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Sentimental/Romanesque
Lariviere : Paolina et les éléphants
 Publié le 23/11/12  -  12 commentaires  -  80933 caractères  -  392 lectures    Autres textes du même auteur


Paolina et les éléphants


Tu ne sauras jamais à quel point ce fut difficile, à quel point ce fut éprouvant pour moi de rassembler tout ça, de remettre tous les affects dans le bon ordre et de recoller toute l’histoire, tous ces événements, toutes ces flèches, ces mots, ces points de sutures, ces moments d’attentes, de souffles retenus ; et tu ne pourras jamais t’imaginer comme c’est encore difficile aujourd’hui alors que je me retrouve assis là, perché vertigineux sur la plus haute tour du réel, engourdi, reclus, recroquevillé sur moi-même, perdu entre le jour et la nuit, entre l’éveil et le songe, laissant vaciller à chaque respiration le plateau de mes pensées posé en équilibre précaire sur le monde et que sous la tour et les vestiges, vent et tonnerre, sol craquelé, des tremblements m’étreignent, sel et sang glacé m’envahissent et me parcourent des pieds à la tête, effroi, fissure, château de cartes ; la terre tourne, désaxée ; avec dans son orbite ses satellites de désillusions et de doutes amoncelés ; un rai de lumière perce à travers la vitre et infuse son goutte-à-goutte de souvenirs vénéneux, oripeaux calcinés ramassés sur les champs brûlés de la conscience, nuage de poussière d’or rempli de madones et de petits anges qui se balancent au bout d’une corde et sur l’horizon, mon cou se raidit soudain ;


le soleil couchant baisse sa herse de rayons, roue de paon écrasée, rideau de plomb, stries pourpres appuyant doucement sur mes paupières, alors que j’attends Julian qui aurait dû venir se faire extraire cet étrange petit cube qui lui pousse sur le plat de la main et qui le gêne de plus en plus, bien que je sache déjà qu’il ne viendra pas, car il se défilera encore pour tout un tas de bonnes et de mauvaises raisons, mais surtout par peur de regarder l’incision, de regarder en dessous de la surface et alors d’avoir mal, comme on a toujours mal quand on plonge à l’intérieur des choses pour en extraire le cœur, foyer mystérieux, clef enfouie, grain de sable, un petit cube, oui ; boîte de Pandore située sous la peau, au-delà des nerfs, des fleurs, des chapes de plomb, des nappes de sel et des forêt de ronces et oui alors, d’avoir mal, au plus profond de sa chair, d’avoir mal comme moi j’ai mal en ce moment alors que mes yeux se ferment machinalement, gonflés, engorgés de toutes ces petites limailles bleutées qu’on appelle des larmes et qui ne sont que les restes tristes des événements une fois qu’ils se sont stratifiés dans la nuit rayée de nos souvenirs, petits tas d’or froid, fils de fer, copeaux de cœur, zestes de givres, gifles, claques, coup de fouet, pattes velues de tarentules patinées par le temps puis stockées dans un entrepôt empli de senteurs divines, de vieux parfums, de pompes grippées et de précieux savoirs tournoyant dans mon cerveau à peine plus grand qu’une boîte d’allumettes et contenant pourtant sous sa ligne de flottaison, images de tes yeux verts, le monde rouge grenade de mes paupières closes, avec tous les feux le feu de mille poudrières prêtes à exploser à tout moment et comme autant de mèches allumées, petites coupures, tes cils mascara, cirques, baisers, chutes de papiers, respirations, mots brûlants, souffles et nuits de diamants, artefacts et mirages, monde jaune de Sienne, spectres et spectacles, constellations merveilleuses, tout ce qui te représente toi désormais, dans le moteur tournant à vide de mon cœur dépouillé de son tigre, aujourd’hui où tout me paraît insignifiant, stérile, où je ne pose plus sur les choses et les gens qu’un regard froid, clinique, détaché, ayant autant d’entrain pour mes semblables qu’un étudiant en médecine légiste, nerfs, morceaux de chairs, planches et découpes anatomiques, oui, l’âme est un produit inflammable, j’ai regardé à l’intérieur et tous ces balbutiements maintenant, milliers de fourmis rouges s’agitant au fond du trou noir remontant mes vertèbres, tunnel sans fin au-delà de cette grande mascarade que sont l’espace et le temps, cette lourde grille jetée sur le double fond de l’univers pour éviter à l’humanité de perdre pied devant son propre vertige et où, dans l’étrange aéronef de ma mémoire, s’ouvre un nouvel espace dans l’espace, une combustion extraordinaire, quelque chose de vertigineux, oui, dansant, voltigeant, tourbillonnant dans nos têtes, ma tête, toi, nos joies, mes douleurs, comme un tas de cendres froides sur lequel on aurait soufflé brutalement et qui se soulèverait à nouveau avec ses restes de vies, ses étincelles terribles, ses bribes de phrases rougeoyantes ou de soupirs étouffés suspendus dans les airs, alphabets, blouses blanches, yeux rougis de tigre, cerceaux de mots ardents, langues, chairs et spirales, souches virales, amas de ciel et d’enfer, nuages gris et pachydermes, nageant, virevoltant, proliférant dans le bouillon de culture de mon cerveau, puis la pièce, puis le feu, la fièvre, l’angoisse, les maux de tête, la sueur froide, la crise panique qui est très proche et comme seul remède la douleur à mes phalanges, alors que j’écris sans m’arrêter essayant de caler le rythme de mes lignes au bruit de galop désordonné de mon cœur et de ma respiration, alors que j’essaie d’écrire cette histoire et de raccrocher les splendeurs étouffées au cœur du foyer éteint, alors que je noircis les pages frénétiquement et que l’encre coule comme l’or d’un grand fleuve teinté de noir par mes sombres pensées, jours jaunes couronnés de satyres, sourires amidonnés d’amertume, flots des mille et une nuits, golfe bleu, saveurs, rivages méditerranéens, nuit toscane, merveille florentine, réveil livide sous le reflet des spectres et sous le poids des souvenirs, encrier rempli de bile et de soupirs, ciel lourd, chargé de nuages, peuplé de poupées et de silhouettes, d’ombres brisées et d’esprits errants, moi qui me sens dérivant, oui, perdu dans mes propres ruines, axis et atlas écrasés par le poids de la culpabilité, titubant dans cette histoire mon histoire, une histoire trop grande pour moi, submergeant tout, figeant pour toujours l’automne sous le numéro des clowns et des trapézistes, sous les applaudissements, sous les barrissements terribles des éléphants, défilé, jungle folle, cuirasse fissurée, mains aux mille lignes de vie, fils, cordages et figurines, filaments bourgeonnant, envahissant, obstruant l’espace comme s’obstruent les lignes de vie de ce récit obscurci par mon esprit et cette écriture, dames de piques, vierges noires, comme un emballement de trop où les images se succèdent à une vitesse folle pour remonter le cours de l’histoire, trouver la source, le moteur, le départ de feu, fils rouges et nombre d’or du récit, couleurs de nos deux cœurs, une fois débarrassés de leurs peaux de fauves et ainsi, dérouler la double hélice enlacée de notre histoire, jusqu’au bout, à l’envers, jusqu’à ce moment terrible où tout s’est écroulé, à ce moment fatal où toi, tu t’es détachée…


Mais tu ne sauras jamais comme j’ai dû me faire violence, à moi, à toi, à ton image et à mes souvenirs ; comme j’ai dû peiner pour décoller le magma givré de tous ses morceaux collés, coagulés dans le désordre, pour ensuite les recoller à la bonne place, ou plutôt dans un autre ordre, un autre désordre, et ensuite les voir décrire les cercles aux contours flous d’une autre réalité soudain irriguée d’autres circuits, débarrassée du froid, du gel et des émotions de façades que le présent d’alors et ses convenances avaient pu jeter comme l’on jette des branches mortes pour boucher l’accès d’un puits trop dangereux où dessous le noir et les horreurs, dessous les déceptions et les mirages, dessous les malentendus et les maladresses, se dessinait la cartographie d’un autre corps, d’une autre histoire, celle que l’on peut recueillir une fois que le temps a lavé à grandes eaux la crasse aveugle de l’instant et la boue collante des illusions pour voir enfin si les faits sont réellement comme on les avait perçus, un peu, beaucoup, folie, pas du tout, alors que j’essaye péniblement de trier, recenser, de redistribuer, de creuser jusqu’au fond des choses, jusqu’au petit cube qui pousse dans la main de Julian, jusqu’à cette soirée où tout est arrivé, jusque-là, profond, où ça fait mal, fin d’automne, chaud, froid, puzzle et artères, mosaïque du monde, ampoules, asthme et seringues, images de papillons, virus et armure, rage, larmes, cartes de tarot, cartable et étoiles, galops de chevaux, bouillonnements de sang, barrissements d’éléphants…



Samuel referma subitement le journal. La silhouette de Dina, monstrueusement grossie par les reflets du poêle, vint buter contre la porte puis, ombrelle et filaments de méduse, se mit à glisser doucement, envahissant soudain l’espace, laissant flotter les contours crénelés, évanescents de son chemisier, plongeant son buste bleu, ses longs doigts blancs, avalant, engloutissant la tête puis l’ombre tout entière de Jean-Michel qui venait de se jeter avec voracité sur les amuse-gueules qu’on venait d’apporter de la cuisine… Tu as vu cette histoire, me dit Samuel ?


– Arrête de jouer avec ce briquet, Samuel !… demande d’un ton ferme Dina.


Samuel repose le briquet, docilement, comme un enfant pris en faute.


– Quand même, c’est une fameuse histoire…


Samuel nous raconte la fameuse histoire. Une de ces fameuses histoires qu’il affectionne tant et qui lui vaudra bientôt de peindre un de ses innombrables tableaux à l’aspect si dérangeant, si lointain, si énigmatique. Quand il raconte une de ces fameuses histoires, Samuel a son fameux sourire aux lèvres. C’est un petit sourire travesti, un petit sourire si particulier, un sourire à la fois sophistiqué et animal, qui fait froid dans le dos. On entend les filles qui discutent dans la cuisine… On sent des courants d’air. Le bruit d’un pilon ou d’un hachoir. Une odeur d’ail et de poivron rouge. Un couteau, le robinet de l’évier… Les cris joyeux d’un enfant… Samuel m’interroge :


– Alors, c’est pas une fameuse histoire ?…

– Ah si… Une fameuse…

– Succulente !… rajoute Jean-Michel.

– Et personne n’en a parlé dans les grands médias !… enchaîne Samuel emporté par son élan, tout en portant à ses lèvres charnues un morceau de poivron rouge.

– Oui, heureusement que toi, tu restes informé par la presse indépendante et « Nouveau détective »…


Un petit sourire ironique aux lèvres, Jean-Michel jette légèrement sa tête en arrière et passe ses doigts le long de son bouc pour en chasser quelques volutes de fumée âcre et bleutée…. Je reprends un de ces petits piments oiseaux. Je sais déjà que demain, comme chaque fois, je le regretterai…


– À ta santé, Laure !…


Laure nous a rejoints, sans un bruit. Elle est là, l’ombre de son corps élancé s’incline dans l’encadrement de la porte-fenêtre. Le regard plongé dans la nuit froide et étoilée, elle fume une cigarette. La moitié de son visage reste dans la pénombre. L’autre, excepté un reflet vert à la jugulaire, est légèrement teintée par les volutes rougies où se perd la chaleur du feu. Son profil, poli d’un éclat pourpre, prend l’apparence d’un croissant de lune rutilant ou d’un masque d’armure antique. Laure se fout éperdument des histoires de Samuel et de « Nouveau détective », de la menace « Illuminati », de l’avion fantôme du Pentagone ou encore des impostures lunaires décelables sur un casque de spationaute américain…


La fumée de sa cigarette remonte les courtes ailes de son nez et dans ses yeux, il y a comme un seau d’émeraudes mal taillées que l’on aurait brusquement jetées dans un puits à sec. Sous une discrète barrette en argent, un chignon un peu desserré en forme de bouton de rose laisse apparaître quelques mèches de cheveux blond vénitien retombant sur sa nuque anormalement raide. Elle porte de façon altière la tête des mauvais jours et malgré cela, ou grâce à cela, se dégage de son visage une étrange beauté. Ses yeux à moitié clos, légères brumes, crépuscule voilé, aurore entre chien et loup, expriment cet état d’esprit assez trouble où domine la contrariété… Ses lèvres surtout, restent serrées, comme soudées par des flammes prêtes à tout instant à se rompre et à embraser la pièce, la maison, le quartier, le monde entier… Un petit sourire s’inscrit dans l’ombre de sa bouche. Elle lève son verre en silence, et pour répondre à mon salut, le dirige dans ma direction…


Paolina, qui vient d’entrer en trombe dans la pièce, la tire par le bras. Elle voudrait qu’on ferme la porte, car elle supporte encore mal le climat de l’Hexagone, même en Provence et elle ne se fait pas aux températures rigoureuses qui annoncent déjà l’hiver. Laure est écartelée entre deux attractions : Paolina qui tire de tout son poids d’enfant pour la ramener dans la chaleur de la pièce et de l’autre côté, son regard, encore suspendu dans l’espace rectangulaire qui nous relie aux ténèbres de la nuit. Les losanges grisés de sa respiration mêlés à la fumée de sa cigarette sont comme des signaux envoyés, déjà perdus, qui s’échappent de sa bouche, pour s’en aller vers un ailleurs inconnu, happé par cette porte-fenêtre qui s’ouvre sur le froid de cette fin d’automne…


– Monsieur X, avez-vous vu en haut de l’encadrement de la porte, la nuit qui tombe et qui nous plonge, au gré des mouvements de courants chauds ou froids, dans une obscurité piquetée de scintillements d’étoiles comme si l’on se trouvait dans une boule de souvenir qu’une femme de ménage haïtienne et donc pratiquant le vaudou, aurait recouverte d’un papier crépon noir percé d’aiguilles de toutes tailles ?…

– Oui, monsieur le président. C’est très beau…


À l’intérieur on commence à se plaindre. Tu pourrais fermer cette fenêtre Laure et puis regarde Paolina, elle grelotte, faudrait savoir ce que vous voulez répond Laure, tout à l’heure vous étiez prêts à vous jeter tout nus dans un trou rempli de neige tellement vous aviez chaud ; on aurait quand même gardé nos caleçons… rajouté-je d’une voix fatiguée…


– Mais tu sais que tu es drôle !… me glisse Laure entre ses lèvres à peine entr’ouvertes.

