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Réalisme/Historique
Maorid : L'assaut du Curhotel
 Publié le 12/04/14  -  5 commentaires  -  25017 caractères  -  77 lectures    Autres textes du même auteur

Mars 2009, Guyane française.
Me voilà plongé au cœur de l'immense forêt équatoriale, à traquer un groupe d'orpailleurs brésiliens avec ma section. Après un épuisant voyage, notre objectif se dévoile enfin à nous en une surprenante orgie de dépravation.
Ils sont des centaines, nous ne sommes que trente. Ils connaissent les lieux, nous venons d'y prendre position. Ils sont reposés, nous sommes éreintés. Et il est trop tard pour reculer…


L'assaut du Curhotel


Extrait du journal d’un chef d’équipe en mission :

L’assaut du Curhotel


À travers le rideau de brume matinale et la cime des hauts arbres de la jungle amazonienne, je commence à entrevoir le ciel s’éclaircir. Ce n’est pas trop tôt ! Cela fait cinq jours que notre section a levé le camp et que nous parcourons la forêt dans l’espoir de mener à bien une mission insensée. Nous étions tous d’accord sur le fait qu’il nous faudrait plus d’hommes pour réaliser cette opération « coup de poing », mais après une longue évaluation, nos chefs ont unanimement décidé que nous étions les seuls à être suffisamment préparés pour faire face à ce qui nous attendait.

Trente hommes.

Il est vrai que nous avions déjà rempli ce genre de mission – toujours avec brio d’ailleurs –, mais pour entendre ce village à plus de cent kilomètres de notre campement, c’est qu’il devait être sacrément grand !

Nos craintes ont été confirmées hier soir, quand, sous une pluie battante, nous avons enfin pris position en toute discrétion. Dissimulés par des bosquets et autres végétaux, nous avons contemplé un spectacle aussi grotesque qu’extravagant. Partout devant nous grouillaient des clandestins. Hommes, femmes et même des enfants ! Ivres et drogués pour la plupart, Brésiliens et Surinamiens allaient et venaient par centaines, sans véritable but apparent, vêtus de simples guenilles en lambeaux et pourtant indifférents aux trombes d’eau qui leur tombaient sur la tête. Des foyers brûlaient ici et là, de mauvaises enceintes crachaient de la musique abrutissante en grésillant, et des projecteurs illuminaient les carbets et le ciel obscurci par les nuages. Plus d‘une bagarre avait éclaté cette nuit-là. Seuls ou à plusieurs, des hommes ont frappé d’autres hommes, des femmes se sont empoignées par les cheveux, des hommes ont giflé des femmes, des enfants ont été traînés dans la boue… J’avais l’impression de rêver. Hélas, tout cela était bien réel. Étions-nous vraiment assez nombreux ? Nos chefs avaient-ils vraiment prévu cela ?

Après une nuit passée à veiller sous la pluie, je vais enfin pouvoir quitter mon inconfortable position. Ma joie, cependant, est de courte durée quand je repense aux raisons qui nous poussent à être ici. En l’espace d’une seconde, je me rappelle la couleur de l’eau de la crique dans laquelle nous avions l’habitude de nous laver. Je me souviens de la sensation rêche de ma peau une fois sortie du bassin tout comme j’entends encore les vomissements de certains de mes compagnons qui avaient eu le malheur d’en boire par mégarde. Enfin, je ne me souviens que trop bien de l’odeur nauséabonde qui avait failli me retourner l’estomac quand, lors d’une patrouille fluviale, la coque de notre pirogue a percuté le tapis de plusieurs centaines de poissons qui flottaient à la surface de l’eau de certains bras de l’Oyapock. Les plus grands comme les plus petits, les plus gros comme les plus fins, nul ne pouvait espérer survivre face aux quantités délirantes de mercure déversées délibérément dans la nature par les orpailleurs clandestins. Dans ce redoutable enfer vert, à plus de neuf mille kilomètres de chez moi, seuls ces souvenirs marquants m’aident à rester convaincu de la nécessité de ma présence ici, et de voir réussir l’opération Harpie.

