ils ont reconnu le barbu et s'approchent. Celui-ci, profitant du désordre des étals, se glisse derrière une grand-mère indocile, et s’enfuit en courant vers la Niva en criant : « Ils sont là, ils sont là, bordel, on dégage, on dégage ! » Stressé, le Russe réussit toutefois à démarrer et s’écarter du trottoir avant que les assaillants ne rejoignent le véhicule. À suivre…


Il faut plusieurs minutes au barbu pour retrouver son souffle et au Russe pour retrouver son calme et repérer sur le bord de la route du retour une des nombreuses échoppes qui vendent bière, vodka, denrées interdites dans la Tchétchénie d’aujourd’hui.

Une fois les roubles du marché transformés en vodka, les humanitaires ont rejoint Katayama juste avant le couvre-feu, à 16 h 30. Après cette heure, les soldats russes peuvent tirer à vue sur les véhicules qu’ils jugent suspects, une notion très subjective car ils sont souvent déjà ivres.

À trois mille kilomètres de là, c’est dimanche et Paris prépare Noël. Au siège de l’organisation, le numéro d’urgence sonne dans le vide, les autres téléphones de secours aussi : il est demandé au personnel humanitaire de se faire attaquer ou enlever uniquement pendant les heures de travail.

Après leurs vaines tentatives pour informer leur siège, la vodka se met à couler. Elle dilue en un clin d’œil la peur de la journée, elle liquéfie les doutes, apaise la douleur de la joue du barbu et conforte le jeune dans sa décision de rejoindre Grozny après l’attaque. Le maître de maison se joint au Russe, et l’un après l’autre, verre après verre, ils se racontent des histoires du Caucase.

L’occupation des jours suivants fait oublier l’événement. Il leur faut croiser des centaines de check-points pour aller chercher des autorisations, recruter une équipe, repérer et préparer des entrepôts pour la nourriture qu’on fera livrer afin d’alimenter des hôpitaux. Souvent ils croient voir leurs assaillants mais ce ne sont que des fausses alertes.

Ils sont aidés dans leurs activités par un ancien journaliste. Divorcé, vivant avec sa mère et sa fille, il a accepté, faute de pouvoir s’exprimer de manière libre dans une Tchétchénie où ne règnent que des vérités portées par des canons ou des fusils, de devenir homme à tout faire chez les humanitaires. Il ne les aime pas, les dédaigne même pour leur manière de laisser croire que le monde n’a qu’une issue, celle d’adopter les manières occidentales. Le seul qui trouve grâce à ses yeux est le jeune que ses origines bretonnes rangent, selon lui, parmi les indépendantistes.

Le journaliste navigue habilement entre les différentes factions, sa fine connaissance des grandes familles locales en fait un point focal pour ceux qui recherchent ou possèdent de l’information. C’est à ce titre qu’il est contacté, quelques semaines après l’incident. On le charge de faire venir le jeune à une rencontre avec les membres d’un clan de Grozny.

La réunion est organisée dans un immeuble de Mikro-Raïon, un des quartiers très touchés de la capitale insurgée. Le jeune est conduit dans un appartement froid et humide, mal éclairé. Les vitres sont calfeutrées avec des sacs. Invité à s’asseoir dans un canapé en simili-cuir, avec devant lui une table basse en verre couverte d’une toile cirée à fleurs, il attend sagement qu’on s’adresse à lui.

Plusieurs hommes entourent la table. Un vieil homme, qui porte un couvre-chef traditionnel tchétchène, dépose doucement plusieurs photos entre des verres de thé. Chaque nouvelle photo génère un murmure dans l’assistance.

Sur les clichés, des hommes allongés, pour certains à peine reconnaissables, gisent morts sur le goudron. Le jeune est invité d’un signe de la tête à les reconnaître. Gêné par la nature des photos, il hésite, demande des explications. Le vieux le rassure d’une voix calme, plus soufflée que parlée :


– Ces hommes ne sont pas des combattants, ce sont des bandits. Après vous, ils ont attaqué une voiture de notre clan, et une femme est morte pendant l’assaut. Nous avons fait charger un camion, rempli d’hommes armés, qui a fait la navette pendant quelques jours sur la route de Grozny. Le troisième jour, ces hommes ont attaqué le camion. Les nôtres les ont pris par surprise et les ont mitraillés.


Le jeune regarde les photos une par une. L’état des photos autant que des corps ne lui permet pas un diagnostic complet, mais il reconnaît l’homme au bazooka. Son visage est intact, ses jambes seules paraissent avoir été touchées. Le cadavre du chef de bande dépasse les autres d’une tête. Il cherche encore, approche toutes les photos de son visage pour mieux les voir mais ne trouve pas le jeune homme souriant. Il esquisse un sourire. Le vieux le regarde d’un air étonné.


 
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   ANIMAL   
10/10/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Très beau récit de guerre. Des faits et de l'action saupoudrés d'émotion incitent à lire cette nouvelle d'une traite jusqu'à sa chute.

L'écriture est sans faille. J'ai juste eu un peu de mal avec ces protagonistes qui n'ont pas de nom alors que les lieux en ont tous.

Cela mis à part, le contexte est bien posé, intéressant. On ressent bien cette loterie entre la vie et la mort qui est le propre des périodes troublées. Des routes peu sûres, des gens qui se dévouent pour des raisons parfois étranges, des soldats épris de boissons qui s'ennuient et ont le droit de tuer, des bandits de grands chemins qui volent et rançonnent... Et pourtant certains restent humains au coeur de l'enfer, aussi corrects qu'ils le peuvent.