– Allez Laure !… Reprends un verre… et puis arrêtez de vous chamailler tous les deux !



Laisse-les Samuel, c’est l’amour vache, et puis regarde Paolina, comme elle grelotte, mais Dina, arrête de lui tordre la main à cette petite, l’amour vache, c’est bon pour les bêtes à cornes, mais je la réchauffe juste, se justifie Dina, sous tes airs d’ange, quelle sorcière tu fais, je vais te dénoncer pour exercice illégal de la médecine, tu cherches quoi Dina, les bêtes à cornes, comme l’escargot, mais putain, fermez cette fenêtre à la fin, encore cinq minutes comme ça et des stalactites vont apparaître, regarde Dina, elle est pas mal celle-là, l’avantage de l’escargot c’est, n’exagérons rien quand même, passe moi le bol s’il te plaît, comment ça j’exagère, celui avec le chorizo, oui je l’ai vu Jean-Michel, non celui-là, avec les branches de, ça veux dire quoi alors, tu vas la tuer d’un coup de froid cette petite, mais passe-moi l’anchoïade avec,


– Stalactites tombent, stalagmites montent, chantonne machinalement Paolina.

– Elle a retenu ça ! Je n’aurais jamais cru !…

– Et tu arrives à le dire sans mélanger les mots !… C’est très bien Paolina… Allez, on applaudit, comme au spectacle…

Les yeux de Paolina brillent de fierté et de plaisir, sous les applaudissements.


Allez, je te ressers Laure, si tu veux, mais je ne vais pas rentrer tard, j’ai un cours de bonne heure demain, je croyais qu’il n’y avait pas de cours le samedi, c’est ton dernier tableau, Samuel, ce n’est pas un cours à l’école, c’est de la danse , avec Maria demande Samuel, oui avec Maria, répond Laure, doucement Paolina, assieds-toi, pas toi le chien, tu as quoi comme classes cette année, des classes de sixième et une quatrième, qu’est-ce que vous avez à sourire bêtement tous les deux, non, rien, tout va bien, mais elle est où la vraie maman, demande Jean-Michel, Maria devait voir quelqu’un pour ses problèmes administratifs répond Laure, au fait, la semaine prochaine j’amène Paolina au cirque, tu veux venir avec nous ?…


– Pourquoi ?… Tu n’y vas pas avec Maria ?…

– Elle ne peut pas venir.

– Pourquoi ?

– Elle a un rendez-vous…

– Un rendez-vous galant ?…


Laure lève les yeux au ciel, mais se retient de répondre…


– Pour du travail… Un entretien pour une revue à Paris… Mais j’avais pris le billet avant de le savoir, pour Paolina… Ça te dit de nous accompagner ou pas ?… Tu sais, c’est un vrai cirque…

– Un Bouglione ou un Zavatta ?

– Je ne sais pas, mais c’est un grand. Avec les fauves, les chevaux, les éléphants et toute la ménagerie…

– Et moi je serais le clown de service, c’est ça ?

– Ce que tu peux être emmerdant…

– Ou plutôt… le brave monsieur « Loyal »…

– Bon… Tu veux venir ou pas ?

– Non… Je ne crois pas… Le cirque, ça suffira pour le moment…


Je suis crispé. Entre deux gorgées de vin et une bouchée de poivron rouge, un bâillement s’échappe de ma bouche jusqu’à briser les petits cercles installés sur la table… bols de céramique et verres à ballon… les arrondis et les couleurs s’éparpillent, se reconstituent puis se mettent à danser devant mes yeux, s’entrechoquant dans la petite musique entraînante orchestrée par les flammes et les remous des discussions. Nous vidons nos verres. Nous nous resservons. On parle. On discute, à bâtons rompus. Au gré des mouvements des flammes et de la conversation…


En fait nous remplissons les vides qui se dessinent tout autour de nous, pointus, sinueux, courbés, rectilignes ou entortillés, camouflés dans les ombres mouvantes de la pièce. Nous vidons, nous remplissons et nous continuons de parler, de tout et de rien, de n’importe quoi, ce que nous faisons finalement à longueur de temps, condamnés éternellement à écoper les silences pesants qui menacent de faire couler à tout instant la barque de l’existence. Je me sens vaseux, mes yeux me brûlent, je résiste pour ne pas sombrer dans un sommeil qui s’annonce désagréable, je les ferme pour apaiser le feu qui les ronge à cause de la fatigue mais aussi de la lumière vive, brûlante, du poêle à bois… des images à moitié fondues défilent à l’intérieur, cette garde terrible, mes études, la présentation de ma thèse, le serment,


« Je jure par Apollon médecin, par Esculape, Hygie et Panacée, par tous les dieux et toutes les déesses, et je les prends à témoin que, dans la mesure de mes forces et de mes connaissances, je respecterai le serment et l’engagement écrit suivant :


Mon premier souci sera de rétablir, de préserver ou de promouvoir la santé dans tous ses éléments, physiques et mentaux, individuels et sociaux. »


– Vous avez vu qu’il y avait eu une nouvelle tuerie aux États-Unis ?…

– Dans une université ?


Alors poussé par Samuel et porté par les flots, on en est arrivé à parler de l’actualité et en plus du virus redouté, des ultimes rebondissements des affaires criminelles à la mode, c’est effrayant cette histoire soupire Dina, tu parles un vrai roman ironise Laure, c’est vrai qu’il y a tous les éléments pour en faire un bon scénario approuve Jean-Michel, ça a dû faire les choux gras de Paris Match, Paris Match c’est un journal éthique maintenant, si tu compares à tous les autres torchons comme « Public » ou « Closer », je reste admirative de la dignité de ce monsieur surenchérit Dina, et ce type quelle tête d’assassin ; une tête de brute même, et ce jeune en cavale ! coupe Samuel de plus en plus excité ; alors nous sommes arrivés sur la fabuleuse histoire du convoyeur de fonds et de son mystérieux périple, avec quelques soupirs d’espoir à peine voilé pour qu’on ne le rattrape pas et qu’il réussisse son coup, mais oui il a dû s’organiser soutenait Samuel, c’est fait avec tant de panache et de façon si simple, s’extasiait Dina, il sera coincé dans moins d’une semaine soupira Laure, d’accord avec toi dit Jean-Michel, c’est sûr, « on ne touche pas au grisbi » ajoutai-je sous les approbations de Jean- Michel qui allumait une autre cigarette, puis on en est arrivé à parler du tireur de l’université d’Austin dans le Texas et, alcool aidant, des différentes retombées de l’individualisme effréné, quand les âmes en souffrances laissent leur solitude s’étendre puis dériver jusqu’à entrer en collision avec l’univers devenu alors vaste bloc de glace dérivant sur un océan de non-sens, surchargé, percuté violement de fantasmes, d’outils supersoniques, de cadences effrénées, de fastes et de superflus, de technologies absurdes et de messages pervers, produisant alors une espèce de détresse incommensurable, si dense, si profonde, si vénéneuse, si comprimée qu’elle ne peut alors promettre que des explosions, attentats, coups de folies, suicides, histoires morbides comme celles racontées par Samuel, paranoïas aiguës, théorie du complot et comportements déviants ; et ensuite, de fil en aiguille vaporeuse, parler de cette particularité américaine qui consiste à se rendre sur les lieux de sa scolarisation et de tirer dans le tas, de tuer au hasard, partout comme si c’était nulle part, comme si à ce stade de solitude, le nulle part était partout, et on a alors cité le massacre de l’université de Virginie, du Nothern Illinois University, de la fusillade de Columbine, du campus de Melbourne, le massacre de la Red Lake High School et on a ainsi accroché, puis dévissé sur l’assassinat d’Abraham Lincoln, d’Henri IV, d’Yitzhak Rabin, de Jaurès ou de Martin Luther King, pour raccrocher ensuite les rives glaireuses de l’histoire et remonter à nouveau le cours sanglant des campus américains et repasser en 1966 par celui d’Austin au Texas et du tristement célèbre Charles Withman, puis continuer en 1992 avec l’attentat de la Bath Consolidated school en passant par l’attaque de la Poe elementary de Houston…


Et c’est arrivé sur le sol de la « vieille Europe » comme dirait Rumsfeld, oui, avec « Human Bomb » de Neuilly, tu te rappelles la récupération sordide par un certain maire de l’époque, il y en aura encore d’autres, tu verras, il paraît que Charles Withman avait une tumeur au cerveau, intervint Dina, oui, un méningiome dans la zone de l’hypothalamus rajouta Jean-Michel, c’est une glande qui gère l’humeur et les émotions, c’est incroyable cette histoire, vous croyez que c’est suffisant pour expliquer ce genre de comportement, renchérit Dina, ce genre de folie, tu veux dire précisa Jean-Michel, je ne sais pas, c’est fascinant en tous cas, fascinant tu trouves, oui, fascinant quand même, c’est quand même un geste de dérangé en tout cas dit Jean-Michel, oui, puisque c’est l’hypothalamus on te dit, non, ça n’explique pas tout, d’accord avec toi bien sûr ça n’explique pas tout,


« J’informerai les patients des décisions envisagées, de leurs raisons et de leurs conséquences. Je ne tromperai jamais leur confiance et n’exploiterai pas le pouvoir hérité des circonstances pour forcer les consciences. »


Les longs doigts de Dina agrippent mon épaule et me tirent de la brume, cette histoire d’épidémie, lance Dina, qu’est-ce que tu en penses toi, je ne sais plus ce qu’il faut croire, c’est vrai qu’on est un peu largué, oui, on entend tout et surtout n’importe quoi, c’est quel virus celui là, H5N1, non H5N1, c’est la grippe aviaire, lui c’est le H1N1 !…


… Et alors je me suis extirpé de ma torpeur, j’ai commencé mon speech, mon cours magistral, ma conférence, mon étalage de caducées et de biologie cellulaire, de confitures et de cataplasmes, avec l’assurance de celui qui est pourtant plein de doutes mais qui ne doit jamais le montrer, qui est formé pour ça, formé pour répéter, être efficace, rabâcher les certitudes, convaincre, vaincre, ne pas laisser place aux hésitations, les patients n’ont pas confiance en un médecin qui n’est pas sûr de lui, ils veulent entendre une vérité suprême en écho de la leur, c’est le gène porcin, c’est ça, il y a aussi du gène aviaire et humain, comme Laure qui avait une idée bien arrêtée sur le virus et la vaccination, je pense qu’il n’y a pas de nécessité, c’est tout simplement un virus comme les autres, mais aussi sur le pouvoir des entreprises pharmaceutiques, tout ça, c’est pour faire vendre des vaccins, Jean-Michel était d’accord, bien entendu que c’est fait pour faire vendre des vaccins tout ça, et puis, une partition sur les effets secondaires graves, pour l’hépatite B il y a eu des cas de sclérose en plaques quand même, toutes ces sornettes sur la dangerosité de la vaccination, sur l’imposture des médicaments, alors j’ai dû hausser un peu le ton, me faire plus convaincant, comme j’avais déjà dû le faire pour mes collègues, mes patients, les infirmières à l’intérieur des couloirs blancs de l’hôpital et parler en détail des dernières études américaines, de la virulence particulière de la souche virale, de la diffusion rapide à l’ensemble des continents, de l’apparition de formes compliquées chez l’adulte jeune, du nombre déjà reconnu de morts, mais pourquoi celui-là il serait si dangereux, alors revenir sur la physiologie des virus et de celui-ci en particulier, insister sur la virulence et la haute transmissibilité, revenir sur la grippe espagnole, remonter le cours de l’histoire de l’homme et des microbes jusqu’aux grandes épidémies de pestes, puis Tuberculose, Diphtérie, Typhoïde, les trois grandes faucheuses de l’ère industrielle, rappeler ce qu’était le monde sans les vaccins, parler des premiers antibiotiques utilisés par les cavaliers arabes ou indiens, ils grattaient le cuir de leurs rennes pour en recueillir un champignon, c’est un peu comme la découverte de la pénicilline, faire une parenthèse avec le terrible virus Ébola, le réservoir, c’est certainement la forêt tropicale, décrire avec éloquence ce qu’était la réalité de la pandémie mondiale actuelle sur le terrain, dans le département, les premiers décès sur l’hôpital, mais c’était des gens déjà malades, oui, c’est vrai, le virus est surtout dangereux pour les gens fragilisés par d’autres maladies, mais aussi pour les personnes âgées ou obèses, alors ça risque pas, ou chez le sujet jeune, comme les enfants, comme Paolina avec son asthme, oui, on peut la considérer comme un sujet doublement à risque, mais non, Paolina ne risque rien, ce n’est pas à prendre à la légère, Laure, les vaccins non plus il ne faut pas les faire à la légère, c’est complètement stupide comme réflexion, il faut la faire vacciner, mais toi tu t’es fait vacciner, oui pas plus tard qu’hier, et tu vas bien, oui, pas de sclérose en plaques, pas de choc anaphylactique, pas de troisième œil qui me pousse sur le front, arrête de déconner c’est sérieux, juste un peu mal en fait, au niveau de l’injection, il faut le faire, au moins pour la petite, je ne crois pas, je n’ai pas confiance je te dis, tu n’as pas confiance en moi, je n’ai pas confiance dans le monde médical, excuse-moi si ça te vexe, c’est sûr que vu comme ça, c’est dans le médecin ou dans l’ami que tu n’as pas confiance, à mon avis, certainement les deux, je te remercie Samuel, bon, je comprends que ce soit difficile, ne monopolise pas le cendrier, Jean-Michel, mais que tu comprennes pourquoi ou pas, il faut la faire vacciner, alors, tu es sûr de toi, c’est fou d’être aussi catégorique, bien sûr, et même si ça dépendait de moi, ça serait obligatoire, c’est vrai que ce n’est pas facile de se faire une idée, tu parles avec tout ce battage médiatique, j’imagine bien, avec toi ce serait des régiments de fonctionnaires armés de vaccins, la planification à la soviétique, bonjour la liberté, tu choisis la liberté ou la maladie, pas facile comme choix, oui, c’est un cas de conscience, c’est un brave merdier médiatique en tout cas, ça dès que les caméras sont dans le coup, le débat s’obscurcit, mais sinon,


« Je donnerai mes soins à l’indigent et à quiconque me les demandera. Je ne me laisserai pas influencer par la soif du gain ou la recherche de la gloire. »


– C’est très beau, monsieur X, mais savez-vous que tout ça, ce ne sont que des sornettes ?… Des vues puériles de l’esprit ?…

– Je le sais, monsieur le président. Il n’y a rien de réel, au sens scientifique…

– Il n’y a rien de réel, tout court, monsieur X… Par contre, les petits piments rouges que vous avez ingérés, votre garde de cette nuit, cette épidémie ; tout ça est réel…

– Oui monsieur le président.