Dissimulé derrière mon bosquet épineux, j’observe à la lueur de l’aube naissante le village que nous sommes venus détruire. Pour le construire, Brésiliens et Surinamiens n’ont pas hésité à délester la forêt de ses arbres. Leurs bâtiments, de simples carbets, sont nombreux et faits de rondins coupés à la hâte et de morceaux de tôles ayant fait pas moins de dix fois leur temps. À l’intérieur de certains, j’aperçois des hamacs se balancer doucement. En regardant la clairière, je décèle plusieurs bars et restaurants, un cinéma, et pour l’avoir entendue hier, je devine une boîte de nuit en retrait. Tout y est ! La diversité autant que l’insalubrité… En effet, des déchets gisent partout. Dans les bâtisses, sur les tables et les chaises éparpillées ici et là, dans la boue. Surtout dans la boue !

Quelle désolation !

Je me redresse, juste assez pour chasser la fatigue lancinante de mon corps et sentir la sensation de chaleur descendre dans mes jambes. S’ensuit le détestable fourmillement quand mon sang put de nouveau y affluer. C’était un mal nécessaire, car bientôt je devrais pouvoir compter sur elles et sur leur vivacité.

Un bruit de feuilles écrasées me fait tourner la tête. Pâle comme un linge, les joues creusées et le visage ruisselant de sueur, le première classe Martinez, mon subordonné, collègue et ami à la fois, se prépare aussi à agir. Comme moi, il est trempé. Comme moi, il meurt d’envie de se lever et de s’étirer des heures durant. Je suis certain que pour une fois il pourrait aisément rivaliser avec moi dans un concours de craquement d’articulations ! Enfin, comme moi, j’imagine, il n’a pas fière allure en cet instant.

Je l’interroge du regard et il me fait signe que tout va bien. Mais je ne suis pas dupe. Un homme qui sort tout juste de l’infirmerie des suites d’une violente crise de paludisme ne peut pas se sentir bien. Surtout lorsqu’il a parcouru la moitié de l’Oyapock à bord d’une pirogue bringuebalante, défié ses rapides et ses nids de mouches à feu, tantôt cuisant sous un soleil de plomb, tantôt se noyant sous une pluie diluvienne. Et d’autant moins lorsque, à peine sorti de la chaloupe, il a marché durant deux jours à travers la jungle avec pour seule nourriture dans le ventre la viande de quelques singes abattus le long des berges. Bien sûr, j’avais rempli mon sac de la plupart de ses affaires, ne lui laissant que ses vivres au cas où nous serions séparés, mais cela ne remplacerait jamais un repos sédentarisé avec un vrai lit et une véritable douche à disposition. Nous avions tenté de le dissuader de nous accompagner, mais il n’a rien voulu savoir. Sachant que la mission serait déjà délicate avec dix hommes de plus, notre chef de section a finalement cédé. Jusque-là, je dois dire que le petit a bien caché son malaise. Il a même réussi à nous faire rire en ironisant sur le fait qu’à présent qu’ils cuisaient sur une broche, nous n’avions plus à craindre qu’un singe nous envoie une noix de coco sur le coin de la figure depuis la cime des arbres…

Je suis fier de l’avoir sous mes ordres. Il est courageux et sait faire preuve d’abnégation, deux qualités rares de nos jours. Néanmoins, je ne peux me soustraire au fait de garder un œil vigilant sur lui. Je n’ose pas imaginer ce qu’il adviendrait s’il avait une nouvelle crise au beau milieu de nulle part, sans radio ni autre moyen de communication à moins de cinq jours de notre position…

À ma gauche, mon deuxième homme était immobile. Tassé sur lui-même, sa tête pendait mollement sur le côté. Pour quelqu’un de non averti, il ne faisait aucun doute qu’il l’aurait cru assoupi. Mais je le connaissais suffisamment pour savoir que ce n’était pas le cas. De tous ceux avec qui j’ai eu l’occasion de travailler, le caporal Maréchal est bien le seul à qui végéter durant plus de vingt-quatre heures ne pose pas de problème. Je dois avouer que cette faculté m’aurait été bien utile cette nuit…

Un mouvement à l’horizon attire mon attention. La silhouette d’un homme se découpe dans la clarté éphémère de l’aube naissante. Grand et maigre, il est en haillons, et marche pieds nus dans la boue et les déchets.