Une terrible aventure humaine racontée comme un reportage de guerre et de façon talentueuse.

en EL

   maria   
14/10/2019
 a aimé ce texte 
Bien
Bonjour,

Une nouvelle instructive.
Je n'ai pas vérifié les informations données par l'auteur(e). C'est avec naturel qu'il(elle) parle de cette partie de l'Europe de l'Est : son histoire, sa géographie, ses habitants ...

Raconter le périple de ces humanitaires est prétexte à une traversée d'un champ de bataille si près de la France.
L'auteur(e) a le sens du détail dans la description des faits, de leur contexte. Décrire ainsi l'environnement de l'action donne de la crédibilité à l'histoire.

Les motivations de ces humanitaires sont propres à chacun. Ils sont mis en lumière à tour de rôle.

L'auteur(e) a décidé de zoomer sur le jeune pour la fin que je trouve plate. Et je n'ai pas compris le questionnement du jeune lors des identifications.

J'ai tiqué plusieurs fois pendant la lecture.
Un exemple : "occupé à expliquer sur sa droite"

On n'a pas eu de sang ni de larmes, mais on les devine très bien.
D'autres nouvelles sur cette guerre et cette partie du monde seront les bienvenues.

Merci pour le partage.

   mirgaillou   
23/10/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Autant commencer par le côté positif (il y en a peu qui ne le soient pas).

La situation historique est décrite avec une grande précision et sans doute avec une documentation précise.

Cela ne demande pas d'effet de style, l'auteur s'en tient à ce qui ressemble à la stricte narration d'événements entre belligérants.
L'organisation du texte avec des alinéas, aère un ensemble qui pourrait être touffu entre humanitaires, Tchétchènes, Russes, bandits, habitants des villages.

Vers la fin, l'histoire s'allège, permet de respirer, c'est Noël, caviar et vodka pourront distiller un peu d'oubli des épreuves passées et à venir.
La réalité resurgit avec l'arrivée du journaliste, homme sans doute amer mais porteur d'informations importantes.

la chute montre l'humanité du jeune: il est soulagé que l'un de ses agresseurs ait échappé au massacre.

Ce qui demande à être revu:
On a l'impression que l'auteur mourrait d'impatience de mener son récit d'où quelques coquilles.
Par contre certaines phrases demandent absolument une réécriture:
"Une odeur de mort se mit à envahir le silence"
"À la fille Russe qui le jugeait le matin même, de six ans et de ses petits yeux bleus".

Pour conclure ce texte est bien mené,visuel, il interpellera les passionnés d'histoire récente et pour favoriser cela, l'auteur doit prendre le temps de respirer et de se relire!

   Tiramisu   
31/10/2019
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bonjour,

Connaissances approfondies de cette région et de cette époque, c'est d'autant plus méritoire que c'est complexe.

Le style permet une lecture fluide c'est appréciable car le texte a une certaine longueur.

On suit bien le cheminement des trois hommes dans cette région bouleversée et dangereuse, la mort peut être à chaque coin de rue.

Je trouve que les personnages principaux ne sont pas assez campés, même ne serait ce que l'un d'entre eux. Ils restent dans un certain anonymat, le jeune, le russe etc ... La longueur du texte aurait pu davantage leur donner vie, ne serait ce que par petites touches ...
C'est vrai que le contexte en revanche est bien campé, l'ambiance de chaos aussi.

Il n'y a pas véritablement d'intrigue non plus, c'est davantage un cheminement avec des rencontres plus ou moins sympathiques.

La chute est simple sans trop de surprise, elle permet de comprendre qu'il s'agit de bandits et non de combattants.

Merci pour cette lecture.

   ours   
1/11/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour

Ce que j'ai aimé dans votre récit, ce sont les détails dans un style quasi journaliste qui confèrent du réalisme à l'ensemble. Je ne sais pas pourquoi mais j'ai pensé au film Babel qui se déroule certes dans un autre lieu et n'implique pas de mission humanitaire, c'est plus ce côté "Mais qu'est-ce que je fais là" Ce jeu de circonstances qui fait que les trois protagonistes se retrouvent liés par la mission mais aussi par cet événement dramatique, ce moment où tout peut basculer.

Peut être est-ce la raison pour laquelle vous n'avez pas nommé vos personnages, parce que finalement ce genre de situations peut arriver à tout le monde dans d'autres contextes. Enfin ceci n'est que mon interprétation.

Merci pour cette lecture instructive et palpitante.

   Donaldo75   
16/12/2019
 a aimé ce texte 
Bien
Bonjour JPMahe,

Il y avait longtemps que je n’avais lu de nouvelle de ta part sur ces moments d’histoire. Une fois n’est pas coutume, le contexte est d’entrée de jeu bien expliqué, sans en mettre des couches inutiles. Il en est de même pour les personnages dont les motivations diffèrent. La scène d’enlèvement est efficace. Le style est assez journalistique, je trouve, ce qui n’est pas pour me déplaire. Par contre, ce style manque parfois de liant, enchaine les situations qu’il décrit sans enrober les passages importants, du moins pour le ressort dramatique. L’analyse de la situation, du contexte, prime sur la narration. En tant qu’auteur, tu expliques tout bien et le lecteur comprend sans problème les tenants et aboutissants de l’histoire. Ce qui me manque, c’est la densité émotionnelle. Ici, c’est quand même assez clinique, des faits relatés plus qu’une histoire racontée. Pourtant, il y a de la matière.

Au plaisir de relire une nouvelle sur cette période et ces troubles trop souvent oubliés.


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