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Fantastique/Merveilleux
Mauron : Les silences de Tournelâme Fraîchardie
 Publié le 10/06/15  -  8 commentaires  -  19450 caractères  -  86 lectures    Autres textes du même auteur

Le narrateur fait à Rosans, un petit village de la Drôme, une étrange expérience sensorielle et apprend peu à peu qu'elle est due à un artiste tout à fait singulier: Tournelâme Fraîchardie. Celui-ci l'initie à son monde.


Les silences de Tournelâme Fraîchardie


I

Sur la route entre Serres et Nyons, il y a un village, un beau village, après L’Épine, Ribeyret et Moydans. Il s’appelle Rosans. Un village perché, loin de la route, et silencieux. Apparemment silencieux. En tout cas, un village ayant su préserver son statut enviable d’impasse. Quand on y monte, ce n’est jamais pour y passer seulement, on s’y arrête. Sur la grand-route était écrit : « Un bon café vous attend à Rosans », et l’affiche qui le promettait n’avait rien de tapageur ni de marchand, c’était comme une invite à se détourner d’une voie trop directe, trop rapide, afin d’aller vraiment ailleurs et de s’aventurer. Rosans, en effet, est un beau village, comme il y en a tant néanmoins, un village ancien, ayant gardé ses murs, ses portes médiévales, ayant fait naître non loin de là une abbaye bénédictine. Mais ce que j’ai découvert à Rosans a dépassé toutes mes espérances. Je n’y ai pas découvert un décor seulement, mais un trésor, une façon totalement inédite de sentir et de vivre.

Sur la place du café du Nord, celui où j’allais boire le noir breuvage espéré, dès que j’eus quitté l’habitacle de ma voiture, avant même que ma portière avant gauche n’eût claqué, je fus pris par un silence inattendu, un de ces silences qui englobent sans qu’on ne puisse même les concevoir parce qu’il s’agit de silences intentionnels, provoqués, habités de conscience. Je n’avais même jamais imaginé qu’un tel silence eût pu exister avant de parcourir l’espace, finalement assez ténu, entre le parking municipal où j’avais laissé mon véhicule et la terrasse du café. Ce qui semblait le plus curieux c’est que les villageois et les touristes assis à leurs tables ou bien vaquant à leurs occupations n’avaient vraiment l’air de rien ; ce n’était pas d’eux que ce silence émanait, mais d’une sorte de bruit silencieux, comme si un compositeur avait ourdi, à leur insu ou non, quelque muette symphonie.

Je savais que dans ces villages il fallait parfois s’attendre à de l’inattendu, qu’il y avait des personnages incommensurables et chimériques ayant envisagé le monde tout autrement que ce à quoi nos plats administrateurs d’une prétendue réalité auraient voulu nous faire croire, mais je n’aurais jamais cru qu’un artiste ambitieux et secret ait pu réaliser une réussite à la fois si discrète et si totale. Dès que j’eus commandé mon café (et j’entendis ma voix tout autrement que d’habitude, comme si j’en avais été séparé, comme si elle était soudain venue d’ailleurs que de moi-même), je me penchai vers un proche voisin de table et lui demandai – je m’aperçus à cet instant que, malgré moi, je chuchotais – s’il ne trouvait pas que l’atmosphère, quoique très agréable fût un tant soit peu bizarre. Il ne me répondit pas tout de suite, mais ayant attendu une accalmie dans ce silence qui nous enveloppait, comme un moment enfin qui ne fût point sous tension, il me dit enfin : « Oui, c’est le silence opus dix de Tournelâme Fraîchardie ! »