Il vient vers moi !

Martinez l’a vu, lui aussi, ainsi que d’autres, plus éloignés. Tous se tiennent sur leur garde. Je me tourne vers Maréchal pour le prévenir, mais il est déjà sur le pied de guerre. Sans doute plus éveillé que n’importe qui de notre section, ses yeux sont bien ouverts et fixent le Brésilien en approche. Je savais que je pouvais compter sur lui ! Sans un bruit, mes mains se resserrent autour de mon fusil. S’il me voit, je devrai agir vite et bien, de sorte qu’il n’émette pas le moindre son sous peine de faire rater toute la mission. Je déglutis. Le fardeau pèse lourd sur mes épaules. Pourvu qu’il ne me voie pas !

Insouciant et visiblement encore endormi, l’homme s’arrête devant mon bosquet, baisse ce qui lui sert de caleçon et commence à uriner. Je me retiens de jurer, mais je ne peux m’empêcher d’entendre le clapotis régulier sur l’enchevêtrement de branches et de ronces puis sur le sol déjà saturé. Une forte odeur d’ammoniaque me fait grimacer. Je ne sais pas si je vais savoir tenir. De part et d’autre du Brésilien, trente soldats l’observent en silence, retenant sans doute leur respiration. Encore ivre, l’orpailleur, comme la plupart, a dû passer sa soirée à boire du « Rhum 51 », un alcool provenant du Brésil. Il était si courant en jungle qu’apprendre que ces bouteilles poussaient dans les arbres ne nous aurait pas plus surpris que cela.

Finalement, le flot s’arrête. Le Brésilien repart comme il est venu. Même s’ils sont muets, je devine les soupirs de soulagement de la section tout autour de moi.

Devant nous, le village s’éveille doucement. Un coq faisant peine à voir poussa une série de chants qui fit peine à entendre. Une femme nue sortit d’une maison délabrée pour disparaître dans une autre. Pas besoin d’être un érudit pour savoir ce qu’elle était ni ce qu’elle avait fait de sa nuit. Les légionnaires aiment les appeler les « cuisiputes ». Aussi ignoble soit-il, je trouve que ce seul mot résume parfaitement le rôle des femmes, mais aussi leur place au sein de cette industrie secrète. D’autres femmes apparaissent, parfois suivies d’enfants, et investissent ce qui semble être des bars. Bientôt, j’entends le tintement lointain des ustensiles qui serviront à préparer le petit déjeuner et des bouteilles d’alcool pleines que l’on aligne déjà sur les comptoirs. Quelques instants plus tard, des hommes commencent également à quitter leur hamac et déambulent de-ci, de-là, sans se préoccuper les uns des autres. Si nous n’étions pas là, bientôt retentiraient les machines qui servaient aux clandestins à extraire les ressources du sol guyanais. Non, après ce que j’ai vu, il faut que ça cesse !

Derrière moi, mon chef de groupe nous fait signe de nous tenir prêts. Inspirant un grand coup, je m’assure que mes hommes soient sur le coup. Nous vérifions nos armes et j’acquiesce d’un signe de tête. Les autres chefs d’équipe font de même. Je vois les tireurs de précision retirer le cache de leur lunette, vérifier la sécurité de leur arme, et prendre ensuite une position plus propice au tir. Chacun sait ce qu’il a à faire. Un genou à terre, j’attends patiemment le signal. Sous le joug de l’excitation, ou de la peur peut-être, je sens mes paumes de main devenir moites sous mes gants et des frissons me parcourent le corps sous mon treillis trempé.

Le signal est donné !