Il fait très chaud à l’intérieur, dans la pièce. Le piment rouge me brûle la bouche et le poêle à bois, flambant neuf, nous souffle en plein visage sa chaleur suffocante. Ça chauffe bien, on ne peut pas dire, oui, la pièce est légèrement trop petite par rapport au poêle, ou l’inverse, tiens, tu veux des tomates-cerises, il y a quoi dans celui-là, on a rien fait de mieux que le poêle à bois, dis-je machinalement, des topinambours sauce vinaigrette, et là des tranches de jambon cru, ça y est, Dina a sorti ses cartes de tarot, enfin, elle dévoile son jeu, tu veux que je te lise les cartes, demande Dina, non, tout ça ne m’intéresse plus, répond Laure, Laure a des passions et des centres d’attraction qui changent selon le temps et les humeurs… en ce moment, Maria lui apprend à danser…


– J’ai l’impression que tu vas être charmant ce soir, me lance Laure.

– Tu sais bien qu’il est fatigué, me défend Dina.


Je suis effectivement dans un état léthargique désagréable, je résiste de plus en plus difficilement au sommeil qui me gagne malgré moi, j’ai mal à l’estomac, peut-être le piment rouge, probablement le nombre de verres déjà bus, probablement aussi parce qu’en plus d’une dure semaine, je sors d’une garde éprouvante, peut-être aussi parce que cette chaleur semble m’engourdir, mais je me sens vide, incroyablement las et sans consistance, démembré et ramolli, morcelé et rempli de cette tension néfaste, cette nervosité trop connue, physique, animale que procure implacablement la fatigue, l’épuisement et l’accumulation trop longue du stress. Mon épaule est douloureuse, elle se contracte brusquement. J’ai légèrement mal à la tête… Je palpe mon bras. En effet, l’injection a été douloureuse et j’essaye d’arrêter le mouvement spastique, incontrôlable de mon épaule.


Et puis, c’est vrai, il y a cette nuit de garde, oui, il y a surtout cette nuit de garde qui flotte dans mon esprit, qui est encore présente de façon floue, bouillonnante, fumante, se tenant pour l’instant à l’extérieur du champ éclairé de la conscience, oui, cette garde difficile, douloureuse, avec les pénibles remodelages qui en découleront, bouleversement profond comme mille impacts de météores pleuvant sur le sol lunaire de mes viscères et de mon cerveau en ébullition, cette terrible garde, masque de grêle rouge, qui rôde désormais comme rôderait un loup affamé, avançant progressivement à l’orée du bois et à la lisière de mes noyaux gris, profitant des ténèbres qui nous entourent pour rester dans l’ombre, prenant garde de ne pas rentrer dans la zone éclairée par le feu du foyer, dans la zone réchauffée par le poêle à bois et les conversations, dans ce cercle de lumière où patauge et se noie la conscience trempée de ses propres eaux-fortes, affrontement, combat permanent entre la pulsion de vie et la mort, explosion dans le souvenir encore frais de cette garde éprouvante, couleurs éparpillées, reconstituées, puis pulvérisées à nouveau, coupées puis répertoriées inconsciemment par une méthodologie macabre, les moments forts maintenant gravés de façon irréversible, la sonnerie du téléphone, le tintamarre des alarmes, les cris des infirmières, le bruits secs des tiroirs du chariot de réanimation, les sanglots de la maman qu’on entendait distinctement de l’autre côté, les ampoules d’adrénaline, le son aigu et grésillant du défibrillateur qui se charge, on choque, éclairs, fragments de feu qui défilent en diapositives incendiées, on choque encore, images, séquences, des voix, le corps, la pièce en éruption, on choque, de l’oxygène, intubation, des bribes de sons, encore cinq milligrammes d’adrénaline, massages, fibrillations, on choque, odeurs d’antiseptiques, seringues, injections, le petit visage toujours immobile, seulement animé par l’ondulation des massages cardiaques, on choque, on choque une sixième, une septième, une huitième, une neuvième, on choque encore une dernière fois, puis ce moment terrible, les regards des infirmières qui m’implorent de continuer encore malgré ce qu’elles ressentent déjà comme imminent et en réponse, ce terrible signe de la tête pour conclure qu’il n’y a plus d’espoir, trop tard, qu’il n’y a plus rien, plus qu’à annoncer à la famille, aux parents, à la mère, que tout est fini, terminé, et alors comme une éruption, les larmes, les implorations divines, les pleurs qui déchirent et creusent encore un peu plus profond l’incommensurable vide qui remplit la chambre, les couloirs, l’hôpital, la terre entière, fusées éclairantes parcourant tous les corps d’une douleur sans pareille, ombres et lumières percluses au royaume des sens, un arrière-goût de dégoût profond dans la bouche, mon regard baissé sur ma montre pour noter l’heure officielle du décès, décharges nerveuses de toute la scène découpée fourmillante, fusion et scission dans la chaleur de ma tête saturée d’impressions de gâchis et d’inutilité, vaincu par l’aspect absurde de la vie, miné par l’idée de ne pas accepter comme une fatalité la mort d’un enfant, puis, pour ne pas sombrer, pour ne pas mourir, pour survivre, obligé de l’admettre finalement ;


et se dire que tout ça demain ne sera plus qu’un mauvais rêve, un drame de plus à oublier, une micro-tragédie, une de plus, digérée, pacifiée, enfouie, et rester là, sans entrain, battu comme un jeu de cartes écorné par la puissance mystérieuse du grand cardinal destin et les caprices futiles de l’existence, vaincu et défait de déprime et de douleur et dans la chaleur, se raccrocher à la conversation, aux moues de dégoût de Jean-Michel qui écoute Samuel raconter des faits divers plus glauques les uns que les autres tout en mâchant un morceau de poulpe, se raccrocher à l’odeur résineuse, au grésillement du poêle gris anthracite qui ressemble à un cyclope nain en armure avec son œil vitreux rutilant de braises chaudes, lui qui accompagne ma fatigue jusqu’au bout de mes forces tout en me tenant éveillé et tout en me disant que finalement, c’est peut-être ça la vie, mâcher des morceaux de poulpes en grimaçant sous les braises ardentes tout en écoutant des histoires glauques…


La chaleur, les odeurs, le grésillement… Tout ça…


Paolina arrive avec un livre à la main, de son petit doigt tremblotant, elle s’arrête lentement sur chaque lettre du titre. D’instinct, elle entreprend l’ascension du canapé pour s’asseoir à coté de moi. Je lui souris, et elle me sourit je crois, mais je dors déjà de l’intérieur. Certaines parties m’abandonnent. Je suis comme ankylosé dans le grand coton spongieux et imbibé de chloroforme de mon cerveau que je sens s’enfoncer et sombrer lentement… L’atmosphère devient liquide, le monde coule, les mots, les sons, les lettres se détachent, méticuleusement,


– O


– R


– A


– G


– E


– Orage, répète doucement Dina.

– Garage, reprend Samuel.

– Virage, poursuit Jean-Michel.

– Bagage, surenchérit Dina, amusée.

– Présage… rajouté-je presque aussitôt.

– Mirage !… Laure a coupé le cercle… C’est très bien, tu fais de gros progrès, Paolina !

– Viens ici Paolina… Donne-moi ta main… Mais elle est frigorifiée cette petite…



Elle est spastique, tu entends comme elle respire, mais non, qu’est-ce que tu racontes, ça n’explique rien du tout, tu as pris sa Ventoline au moins, elle est essoufflée parce qu’elle a couru, non, elle fait une crise d’asthme, laisse ce chien, Paolina, bien sûr que j’ai son spray de Ventoline, elle siffle beaucoup là, pousse-toi le chien, il est quelque part dans mon sac, il faudrait lui faire une bouffée, merci, j’ai compris, attends, c’est dans mon sac, mais fais attention au cendrier, elle respire vraiment très mal, Laure, viens ici Paolina, ferme la fenêtre déjà, il mange le céleri ce chien, bon sang, elle vient cette Ventoline, ce n’est pas le cendrier ça, mais laisse-moi chercher, non, pas un sac plastique, tu vas la tuer, je l’avais pourtant mis dans mon sac, mais ça marche bien le sac, pour la spasmophilie peut-être, pour l’hystérie aussi, mais pas pour l’asthme, va-t’en le chien, elle éternue en plus, il lui faut cette Ventoline tout de suite, attends, tu m’énerves, merde, oui ça vient, je cherche figure-toi, merci Jean-Michel, verse tout sur la table ça ira plus vite, pousse les bols et les verres Samuel, dépêche-toi, écoute-moi Paolina, approche, respire lentement, reprends ton souffle, voilà…



Le lendemain… Une randonnée… Le temps est trouble. Il y a des nuages gris puis la pluie qui perce le ventre du ciel déjà agité. Je vais chercher l’Aleph.


Nous partons marcher au pied d’une falaise. Les vignes rougies par l’automne défilent. Mon esprit vagabonde et hésite entre s’embraser à la vue des couleurs fauves du décor et s’engourdir dans les volutes glacées de la véritable température. Que s’est-il passé hier soir ?… Le moral est en berne. Les idées défilent et avec elles, la culpabilité d’une soirée gâchée… Les prismes entrechoqués sont fragiles comme des feuilles…


La route déroule ses lacets sinueux sous la végétation méridionale du Lubéron. De véritables trombes d’eau tombent désormais tout en grisant le ciel, les monts de Vaucluse et les pensées déjà ternes. On se gare. Ici, le village est désert. On est loin de Roussillon et de ses touristes… Platanes jaunes. Immense école républicaine avec carillon qui sonne de sa cloche fêlée. Les feuilles rousses qui couvrent de flammes la petite place du village comme on couvre un mausolée. Fontaine. Église. La pluie. Palmiers verdoyants de je ne sais plus où, malgré les informations de l’Aleph. Vieux panneaux indicateurs. Nous arrivons au bout du village. Quelques maisons font le lien entre la vie humaine et les falaises abruptes des gorges qui s’étendent devant nous. Alors que nous hésitons sur le chemin à prendre, une vieille dame sort de son jardin et vient à notre rencontre…


Elle a dans les soixante-cinq ans, peut-être même soixante-dix ; ses traits sont creusés, son visage et le reste de sa peau sont excessivement pâles, ses yeux bleus sont délavés par l’âge et par la cataracte. À l’intérieur des paupières, ces conjonctives livides trahissent une alimentation carencée en fer et en protéines animales, surtout en viande rouge… Ses dents sont blanches, saines et soignées. Ses habits simples, débarrassés de tout souci esthétique, dégagent une vieille odeur de lavande et de naphtaline. Elle n’est pas native de la région, sa peau trop fine et trop blanche pour le climat présente à la surface quelques grains de mélanome résultant d’une exposition aux rayons fortement irradiants du soleil. Sur le visage, son teint pâle devient jaune blême, légèrement ictérique, ce qui accentue encore le creusement intense de ses pommettes. Cette vieille dame souffre probablement d’une cirrhose, mais ses joues n’ont pas la coloration rubiconde des alcooliques chroniques. Elle porte une canne et les articulations de ses doigts sont tortueuses et déformées par l’arthrite. L’hypothèse la plus plausible est que cette femme souffre d’une cirrhose médicamenteuse suite à un traitement au long cours de corticoïdes ou d’antalgiques qu’elle prenait pour soigner une maladie rhumatismale, comme une polyarthrite rhumatoïde ou une arthrite liée à d’autres causes métaboliques, bien que la véritable cause se trouve ailleurs, à l’intérieur, bien plus profond… Mais un médecin, sérieux et digne de ce nom, osera-t-il lui avouer un jour ?…


Avec une hygiène diététique rigoureuse, ce qui doit être son cas, et si les poussées d’arthrite n’évoluent pas trop rapidement, cette vieille dame a encore dix bonnes années à vivre, peut-être même un peu plus… Nous lui disons bonjour en passant. Elle s’adresse à nous et nous nous arrêtons quelques minutes.