Cette réponse sibylline ne m’aida pas beaucoup sur le moment, mais je me laissais déjà bercer par un autre silence déjà, plus rose, plus ténu, plus petit. On le sentait, on l’entendait venu d’ailleurs, d’un autre ailleurs, peut-être pas d’un ailleurs tout à fait, mais d’un autre moment, comme s’il s’était agi de plages de silence surgies d’un autre temps, venues étendre leurs sables ocre et gris dans le présent. Il y avait, autour, une immense plage de blanc, ce n’est pas qu’on n’entendait aucun bruit, mais ces bruits-là du quotidien tombaient en un espace tel qu’ils n’étaient rien, plus rien. Rétrécis comme s’il avait neigé. Plutôt il y avait comme une déferlante de silence, raz-de-marée comme appelé par la conscience des vivants, bonzaïsant soudain tout ce qui faisait bruit, une moto dans le lointain, ou un tracteur en quelque champ, ou l’enrouement pénible d’un transistor à nostalgie. C’était une autre manière non pas de voir ni de penser, mais d’entendre le monde, et qui effaçait tout d’un présent mal posé, sali de multiples excréments télévisuels ou radiodiffusés. Un ras-le-bol silencieux s’imposait là, dans ce village, et sans malice apparemment.

J’appris plus tard que Fraîchardie aurait peut-être découvert la mémoire des pierres. Chaque pierre, au moment où elle s’était dégagée de la gangue souterraine du primordial rocher, serait devenue, paraît-il, perméable à l’atmosphère qui, en ces temps-là, régnait sur terre dans les airs. Il s’agissait, bien entendu, de temps immémoriaux, que nulle oreille n’avait pu capter, des temps sans ouïe humaine et donc, à proprement parler inouïs, à la saveur particulière, et si spéciale qu’on en percevait immédiatement, pourvu qu’on ait pu la percevoir (et pour ce faire, il fallait une attention, une intention particulière), toute la légèreté, toute la densité, l’étrange sérénité. On aurait même pu dire que de les écouter, ces pierres, donnait soif, soif d’entendre davantage encore de ce vide aberrant, absolu, enivrant. Je sentis bien que mon café allait s’éterniser, que j’allais rester à Rosans bien plus que je ne l’escomptais, qu’il y allait avoir un problème de temps. On m’attendait ailleurs, à Nyons peut-être ou bien à Buis-les-Baronnies, mais rien de cela n’avait plus d’importance désormais. Je vivais dans un entre-temps translucide et léger, qui suffisait à rendre heureux. L’après-midi s’avançait, mon café avait été bu depuis assez longtemps, et j’avais encore intensément soif de ces silences-là et qui semblaient se succéder à l’infini mais de façon instantanée, parfois même simultanée, comme des harmonies ou des contrepoints muets.

Soudain, tout cela s’est arrêté. Les auditeurs se sont un à un levés et j’ai vu venir à moi un homme grand, maigre, un peu voûté, qui sortait à pas lents de l’église moderne et sans caractère dominant la place. Il s’est dirigé vers moi, m’a souri, s’est présenté. Il a dit son nom. Le même que celui que mon voisin m’avait déjà donné.


II

« Je suis le maître de chapelle du village », me dit-il. « Permettez-moi de me présenter, c’est la première fois que je vous vois ici, au moment d’un concert. Je suis heureux que vous ayez été sensible à cette non-musique qui se fait à Rosans. Elle ne pourrait se faire ailleurs. C’est comme une eau de source. Ces gens que vous voyez, ils ont décidé de séjourner ici afin de se « ressourcer » comme on dit, ils font une cure de silence comme d’autres font des cures thermales… Bien plus, ils créent avec moi, grâce à moi, un autre univers sonore. Les sons dont vous avez perçu l’absence naissent d’un silence autre. Tous ces bruits mécaniques qui font ce silence bavard, technologique que nous appelons communément « bruit » ont été effacés, comme gommés par un procédé, que je tiens pour l’instant secret, permettant d’accéder enfin à un monde sans vibration, sans mugissement, sans grésillement, sans grondement même lointain de moteur, un monde débarrassé de ces nuisances accablantes et banales que la modernité impose à notre cerveau depuis nos oreilles. Néanmoins, cela n’est que le creux d’un univers sonore que je refuse d’appeler mien mais que je suis en train de découvrir, d’explorer même, car je suis un explorateur ; d’incroyables réalités m’apparaissent chaque jour, à chaque instant dans le monde tout neuf qui s’ouvre à ma perception. Je me contente d’apprendre, d’écouter ce qui ne s’entend pas. Je ne suis rien qu’un écouteur de ce qui n’est pas… Pas encore, mais qui vient à travers moi, pourvu que je le laisse arriver. »

