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Réalisme/Historique
miguelmichel : Une veuve noire
 Publié le 13/07/14  -  7 commentaires  -  22429 caractères  -  94 lectures    Autres textes du même auteur

La curiosité de Germaine est inexorable. Ce qu'elle a découvert l'inquiète profondément. Elle aimerait prévenir Églantine du danger à aller à Volgograd avec Yves.


Une veuve noire


Sur la place brûlée par le soleil du début de l’après-midi, elle s’était adossée contre un mur de pierres fraîches dont l’ombre s’étalait sur le sol de terre battue. À côté de leurs éventaires, les marchands avaient parqué quelques animaux, chèvres, volailles, chevaux, pour les protéger de la canicule. Dans le lointain, par intermittence, quand la rumeur s’atténuait, elle percevait une voix d’homme qui chantait El-Adhân, cet appel lancinant à la prière, qui émanait de la mosquée.


Dans la rue des Tilleuls il y a un petit immeuble, avec une façade blanche et une entrée brillante de marbre et de bronze frotté.


– Bonjour Germaine, il y a bien longtemps que je ne vous ai pas vue.

– C’est vrai mademoiselle Lefort. Le mois dernier, j’en ai eu plein le dos. Mais j’ai repris quelques ménages, chez les Dupré, les Chenin et les Moniz, et depuis peu chez le nouveau locataire du cinquième.

– Ce monsieur si élégant ?

– Oui, monsieur Martin, Yves Martin.

– C’est indiscret, mais dites-moi, est-ce qu’il vit seul monsieur Martin ?


Elle pourrait décrire toutes les manies, les secrets, les intrigues qui existent à chaque étage, dans tous les appartements. Elle passe le balai, l’aspirateur, le coup de chiffon précis, la serpillière, fait le repassage et tout le ménage, efficace et discrète. Le regard et l’ouïe perspicaces, elle réfléchit, mémorise, argumente, calcule. Elle serait capable d’écrire une satire des histoires quotidiennes de chacun. Elle y a pensé. Elle n’a pas fait de grandes études, mais elle connaît de vrais mots et elle aime consigner, dans des cahiers secrets ou dans son ordinateur, les faits et les événements inhabituels. Elle prend même des photographies avec un petit appareil numérique qu’elle a toujours dans sa poche. Elle a la confiance des propriétaires et des locataires. Mais s’il arrivait qu’elle égare un de ses écrits ou de ses clichés, que quelqu’un en ait connaissance, cela serait considéré comme une trahison, une véritable forfaiture. Son allure relâchée, sa silhouette rondelette, lui permettent de passer partout. Les femmes sont rassurées car elles ne la trouvent pas très jolie. Mais elle sent bien, Germaine, la cinquantaine révolue, que les hommes ne sont pas complètement insensibles à ses yeux vifs d’un bleu profond, à sa bouche sensuelle, à son sourire délicat, à sa coquetterie.


À l’assemblée générale des copropriétaires, elle a l’habitude de s’asseoir au fond de la salle. De cette position stratégique elle peut observer tout le monde. Ce jour-là il y avait, à droite, juste devant elle, un monsieur bien mis qu’elle n’avait jamais vu, sans doute le nouveau du cinquième. À force d’être observé, il s’est retourné. Elle n’a pas pu échapper à son regard, comme si elle avait été hypnotisée. Un visage plein, avec une barbe noire de quelques jours, des yeux profonds et souriants, les cheveux courts, il s’est penché vers elle et avec un air complice et amusé, il a murmuré :


– Germaine, feriez-vous un peu de ménage chez moi ?

– Avec plaisir, balbutia-t-elle en pensant : « Mais, il me connaît ? »


Elle rougit, elle a le cœur qui chavire. La voilà troublée par la prestance de cet homme. Mais que se passe-t-il ? Il faut avouer qu’à présent avec son mari, ce n’est plus le grand amour. Depuis qu’il est à la retraite, il s’est empâté Marius. Il dit à peine bonjour, ne se préoccupe que des repas, toujours devant la télé, avec son journal et ses bières qui puent. Et puis au lit, c’est plus ça du tout.