Sa voix, comme une petite flûte monotone, est chargée dans ses fins de phrases de ces récifs pointus, tranchants, qui caractérisent l’intonation des gens vivant sur les côtes. La Bretagne ?… J’opte pour le Morbihan, mais en écoutant plus attentivement, je me rends compte que cette dame est une retraitée anglaise, comme il y en a beaucoup d’autres dans la région. Nos bouches et leurs méridiens, bombés par notre accent ensoleillé, arrondissent les angles. Conversation… Oui, nous venons pour monter la falaise, comment le sait-elle ?… Elle nous indique deux directions. Anciennes voies romaines. Tourner à droite après le virage où disparaît la route départementale… De l’autre côté sinon, la combe d’Hannibal. C’est par cette combe, nous apprend-elle, qu’Hannibal le conquérant et ses éléphants ont pris la direction des Alpes pour couper la vallée du Rhône par le Lubéron. Avec ses éléphants et son armée, la combe était trop étroite pour la progression, alors le Carthaginois a fait élargir les parois à l’acide… Nous ne connaissions pas cette anecdote. Nous la remercions pour ces renseignements et la saluons avant de nous éloigner…


Ensuite il y a cette ascension assez raide, puis le plateau calcaire, coulées de pierres grises touchées par la grêle, piquées, lacérées de lapiaz… Nous passons devant un vieux chêne, avec ses branches mortes où reposent curieusement des pierres plates. Le vide. La falaise. Un trou en forme d’œil, dans la paroi de pierre, avec une inscription en lettres vertes : DANGER… Une Vierge noire au milieu de la montagne. Un moulin à vent décapité. Ses phrases d’amour en espagnol… Les descendants des mercenaires ibériques de l’armée d’Hannibal ou de jeunes saisonniers lors d’un séjour passé à la cueillette des cerises ?… En dessous, il y a les piscines et les villas du richissime Lubéron, toutes petites fourmis rouges, noires, grises, azur, fourmis de terre cuite, de panneaux solaires, de grands bassins, de pelouses vertes, de massifs de fleurs géants, de columbariums, de toits à ciel ouvert et de façades en pierres sèches… Comme au temps d’Aristote, la marche permet la libre circulation de nos pensées… Nous parlons de cette histoire du passage d’Hannibal, de cette vieille Anglaise, de ses problèmes de santé, de l’hiver qui s’approche, de la grippe A… Roue libre.


Les médias… Les religions… La Mecque. La fameuse pierre noire. L’Aleph m’explique qu’au départ la pierre est blanche et qu’elle est devenue noire à force de recueillir les péchés du monde. Les personnes en pèlerinage vont à La Mecque pour se débarrasser de leurs péchés. Le quota de morts… Par étouffements, strangulations, épilepsies, piétinements, épidémies… Je fais alors remarquer à l’Aleph que peut-être, à l’origine, la pierre est noire et que les gens qui vont à La Mecque pour se laver de leurs fautes ne font que se charger de sa noirceur originelle. Je suis un pessimiste maladif qui ne croit pas aux religions, à la rédemption ni à son possible. L’Aleph me traite de cynique, malgré moi. Nous parlons théologie. Nous parlons de l’arche de Noé et du Déluge, du besoin des hommes depuis toujours, de mystifier, de grossir les traits de l’histoire pour qu’elle soit percutante. L’arche de Noé ne serait qu’un énorme rocher creux situé quelque part en Mésopotamie, défiant et harponnant, aiguillant l’imagination des hommes par son splendide, quant au Déluge…


« Quand la mer eut des monts chassé tous les nuages, on vit se disperser l’épaisseur des orages,


Et les rayons du jour, dévoilant leur trésor, lançaient jusqu’à la mer des jets d’opale et d’or ; »*1


Nous faisons une pause. Nous cherchons l’Éden perdu. Nous le situons avec docilité entre l’Euphrate et le Tigre, puis nous arrivons à la célèbre Babylone et à ses mythiques jardins suspendus, au fameux Nabuchodonosor, aux Syrtes, aux Perses et aux flèches des Parthes… Par analogie étymologique, associations d’idées et phonétiques, nous parlons des Parques, les trois nymphes infernales et nous laissons les lignes de notre imaginaire dériver au gré de nos pas et de nos poumons dans la mythologie et l’histoire des civilisations. Du haut de notre falaise, nous marchons dans le calcaire gigantesque qui a façonné l’humanité. Nous voyons que l’homme a toujours eu besoin de triompher du doute et de l’invisible, au risque de laisser agoniser la vérité pure sous des éboulis gigantesques… Oracles grecs, sacrifices humains, OVNI, Atlantide, calendrier maya, secret des pyramides, prévisions astrologiques, prophéties apocalyptiques… Des récits antiques jusqu’au paysan de Valensole, de la grotte de Lascaux à la grotte de Lourdes, de Lausanne à Vladivostok, de Jérusalem à Charleroi en passant par les Bermudes, l’homme a toujours eu le désir viscéral d’être retourné par ses visions. D’être en permanence dans le domaine du vertigineux. De cette supériorité du mythe sur la vérité, nous revenons sur Hannibal. Avait-il vraiment des éléphants ? Est-il passé par ici réellement ?… Personne ne sait vraiment où Hannibal a traversé le Rhône… Pourquoi n’a-t-il pas marché sur Rome ?… A-t-il même existé ou est-ce encore une légende antique au même titre qu’Achille, Confucius, le roi Arthur, Moïse ou Jésus ?… Le virus qui se propage actuellement en provoquant de telles réactions épidermiques, en suscitant de telles opinions contraires, aurait-il eu raison de son intrépide armée ?… Les médias de l’époque ?…


Au retour, sur le journal, un gros titre : Quatorze questions sur la grippe… Julian est injoignable… Je suis lourd d’un poids étrange…


Et je dors sur tout ce tas de choses, cartes géographiques, gorges du Lubéron, itinéraire antique, armée d’Hannibal, virus redoutable, feuilles tourbillonnantes du « Mammette », pages de virologie médicale, pyramides, arche de Noé, articles de New York et bulletin de l’Institut de veille sanitaire, contes, légendes, as de pique, dame de cœur, je me promène dans les ruelles vides du monde vu d’en haut, le souffle glacé de l’automne se mêlant à ma froideur, je respire mal, je marche, les toits, les rues, les feuilles mortes, je marche jusqu’à l’épuisement, jusqu’à l’oubli, jusqu’à l’abandon total de tous ces nœuds et de toutes ces glaires collectionnés, froid, tristesses, viscères, anges et titans, pluie torrentielle, je dors mal, sommeil agité sous tout ce tas de choses virevoltantes, doutes et certitudes, poids des éléphants, sous mes pas recouverts par les squames détachés du jour qui s’achève, s’engouffrant bruyamment dans le siphon des songes, cœur et prunelles rincés de la crasse accumulée et le lendemain matin, il y avait ton message affolé où tu me traitais de tous les noms dans des hoquets de voix qui mêlaient rage effrayante et colère sourde et où tu m’expliquais ce qui s’était passé, que tu avais amené Paolina se faire vacciner, puis un peu calmée mais toujours dans la moiteur de la lave, dans la suspension rougie de tes nerfs, tes explications, disant que tu avais mené Paolina, précisant : SOUS TES PROPRES CONSEILS (cette phrase, cette voix soudain ; avec ces mots détachés au rasoir, cette phrase glacée imprimée au fer rouge sur la peau de mon oreille qui tenait le combiné, détachée méticuleusement, comme on détacherait ou arracherait les ailes d’un papillon, je m’en rappellerai encore longtemps…), que tu avais donc amené Paolina se faire vacciner, sur mes propres conseils, effectivement, mais je ne savais pas que je t’avais convaincue ou fait peur à ce point sur les risques et que tu allais y aller comme ça, aussi précipitamment, sans te préoccuper davantage de la situation administrative, et toi-même savais-tu à ce moment-là ce que tu as su plus tard sur la situation de Paolina, et alors tu m’as expliqué le drame survenu au centre de vaccination, le délai d’attente, l’énervement global, les doutes, « mais si, c’est ma fille », mais madame, vous n’avez pas son carnet de santé, d’accord, d’accord, donnez-moi ce document, les sarcasmes, tout autour ces regards pesants, suspicieux, comme toujours, cette grosse horloge au-dessus du guichet, et surtout, surtout, ce fonctionnaire, ce fonctionnaire zélé, ce fonctionnaire rigoureux, ce fonctionnaire idéal, « comme tu les aimes et comme tu les rêves » me dit-elle, là encore avec une fissure dans la voix, un décollement de plèvre, de cœur, une ascension éteinte, sourde, pleine de rancœur et de nitroglycérine, alors tu m’as dit, tu m’as expliqué la suite, retenant tes sanglots difficilement : Paolina et ses yeux d’enfant, les gens, le fonctionnaire, oui, madame, je m’excuse mais ce document n’est plus valable, vous en avez un plus récent, non, un autre justificatif d’identité, non, alors patientez s’il vous plaît, alors ta détresse, cette succession d’événements brusques dans ce centre de vaccination censé protéger Paolina, tu ne m’as rien épargné, Paolina, ton analyse, cet acte de protection pour Paolina contre le virus, cet acte qui se retournait subitement comme un geste d’élimination de Paolina dans ton monde, Paolina qui était tout pour toi, « c’est la seule chose qui comptait encore pour moi, est-ce que tu te rends compte ? », et ces larmes qui n’étaient pas dues à la peur de la piqûre, mais à ce fonctionnaire idéal, trop zélé qui ne comprenait pas ou qui avait très bien compris que Paolina n’était pas ta fille, mais comment ne pouvait-il pas comprendre, et qui avait compris aussi que ses papiers n’étaient pas en règle, mais si elle s’appelle Paolina et c’est ma fille te bornais-tu à répéter au fonctionnaire zélé qui avait déjà entrepris le cycle infernal des vérifications, avec zèle, devant toi qui te décomposais, devant Paolina qui ne comprenait pas mais qui pressentait, de plus en plus apeurée par l’infernale attente et par ton état de stress grandissant, qui s’imprégnait, dans le cliquetis de l’ordinateur, des angoisses des adultes comme font tous les enfants du monde… Vérification… Nom. Prénom. Recherche.


Tu étais tombée sur un fonctionnaire plein de zèle, comme je pensais qu’il n’en existait plus avec regret, mais avec regret encore, quand il en existe un, ce n’est pas dans le bon sens, ce n’est pas dans la bonne direction ; oui, les prismes des certitudes sont des feuilles fragiles ; alors tu as voulu partir, fuir, mais le fonctionnaire et le mécontentement des gens t’ont retenue, mécontentement qui aurait pu te servir pourtant, mais qui ne t’a pas servi, bien au contraire, avais-tu oublié que tu te trouvais dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, avec ce fonctionnaire qui fronçait de plus en plus les sourcils, il y a quelque chose de bizarre madame, (peut-être Paolina avec sa peau café au lait et toi, avec tes traits d’Italienne originaire de Toscane…), je sais, nous sommes tous énervés ici, t’a répondu impassible le fonctionnaire pour justifier la nécessité de ta patience… Ne vous inquiétez pas madame, nous allons tirer tout ça au clair, ça va s’arranger… et puis les coups de téléphone, chacun comme des petites aiguilles empoisonnées plantées sur ton espoir de sortir indemne, de sortir de ce centre de vaccination, avec Paolina qui ne s’appelle pas Paolina, cette petite fille que toi tu appelles Paolina parce que tu trouves que ça lui va bien et qu’il faudra m’expliquer pourquoi sinon parce que ta mère s’appelait Paola et aussi parce que je suis persuadé que tu avais malgré tout ce que tu m’as dit, l’idée plus ou moins raisonnable ou avouable de l’adopter, parce que c’est bien de cela qu’il s’agit, ce qui ne sera pas difficile avec Maria vu qu’elle en pince pour toi, même si tu sais que les lesbiennes et les couples gays ne peuvent pas adopter, même si tu n’es pas vraiment lesbienne j’en suis convaincu après ce que nous avons vécu tous les deux, à moins que ce ne fût parti de ton plan, un plan beaucoup plus grand, un plan qui me dépasse, un plan d’une ville, d’une douleur, d’un empire trop grand ou en plus de Paolina et de ta mère qui constituent en réalité le même fantôme sur ton histoire trouble et ses démons, il y a moi, des royaumes et des paradis perdus, des habits de ballerines, trop pâles, des robes trop rouges, trop flottantes, mais je ne crois pas, ou alors je ne ressens vraiment plus rien à l’endroit et tes mots, tes gestes tendres remplis de ciels turquoise, ton rire chaud et tes caresses cette nuit-là, ce jeu d’échec inoubliable sur ton visage mon visage, ces trajets de fous ou de cavaliers sur nos deux corps, le ciel étoilé aspiré par nos bouches, nos salives et nos respirations, ce second souffle, comme un nouveau départ qui à son tour nous aspirait lui aussi sur la terrasse de cette nuit d’été à Florence où sur nos rêves et à coups de frissons, pour noyer notre soif d’absolu dans le plaisir des sens, contre-feu du feu de cette boule désagréable, toujours présente, envahissante, qui roule et qui grossit dans nos cœurs, nos ventres, nos poitrines, le souffle repris, nous inventions de nouveaux pays, de nouvelles capitales et de nouvelles façons de les visiter…