Je ne comprenais plus. Ces silences venaient-ils de temps antérieurs, ou bien étaient-ils l’annonce, la prémonition de temps nouveaux ? Je songeais à ces concerts de rock où les musiciens et les auditeurs avertis se munissaient de bouchons pour les oreilles ou bien de boules Quies. Vraiment, cet homme allait à contre-courant, il n’était pas, loin s’en fallait, dans ce « mainstream » qui fait fureur auprès de tous les médias populaires et officiels. Je ne comprenais d’ailleurs pas comment la population réputée naïve, crédule, voire bornée d’un village lambda et qui plus est, décervelée jusqu’à il y a peu par trois, puis soixante et enfin cinq cent vingt-six chaînes télévisuelles inondant, là comme ailleurs le paysage hertzien, avait pu accepter si facilement que de tels silences s’imposassent à elle. J’en fis part à ce Fraîchardie, qui commençait à m’intéresser au plus haut point.

« Ils n’ont pas le choix, me répondit-il tout à trac, vous allez comprendre pourquoi. » Il commença à me raconter son histoire, ou plutôt, son parcours… Il avait, au tout début, été un organiste célèbre et célébré au cœur de la capitale, dans une paroisse à l’instrument prestigieux et s’était vite rendu compte de l’étrange effet de sa musique sur les ouailles venues écouter la messe ou son jeu : « Elle stimulait leurs lenteurs », me dit-il en s’arrêtant étrangement sur ces mots et en les répétant d’un air songeur, « leurs lenteurs, au pluriel, oui, parce qu’il y a en nous plusieurs lenteurs, une du corps, une du cœur, une de l’âme… Mais toutes ayant pour point commun de nous faire advenir à la conscience », rajouta-t-il avec feu.

Seulement, m’expliqua-t-il, ces lenteurs les empêchèrent bientôt d’accomplir leurs devoirs de citoyens urbains et diplômés, de vivre leurs vies industrieuses et trépidantes, destinées, la semaine, à des tâches salariées, et le week-end à pousser ou traîner, selon, de lourds caddies de vivres et de produits de consommation dans des zones commerciales sans aucun abri pour l’âme ; et elles furent vite jugées nocives au bon fonctionnement de la société. Une rapide enquête avait permis à de hauts cadres sourcilleux, inquiets du bon ordre public de trouver la cause de cette déréliction négligente qui avait contaminé certains parmi les meilleurs d’entre eux. Il avait été remarqué dans les hautes sphères du pouvoir que les lieux saints de ce quartier, auparavant désertés par des fidèles toujours moins fidèles, étaient devenus des endroits de rassemblements silencieux et recueillis, ce qui avait d’abord été jugé sans conséquence avant d’éveiller les plus graves inquiétudes.

On avait relevé, en effet, des états frisant la catalepsie, certains paroissiens restant ainsi prostrés des heures sur leurs chaises, ou pire, à même le sol après avoir entendu la messe… D’autres, à la sortie de l’église, erraient, comme désorientés, des heures voire des jours dans les rues, à pas si lents qu’ils en étaient devenus un danger pour la circulation automobile. Ils ne savaient plus, si on les interrogeait, ni qui ils étaient, ni ce qu’ils faisaient, se contentant de réponses verbigératoires et incompréhensibles, quoique saisissantes, voire troublantes, comme un poème. Curieusement, cet état d’oubli de soi-même et de sa vie semblait inversement proportionnel à l’engagement et à l’investissement dont ils avaient fait preuve jusque-là ; celui-ci était néanmoins passager et ils finissaient par revenir peu à peu à eux-mêmes. Les effets produits furent néanmoins jugés suffisamment sérieux pour que l’organiste, sans même avoir été réprimandé puisqu’il semblait ne pas avoir été mu par des intentions mauvaises, ni même avoir clairement perçu l’effet profond de sa musique sur ses auditeurs, fût muté très loin de tout, à Rosans, mais sans que cette étrange affaire n’ait jamais été ébruitée.