Mademoiselle Lefort aimerait bien en savoir plus sur le monsieur du cinquième. Elle est douceâtre et affectueuse avec Germaine, lorsqu’elle la croise quelque part dans l’immeuble.


– Appelez-moi Églantine, comme tout le monde.

– Je n’oserai jamais mademoiselle Lefort.

– Mais si, mais si, nous sommes amies depuis si longtemps. Dites-moi, monsieur Martin est-il toujours seul ?


« Elle en pique pour lui l’Églantine », se dit Germaine. Elle doit avouer qu’elle est un peu jalouse. Comme elle est belle, toujours d’une élégance étudiée et rare. C’est simple, l’autre jour mademoiselle Lefort arrivait dans la rue des Tilleuls, devant l’immeuble, la démarche légère sur ses hauts talons, vêtue de sa robe nénuphar, une robe de tulle vert, flottante et parsemée de fleurs blanches, violacées, rougeâtres. Tout à coup le temps a semblé suspendu. Comme si les passants avaient cessé de respirer. Germaine ne voit pas comment monsieur Martin pourrait résister.


Un soir, elle rencontre madame Moniz, sa voisine au quatrième.


– Comment allez-vous Germaine ?

– Bien, madame Moniz. Et vous-même ?

– Oh ! À peu près.

– Ah bon, que se passe-t-il ?

– Je dors très mal. Vous n’êtes pas dérangée, durant la nuit ?

– Mais non, pourquoi donc ?

– Il y a de drôles de bruits au-dessus, chez le nouveau du cinquième.


Avec les ronflements de Marius et ses boules Quies sur mesure, Germaine ne peut rien entendre. Mais à bien y réfléchir, ce monsieur Martin, il a des côtés bizarres. Il y a ces sacs de voyage qui sont dans sa chambre, comme s’il allait partir d’un jour à l’autre. Il travaille beaucoup avec ses deux ordinateurs. Germaine avec le sien, elle est à la page. Elle navigue sur le Net, se sert de Word et parle avec ses enfants à l’autre bout de la France, par mail et avec Skype. Monsieur Martin, il discute à voix basse en français, avec un léger accent indéfinissable, mais aussi en espagnol, en anglais et en une autre langue inconnue, peut-être du russe, ou de l’arabe, une langue râpeuse, gutturale.


Ce que lui a dit madame Moniz l’a intriguée. Cette nuit, elle est sortie très discrètement de la chambre, mis ses pantoufles, sa robe, et elle a écouté. Vers deux heures du matin elle a reconnu des frottements de pieds au plafond. Discrètement elle est montée par l’escalier, s’est dissimulée au fond du couloir dans le local du vide-ordures, ça sentait la pourriture, mais bon, elle voulait savoir. Elle a attendu, une heure peut-être. Et alors, sortant de chez monsieur Martin, elle a vu une ombre grise et silencieuse, portant un petit sac, se diriger vers l’ascenseur.


Sur le marché de la place des Fruitiers, se côtoient les maraîchers, fromagers et crémiers, boulangers et pâtissiers, bouchers et charcutiers, vignerons, herboristes, fleuristes, artisans du cuir ou du bois. Les étals bigarrés s’enchevêtrent dans un désordre hétéroclite et sémillant, qui ici de bric et de broc, là d’une minutieuse organisation. Les voix et les bruits se confondent dans un brouhaha, on tend l’oreille tout près du marchand. Les odeurs et les parfums fusionnent dans la complicité espiègle et délicieuse d’une viande rôtie, d’un bouquet de thym, d’une brioche encore chaude. Et puis il y a les chocs, « Excusez-moi madame », les frôlements furtifs et involontaires d’une robe flottante, d’une grosse laine, d’un tablier de toile. Dans cette insouciance, Églantine laisse fuir ses pensées.