Le son d’un ampli résonne soudainement dans la clairière, immédiatement suivi du son glaçant d’une alarme de guerre. Comme on s’y attendait, le village entra en ébullition. Des hommes et des femmes sortent des carbets et cherchent à s’échapper dans le chaos le plus complet. La voix claironnante de l’adjudant Laquais, notre chef de section, nous ordonne alors d’avancer. Comme un seul homme, nous nous levons, dépassons les obstacles qui nous dissimulaient jusque-là et marchons en ligne vers le village. Une ligne d’hommes en armes et uniformes, tous trempés et aux visages fermés de n’avoir que trop peu dormi. Cela suffit à faire prendre leur distance à la plupart des immigrés et nous les repoussons sans la moindre violence vers le sud-est, vers le Surinam. Parfois, le moteur d’un quad retentit, signe que les clandestins tentent d’emporter ce qu’ils peuvent tant que cela est possible. Conscient que quelques quads de plus ou de moins ne feraient aucune différence quant à la valeur de notre assaut, nous ne nous précipitons pas. De toute façon, nous n’avons pas l’effectif nécessaire pour les en empêcher !

Nous progressons donc à travers le village. Plus nous nous enfonçons, plus je suis surpris. Je distingue au loin la forme de grosses pompes et autres machines d’extraction et comprends que nous ne sommes pas loin du chantier. Nous dépassons deux garages qui n’ont rien à envier aux ateliers de mécanique automobile de la Métropole. Plus incroyable encore, je découvre, planté au milieu de nulle part, un réfrigérateur alimenté par un panneau solaire. Quel contraste étonnant dans toute cette pauvreté ! On pourrait presque croire à un anachronisme tout droit sorti de l’imagination d’un artiste dérangé.

Néanmoins, tout se déroule correctement. Nos chefs n’avaient peut-être pas tort, après tout. C’est ce que je croyais jusqu’à ce que nous décelions une bouteille de gaz placée au centre d’un bûcher, à seulement quelques pas de notre position. Pris de court, nous rompons la ligne. Mes compagnons se cachent derrière des baraques de fortune, se couchent derrière des troncs d’arbres ou tout ce qui est susceptible de les protéger. Séparé de mes hommes, je me roule en boule derrière un tas d’ordures de la taille d’un homme. L’explosion a lieu à peine quelques secondes plus tard. Elle fut brève, mais violente. Bien que protégé, je sens l’onde de choc se propager dans le sol. Les maisons sont secouées, leur bois craque, les toits s’effondrent. Des débris enflammés volent dans tous les sens. L’espace d’un instant, seul le son angoissant de l’alarme résonne dans le village, puis, les gémissements des infortunés s’élèvent et bourdonnent à mes oreilles.

Même si nous étions là pour chasser les clandestins, je ne pouvais rester sourd à la détresse de mes compagnons. Je me redresse et balaye la scène du regard. Trois de mes frères d’armes sont au sol. Plus sonnés que blessés, l’un d’eux semble néanmoins en état de choc. Il crie, il implore, je sens un frisson me parcourir l’échine. Je cherche mes hommes et les trouve adossés au mur de ce qui ressemble à une bijouterie. Ils sont sains et saufs. Sur mes gardes, jambes fléchies et arme à l’épaule, je quitte ma position pour les rejoindre. C’est alors que je vois plus d’une dizaine de clandestins sortir de leur cachette et nous prendre à partie. Ce que nous redoutions le plus était en train de se produire. En effet, ce village aux dimensions plus que respectables devait probablement être à l’origine d’un trafic particulièrement juteux, si bien que certains orpailleurs, sans doute des chefs qui s’en mettaient plein les poches, n’hésitaient pas à sortir les armes et risquer leur vie pour le défendre. Ils étaient plus nombreux que nous et connaissaient la région. Ils en étaient conscients et ne comptaient pas partir sans faire d’histoire, cette fois.

Debout en plein découvert, je deviens une cible de choix. Je me mets à courir tandis que des balles sifflent autour de moi. La boue est glissante et je manque de tomber à plusieurs reprises. Par chance, ces clandestins sont loin d’être les meilleurs tireurs qui soient !