« Curieusement, c’est cet exil, rajouta-t-il, qui me fit prendre conscience du pouvoir que j’avais sur les autres et sur moi, de cet étrange don, mais dangereux apparemment, de rendre chacun à soi-même, à son rythme et surtout, à sa lenteur. Les musiques amplifiées, électriques, d’aujourd’hui, servent au contraire à nous stimuler, à nous faire oublier notre rythme secret. Elles poussent à la production d’adrénaline, à la tachycardie, et enfin au désordre psychique résultant du dérèglement, imposé du dehors par leurs amplifications outrancières. En ce sens, elles sont adéquates au monde autour de nous, elles sont à son service et nous soumettent à son bruit. Notre société a évidemment besoin de cette hystérie, de cette agitation, mais nous, non. Elles nous sont même profondément désagréables et nuisibles. Voilà pourquoi les Rosanais n’ont pas le choix d’aimer ou non ma musique, le problème d’ailleurs n’est pas là, il est bien plus profond qu’une simple question de goût. Il s’agit d’énergie et de complexion, de juste tempo avec soi-même. » Il s’arrêta. Il souriait.

Tournelâme Fraîchardie m’avait parlé avec chaleur, voire emportement et cela contrastait avec l’effet que ses silences m’avaient fait. Comme je lui en faisais part, il répondit en souriant. « Je vous propose, cher monsieur, car je sens en vous comme un frère, une expérience inédite et, à proprement parler, inouïe. Vous avez bien sûr compris que j’ai renoncé à jouer de l’orgue depuis assez longtemps. Ce n’est pas qu’il fasse trop de bruit à mon goût cet instrument, il peut en faire infiniment peu, mais même à ce moment-là, il en fait, et je cherche désormais une absence, un vide, un creux… Ainsi ai-je découvert un tant soit peu de mon silence, du moins ai-je commencé à l’entendre, à l’explorer, à le comprendre, mais j’aimerais donner des couleurs, une voix, une présence à un silence autre, le vôtre peut-être ? Pour cela, il faudrait vous soumettre à l’Orgue à songes de mon invention, celui à partir duquel je crée mes opus de non-musique désormais. Seriez-vous d’accord ? » Après une petite hésitation, je répondis : « Oui, pourquoi pas, mais quand ? Je suis assez pressé au fond… »

« Mais tout de suite », me répondit-il. « Suivez-moi. »


III

Sa réponse était si impérieuse et mon désir si grand que je me levai, réglai le modeste prix de ma consommation et le suivis dans l’église. Nous remontâmes la nef jusqu’au chœur, et là, il s’accroupit. Il souleva une lourde trappe de bois, apparemment sans effort, et descendit une échelle meunière. Je le suivis encore. Nous nous trouvions dans une crypte voûtée et, devant nous, dans la pénombre se dressaient deux gigantesques mains, qui semblaient obéir aux injonctions du maître. Elles se touchaient, se serraient, interpénétraient leurs doigts, jouaient déjà l’une avec l’autre avec esprit comme si elles avaient été mues d’une vie singulière.

« Voici l’instrument », me dit-il. « Un organiste joue avec ses mains, ses pieds, sur un clavier parfois d’ébène, parfois d’ivoire ou de tilleul, ici, l’instrument, ce sont ces grandes mains qui vont déchiffrer et jouer, interpréter les pensées et les songes qui défilent dans votre tête. La main droite pour votre cerveau gauche, et la gauche pour votre cerveau droit. Vous serez le clavier de ces deux mains expertes. Ne me demandez pas d’où viennent ces deux mains ni en quelle matière elles sont, cela c’est mon secret encore. Sachez qu’elles sont d’une sensibilité que nos mains humaines n’approchent pas. Elles vont donc venir autour de vous, et vous envelopper d’une grande douceur, vous sentirez leur chaleur, car elles vivent, ne vous en effrayez pas, vous sentirez aussi leur odeur, une odeur de chair, très suggestive. Il vous suffit de vous asseoir ici, entre elles deux, au creux de la paume de celle-là, et de vous laisser aller. »