Savourer une belle batavia rouge et pommée rehaussée d’une pointe d’échalote, d’une carotte râpée, de quelques cubes de betterave rouge, de petits morceaux de jambon délicatement dorés et de deux œufs mollets. Préparer une sauce avec un peu d’huile d’olives de Nyons, de vinaigre de Modème, de sel de Guérande et de quelques graines grillées de sésame. Se délecter d’un saint-marcellin frais et onctueux, nappé de crème et de confiture de myrtilles. Devant la baie qui donne sur les cheminées de briques et les toits de tuiles rouges, contempler le Moucherotte, éclairer la table de la cuisine d’un bouquet de tulipes blanches, jaunes et rouges, emmaillotées dans de grandes feuilles vertes. Et puis, partager ce festin…


Sur cette place où il aime faire provision de légumes de saisons, de viande et fromages, pain ou pâtisserie, il reconnut immédiatement la silhouette singulière, cette ligne souple et tendue, la démarche discrète et fière. Il contourna un étal de fruits pour se trouver en face d’elle.


Elle l’accueille, son visage s’éclaire, souriant et secret. À droite, juste au-dessus des lèvres fines à peine maquillées, il y a un grain de beauté. Dans ses yeux d’un brun profond, où à la commissure des paupières se tissent quelques rides à peine perceptibles, il discerne comme une mélancolie. Elle porte une jupe légère et fleurie, un chemisier blanc décolleté d’où dépasse, sur la peau nue, un liseré de dentelle brodée. Le ciel projette l’ombre et la lumière sur la courbe soyeuse de ses épaules et sur les fossettes qui s’arrondissent entre le cou et la poitrine. Un collier de perles noires, sur la peau mate, répond à une chevelure ébène peignée en arrière, dégageant clairement l’ellipse de son visage. Alors sur la place qui vibre dans l’air chaud de ce dimanche de printemps, leurs regards s’accrochent. Il y a, de l’un à l’autre, une respiration, des parfums de lilas et de musc qui se confondent, une inquiétude qui les surprend.

Il entend son cœur frapper à l’intérieur de sa poitrine, assourdissant. Une grande émotion provoque toujours chez lui, un état presque maladif, depuis ce jour de son enfance, dans la maison de ses parents, lorsque les soldats ont fracassé la porte. Dans la fulgurance de ses souvenirs, après tant de violence, tant de rancune, tant d’abnégation et de sentiers parcourus, elle est là devant lui. Tant de bonheur.

Regards étonnés

L’un vers l’autre magie hasard

Rêve inavoué.

Il est à un pas, elle s’approche, presque à l’effleurer. Ils sont immobiles, les passants les évitent. Ils devinent les bruissements diffus et confus des conversations, des rires, des pas, des interpellations, des verres qui tintent dans le lointain, des chocs, des craquements. Et pourtant, le silence emplit l’espace de cet instant surprenant. Puis tout à coup, ils rient de cette rencontre.


– Vous êtes monsieur Martin, Yves, je crois.

– Et vous mademoiselle Lefort, ma voisine du troisième.

– Appelez-moi Églantine, s’il vous plaît.

– Comme les fleurs de ces baies dont ont fait parfois des confitures ?

– Yves, d’où vient votre léger accent ?

– De ma mère qui est née à Saratov, un village près de Volgograd, en Russie.

– Accepteriez-vous de déjeuner avec moi, aujourd’hui ?

– Avec plaisir, mais aimeriez-vous une brioche dorée et un vin moelleux ?


Du balcon de son appartement, Germaine avait aperçu mademoiselle Lefort et monsieur Martin. Il eût été possible d’entendre les rires et les éclats de voix, si Marius n’avait pas déréglé le son de la télévision. Il pourrait consulter un audioprothésiste, il y en a un juste en bas. Églantine devrait prendre garde à ce monsieur, trop lisse, trop poli, si bien éduqué, charmeur au beau langage. La discrétion de celui-ci sur son métier, ses activités de la journée et de la nuit, cachent quelque chose de suspect. Elle aimerait savoir, Germaine.