Dans ma lancée, je suis incapable de ralentir et mon épaule heurte violemment le mur de bois. Une douleur éclate jusque dans ma clavicule, mais je ne laisse rien paraître. Des choses plus urgentes requièrent déjà toute mon attention. Des tirs de riposte ont lieu et un groupe attend le bon moment pour aller chercher l’un des blessés. Du coin de l’œil, j’aperçois le caporal Sanchez ramper jusqu’à une souche. Il se redresse, place sa Minimi – une minimitraillette – sur la surface plane du bois et fait feu. Un concert de roulements de tonnerre s’abat alors sur le village tandis que l’arme crache rafale sur rafale afin de permettre au groupe d’agir. Plus loin, des grenades offensives sont jetées. Des orpailleurs sont neutralisés et des maisons explosent. Parfois, la détonation brève et sifflante d’un fusil de précision couvre le bruit de toute la clairière et calme les ardeurs des clandestins.

Décidé à chasser les orpailleurs et à détruire ce lieu de profanation de la nature, je me penche pour regarder par l’angle du bâtiment et me rétracte vivement. Un coup de fusil à pompe retentit. Des éclats de bois volent à côté de ma tête et des échardes m’égratignent le visage mais je ne vais pas me plaindre : je viens d’échapper de justesse à la mort ! Un homme se tient juste derrière la bijouterie et attend de nous cueillir. D’autres coups retentissent, puis je l’entends recharger son arme. J’en profite pour me pencher et tirer à mon tour pour l’obliger à se mettre à couvert. Aussitôt après, je me tourne vers Martinez et lui ordonne de déployer un fumigène. Dans le même temps, je tape sur l’épaule de Maréchal et lui lance : « Suis-moi ! » par-dessus mon épaule tandis que je m’éloigne déjà en courant. À deux, nous fonçons dans la direction opposée pour faire le tour de la bâtisse. Derrière moi, la grenade explose et libère sa fumée. Deux coups de feu s’ensuivent. Je comprends que Martinez attire l’attention du Brésilien. Je presse alors Maréchal et nous faisons le tour du bâtiment, fonçant à travers la fumée. Soudain, je vois le clandestin. D’un coup sur le canon, Maréchal baisse son arme au moment où il tire. Surpris, il se tourne vers mon gars. J’en profite pour passer derrière lui, le mettre à genoux d’un premier coup de crosse dans les jambes puis l’assommer d’un deuxième derrière la tête. Inconscient, l’homme s’étale de tout son long dans la boue. Pendant que je sécurise la zone, Maréchal lui prend son arme et le fouille pour s’assurer qu’il n’avait rien d’autre de potentiellement dangereux sur lui. J’appelle Martinez qui déboule à travers l’opaque nuage de fumée blanche.

Soudain, j’entends des cris sur ma droite. Sanchez est en difficulté. Il ne tire plus. Plus de munitions ? À moins que son arme se soit enrayée ? Quoi qu’il en soit, en face de lui, cachés derrière des amas de déchets et de débris en tout genre, quatre clandestins armés attendent qu’il fasse une erreur. De ma position, je ne suis pas en mesure de les atteindre avec une grenade. Suivi de mes deux hommes, nous abandonnons l’orpailleur qui ne représente plus une menace et courons jusqu’à une autre bâtisse non loin de là, mais cela ne m’avance pas plus. Jurant, je pose un genou à terre, desserre la sangle qui maintient mon lance-grenade dans mon dos, et le pose devant moi. À proximité des quatre tireurs, quelques bâtisses étaient encore debout. « Maréchal, les grenades ! Vite ! » Le caporal défait son sac à dos et me tend une première grenade. J’ajuste mon arme, m’assure qu’elle ne m’échappera pas des mains au moment de tirer. J’estime la distance qui me sépare du carbet le plus proche du groupe, enclenche la grenade.

Je tire.