Je m’approchai, m’assis, et soudain me sentis pris dans un étrange espace, à la fois très petit et très grand, infini. Les deux mains m’avaient entouré, comme une tente tiède, leurs doigts se tenaient joints juste au-dessus de moi, il me semblait qu’il y avait une empathie profonde qui naissait entre elles et moi. Quelque chose disait en moi : « Tu es le préféré, l’élu et le premier » et je ne savais pas si ce chant inattendu, soudain venait d’elles ou bien de moi. Tout me semblait malléable infiniment, je me laissais malaxer par la douceur de ces deux mains priant, et je ne savais plus très bien si c’est moi qui jouais d’elles ou bien elles qui jouaient de moi. Nietzsche avait autrefois parlé de transvaluation ou d’inversion des valeurs, c’était un philosophe musicien qui savait ce qu’ouïr veut dire, il me sembla soudain qu’il convenait d’inverser les sensations : ce qui semblait bruyant n’était que du silence alors que le silence, lui, parlait.

Le plus étrange c’est que mes pensées, au départ ardentes, ne cessaient, entre ces deux mains qui me manipulaient, me caressant d’une bien surprenante façon, de s’amortir, de s’amoindrir, de s’effilocher. Les mains dansaient autour de moi, en dansant elles touchaient quelque chose dedans, quelque chose d’inconnu, d’incongru qui vibrait doucement. Tout de moi était pétri, repétri et se retournant, peu à peu, comme un gant. Silence de la nuit, traversée du silence, depuis l’endroit où l’on est vertical, où aucun vent ne vient pencher quoi que ce soit, de l’endroit où n’est nul penchant. J’allais depuis cet endroit-là, ce silence du cœur et du corps et laissais chanter ce qui vient. Je pensais à Giacinto Scelsi, à Stockhausen ou même, à rien, au bruissement d’un tilleul dans le temps ou à la chute sur le sol de quelque gland.

Il me venait cette intuition, claire, évidente comme le jour : l’océan et le vent ne riaient pas seulement, ils étaient le rire de la terre. Car le monde rit voyez-vous, de rien ni de personne. Il faut être petit, tout petit, trop petit pour rire de, avec ou contre ; avec quelqu’un, ou contre tout. L’univers rit sereinement lui, de ce rire inextinguible des dieux, inépuisable et absolu, et silencieux, et rire un tant soit peu, c’est se mettre aussitôt en lien avec ce rire énorme d’univers, être aspiré soudain par ce silence vivant et géant, cette joie primitive et première. Non pas seulement se lier avec les autres hommes mais à la grande vague de la vie qui ne cesse de déferler, déferler en riant… J’entendais le rire de ce déferlement. Les deux mains étaient devenues deux grandes vagues, elles m’isolaient du dehors, et dedans je plongeais en un univers sensible et mouvant, joyeux et grave, infiniment. Je ne contrôlais rien, plus rien de ce qu’il m’arrivait, mais quelque chose depuis ces deux mains me disait : « Tu es le préféré, le premier, le Divin. » Il me semblait qu’elles m’accouchaient, qu’elles me faisaient naître comme chacun aurait dû naître, chacun étant le Préféré, le Premier, le Divin, pourvu qu’il l’ait accepté. Il y avait aussi des plages de silence venues d’autres temps, venues s’échouer dans le présent, comme appelées par la conscience des vivants. Une autre manière non pas de voir, mais d’entendre le monde, d’y voyager. Il y avait à découvrir et découvrir encore, tant et tant ! (…)

Soudain, il y eut un grand blanc. Je fus sous le regard aigu de Tournelâme. « Vous êtes revenu », me dit-il. « Je ne pouvais pas vous laisser aller plus loin, plus près. Il en allait de ma vie, de la vôtre, de celle des deux mains qui vous ont caressé. Il faudra que je sois le seul, ou que je meure, ou que je les tue, ces deux mains après les avoir créées. Je ne pourrai plus supporter qu’elles en touchent un autre, qu’elles touchent autrement. Elles ont dû vous souffler que vous étiez le Préféré, l’Élu et le Premier, ne dites pas non, je le sais, cela se voyait tellement, elles me l’ont dit également. Je crois qu’elles le diront à tous ceux qui viendraient. » Son sourire était inquiet. Je me suis levé, lui ai serré sa main droite qui tremblait et suis parti. Rosans, le temps d’une après-midi, était devenu cette rose improbable, mais elle avait trop bien fleuri. Et voilà que déjà, elle se fanait. Sa fanaison m’accompagnait avec le crépuscule finissant. À moins que ce ne fût une aube ?