On pouvait imaginer le jardin vert et ses fontaines qui se déroulaient dans les coassements des batraciens. Il provenait de la chambre d’hôtel, une petite musique de fond qui chuchotait à peine : c’était la symphonie numéro un en ut mineur, « un poco allegretto e grazioso » de Brahms. Nous nous sommes resservis ; tu as pris un verre de « manzana » (avant de te connaître, je me demandais qui pouvait boire ce genre de chose…) et je me suis versé du rhum… Les petits soupirs rouges et grésillant de nos cigarettes ont émis leurs signaux dans la nuit et verres après verres, cigarettes sur cigarettes, alors que le froid des glaçons et la fumée âcre se mêlaient à nos lèvres entrecoupées seulement par moments par le débordement de nos baisers, nous avons discuté et nous nous sommes ouverts, comme pour mettre les choses au clair, pour mettre à plat nos malaises, réajuster nos émotions, pour poser les limites de nos parcelles jointes sous l’œil un peu notaire, un peu romancier, un peu souverain de la Lune et des constellations…


Ma main dans tes cheveux et ta main dans les miens, nous étions peignes, tentacules et algues de chair entraînés sur le fond d’un océan soumis à la marée des turpitudes et dans le silence rougi de la pièce, il y avait en écho de nos cœurs battants, comme le ressac lointain d’une mer sans limite…


Alors, tu as regardé dehors la voûte du feu céleste et soudain, tu as fermé les yeux…


Puis aussi rapidement, tu les as ré-ouverts ; tu t’es levée, presque exaspérée dans l’ébullition grandissante de tes pas qui comprenait maintenant pièce, terrasse, terre, ciel et continent, ton visage préoccupé, traits de marbre et de lave, soupirail dans l’encadrement du balcon où tu étais assise comme une déesse romaine préparant un funeste ou un heureux présage sur le tissage de la nuit porteuse de feutre sombre, de déclics, et où l’on pouvait voir réapparaître la Lune et son tranchant se réfléchir sur tes fossettes d’argent, mais reflétant cette fois l’amertume de la nuit, la face noire du monde et de ses peines, la bile et le fiel de l’humanité tout entière, la coulée de plomb qui fait suite à tout bonheur quand la bulle éclate, crevée, déversée dans ses flots d’impossibilités et alors tu t’es vraiment confiée, vidée, déversée, un peu comme j’imagine on doit perdre les eaux quand on accouche, ta mère morte à ta naissance, ce père que tu n’as jamais vraiment connu non plus bien qu’il fût présent, à la place, comme c’était évident qu’il n’a pas pu remplacer cette mère absente qui te hante toutes les minutes, toutes les nuits, ce père de plus en plus distant, étrange, étranger à ton monde rempli de ballerines et de poupées, ce père qui glissait dans ta vie avec ses figurines, ses propres douleurs, ses petits soldats de plomb, ses modèles réduits d’avions, ce père et sa rectitude d’instituteur, lui aussi perdu, comme toi, mais sur une autre planète, réfugié dans son univers de miniatures, alors que ton monde à toi devenait bien trop grand au fur et à mesure que tu grandissais et que tu comprenais les choses, souffrances et peines ravalées, chair colorée de douleur, un reflet carmin dans un miroir trop éblouissant, ton visage ou son visage grimaçant, dans les constellations du Bélier, car comme Dina, tu t’intéresses à l’astrologie et à toutes ces foutaises ésotériques, tes gestes languissants que j’entends toujours même dans ce silence pesant et que je revois comme si tu étais devant moi encore, avec cette pause si particulière que tu prenais sans t’en apercevoir mais que moi j’apercevais quand je te regardais fumer une cigarette dans l’encadrement d’une fenêtre qui donne sur la nuit ou quand tu tournes la tête contre l’oreiller pour pleurer, mais c’est vrai que moi à part donner des leçons, je ne sais absolument pas comment faire ; car si je sais guérir les maladies, je ne sais pas guérir les malades, on ne m’a pas appris ; peut-être qu’il suffirait d’écouter vraiment ce que les gens ont sur le cœur pour les débarrasser en plus de leurs maladies, de leurs souffrances et de leurs malaises, c’est-à-dire, pour les guérir réellement…


… Et peut-être que, si on les écoutait vraiment, au lieu de les entendre parler, dans le silence pesant d’une consultation, de douleurs de ventre ou de poitrine, de tensions artérielles, de détails insignifiants qui n’en finissent plus au milieu des symptômes, de listes de médicaments aux noms écorchés, de demandes d’examens inutiles, alors peut-être qu’on entendrait parler d’histoires étranges, de miniatures et de modèles réduits, de ballerines et de miroir carmin, d’éléphants et de petits cubes qui démangent, ou peut-être d’autres choses mais de tout aussi bizarre et enfoui, dérangeant, qui finiraient toujours par se déverser en coulées de plomb, de larmes, alors que j’ai vu tout ça, encore étudiant en médecine, par dizaines, aux urgences ou dans d’autres services, jeunes filles hystériques ou atones, TS médicamenteuses, lavements d’estomacs au charbon, phlébotomies et suture de veines, ingestions de laurier rose ou de déboucheurs de canalisations, absorptions massives d’alcool, de Paracétamol et de benzodiazépines, crises de larmes, tremblements, contentions ou longues prostrations, je me souviens aux urgences de ces nuits de Noël sordides et des soirs d’étés plongés dans les ténèbres, des ténèbres gigantesques nous entourant tous et où tout ce qu’un médecin pourra dire restera du baratin, des mots vides, des recommandations creuses, des prescriptions de remèdes illusoires jetées dans l’écho glacé de la nuit personnelle qui nous sépare et qui fait face à chacun, individuellement, ce qui a été prouvé s’il avait encore été besoin de le prouver par ton message affolé ce lendemain de marche, loin des éléphants d’Hannibal et de sa marche sur Rome, loin et si proche à la fois de cette nuit-là, de tes confidences, loin et si proche à la fois de la soirée de la veille, de mon comportement, loin et si proche du doute et de ce message où tu étais en pleurs et où tu me disais entre deux hoquets mal contrôlés et quelques souffrances en ébullition que j’étais un salaud, un gros con, un véritable abruti et que tout ça c’était ma faute, avec cette idée de vaccination contre ce foutu virus… La suite a été longue… Et déjà je savais que je ne te verrais plus jamais ou plus comme avant, qu’après ça, tout était fini ; mais nous avons continué à y croire, je t’ai aidée, même si un pressentiment me disait, nous disait, mais c’est difficile de trancher entre le doute et la certitude, entre le monde tel qu’il est et tel qu’il pourrait être, pour être juste un peu plus léger, juste un peu plus juste, juste un peu meilleur…


– Et tu ne peux rien faire, toi, avec tes relations ?…

– Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?… Que j’en parle à Bernard Kouchner ?…


La voiture roule et Julian a encore laissé tomber la pochette du dossier qui s’éparpille avec ses milliers de feuilles et de tampons bleus à l’arrière… C’est à cause de ce petit cube qui le gêne, ce cube qui grossit de jour en jour et Laure qui ramasse le tout en injuriant Julian qui se défend sans véritable conviction, mais j’ai pas fait exprès, mais bien sûr, tu ne fais jamais exprès et regarde ce bordel, attends je vais tout remettre dans l’ordre, ah, ne touche plus à rien et laisse tes mains sur la banquette… Après le pont, tourne à gauche, dit Julian, mais c’est à droite qu’il faut tourner pour aller à la préfecture, lui répond Jean-Michel… Laure avait son portable à l’oreille, concentrée pour capter la conversation de son interlocuteur (si j’ai bien compris entre les bribes de voix et les interjections, l’avocat qu’elle avait pris et qui était déjà sur place lui disait…) mais on entendait très mal, entre les mèches de ses cheveux et les coupures du réseau téléphonique. Profitant de ce moment, Jean-Michel rajoute en ma direction :


– Il faut que tu arrêtes de croire que tout est de ta faute…

– C’est clair, dit Julian…

– Il fallait vérifier pour ses papiers, avant… La grosse connerie ce n’est pas toi qui l’as faite…

– C’est clair, répéta Julian…


C’est vrai que je ne suis pas responsable de toute la misère du monde, c’est vrai que Laure aurait pu vérifier la régularité des papiers, surtout en connaissant Maria, avant d’amener Paolina se faire vacciner, c’est vrai aussi que je ne suis pas le souverain mondial ni le grand régent universel des âmes et des consciences, que tout cela est partagé et que tout le monde a sa part de responsabilité dans la tragédie, sa part d’ombre, son port de croix et de poids personnel, comme tout le monde a sa part de lumière et sa part utile dans l’histoire, même Julian avec son petit cube et ses déchirures musculaires, Julian qui n’a rien compris à ce qui se passait ou plutôt qui l’a compris différemment, avec sa propre vision, différente de la mienne, car oui la vérité est toujours personnelle, dépendante des caps, des trajets intérieurs, et des moi agissants, et Julian avait peut-être la bonne vision sur les événements, peut-être qu’il fallait en parler à Bernard Kouchner finalement, peut-être qu’il fallait tourner à gauche après le pont, peut-être qu’il fallait laisser tomber ce dossier pour alléger un peu la lourdeur ambiante, peut-être qu’il fallait effectivement détendre l’atmosphère ce qui était peut-être, oui qui était certainement utile, vu la tension qui régnait à l’intérieur du véhicule, à l’intérieur de cette histoire, à l’intérieur de ce récit…


Alors, c’est vrai, elle n’avait pas vérifié les papiers, ou plutôt elle s’est contentée de croire Maria, qui n’était pas du tout sérieuse et qui lui a certifié que cette carte de séjour était encore valable, mais c’est moi qui lui avais fait peur avec mon sermon sur la vaccination, car ce soir-là, je les avais tous sermonnés, comme j’avais sermonné mes patients, mes collègues et les infirmières à l’intérieur des couloirs blancs de l’hôpital…


Alors, je t’ai quand même accompagnée, comme j’avais fini par te le promettre avant que tout cela n’arrive et nous avons amené Paolina au cirque… C’était bien, elle était contente, et tu étais contente aussi il me semble. Je n’étais plus allé au cirque depuis que j’étais enfant et moi aussi j’étais content, insouciant, flottant au milieu de milliers de sourires simples, cacahuètes, vols de colombes, lapins sortis du chapeau, clowns et trapézistes, chapiteau, odeurs de sables et de fauves, rires d’enfants, sables blancs et sciures de bois, piste et bancs peints en rouges, tigres, lions, chiens savants, singes et éléphants…


Mais les moments de bonheur sont toujours de courte durée, ton téléphone s’est mis à vibrer, tu as regardé l’écran qui s’est mis à trembler sous les mouvements incontrôlables de tes mains et puis tu as blêmi…


Un message de l’avocat disait de le rappeler rapidement sans préciser pourquoi mais un mauvais pressentiment, tu es sortie précipitamment pour téléphoner et tu as appris la terrible nouvelle… Quand tu es revenue au milieu du spectacle, rien n’était plus comme avant ; et à ta mine défaite, j’ai compris que c’était l’autre qui était revenue, celle que j’avais déjà vue cette nuit-là, celle que tu m’avais montrée quand tu t’étais ouverte et j’ai vu que malgré le cirque, le bonheur de l’instant, malgré Paolina qui venait d’être choisie par monsieur Loyal pour monter sur l’éléphant et que tu voulais accompagner malgré tout, non, non, laisse-moi y aller, ça va aller, tu étais décrépite de l’intérieur… Tout ça, je suis peut-être le seul à l’avoir remarqué, au milieu du chapiteau et c’était triste à un point que je ne saurais pas décrire de voir Paolina aux anges, rayonnant d’un sourire inoubliable, perchée fièrement sur le dos rêche et gris de l’énorme animal, avec toi qui lui tenais la main d’en bas, la mine déconfite et un sourire crispé sur les lèvres, les pieds bien trop ancrés sur terre, sur le sol et les sciures, les excréments de fauves, avec tes rêves brisés, tes angoisses, entourée de barrissements et de rires d’enfants…


Grâce au travail de ton avocat, un mois après, nous avons eu l’autorisation de les voir… Jean-Michel n’était pas là, c’était Julian qui conduisait, en se grattant tout le temps le plat de la main, comme si la tension rendait le petit cube qui lui poussait à l’intérieur, plus dérangeant, plus désagréable, plus douloureux…


Il a pris la dernière sortie pour prendre le péage, nous avons alors rejoint l’A7, la fameuse « autoroute du soleil », propriété des « Autoroutes du Sud de la France » et, après un trajet interminable malgré la faible distance, nous avons atteint Marseille. Nous nous sommes engloutis dans la ville aux rues tentaculaires, poulpe de mer multicolore, nuages gris, malgré le beau temps, écrasés par le soleil et les rires moqueurs des mouettes, puis nous avons atteint le quatorzième arrondissement et au milieu d’immeubles et de pavillons, nous sommes arrivés au 18, rue des Peintres, devant un bâtiment insignifiant, si caractéristique des bâtiments d’état, un bâtiment appartenant à la direction zonale de la police aux frontières, un bâtiment comme il y en a tant dans le monde, et en face, un graffiti écrit à la peinture blanche : « Pas d’enfants en prison »*2


Alors soudain, nos cœurs déjà serrés de douleur ont ressenti un tour de vis supplémentaire et comme cloués devant l’entrée, nous avons regardé la porte, le regard vide porté au-delà, où au-dessus, à la place du « Liberté, Égalité, Fraternité » qui trône fièrement au fronton de la plupart des institutions publiques, était posée une simple plaque entourée de caméras de surveillance avec inscrit dessus en lettrines insignifiantes, « Centre de Rétention Administrative du Canet »…