Elle a mis des lunettes sombres, s’est habillée avec un pantalon et un chemisier de sa fille. Elle s’est garée au bout de la rue des Tilleuls, a attendu un bon quart d’heure avant de voir passer la Twingo bleue. Elle a laissé un peu d’espace entre eux, il ne conduisait pas très vite. Elle l’a suivi dans l’avenue Marie de France, puis le cours des Maréchaux. Au bout, il a tourné à gauche. Il s’est arrêté devant le 50 rue de l’Arlésienne. Elle a filé tout droit en l’observant dans le rétroviseur et s’est promptement garée. Elle a couru aussi vite qu’elle a pu, juste pour le voir pénétrer dans un bâtiment de béton dont la façade du rez-de-chaussée était couverte de briques rouges carrées. Des étroites lucarnes bleues, protégées par des barreaux de fer, donnaient sur le trottoir jonché de papiers, de bouteilles et canettes, de vieux chiffons. Aux étages, des antennes paraboliques trônaient, telles des sentinelles. Certains habitants accoudés aux fenêtres ou aux balcons semblaient l’observer avec curiosité. Sur un panneau, au-dessus de la porte qu’avait empruntée monsieur Martin, il y avait inscrit en grandes lettres : « Mosquée Masjid Mwashah», et sans doute une traduction, dans une langue qu’elle ne connaissait pas. Discrètement elle a pris une photographie.


Elle a encore contre elle la douceur des caresses, la chaleur et la quiétude de la nuit, le frottement et l’odeur des draps.


– Ce soir, c’est moi qui t’invite, murmure-t-il.


Pudique, il est debout près du lit, rasé et parfumé, une serviette autour de la taille qui laisse à nu la ligne robuste de ses jambes, le torse souple, les bras aux muscles arrondis, le ventre et le sommet des hanches légèrement feutrés.

Elle essaie de comprendre la fulgurance, la simplicité, la confiance mutuelle qui a suivi cet instant miraculeux où ils se sont trouvés face à face, sur la place des Fruitiers. Six mois déjà se sont écoulés. À présent, ils font des projets. Il propose d’aller avec elle dans le pays de sa mère, en Russie, sans doute l’été prochain. Lorsqu’il évoque ses parents, son visage devient gris et une grande tristesse s’installe. Dans son regard elle discerne une ombre très dure, déterminée, ses mains ont un léger tremblement. Dans ces instants, il semble presque étranger. Il repousse les questions.


– Je te raconterai quand nous irons à Saratov.


Germaine a trouvé sur Internet, une écriture semblable à celle qu’elle a photographiée à la mosquée Masjid Mwashah ce sont des caractères cyrilliques. Depuis elle est attentive à toutes les informations concernant la Russie. Par exemple, le mardi 31 décembre 2013, dans la sélection du journal, « Le Monde hebdomadaire » elle a été attirée par un article de la correspondante de Moscou :

« Attaques terroristes à Volgograd, deux attentats attribués à des djihadistes du Caucase russe.

Dimanche 29 décembre 2013 une bombe d’une puissance de dix kilos d’équivalent TNT a explosé alors que les policiers s’apprêtaient à interpeller une femme suspecte devant les portiques détecteurs de métaux à l’entrée de la gare de Volgograd. La femme, nommée après la découverte dans les décombres de sa tête arrachée, serait Oksana Aslanova. C’est l’une de ces “veuves noires” envoyées par les terroristes pour, après la mort d’un mari rebelle, se sacrifier dans des attentats-suicides. Dimanche, au moins 17 personnes ont péri et une quarantaine ont été blessées. »


Monsieur Martin a demandé à Germaine de faire un grand ménage dans son appartement. Aujourd’hui elle récure, aspirateur, serpillière, poussière, vitrages, nettoyage de la salle de bain, de la cuisinière et de l’évier, cirage des meubles, heureusement qu’elle sait tout faire. À vrai dire, ce n’est pas très sale, car monsieur Martin, il passe plus de temps chez mademoiselle Lefort que chez lui, et puis c’est un homme ordonné et soigneux. Pas comme Marius qui laisse tout traîner n’importe où, même ses slips douteux. Bon, il y a encore la chambre à nettoyer et les draps à changer. Monsieur Martin lui a demandé de mettre ceux avec des fleurs de nénuphars multicolores, qu’il vient d’acheter. Elle les a passés à la machine avant-hier avec du produit spécial « douceur », parfumé à la violette. Églantine va certainement les étrenner. Elle l’envie un peu. En bordant le lit, elle aperçoit dans l’armoire entrouverte, un sac de voyage. Germaine ne peut pas résister, sa curiosité est inexorable, elle sait bien qu’elle ne devrait pas faire ça. Elle écoute, va dans le couloir vérifier s’il n’y a personne, revient, ouvre le placard, tire silencieusement la fermeture. À vrai dire, elle avait déjà pensé qu’à la première occasion elle commettrait une indiscrétion. Elle ouvre le sac en grand, et clic, elle prend rapidement trois photographies avec son petit numérique.