L’explosif fuse dans le ciel enfumé et s’écrase contre le flanc de la bâtisse fébrile qui se voit balayée par l’explosion. Surpris, les Brésiliens marquent un temps d’arrêt et se mettent à couvert, bras par-dessus tête. Son Famas déjà épaulé, Martinez en profite pour se dévoiler et tirer. Il blesse un homme au bras. Impressionnés, mais pas assez pour quitter leur position, les tirs reprennent, certains dans notre direction. Afin de nous soutenir, les tireurs de précision harcèlent nos assaillants par un tir irrégulier, les forçant à rester à couvert et à être hésitants. Seul le clandestin ayant reçu une balle reste à couvert. Maréchal me tend une deuxième grenade. Derrière le bâtiment que je viens de raser, un autre se dresse, plus grand encore. Peut-être même le plus grand du village. Il est intégralement recouvert de bâches bleues et de tôles, si bien que je ne vois rien de son contenu. J’arme mon lance-grenade, cale mes bulles de niveau, espère en silence qu’aucun immigré ne s’y abrite. Je tire la seconde grenade. Celle-ci traverse la bâche bleue sans la moindre difficulté. Puis, tout le bâtiment se soulève dans une impressionnante explosion. La déflagration est telle que je sens la chaleur malgré les cent mètres qui nous séparent. Les joues rougies par cette chaleur soudaine, je comprends qu’il s’agissait de la réserve de gaz et de pétrole du village entier. Des carbets sont balayés par le souffle et des flammes montent haut dans le ciel.

Bouche bée, quelque peu hébétés, les résistants ont un instant d’hésitation. Certains des soldats de la section aussi d’ailleurs. Malgré leur supériorité numérique, les clandestins comprennent qu’ils ne sont pas de taille à lutter contre des hommes entraînés et équipés. De plus, en voyant leur réserve de carburant en train de partir en fumée, il semblerait que leur détermination ait été réduite à néant, ce qui n’était pas pour nous déplaire. La queue entre les jambes, ils quittent leur position en emportant le blessé avec eux. N’étant pas là pour faire des prisonniers, nous les regardons partir sans ciller.

Les tirs sont en train de prendre fin. Je suis épuisé. Bientôt, les chefs de groupe appellent au rassemblement. Un instant plus tard, nous sommes rejoints par l’adjudant Laquais et deux autres soldats. Le chef de section est blessé au crâne, mais il ne s’agit que d’une coupure superficielle. « Bien joué le coup des grenades ! » me lance-t-il en s’arrêtant à mes côtés.

J’acquiesce sans mot dire.

« Ils partent dans la bonne direction, poursuit-il. Nous avons réussi la mission, mais nous devons encore ratisser la zone. Comptez vos hommes, soignez les blessés et organisez la destruction du village et de tous les équipements que vous trouverez. »

Nous allions nous disperser quand deux clandestins retardataires dépassèrent l’angle d’un carbet et s’immobilisèrent face à notre section. L’un tenait une machette rouillée, l’autre un fusil à pompe. La stupéfaction se lit sur leur visage, sans doute autant que sur les nôtres. Plus par peur que par désir de nuire, l’homme au fusil lève son arme. Agissant par pur réflexe, je pousse mon chef de section qui était dans la ligne de mire du Brésilien, lève mon arme et tire. L’orpailleur, comme poussé par une force invisible, est propulsé en arrière. Il s’effondre dans la boue et y reste, parfaitement immobile.

Jamais il ne se relèvera.

L’homme à sa gauche perd toute coloration en voyant son compagnon sans vie. Décontenancé, il lâche sa machette et s’enfuit en courant. Personne ne cherche à l’arrêter. Les yeux rivés sur le corps ensanglanté, l’adjudant Laquais se redresse et avance vers moi. Il a le teint pâle, comprend à côté de quoi il est passé, et m’agrippe solidement l’épaule. Aucun mot n’aurait pu expliquer le ressenti de cet homme, père de deux enfants, qui regardait le cadavre désarticulé en sachant que ce tas de chair informe et brûlée aurait pu être le sien.

Ma tête bourdonne. J’entends en boucle la détonation de mon arme et je revois au ralenti comment le corps a été projeté, a été brisé. C’est mon métier, me dis-je pour me rassurer, mais cet individu n’était pas un ennemi. Tout comme je n’étais pas le sien. Il était au mauvais endroit au mauvais moment. Il a paniqué, fait les mauvais gestes, et en a payé le prix fort.