Plus tard, c’était le six mars, tu as sorti son petit cartable, tu m’as rappelé son premier jour d’école avec ce cartable bleu trop grand, immense, qui dépassait de son dos, elle, toute fière d’aller à l’école comme les autres enfants, avec ce grand sourire brillant qui, à la source, appartient à tous les enfants du monde… Tu as laissé s’échapper un petit livre d’école avec sa couverture plastifiée où était collée une vignette où elle avait écrit son nom et son prénom, avec cette écriture hésitante et tremblotante d’enfant, avec ses quelques lettres inversées ; et comment te dire aujourd’hui en repensant à ces petites lettres pâles, à quel point je me suis senti minable, inutile, coupable et merdique, comment te dire à quel point mon cœur est descendu de quelques étages encore, ce jour-là, à ce moment-là, écrasé par le poids de la culpabilité, avec mes yeux qui auraient voulu ne pas voir encore une fois, posés sur ce petit cahier et ses lettres, avec son encre turquoise où coulaient tes larmes, turquoise, elles aussi. Les gens qui ont des convictions sont dangereux. Tu étais tombée sur un fonctionnaire plein de zèle, comme je pensais qu’il n’en existait plus avec regret, comme je vous l’ai dit ce soir-là lorsque je me suis emporté et oui, quand il en existe un, ce n’est jamais dans le bon sens…


Alors j’ai fait mine d’avoir espoir et j’ai continué avec toi et Jean-Michel et les autres les démarches, de plus en plus risquées, de plus en plus ténues et aléatoires ; j’ai continué à y croire pour toi, et les mois ont passé ainsi, alors que tu ne dormais et mangeais presque plus, et que toi tu verbalisais ce que nous imaginions tous, Paolina et sa mère en centre de rétention, les grands yeux de l’enfant, ses petites baskets, son dentifrice et sa brosse à dents rose avec ses fleurs de toutes les couleurs, et puis ce lit inconfortable, ces matelas jaune pisse, ces couvertures usées par les corps rêches et les traitements répétés contre la gale, ces pièces vétustes malaxant toutes les gammes de senteurs imaginables, ces blocs froids de lavabos à la faïence fendue, ces canalisations et leurs odeurs, la mauvaise climatisation et cette chaleur poisseuse toutes ces nuits, aux milieux des plaintes, des peurs nocturnes et des prières qui montaient comme une tour de Babel jetée dans l’urne béante de la nuit, dans toutes les langues de la misère avec en plus, ta petite voix chevrotante, récitant ces poésies d’enfants tout juste apprises à l’école maternelle, peut-être pour te rassurer et ne pas entendre, ne pas voir le sort qui est réservé sur le jeu truqué de l’univers quand on est soumis à la faim et à l’exil, quand on est tellement pauvre qu’on n’est même plus humain, même plus légal, juste indésirable, inexistant, du vent, une virgule, parfois de la chair à canon, de la sueur humaine pour graisser l’industrie, une marge ou une variable d’ajustement, de la poussière, un parfum exotique, une ligne bileuse dans un programme électoral, une gerbe de postillons dans le discours d’un démagogue, une nuisance visuelle postée à un feu rouge, un concept, un hoquet d’âme soulevé au creux du spleen ambiant, une épine plantée sur la bonne conscience des beaux esprits bohèmes, un chiffre retranscrit froidement à l’intérieur d’une colonne, dans le lourd classeur à spirale d’un bureau du ministère de l’intérieur…


Comme Dina, moi aussi, un jour de printemps, je me suis mis à croire au miracle, l’avocat était confiant et toi aussi et nous sommes tous venus pour te soutenir, te renforcer et nous renforcer mutuellement, tous avec toi nous y avons cru sincèrement, ou alors nous avons absolument voulu y croire et puis la douche froide survenue avant le début du printemps, la douche froide, douche écossaise alors que tout, chaud, froid, glace, lave, ébullition avaient soufflé depuis le début sur notre moral plein de rayures et sur nos nerfs mis à l’épreuve, après ces longs mois d’attente, ils l’ont renvoyée chez elle avec sa mère et tu n’as été prévenue, comme nous tous, que le lendemain.


Ils les ont renvoyées. Par avion. Au printemps. Peu avant le jour de l’Ascension. Les fonctionnaires des douanes et de la police des frontières ont pu faire valider leurs coupons pour les prochains vols d’Air France… Leurs coupons de réduction qui leur permettront de partir en vacances, aux quatre coins du globe, à la découverte de plages exotiques, à la découverte de la misère acceptable, celle qui n’a pas vocation à venir chez nous et qui reste à sa place, celle qui n’a pas la mauvaise idée d’envahir nos villes et nos campagnes, celle qui est restée, ou que l’on a renvoyée, là-bas, de l’autre côté…


Et alors je me rappelle ce que j’ai vu dans les yeux de Dina ce jour-là au cours de la soirée, Dina qui est un peu sorcière slave, un peu bonimenteuse, adepte comme toi de l’ésotérisme, du spiritisme et des diseurs de bonne aventure, cette soirée étrange où il faisait si chaud autour du poêle mais si froid dans la pièce, cette soirée qui portait déjà les germes et les poisons de tout cela, de toute cette histoire où se mêlent et s’entremêlent les douleurs et les malheurs personnels, cette soirée où il faisait si froid dans mon cœur et dans ma tête après cette nuit de garde saturée de vasoconstrictions, de décharges de défibrillateur et d’ampoules d’adrénaline, rempli de ce froid si froid après avoir essayé de réanimer puis de réconforter sans succès (pouvait-il en être autrement ?…), de ce froid si froid qui n’était pas dû aux fantômes convoqués de Dina, ni à celui des tableaux macabres et dérangeants de Samuel, mais peut-être tout simplement de tous à la fois, c’est-à-dire le froid concentré de nos propres fantômes, avec celui de Dina, avec ceux de Maria et de Paolina, avec celui de Laure dans les constellations, avec celui de Julian, de ses déchirures musculaires et de son tubercule cubique à extraire, avec ceux nombreux mais invisibles de Jean-Michel, oui, nos propres fantômes tout simplement, hantant sans répit nos esprits et nos pensées, provenant des puits sans fond de notre passé, se ramifiant parfois sur nos parcours, fils de flammes tissés sur des matins communs ou roses des vents fleurissant sur nos différences, s’enchevêtrant lamentables, misère, orgueil, illusions, sur nos destinées individuelles où nous nous promenons et où nous nous perdons, noyés de solitude au milieu d’illusoires îlots de communication surchargés de futiles, de vaines agitations, de maquillages grossiers, d’apparences trompeuses, de résistance molle s’écoulant sur le sol mouvant d’un monde marchant sur la tête, un monde où l’altruisme est devenu un vice de forme et où la compassion est perçue comme une agression, un univers cosmopolite cisaillé de trajets personnels et d’exubérances mais cousu à l’étroit dans un ciel uniforme, aseptisé, vidé de chaleur, occasionnant ce froid extraordinaire, surnaturel, de ce froid si froid dans la petite main de Paolina, de ce froid si froid dans les yeux de Dina qui après l’avoir réchauffée de ses propres mains avait laissé promener ses yeux chargés de mystères et d’énigmes, ses yeux qui étaient venus se poser machinalement sur la paume de l’enfant et Dina, alors, qui se mit à lire les lignes de la main de Paolina et soudain ce froid, cette lueur d’effroi contenu, ce vent glacial, cette bourrasque de neige que moi seul, ou peut-être pas finalement, ai vue passer dans les yeux bleutés et aimantés de Dina, ce froid, cet effroi que Dina chassa, effaça presque aussitôt, comme un rêve, un cauchemar…


– Tu intellectualises trop… me dit Jean-Michel.


Tout à son honneur, mais presque drôle, sortant de la bouche de Jean-Michel… C’est vrai que j’intellectualise trop, comme Jean-Michel et comme lui, je le fais pour ne pas me laisser submerger par l’émotion…



Mais ce que je n’intellectualise pas (imaginer, c’est vraiment autre chose qui se situe au-delà…), c’est le jour où elles ont pris toutes les deux la route avec leurs valises faites à la hâte le jour de leurs placements en centre de rétention, Paolina et Maria sa véritable mère, alors qu’il y a quelques années elles avaient emprunté le même chemin pour venir de Tunisie où les policiers de Ben Ali n’appréciaient pas vraiment les mœurs et les activités artistiques de Maria. Elles étaient parties d’Agareb et de ses grandes oliveraies près de Sfax, à Tunis la capitale, une halte, puis de l’autre côté de la Méditerranée, Marseille, la mégapole phocéenne ; elles n’avaient pas eu besoin, elles, de traverser le Rhône, elles n’avaient pas eu besoin, comme Hannibal, de grande armée, de cavalerie, d’infanterie, d’armes et de cuirasses, d’éléphants terrifiants ; il y avait à peine dans leurs bagages quelques odeurs, la mer, le sel, le ciel et surtout, un petit espoir de lendemain meilleur…


On ne leur a pas permis de nous prévenir, ni de compléter leurs bagages ; elles sont parties toutes les deux, pour suivre, à l’envers, le même chemin qu’à leur arrivée…


Maria, Paolina qui, en réalité, s’appelle Chaïma et qui a subitement laissé ici, à son école, une place et un porte-manteau vide qui se recouvraient, les premiers jours de son absence, de questions et de mots d’enfants, jusqu’à ce que même les mots d’enfants se tarissent peu à peu puis disparaissent complètement et que la vie normale (quelle imposture !) reprenne à nouveau son cours mécanique, sans enfant, sans éléphant et sans toi que je ne reverrai plus jamais, toi qui, mais je le savais déjà ce détestable jour d’automne où tu as laissé ce terrible message, toi qui ne sauras jamais à quel point ça m’a été pénible quand j’ai dû secouer tous ces souvenirs, les secouer comme l’on secoue les arbres, pour qu’enfin, les phrases tombent, rougies par la chaleur des émotions, anesthésiées par le froid de l’automne, alors que plusieurs années se sont écoulées depuis tous ces événements, alors que là-bas, des créatures peut-être encore pires que les policiers de Ben Ali sont en train d’avancer leurs pions tapis sous les jasmins de la révolution, alors qu’ici un cirque politique en chasse un autre et que les camps de Roms sont démantelés et détruits comme avant, parfois maintenant par la population elle-même, comme c’est arrivé à Marseille et que, assis sur mon rocking-chair, je me penche par la fenêtre pour voir le soleil qui tombe, à moins que ce ne soit le souvenir assombri de ton image, tout en buvant du rhum par petites gorgées amères malgré le sirop de canne et que mes lèvres ne s’ouvrent pas, n’arrivent pas ou ne veulent plus s’ouvrir, alors que je regarde par la fenêtre les traces nuageuses, les souvenirs blanchis de ton haleine fraîche s’échapper dans le ciel dilué qui s’assombrit à son tour ;


puis laisser mes yeux revenir, buter sur la réalité froide de la pièce, de ma tête, de mes doigts et de cette feuille de papier où tout s’efface et se trouble au fur et à mesure que les lignes avancent, que les phrases tombent et que la narration raisonnée recule, avec toute cette froideur glaciale et ses mots engourdis, ses stupides mots qui ne veulent rien dire, jetés en permanence sur l’anatomie rigide et cadavérique des intentions, la tête gonflée de déchéances, œdèmatiée de questions lancinantes, allant, venant, me laissant couler puis m’empêtrant dans le gluant des secondes, des minutes, puis dans la mer épaisse des heures, des jours et du temps écoulé, cette illusion du mouvement qui se répand dans l’atmosphère moite et poisseuse de la pièce, épaissie par la sueur de mon front, devenu crâne de plomb et de toxines, mercure affolé des déprimes à venir, aiguille à niveau des malaises, montant, descendant, basculant sans fin ni véritable dessein au rythme grinçant du bois du rocking-chair et des gorgées d’alcool tamisant le crépuscule, soir naissant infesté de ses cris de fauves et de chimères, ses hennissements de zèbres, ses hurlements de babouins et ses sournoises interrogations qui éclatent dans les airs pour ensuite tomber à terre et alors, les ramasser une à une, garder celles qui avaient la consistance et les veinures correspondantes à nos lignes de vies, à cette histoire, celle qui devait prendre forme, la seule, l’unique, celle qui était vraie « au-delà », dans le placenta déchiré et reconstitué de ce récit, pour que les multiples coups de ciseaux, les recollages, les bribes reconstituées, les sensations triturées ne se voient pas, pour que tout cela apparaisse fluide, uniforme, pour que cela se calque à la réalité et ses boyaux, unis dans ce fourmillement de champ de mines qui s’étend sur l’infini, l’espace commun d’un instant soufflé sur la vie, mes douleurs, leurs couleurs vives, cette réalité impalpable, paraissant déconstruite,


avec ses blocs de paragraphes,


et ses hésitations, sans trucage malgré le travail et le labeur des ajustements des méninges, des songes, mais aussi du rhum et de nombreux autres alcools, pour que cela se matérialise et prenne forme, sous les feuilles et leurs nervures contrariées, malgré leurs textures friables et leurs couleurs fragiles, et que cela ressemble enfin à ce que nous aurions vu ensemble, si nous avions eu le temps de nous dégager un peu de tous ces doutes et de sortir de tout le bitume qui enduit éternellement nos parcours et qui étouffe nos respirations, si nous avions pu un moment sortir la tête de toute cette glu répandue en permanence sur les instants heureux ; de toute cette colle à oiseaux toujours badigeonnée sur les plus belles branches et ainsi pouvoir nous aussi à notre tour nous envoler, plus haut, à une altitude où rien, aucune falaise, aucun visage, aucun paysage trop parfait, aucune blouse blanche, aucun virus et aucun éléphant n’auraient pu venir nous masquer les choses et nous écraser, dans leurs natures immenses et leurs affreuses complexités, et nous aurions peut-être ainsi pu vivre un peu plus longtemps ensemble, toi et moi, toi que je ne verrai plus et qui, je le sais désormais aujourd’hui en ce jour radieux de Pentecôte, a disparu à tout jamais, toi qui ne voulais plus me voir, qui ne voulais plus voir personne, plus rien, plus d’école, plus d’automne, plus de vaccination, plus de feuilles mortes, rougies par la saison, plus d’enfant et de danseuse écrasés sous le poids des éléphants…




________________________________________________________

*1 « Le Déluge » Poésies antiques et modernes. A. De Vigny.