Églantine a préparé quelques vêtements et sa trousse de toilette pour dormir chez Yves. Elle bondit de marche en marche. Au quatrième, à peine essoufflée elle rencontre Germaine.


– Bonjour mademoiselle Lefort, vous avez l’air pleine d’entrain.

– Oh oui ! Vous n’êtes pas sans ignorer notre rencontre avec Yves, je suis si heureuse ! J’espère que vous allez bien ?

– Entre femmes vous me comprendrez, avec Marius, mon mari, c’est un peu difficile, c’est le temps, c’est la vie, c’est l’usure. Vous pensez voyager cet été ?

– Nous irons sans doute à Volgograd, anciennement Stalingrad, au sud de Moscou.

– Vous partez avec monsieur Martin ! En Russie ! C‘est tellement loin. Mais, vous n’avez pas entendu parler des attentats terroristes ? Vous n’avez pas peur ?


Églantine ressent de l’anxiété dans les yeux et la voix de Germaine.


– Je serai en sécurité avec Yves, son père était d’origine française, mais sa mère est née à Saratov, un village près de Volgograd. Il connaît très bien la région et il parle couramment le russe, répond-elle, pour la rassurer.


Germaine encore sous l’émotion, est rapidement rentrée chez elle. Vite, elle a démarré son ordinateur et copié les photographies de l’intérieur du sac. Elle les a classées dans le répertoire « Images », dans un dossier qu’elle a appelé « Mystères », où il y a déjà la vue de la mosquée Masjid Mwashah et un scanner de l’article sur les attentats en Russie. Elle aimerait écrire une vraie histoire, avec une intrigue, des personnages réels et fictifs, alors elle se documente. Elle sent qu’elle va avoir des idées. Cette fois-ci, ce sera plus passionnant que de rapporter les anecdotes et les commérages de l’immeuble. Elle a même consigné ses observations de la nuit où elle s’était cachée dans le couloir du cinquième. Elle a ouvert les images, mais elle ne reconnaissait pas le matériel qui était à l’intérieur du sac. Marius a accepté de l’aider, il était technicien et sur le sujet il connaît beaucoup de choses. Il a été surpris qu’elle l’interroge, mais il n’a pas posé de question. Il a observé avec curiosité, puis intérêt et même étonnement. Il a zoomé dans tous les sens pendant un long moment, puis d’un air fier, en déplaçant la flèche de la souris :


– Tu vois là, c’est un boîtier électronique, avec des relais que l’on peut activer à distance. Ici, ce sont les bornes de sortie qui permettent d’alimenter le récepteur.

– Mais ça sert à quoi ?

– Ben, c’est comme pour la télé. Par contre, avec ce matériel tu peux utiliser un téléphone portable pour effectuer une connexion à distance de beaucoup plus loin, par exemple pour déclencher une avalanche.

– Et les paquets blancs à côté ?

– Je ne sais pas, peut-être du nitrate d’aluminium ou du TATP, des produits qui servent en général à préparer un explosif.


Germaine est perplexe, elle ne sait plus quoi penser, elle est inquiète et indécise. Doit-elle prévenir mademoiselle Lefort, la police ? Oui, mais comment justifier sa découverte ? Et si Marius s’était trompé et qu’il n’y ait aucun danger, ce serait grave pour elle.


Églantine et Yves ont pris le vol de six heures trente-cinq, le samedi 10 août 2014 à Lyon. Ils ont fait escale à Amsterdam, puis à Moscou et sont arrivés le dimanche à midi vingt-cinq à la gare de Volgograd. À la consigne il a récupéré un long paquet, emballé dans un papier brun.


– C’est le cadeau d’un cousin, nous l’ouvrirons à Saratov, a-t-il dit en le rangeant dans son sac.