Le cœur lourd, je prends une longue inspiration… interrompue par le bruit d’un fusil qui s’enfonce dans la boue. Je me retourne, vérifie la sangle de mon fusil et de mon lance-grenade. Tout est bien en place. Quoi alors ? Maréchal tient son Famas. Je me tourne vers Martinez. Il est immobile, le regard perdu dans le vide. On dirait qu’il regarde là où le Brésilien se tenait un instant plus tôt, comme s’il le voyait toujours. Il semble choqué. Je m’approche pour le réconforter, mais il tombe à genoux. Moi qui pensais être en plein cauchemar en voyant le corps du Brésilien s’enfoncer dans la boue, je réalise que ce n’était que le début d’une longue descente aux enfers. Mes yeux se posent sur la plaie béante que Martinez a au ventre. Son treillis est noir de sang et même la boue en est déjà imprégnée.

« Non ! » crié-je en me jetant à ses côtés.

Mon chef de section se retourne, ses yeux s’écarquillent et il court aux côtés de Martinez en hurlant pour que l’on apporte le matériel de soin. Mon ami bégaye, mais rien d’intelligible ne sort de sa bouche. Il me prend la main, halète. Du sang apparaît aux commissures de ses lèvres. Je suis en train de perdre mon ami et rien ne peut arrêter cela. De sa main libre, il fouille dans la poche de sa veste et sort un papier chiffonné et nimbé de sang.

« E… Emie… » balbutie-t-il.

Sa femme.

Déchiré, je prends la lettre qui lui est destinée et lui fais la promesse de la lui remettre. Ma vue se brouille, mais je chasse mes larmes pour me montrer digne de l’homme qui m’a servi jusqu’au bout. Tout autour de nous, les membres de la section accourent et forment un cercle silencieux pour accompagner notre compagnon dans ces derniers instants.

Comment un tel drame a-t-il pu se produire ? Quelle erreur ai-je commise ? Ai-je mal agi ? Aujourd’hui, j’ai tué un homme pour qu’un autre ait la vie sauve. Aujourd’hui, j’ai gagné la reconnaissance d’un supérieur, mais j’ai perdu mon ami. Aujourd’hui, j’ai permis à deux fillettes de revoir leur père un jour, mais j’ai empêché à un futur nourrisson à venir de connaître le sien…

Comment pourra-t-on me le pardonner ? Comment pourrais-je me pardonner moi-même ?

Que je sois maudit !!!



Caporal-chef Wary


 
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   Anonyme   
19/3/2014
 a aimé ce texte 
Bien
Je trouve que cette histoire sonne vrai. Je n'aime pas plus que ça les aventures militaires, en l'occurrence j'ai trouvé celle-ci clairement exposée, les personnages crédibles et touchants.
J'ai un doute sur l'utilité de l'opération décrite, puisqu'on se contente de refouler à la frontière les orpailleurs qui pourront revenir ; est-ce par manque de moyens qu'il n'y a pas opération de police conjointe pour emprisonner au moins les chefs ?

"L’un tenait une machette rouillée, l’autre un fusil à pompe. (...) l’homme au fusil lève son arme. Agissant par pur réflexe, je pousse mon chef de section qui était dans la ligne de mir du Brésilien, lève mon arme et tire. (...) le cadavre désarticulé en sachant que ce tas de chair informe et brûlée aurait pu être le sien." : pourquoi brûlée, la chair ? L'homme a été abattu d'un coup de fusil et rien dans le texte n'indique qu'il était blessé avant...

   Robot   
12/4/2014
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
Un texte qui tente d'évacuer le remord, écrit efficacement.
Pour avoir vu un reportage sur Arte, j'ai pu rattacher la lecture à des images des pauvres gens exploités contraints pour survivre d'enfreindre la légalité et qui cependant viennent gravement mettre à mal la nature guyanaise jusqu'à l'empoisonner.
Le métier de militaire doit hélas s'effacer devant la compassion et c'est toujours l'exploité qui trinque. Je me demande ce qui est fait contre les "chef" de ces mafias et m'interroge sur la tolérance ou la complicité des gouvernements de la région.
En tout cas, une lecture assez passionnante et édifiante.
Une phrase de la fin me semble grammaticalement mal construite avec des redondances: (Fatigue de l'auteur sur un long texte ?)
"Aujourd’hui, j’ai permis à deux fillettes de revoir leur père un jour, mais j’ai empêché à un futur nourrisson à venir de connaître le sien"
Je la verrais simplifiée ainsi:
"Aujourd’hui, j’ai permis à deux fillettes de revoir leur père..."
[ un jour me parait inutile]
"...mais j’ai empêché un futur nourrisson de connaître le sien"
[ s'il est futur c'est qu'il est à venir]