 
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   Neojamin   
14/5/2015
 a aimé ce texte 
Un peu ↑
Bonjour,

Une entrée en matière intéressante, le suspense est au rendez-vous, un village particulier...Je trouve juste dommage de ne pas suspendre le suspense avant «une façon totalement inédite de sentir et de vivre» J’ai le sentiment qu’on en sait trop dès le début.
Le deuxième paragraphe me parait maladroit...tout ça pour expliquer un silence que vous ne parvenez pas à transmettre finalement. (Mais bon c’est tout un challenge paradoxal que d’écrire un texte sur un silence...:))
«Je savais que dans ces villages il fallait parfois s’attendre à de l’inattendu...» toute cette phrase m’a paru bien peu nécessaire, vous amenez trop le sujet, gardons la surprise !

«un présent mal posé» J’aime bien, mais là encore, je trouve que le paragraphe manque de clarté. Votre idée est intéressante, mais vous semblez tourner autour du pot, vous vous répétez et j’avoue m’ennuyer un peu à la lecture. Et si au lieu d’expliquer avec les mots ces silences, vous les illustriez ?

De manière générale j’ai eu le sentiment qu’au lieu de raconter une histoire, vous l’expliquiez. Dommage car elle est captivante, ce personnage mystérieux, ces musiques sans notes, ces silences...mais le narrateur se contente de commenter, comme une simple voix-off...au lieu de vivre l’histoire...et donc, je n’ai pas pu me mettre à sa place.

Je vous encourage à retravailler cette histoire, en la rendant plus vivante, elle sera je pense plus accessible et j’aurais plaisir à la lire.

   Pepito   
10/6/2015
Et bonjour Mauron !

Forme: bon, voilà ce que l'on appelle une écriture "précise" !
Exp : "avant même que ma portière avant gauche n’eût claqué" d'une phrase, on sait que le narrateur n'a pas une voiture anglaise et qu'il n'est pas assis à l'arrière pour la conduire... si, si, c'est important.

Par contre, plus loin, j'ai cherché la couleur des yeux de Tournelâme Fraîchardie... et je ne l'ai pas trouvé, haaaaargh ! J'ai été obligé de l'imaginer, mais quelle angoisse ! Faut pas me faire des trucs comme ça, tu ne te doutes pas ce qu'un lecteur un peu imaginatif serait capable d'inventer ?! C'est diiiiiingue ! ;=)

Impressionnant, aussi, tous ces noms de bled. T'es comme notre prix nobel de littérature, tu peux pas t’empêcher de nous décrire par le menu des lieux qui existent (peut-être) mais ou on ira jamais et dont on se moque éperdument. ;=)

"afin d’aller vraiment ailleurs et de s’aventurer" une impasse pour partir à l'Aventure, ça c'est marrant comme idée
"une accalmie dans ce silence" un bruit, donc ? ;-)
"ces bruits-là du quotidien" "là" est pas en trop ?

"des temps sans ouïe humaine et donc, à proprement parler inouïs" haaaa, cha ché bon cha, j'aime !

Gaffe, quand même, à l'écriture en gros paquet sur z'internet, la digestion est difficile...

Fond : ce Tournelâme Fraîchardie, ce ne serait pas John Cage nous jouant son 4'33 , prononcer « quatre minutes trente-trois secondes de silence » ? Cela y fait penser grandement ! ;=)
Pour l'inspiration, t'as la suite : 0:00 (?!)
T'as aussi, à l'opposé, le harsh noise wall
http://www.decimationsociale.com/app/download/5795218093/Manifeste+du+Mur+Bruitiste.pdf

Bon, cette "aventure" ne m'a pas passionné, mais ça se lit.

Bonne continuation à toi.