*2 Authentique…


 
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   Lunar-K   
2/11/2012
 a aimé ce texte 
Passionnément ↑
Bonjour,

Un texte époustouflant ! D’une formidable richesse et densité, dans l’écriture bien entendu mais également dans le soliloque incessant (pour ainsi dire) du narrateur qui s’y rapporte ; et pourtant, tout se tient. Comme accidentellement en fait, et peut-être est-ce en cela que réside tout le génie de ce texte. Car ce texte semble de prime abord un beau foutoir, il faut bien le dire. Faisant intervenir une multitude d’événements apparemment disparates, sans lien les uns avec les autres pour la plupart : une veille de garde, une soirée au coin du feu, un jeune médecin qui prête serment, une promenade, un cirque, un enfant qui va se faire vacciner avec sa « mère »… Mêlant à cela plusieurs sujets de société dont surtout l’immigration (et la condition des enfants d’immigrés) ainsi que la grippe H1N1 (et tout le problème de la vaccination qui a fait couler beaucoup d’encre à l’époque). Enfin, comme si on en avait pas encore assez sous les bras, une anecdote historique : Hannibal et ses éléphants…

C’est dire à quel point il est difficile d’aborder, et a fortiori de commenter, un texte pareil…

Et pourtant, comme je le disais, il me semble que tout se tient à la perfection, à un certain niveau en tout cas. Peut-être est-ce d’ailleurs la visée générale de ce texte, de cette écriture et de ce soliloque : illustrer cet enchevêtrement profond des événements à l’échelle d’une vie (celle du narrateur) jusqu’à ce que toute cette disparité se fonde en un seul et gigantesque magma. Je ne peux que souligner à ce propos l’abondance de termes apparentés à l’élément feu. Et tout ce texte n’est-il pas finalement qu’un long bouillonnement intérieur qui entraîne en lui et avec lui la multiplicité des événements qui ont lieu hors de lui… ? C’est en tout cas cette impression qui s’est dégagée pour moi tout au long de ma lecture, l’impression d’être happé moi aussi par ce narrateur un peu délirant (en état de choc à mon avis après sa garde de la veille) pour me retrouver pris dans cet incroyable débordement…

Un foisonnement terrible, donc, qui ne va pas cependant sans une tendance contraire à l’unification. Cela est d’ailleurs annoncé dès les premières lignes du récit (et à d’autres endroits aussi il me semble) : « remettre tous les affects dans le bon ordre et de recoller toute l’histoire, tous ces évènements »… Et cette tendance me paraît bien être prédominante (mais non première) dans ce récit. Alors que le narrateur subit sans cesse le morcellement des choses autour de lui, l’effondrement de tout, l’ensemble de son soliloque me semble la tentative un peu désespérée (quoique pas du tout vaine au vu du final) et active de « remettre de l’ordre », c’est-à-dire de retrouver un ordre qui ne sera peut-être pas le « bon » mais qui aura au moins le mérite d’être un ordre néanmoins et d’atteindre à la maîtrise de ce chaos qui semble s’emparer des choses ou événements. C’est en ce sens que je disais qu’au final tout se tient parfaitement : Hannibal, les éléphants, Paolina, la grippe, l’immigration, le décès d’un enfant lors d’une garde la veille, etc. Tout cela forme ou participe à un seul ensemble à l’échelle du narrateur qui tente de donner sens (« un » sens) à tout ce qui lui arrive séparément (ce pourquoi je disais plus haut que si tout se tient effectivement, ce n’est jamais qu’accidentellement), narrateur qui se trouve lui-même à l’échelle du texte qui se confond avec sa tentative d’agencer tout cela…

Bref, je suis totalement conquis. Un récit tout à fait impressionnant de maîtrise. Jamais je ne me suis ennuyé ou même perdu dans ces (très) longs paragraphes, tous traversés d’un rythme absolument remarquable (un peu oppressant aussi, c’est clair, mais cela participe pleinement au sentiment de décomposition qui parcoure tout ce texte), d’un souffle « fameux » (pour reprendre le mot de Samuel). J’aime sans retenue aucune !

Bravo, et bonne continuation !

   brabant   
23/11/2012
 a aimé ce texte 
Passionnément ↑
Bonjour Larivière,


Sans doute le meilleur texte que j'aie lu sur Oniris... J'espère sincèrement qu'un GROS éditeur passera par là et qu'il sera publié. Bon, ben, à part flatter ton égo, je ne sais pas quoi dire, je suis un peu écrasé là. C'est à lire sur du beau papier que l'on caresse entre les doigts en faisant des pauses pour regarder en l'air de temps en temps, reprendre son souffle, savourer, soupirer d'aise.

J'apprécie l'humour décalé de
" - Tu intellectualises trop..." où tu dénonces ton défaut majeur, qui est aussi ta principale qualité...
et de
" avec ses blocs de paragraphes" où tu m'ôtes un mini-bloc de com critique possible ; mais non, à l'Empire State Building il faut des blocs énormes, immenses, pour faire sa majesté, blocs d'acier, blocs de béton, blocs de verre ; les blocs sont ici également nécessaires. Ah !... les regarder !... les admirer !... y déambuler !... les laisser nous éblouir... nous hypnotiser !


Je ne veux rien dire de plus, je ne veux toucher à rien de ce texte, je ne m'en sens pas le droit, c'est un flux sur lequel je me suis laissé emporter, avec ses balises, ses troncs d'arbres solides, immobiles ou mouvants, couchés sur le torrent, où s'agripper, sacrilège et indigne ! Mais oui !

   Artexflow   
24/11/2012
 a aimé ce texte 
Passionnément ↑
J'ai commencé par prendre des notes, et puis j'ai arrêté. Je me suis repris, et j'ai lu d'une traite ce texte absolu, hors du temps, synesthésique, ce texte démentiel, vos phrases interminables, ces bribes, ces éclats de souvenirs...

Texte d'une justesse incroyable, d'une poésie splendide... Ecrit dans la langue de l'esprit, comme gravé dans le monde, sculpté dans la pierre des choses...

Il n'y a presque rien à dire sur ce récit... Il n'y a rien à dire.

Merci à vous, tout simplement.

Mention spéciale pour votre introduction, qui m'a ratatiné... Ce texte ! Ce vertige !

   Anonyme   
24/11/2012
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Une extraordinaire écriture, qui dénote sur Oniris, un art véritable de poète, certainement de conteur. Un savoir-construire qui est indéniable. Selon moi, Larivière est dans le top 3 des auteurs sur Oniris, par cette maîtrise indiscutable du souffle, de la phrase, du discours.

Mais je n'ai pas accroché. Cette histoire ne me dit rien, les longues digressions, forts belles mais, ne me disent rien. Je suis une lectrice difficile et je n'aime pas qu'on me balade. Quand je lis, il m'est violence de passer de la digression poétique au dialogue, ça me fait l'effet d'une porte qui claque fort, ça me sort de ma lecture et partant, ça m'en détourne. Voilà, ce qui manque ici, c'est l'unité, parfois ça se délite et quand on écrit si bien, ça se voit, ce manque d'unité. Chez un auteur moyen sans doute je ne l'aurais pas relevé.

Merci toutefois à l'auteur de partager en ligne son beau savoir-écrire.

   rosebud   
24/11/2012
 a aimé ce texte 
Un peu
je crois être un lecteur opiniâtre, même quand l'auteur peut être exigeant. J'ai lu Ulysse de Joyce (bon, je m'y suis repris à trois fois quand même) et j'en ai ressenti non pas la fierté d'avoir vaincu l'Hymalaya, mais la simple joie d'avoir réappris à lire, en quelque sorte.
Ici, il faut bien saluer la performance que constitue cette longue nouvelle: c'est audacieux, virtuose, cultivé, mais dieu que c'est bavard! Je ne relèverai qu'un seul exemple: la très belle image "le soleil couchant baisse sa herse de rayons" est tout simplement étouffée par la kyrielle d'images qui la complètent. Et tout à l'avenant.
Il y a de vraies belles trouvailles, comme ces dialogues qui semblent ne pas en être tout en l'étant.
Je doute malheureusement que cela tienne la distance sur une oeuvre longue. L'auteur semble se complaire dans l'accumulation, comme s'il avait peur de manquer.
Comment disait Boileau, déjà... "Ajoutez quelquefois et souvent effacez."

   Anonyme   
26/11/2012
Commentaire modéré

   bakus   
25/11/2012
 a aimé ce texte 
Un peu ↓
Je pense que c'est une question de goût mais j'ai eu du mal à accrocher avec ces phrases longues, trop longues pour moi, ces phrases remplies d'images qui se chevauchent plutot belles au demeurant, mais c'etait trop pour moi, je n'ai jamais réussi à entrer dans l'histoire, j'ai du faire plusieurs pauses pour la finir. J'ai aimé certain passages de dialogues indirects ou la longueur des phrases ne me genait pas, au contraire elles ajoutaient du peps aux conversations. Mais pour ce qui est des description je me suis noyé et j'ai du plusieurs fois reprendre mon souffle

J'ai l'impression qu'il n'y a pas de fil directeur clair dans la narration peut etre ai je mal lu. Du coup longue phrases plus histoire décousue egalent gros mal de crane et difficulté à comprendre (qu'il n'y a rien a comprendre surement). Je suis enfin entré dans l'histoire à la fin, qui a une cohérence : l'histoire de cette fille qui se fait rapatrier a cause de la vaccination conseillée par le medecin et la je me dis mais à quoi sert le debut ?
Donc au final pas vraiment convaincu.

   Anonyme   
27/11/2012
Commentaire auto-détruit le 27/11/12

   LeopoldPartisan   
26/11/2012
 a aimé ce texte 
Bien
Sans aucun doute le format de cette nouvelle m'a gèné, c'est trop concentré pour ce format. L'esprit de l'auteur semble fonctionné bien au delà de la vitesse et du son et de la lumière. Chaque mot semble avoir été pesé et repesé pour que le style soit parfait. C'est peut être pour cette raison que j'ai hélas décroché. Si je devais faire une comparaison en musique, cela me ferait presque pensé aux dernier albums de Peter Gabriel. C'est finalement trop longuement maturé et trop retravaillé, cela tue toute spontanéité.
J'ai eu aussi durant cette lecture besoin de blanc et de silence, pour pouvoir intégré l'ensemble et quelque part avoir la force de continuer.
Ce pose alors à moi ces questions quasi existentielles ?
1) suis-je trop bête pour apprécier ?
2) ai-je été à ce point aliéner par le monde futile et facile des média actuels pour ne plus pouvoir me concentrer à la moindre difficulté.
3) ai-je seulement l'envie de remettre mon esprit en question ?
4) Quelle appréciation donnée pour un texte bien écrit où l'auteur à souffert et surtout s'est autant trituré les méninges pour qu'un quasi anaphabète lui assème un moyen, je me suis expliqué en forum qu'en ce qui me concerne, jamais plus je ne descend en dessous de cette quote, en regard du travail fourni par des passionnés amateur. (PS je réserve le F et TF aux idées pourries telles que le racisme, le prosélitisme et le machisme.

   Perle-Hingaud   
28/12/2012
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
J’avais dit que mon commentaire suivrait, mais j’ai tardé, et je m’en excuse. Je prends aujourd’hui le temps de relire ce texte, sans savoir si je retrouverai les premières impressions.
Ton texte est si foisonnant que j’ai noté mes idées au fil de ma lecture. D’où ce lonnnnng commentaire, pas forcément utile.

Pas de remarque sur ton écriture : tu as ton style, affirmé, je ne vois pas quoi rajouter de constructif sur ce point… Tu réussis parfaitement ton but : nous faire entrer dans l’esprit du narrateur, nous faire partager ses errances et ses désarrois.

Allons-y !

La première phrase, enfin, la première partie de phrase, accroche bien. Elle est réussie, cette apostrophe de je ne sais qui à je ne sais qui me donne envie de lire la suite, cette répétition de « à quel point », suivie de mots qui sonnent dans un rythme parfait, oui, ces premières lignes me disent que je ne vais pas regretter ma lecture, que l’écriture est belle.

C’est là : « et que sous la tour et les vestiges… » que je trouve que l’enchainement se fait moins naturellement, que l’artifice devient visible. Ceci dit, le tout fonctionne, pas de problème, c’est beau à lire d’ailleurs si on s’accroche un peu.

La coupure du paragraphe est indispensable pour une lecture en écran. Par contre, sur un format papier, je persiste à penser que tu devrais la faire sauter pour garder ta phrase en une seule suite de signes.

Arrivée du premier prénom, Julian, avec ce signe distinctif fort, ce cube sur la main. On suppose alors que le narrateur est chirurgien ou du moins évolue dans le milieu médical. Tu nous livres beaucoup d’informations : le narrateur est perturbé, triste (les larmes), que cela a trait à « toi », « tes yeux verts », « toi » qui l’a quitté. Et tu parles du cirque, ce qui déjà justifie le titre.
« jusqu’à ce moment terrible où tout s’est écroulé, à ce moment fatal où toi, tu t’es détachée… » Ici, le contexte est posé.

De ce fait, le paragraphe suivant « Mais tu ne sauras jamais… » me parait être une redite.

Changement de plan, changement de lieu, de temps (tu passes du présent au passé, avant de revenir très vite au présent. Astucieux). Deux nouveaux personnages : Samuel et Dina, dont on se demande s’ils sont le narrateur et celle qui est partie. J’aurais aimé que tu enfonces un peu la porte ouverte, là, par une séparation avec la présentation précédente (astérisques ou autre ziguigui), mais enfin, c’est parce que je suis fainéante…
Jean-Michel apparait. Diable. Avec Julian, en voici du monde, et rien pour nous les présenter. Ah, si : Samuel ne semble pas médecin, il est peintre.