Malgré la durée du voyage et les quelques heures de mauvais sommeil, il a tenu à faire un détour, pour saluer un ami qui habite sur le quai de la Volga, à deux pas de la gare. Il a demandé à Églantine de l’attendre avec les bagages, il serait de retour dans un quart d’heure tout au plus.


Sur la place brûlée par le soleil du début de l’après-midi, Églantine s’était adossée contre un mur de pierres fraîches dont l’ombre s’étalait sur le sol de terre battue. Elle avait posé les sacs de voyage à ses pieds. En face, les forains, les cafetiers, les restaurateurs, les passants se côtoyaient dans un joyeux et multicolore tintamarre. À côté de leurs éventaires, les marchands avaient parqué quelques animaux, chèvres, volailles, chevaux, pour les protéger de la canicule. Dans le lointain, par intermittence, quand la rumeur s’atténuait, elle percevait une voix d’homme qui chantait El-Adhân, cet appel lancinant à la prière, qui émanait de la mosquée. Au-dessus des toits, elle distinguait le minaret à la coupole arrondie de franges en mosaïques bleues. Autour d’elle, des enfants se poursuivaient avec des petits cris aigus d’oiseaux effarouchés, faisant voler sous leurs courses la poussière ocre. D’autres grignotaient de petits gâteaux secs dont elle distinguait le craquement. Vêtues de larges robes colorées, les mères au visage clair semblaient, dans l’air chaud qui vibrait, somnoler ou attentives aux ébats joyeux des garçons. Des fillettes tournaient dans une ronde, pareille à celle de ses souvenirs, en frappant dans leurs mains pour marquer la cadence. Elle a commencé à se balancer, à danser doucement dans le rythme. Sa rêverie l’emmenait sur les places qu’elle a connues, où la vie éclate et rayonne autour des femmes, des vieillards, des hommes, des enfants, des êtres vivants, des arbres, des fleurs, des rêves et des espérances.


Tout à coup, elle sent son téléphone vibrer dans la poche de sa jupe fleurie.


– Vite, vite ! Jette le sac, loin de toi, loin de la foule ! Cours, cours, le plus vite possible, loin, loin, tout de suite !


Pourquoi l’inquiétude et les paroles de Germaine lui reviennent-elles en mémoire ? « Vous partez avec Monsieur Martin ! En Russie ! »

Elle est tout contre le mur de pierres fraîches qui la retient. Elle s’élance de toutes ses forces, un mètre, deux mètres, trois mètres… Il fait chaud, il fait trop chaud. Dans ses oreilles c’est un bourdonnement aléatoire d’insectes qui s’accrochent au parfum lilas de ses cheveux noirs. Soudain, c’est un fracas assourdissant. Des cris, des hurlements indéfinissables traversent la place et résonnent. Des pierres mêlées à la poussière, des lambeaux de tissu, de fruits, de fleurs, d’objets hétéroclites volent, éclaboussent. Les chevaux, le ventre ouvert arrachent les harnais. Églantine court, court… encore, encore, encore… dix mètres… À travers son regard tendu qui se brouille sous l’effort et les larmes, elle croit deviner de l’autre côté, la silhouette d’Yves qui appelle :


– Églantine, Églantine !


Il est loin, il est si loin.


Dans sa course désespérée, une douleur insupportable la traverse jusqu’au plus profond de ses viscères. Son corps se déchire en fragments et mille particules de chair et de sang, tel celui d’Oksana Aslanova la « veuve noire » sacrifiée dans un attentat-suicide le dimanche 29 décembre 2013 sur la place de Volgograd.


 
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   Anonyme   
19/6/2014
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Ce que j'aime beaucoup dans ce texte : la manière dont le terrorisme s'enracine dans le quotidien paisible qu'il s'apprête à détruire, dont le fauteur d'attentat est un voisin comme les autres, aimable, humain.
J'aime aussi la manière efficace et discrète dont vous arrivez à camper des personnages attachants, aussi bien Germaine qu'Églantine et même Marius. Toute une sensualité douce traverse le texte élégamment, par exemple la description de la salade que savoure Églantine près du marché.