Pepito

   hersen   
10/6/2015
 a aimé ce texte 
Un peu ↑
Une lecture un peu fastidieuse. Non pas par le vocabulaire, mais par des tournures un peu alambiquées quand ce n'est peut-être pas nécessaire. Et surtout, j'ai l'impression que vous avez du mal à "placer" votre histoire. Vous l'expliquez beaucoup et puisqu'on sait depuis le début, ou presque, de quoi il retourne, il n'y a plus de place pour la surprise. On n'imagine pas grand-chose. Même le lieu, avec tous ces noms de villages (six fois le mot dans les six premières lignes) qui nous empêchent de s'imaginer tranquillement Rosans ? Ces informations sont-elles bien nécessaires ? Et puis, surtout, pas l'ombre d'une explication que du coup j'attendais pour ces "mains". C'est secret. Même pour le lecteur. Je suis un peu frustrée, pour tout dire.
Peut-être que ma réaction vient du fait que j'ai été incapable de me figurer ces silences dont le dessein m'a semblé confus et que donc je n'ai pu rentrer dans le récit.

A vous relire.

   Anonyme   
11/6/2015
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour,

J’ai bien aimé votre nouvelle, le style ne m’a pas heurté, vous gérez le mystère qui reste entier sur ce que sont ces mains, soit, et en un certain sens tant mieux.
On pourrait comparer la musique de ces silences comme vous en parlez à la fin de la nouvelle, à ce que décrivent les méditants à propos de leur expérience : une ouverture vers l’irrationnel, le sans limite, la fantaisie, le rire, la création perpétuelle, la vie éternelle (là, pour une fois, je lis entre les lignes).
On comprend que s'il incitait les gens à méditer au lieu d'aller au boulot, votre Tournelâme ait dérangé les pouvoirs publics...
La troisième partie est bien réussie à mon avis.
En fait votre idée est très intéressante, le traitement assez subtil, peut-être perfectible mais comment ? Je ne saurais vous donner de conseil.

À vous relire.

C.

   Mare   
11/6/2015
 a aimé ce texte 
Un peu ↑
Je ne suis pas une grande amatrice de l'écriture en "spirale", qui aime à répéter les mots plusieurs fois à peu de distance (par exemple, ici : "Un village perché, loin de la route, et silencieux. Apparemment silencieux." ou encore "je fus pris par un silence inattendu, un de ces silences qui englobent sans qu’on ne puisse même les concevoir parce qu’il s’agit de silences intentionnels"). C'est voulu, je le sais bien, mais cela donne toujours une impression de lourdeur. Je suis prête à reconnaitre qu'ici, cela contribue à l'ambiance du texte. Il faudrait peut-être voir à ne pas trop en abuser, par contre.

Le gros point fort, à mes yeux ici, c'est l'atmosphère du récit. Elle est bien présente, posée dès le départ. Mais une atmosphère ne fait pas tout, il faut aussi une histoire solide. Et là, je trouve que l'auteur pèche un peu. Il y a un récit, mais il n'y a pas d'histoire. Il manque quelque chose pour qu'on ait réellement envie de suivre le narrateur dans sa quête de sens. La discussion avec Tournelâme est à sens unique, il n'y a pratiquement que lui qui parle, par exemple. J'aurai apprécié plus d'implication du narrateur. Il faut qu'il se passe quelque chose, pas besoin que ce soit grand chose, un petit rien aurait suffi. Mais il faut vraiment un évènement pour donner plus de corps au récit.

Merci pour ce moment de lecture, qui reste agréable malgré mes remarques.
Mare

   Coline-Dé   
11/6/2015
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Sur le fond, j'ai beaucoup aimé cette parabole étonnante, mystérieuse, qui parle à l'âme un langage que l'esprit ne comprend qu'à moitié... Le silence, le vide qui accouche notre être en faisant taire les fracas, les semblants, les agitations... voilà bien de quoi inquiéter nos managers !
On devient ingouvernable quand on écoute du silence qui chante !
Le personnage de Tournelâme ( !) Fraîchardie a quelque chose de Merlin : à la fois surnaturel et très humain ( sa jalousie ...)
Je suis plus mitigée sur la façon de traiter le sujet : il y a de beaux passages ( contrairement à certains commentateurs, je trouve que les répétiitons procèdent de l'incantatoire qu'on trouve dans les "gestes" ou dans les contes. En revanche, je suis d'accord avec le reproche de " trop raconté", de nombreux détails inutiles alourdissent le texte et c'est un comble d'avoir un texte " bavard" pour chanter le silence !
Mais l'idée est tellement belle et originale que je vous demanderais bien de le retravailler, dans le sens d'épurer : ça vaudrait vraiment la peine !
Merci pour cette jolie invitation à penser !