   Anonyme   
12/4/2014
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Neiphyris. Je peux me tromper mais à mon avis l'auteur de ces lignes et le caporal-chef Wary pourraient être une seule et même personne car certains détails sur l'organisation d'une section de Légion en opération ne peuvent s'inventer.
Je ne connais pas la Guyane pas plus que les orpailleurs mais il est évident que cette "ruée vers l'or" n'est pas prête de se tarir malgré ces opérations coup de poing menées par la France.
Les patrons des exploités que sont ces pauvres gens ne se trouvent évidemment pas en forêt équatoriale.
Cela dit, à l'exception des quelques maladresses de forme déjà évoquées par mes prédécesseurs, j'ai trouvé ce texte bien structuré, instructif, avec une chute dramatique et plausible.
Les états d'âme du chef d'équipe prouvent, s'il en était besoin, que derrière le soldat en mission se cache un homme avec ses doutes et ses interrogations... quand bien même sa devise est "Legio patria nostra". Merci...

   fergas   
13/4/2014
 a aimé ce texte 
Un peu
Bonjour Neiphyris,

Beaucoup de maladresses dans ce récit, à commencer par la valse hésitation continuelle entre le présent, l’imparfait et le passé simple, qui rend la lecture hésitante :
- « Je me redresse …quand mon sang put de nouveau y affluer »
- « Ses yeux fixent le brésilien…je savais que je pouvais compter sur lui »

D’autre part, un certain nombre d’à peu près interpellent le lecteur :
- « pour entendre ce village » -> fallait-il comprendre : « pour atteindre… » ?
- « je ne peux me soustraire au fait de garder un œil vigilant sur lui » -> « je ne peux m’empêcher de garder… »
- « à moins de cinq jours de notre position » -> « à près de cinq jours de notre base ». La position est l’endroit où l’on est.
- « je ne sais pas si je vais savoir tenir » curieuse formulation.

Les allers-retours continuels entre le je et le nous sont également très gênants.

Le rendu de la situation est cependant très bon. Les états d’âme du protagoniste sont vraisemblables, ils sentent le vécu. Le militaire accomplissant son devoir malgré les difficultés accumulées, et sans haine pour ceux qu’il ne considère pas comme des ennemis, mais presque comme des victimes. On est loin des jeux violents à la mode de nos jours, où on flingue tout ce qui bouge.

Le fond du récit n’est pas moins intéressant. Le problème créé par les orpailleurs en Guyane est hélas toujours d’actualité.

Neiphyris, je crois que votre nouvelle nécessite une reprise complète de la forme, elle le mérite bien.

   Anonyme   
18/4/2014
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Comme Alexandre j'ai quelque expérience en matière militaire et peut donc lire ce texte d'un oeil avisé. Soit vous vous êtes bien renseigné, soit vous avez réellement servi dans l'armée tant les détails de l'équipement et l'assaut donné correspondent à la réalité.

Le style froid et méthodique colle à merveille à cette opération. Un style qui se réchauffe sur la fin quand le narrateur se laisse aller à des émotions. D'ailleurs, c'est à partir de ce moment où il me semble que l'on quitte le réel pour rentrer dans le roman. Les états d'âme du narrateur sonnent en effet en total décalage avec sa fonction. Un caporal-chef traumatisé parce qu'il a buté un ennemi et perdu un ami, avec tout mon respect, il faut vite qu'il change de métier !

Cette remarque également "ce lieu de profanation de la nature" pour un légionnaire me parait étrange.


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