Apparition du « je » («Je reprends un de ces petits piments oiseaux ») : donc, le narrateur n’est aucun des personnages cités.
Le dialogue n’offre pas vraiment d’intérêt, je suppose qu’il s’agit de présenter des personnages qui auront un rôle à jouer, plus tard.
Sinon, autant les virer, non ?

Arrivée de Laure. La première à avoir un sentiment que je ne comprends pas, donc quelque chose en rapport avec l’histoire, je suppose.
Paolina : ah, enfin, un nom connu, voici venir celle qui porte l’histoire sur ses épaules. Information : Paolina vient d’un pays chaud, c’est une enfant, le lien avec Laure n’est pas précisé.

« Monsieur X… » jusqu’à « C’est très beau» Pas compris ce dialogue. Utile ?

Arrivée de Maria, qui danse avec Laure.

« Mais elle est où la vraie maman, demande Jean-Michel, Maria devait voir quelqu’un pour ses problèmes administratifs répond Laure »

Cette phrase, je l’ai complètement zappée à première lecture, alors que là, elle me saute aux yeux : tu dis tout, en fait, et je ne l’avais pas remarqué, perdue à tenter de comprendre qui est qui et quels sont les liens entre les personnages.

Donc, Paolina va au cirque avec Laure et le narrateur, à la place de Maria. Toujours aucun renseignement sur les liens entre les personnages. Qui est cette femme qui a quitté le narrateur ?

« En fait nous remplissons les vides qui se dessinent tout autour de nous » : j’ai un doute : est-on toujours dans la scène, ou est-on revenu au temps du narrateur qui raconte, ce qui expliquerait la suite : « Je me sens vaseux, mes yeux me brûlent… » Parce qu’on est presque revenu à l’état du prologue.

Dans le paragraphe suivant, tu jongles entre présent et passé – simple ou composé ( « soupire Dina », « ironise Laure » puis « s’extasiait Dina », « ajoutai-je » « on a ainsi accroché »…) : je suppose que c’est réfléchi ? En tout cas, ça donne une impression de confusion qui rajoute au fil de la conversation.

Pour moi, cette partie est un peu bavarde, ce paragraphe en particulier qui n’amène pas grand-chose : « Et c’est arrivé sur le sol de la « vieille Europe » comme dirait Rumsfeld,… ». En même temps, ça nous plonge dans ces digressions de fin de soirée, tu rends compte de l’ambiance, pourquoi pas.

Le paragraphe qui suit commence par « Et alors je me suis extirpé de ma torpeur, j’ai commencé mon speech, mon cours magistral, ma conférence… » et là, je me dis : ah, enfin, je vais savoir ce qu’il a fait, ce narrateur, pour se faire larguer. Et qu’apprend-on ? Que Paolina doit se faire vacciner. Ahhh ? Aurait-elle eu un accident post-vaccination ? Le suspens fonctionne bien, même si le chemin est tortueux.

« C’est très beau, monsieur X… » : toujours pas compris. Inutile selon moi.

« Je palpe mon bras. En effet, l’injection a été douloureuse… » Très bon, ça, parce que ça renforce mon idée de la vaccination pas si inoffensive pour Paolina.

Oui, mais pour le moment, je suis toujours dans le flou avec les personnages. Seuls semblent émerger Laure, Paolina et le narrateur. Les autres sont pour moi décoratifs, donc sans doute inutiles – du moins aussi nombreux-. Julian reste absent et mystérieux.

Très belle description de la nuit de garde, avec l’enfant, qui fait bien entendu écho avec Paolina, pour laquelle on craint, par association d’idée, un destin funeste.
Ceci dit, je trouve que le paragraphe suivant : « Elle est spastique, tu entends comme elle respire… » appuie justement trop sur la fragilité de Paolina. A mon sens, l’image de l’enfant décédé lors de la garde suffit à faire monter l’angoisse. Trop de termes médicaux, on se croirait chez ce brave Dr House, et si on décroche, ton texte est fichu.

J’aime bien l’analyse de la maladie de la vieille dame. Tu montres le caractère profond de ton narrateur (fatigué plus haut, les nerfs à fleur de peau, et en même temps obsédé par son métier), et tu nous fais aussi prendre de la distance par rapport à lui. Super passage.

Arrivée des éléphants. Je me demande le rapport entre Paolina et eux ? J'avoue, le paragraphe suivant (« Nous cherchons l’Éden perdu… ») me barbe un peu, mais c’est moi, ça.

« Julian est injoignable… Je suis lourd d’un poids étrange… »
Oui, mais à force, j’aimerais bien comprendre. C’est qui, ce Julian, et quel est son rôle dans l’histoire ?
Il me semble que nous sommes à la moitié de l’histoire, et finalement, j’en sais bien peu… Ce qui me manque, je crois, c’est de comprendre les liens entre les personnages.

Le paragraphe suivant dénoue le suspens, on devine enfin ce qui est arrivé à la fillette. Très bonne description de la scène racontée par le narrateur. Ah, on apprend aussi les liens qui unissent Laure à Maria et à Paolina, ainsi que ceux qui unissent le narrateur à Laure.
« si je sais guérir les maladies, je ne sais pas guérir les malades » : c’est beau, ça.

Voilà, le drame est joué, on sait désormais pourquoi Laure a quitté le narrateur et ce qui est arrivé à Paolina.

Le mystérieux Julian revient dans l’histoire.

L’histoire prend alors un tour différent, s’ancre dans la société, dénonce, forcément. C’est un réel virage, et ça, c’est bien, à mon avis, ça rajoute une strate à ton récit.

Ensuite, la toute fin… je comprends que Laure s’est suicidée ? Etait-ce vraiment nécessaire ? L’écriture retrouve une grande force poétique dans ce dernier paragraphe, à l’image du premier. C’est une belle conclusion, pour une très belle épopée.

En résumé (et parce que je suis en retard…), c’est une très belle histoire, complexe, touffue, qui part d’une histoire d’amour pour nous amener à réfléchir sur les problèmes sociaux et humanitaires de notre époque.
Ambitieux, donc, mais tu y arrives, chapeau.

Ce que je trouve de « trop » : les personnages « inutiles », dont finalement on ne sait rien et qui ne sont que des relanceurs de dialogues : Dina, Jean-Michel, Samuel. Quelques paragraphes cités au cours de ma lecture, mais là, c’est vraiment mon ressenti.

Merci. J’ai aimé relire ce texte, davantage qu’à première lecture, d’ailleurs.

   Anonyme   
14/2/2016
 a aimé ce texte 
Passionnément
Bonsoir Larivière,

Il est compliqué de commenter après avoir été plongée aussi profondément en apnée dans ce genre de texte où fourmillent tellement de choses qu'on en ressort en fait complètement vidé.
Il m'a fallu quelques temps pour remonter, prendre les paliers pour éviter de voir mes tympans exploser sous la pression.

Je vais commencer par dire que j'ai un relent de Cortazar et de 62, Maquette à monter à la lecture. Tout est distillé dès le départ, tout est clair si on sait voir au travers de la richesse des mots et des images qui affluent sans discontinuer de la première phrase (et quelle phrase) au dernières suspensions. Qu'on peut passer à côté et ne rien en entendre comme on peut se dire que la profusion est là pour camoufler l'évidence. Que le détail, tuant le détail, est volontairement accentué pour nous éloigner de ce qu'on ressent dès les premières lignes.

Il y a une véritable richesse dans le style, dans les références multiples étalage de caducées et de biologie cellulaire, de confitures et de cataplasmes, avec l’assurance de celui qui est pourtant plein de doutes mais qui ne doit jamais le montrer ...

C'est une nouvelle, mais d'abord, c'est un voyage introspectif comme on en rencontre peu, pas assez. C'est beau. Comme peut l'être un accouchement, comme peut l'être une revalidation longue, comme peut l'être une vie entière à se demander si on a bien fait ou non, tout en sachant au final que rien n'aurait pu être différent.
C'est avant tout une narration qui touche juste, qui touche fort, qui ne prend qu'à peine le temps de respirer parce que si on respire, peut-être qu'on prend le risque de ne pas continuer, ce qui aurait été dommage.

J'ai donc lu en apnée, parce que c'est la seule manière de faire, commencer et ne plus arrêter... c'est pourquoi je m'arrête là de commenter,... Il y aurait tant à dire, mais le silence... n'est-ce pas la meilleure réponse à cet afflux de mots, d'images, de noeuds et de maquettes, qu'on reçoit sans mode d'emploi, prêtes à être montées pour celui qui prend le temps de lire entre les lignes, si tant est qu'il reste de la place pour s'arrêter ?

Merci infiniment pour la lecture, la relecture en fait qui ne sera surement pas la dernière (et qui sait, peut-être pas la deuxième non plus en vérité).

Au plaisir de venir vous lire, encore !

   Anonyme   
30/6/2016
 a aimé ce texte 
Passionnément
Un long, long, très long voyage dans les pensées vibrantes du narrateur, voyage plus long encore qu’il n’y paraît tant la trame entre les lignes foisonne de vie et de vies, mais sans jamais perdre son fil, car la maitrise de l’auteur est parfaite. Quel brio ! Quelle puissance de souffle ! Quel feu d’artifice !

Une lecture à la beauté violente et poignante, taillée dans les tumultes rauques et tellement sensibles de l’homme réfléchi penché sur sa condition d’être humain.

Une qualité d’écriture dense qui coule, véritable force vive, avec une facilité déconcertante. Elle est colorée en diable, brûlante et bouillonnante comme le sang chaud pulse dans les veines.

Je suis ravie par ce dédale de réflexions qui s’enchaînent « comme si on y était », totalement subjuguée en réalisant que l’auteur relate, point par point et avec un talent magistral, le fatras qui s’agite en permanence dans ma tête quel que soit le jour de la semaine.

Il a fallu du temps, mais voilà, j’ai lu Paolina et les éléphants, et… waouh !!!


Merci Larivière


Cat


EDIT : m'autorisez-vous une question ? A savoir : quelle est la somme de travail à fournir pour présenter une pareille oeuvre ?

   Anonyme   
23/9/2022
Bonjour Lari,

Après huit mois de ton insistance, je suis enfin arrivée à ingurgiter ce pavé de 80.000 signes. Avec moi, tu vois, il ne faut jamais désespérer^^

Nous avons en entrée, un homme qui se souvient et qui souhaite nous raconter son histoire. Faut un peu s’accrocher (même beaucoup) car ça bavasse pas mal. Entre les infos dispersées au compte-goutte, le narrateur nous impose ses états d’âmes en une logorrhée irrépressible surchargée au possible de phrases interminables. Autant ce mode narratif colle à tes fragments autant sur une nouvelle, là on se dit : c’est fini ces digressions interminables ? Va-t-il accoucher un jour ? On veut l’histoire !!! Quasiment trois pages de geignements avant d’avoir une première piste : le monde du cirque. J’ai eu l’impression dans ce trop long préambule d’écouter Perceval nous expliquer son arrivée au village en deux parties. Tu aurais pu le faire en un paragraphe… Mais bon… Bref, Julian a un cube qui lui pousse dans la main. Samuel referme ce journal puis Dina la méduse nous sont présentés. Petit dialogue avant que Samuel daigne nous raconter sa fameuse histoire. Apparition d’un Jean-Michel et d’une Laure puis de cette Paolina qui donne en partie son nom au titre de la nouvelle. Je tourne la tête, tout le monde est partie à la buvette, je reste donc seule pour continuer la lecture.

Donc, ça va commencer. En fait pas encore, j’ai le droit aux considérations météorologiques, un bout de vaudou en papier crépon, une entrevue d’embauche à Paris et Paris-Match, la violence aux Etats-Unis, bla bla bla, sous le prisme du serment d’Hippocrate qui va nous emporter sur la grippe porcine, aviaire, et virus et vaccins. Je dodeline mais m’accroche. Le narrateur est en proie avec une lutte eschatologique avec un piment rouge et le voilà reparti dans ses considérations internes. C’est déjà plus intéressant quand il évoque cette éprouvante nuit de garde. On sent le vécu et c’est même un passage assez prenant, enfin ! Petite Paolina grimpe sur le canapé. Elle est asthmatique et frigorifiée. (mot appris : spastique) Au dodo tout le monde, même le chien.

Une randonnée orageuse dans le Lubéron. Une vieille femme avec de l’arthrite (bien de mettre des vieux, c’est mystérieux !) indique la route. Cette route mythique d’Hannibal qui amène aux éléphants, l’autre partie du titre dévoilée. Les voilà partis dans la mythologie avant de revenir sur le sanitaire avec Paolina qui s’est faite vacciner et Maman Paolina qui n’est pas Maman Paolina. Petit coup de nostalgie florentine et amourette en antipasti et hop on retourne au monde médical et au gars qui a un apéricube parasite dans la main puis Paolina au cirque, gamine ravie sur le dos de son éléphant.

Après Paolina au cirque. Paolina à l’école. La culpabilité du narrateur et les démêlées judiciaires, mélodrame, expulsion (je passe sur le cliché contre les fonctionnaires, je n’ai rien vu.) et nous apprenons que la petite et sa mère étaient en fait tunisiennes. Le narrateur veut boucler la boucle et s’en retourne à ses affres intérieurs. Plus d’enfant et de danseuse écrasés sous le poids des éléphants…

Une densité assez inusitée mais beaucoup trop de bavardages, voilà ce qui ressort de ma lecture. Pas peu fière d’en être arrivée à bout malgré les nombreux écueils. Une grosse nouvelle qui pourrait même devenir matière à un roman.

Merci pour la lecture gratuite et les nombreuses heures que tu as dû passer dessus.

Anna Bouglione.


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