   jfmoods   
13/6/2015
Quelques remarques sur la forme...

J'aurais mis plutôt deux points ici...

« Quand on y monte, ce n'est jamais pour y passer seulement : on s'y arrête. »

« ... celui ou j'allais boire... » : l'action n'est pas habituelle, elle est ponctuelle (passé simple : « allai »)

« ... réaliser une réussite... » : l'expression m'apparaît maladroite

« … celui-ci était néanmoins passager... » Le référent étant assez éloigné, il me semblerait plus cohérent de reprendre le groupe nominal d'origine : « cet état »

Il manque un accent circonflexe : « ... ne semblait pas avoir été mû... »

Trop de parataxe, par endroits, comme si l'auteur n'était plus conducteur de son texte, mais bien emporté par celui-ci. Certaines de ces virgules gagneraient à disparaître par le simple raccourcissement de certaines phrases. Comme là, par exemple :

« … d'ivoire et de tilleul. Ici, l'instrument... »
« ... car elles vivent. Ne vous effrayez pas... »

Ailleurs, il manque, au contraire, des virgules. Des respirations font défaut. Dans un réseau dense de phrases complexes, souvent amples, agréablement construites, plutôt virtuoses (certaines agrémentées de tirets, de parenthèses), ce sont autant de jalons manquants à une fluidité maximale.

Je reste passablement réfractaire à l'utilisation de conjonctions de coordination (« car », « mais ») en tête de phrase, habitude d'écriture qui tend à devenir une mode dans les textes en prose. Il m'arrive, hélas, parfois, de succomber également à ce « Mais... » si facile, si mécanique, qui heurte toute cohérence grammaticale.

La construction « , et » s'emploie dans des situations bien spécifiques et apparaît de manière bien trop machinale dans ce texte.

Ainsi, une simple juxtaposition suffit ici :

« La main droite pour votre cerveau gauche, la gauche pour votre cerveau droit. »

Quelques correspondances de temps sont à revoir...

« ... je ne savais plus très bien si c'est moi... »
« Le plus étrange, c'est que mes pensées... »
« … laissait chanter ce qui vient...  »

De même...

« ... je crois qu'elle le diront à tous ceux qui viendraient... »

… pose problème. Soit conditionnel soit futur... mais pas les deux en même temps.

Pour le fond, j'ai eu beaucoup de plaisir à lire cette petite histoire douce, utopique, hors du temps, mettant en lumière l'un des fléaux de notre modernité. Le côté explicatif du récit ne m'a pas semblé exagérément développé. Cette machine caressante est une belle invention, mystérieuse à souhait.

Merci pour ce partage !

   Anonyme   
20/6/2015
 a aimé ce texte 
Bien
"qu’un tel silence eût pu exister". Un peu lourd, j'aurais mis simplement "qu’un tel silence puisse exister".
"que de tels silences s’imposassent à elle". Pas très heureux cet imparfait du subjonctif. Vous utilisez souvent des temps qui plombent votre écriture et la rendent ardue à déchiffrer je trouve .
Hormis ces remarques sur un style qui gagnerait à plus de simplicité, j'ai bien aimé le fond de l'histoire. C'est plutôt original et pertinent. Notre monde est en effet saturé de bruits et d'informations de toutes sortes, cet hommage au silence et au recueillement est une contre-réaction salutaire. Par contre que le vecteur de ce salut soit deux mains j'ai trouvé ça étonnant ! J'avoue que ça m'a un peu désarçonné, j'aurais vu quelque chose de désincarnée au contraire, hors de notre condition humaine.


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