Ce que je n'aime pas du tout parce que, pour moi, cela brouille complètement le mouvement du texte : le revirement d'Yves. Il ne savait pas que son sac contenait des explosifs ? Comment est-ce possible ? S'il est purement une victime lui aussi, je me dis qu'il faudrait mieux expliquer les circonstances... Je partais du principe qu'il s'apprêtait sciemment à perpétrer un attentat, et là je trouvais le personnage intéressant. Pourquoi changerait-il d'avis d'un coup ?

Sans ce "twist" bizarre dont je ne vois pas l'intérêt, je trouverais votre texte aussi bien fait et marquant que ce court-métrage faisant partie du film admirable "Les nouveaux monstres" de la fin des années 70 (de Dino Risi, on va dire, je ne suis pas sûre du tout) où on assiste à la séduction d'une jeune femme (Ornella Muti, superbe) par un beau jeune homme. Ils passent la nuit ensemble, le lendemain il la rejoint à l'aéroport alors qu'elle va embarquer (elle est hôtesse de l'air) et lui remet un tourne-disques comme cadeau. Plus tard, il déjeune dans un bar et on entend à la télé qu'un avion a explosé et qu'apparemment la bombe se trouvait dans un tourne-disques. Je n'ai jamais oublié cette histoire et, c'est bête, j'aurais aimé la même pureté cruelle, la même irrémissibilité dans votre texte ; ça m'avait l'air parti pour.

Mais je retiens la manière sobre et touchante dont vous faites vivre vos personnages.

   Pimpette   
13/7/2014
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Beaucoup de plaisir à lire ce texte!
Bon sujet!
Des personnages vivants....on les voit!
Cette histoire de terrorisme dans un quotidien presque banal est une bonne idée....

Gros défaut de l'écriture: abondance inutile des adjectifs:

Plus grave: une imprécision de la fin du texte fait que je ne suis pas certaine que Monsieur Martin est, lui aussi, une victime...ou le terroriste lui-même. C'est peut-être ma lecture qui pêche?

TOutefois, les qualités sont prometteuses et plus importantes que les défauts...Je lirai votre prochain écrit avec ineret et curiosité§

   caillouq   
13/7/2014
 a aimé ce texte 
Un peu ↑
Vous me pardonnerez, j'espère, de livrer mes impressions en vrac:

"Elle" du premier paragraphe : ambiguïté, voulue j'imagine, mais handicapante si on veut suivre. Ce n'est qu'au troisième ou quatrième paragraphe que je finis par me convaincre que c'était Germaine.

Petites difficultés à s'imaginer Germaine elle-même : "relâchée" ou oquetterie+sourire délicat ? Deux suggestions qui me semblent antinomiques, à préciser.
+ est-il normal que la concierge (en général logée en échange de ses services) assiste à l'assemblée des copropriétaires ?

Qq passages à mon avis problématiques, par ex :

"Elle doit avouer qu'elle est un peu jalouse. Comme elle est belle, toujours d'une élégance étudiée et rare."
Deux "elle" consécutifs qui ne désignent pas la même personne ---> difficulté qui freine la lecture, + rôle du "comme" ? A prend au sens de "parce que"
(et alors, il manque un bout quelque part), ou est-ce un exclamatif ? (dans ce cas, ça passerait mieux avec un point d'exclamation, non ?)

Ou le changement de perspective Germaine ---> Eglantine, qui pourrait être plus clairement annoncé.

"Sur cette place ... en face d'elle" : pourquoi deux phrases au passé simple si on revient immédiatement au présent ?

"Mosquée Masjid Mwashah" ("traduit dans une [autre] langue") : je suis sceptique, vu que "Masjid" n'est pas un prénom, mais signifie, justement, "mosquée". OK pour "Masdjed Mwashah" ou "Mosquée Mouacha" :-) mais "Mosquée Masdjid Mwashah", bof. Celà dit, je peux me tromper. Peut-être que
ça s'est fait. Mais bof quand même.

Manque d'une ponctuation entre "Mosquée Masjid Mwashah" et "ce sont des caractères cyrilliques"

Avec le retour de 'sur la place brûlée", je comprends enfin de qui il s'agissait au premier paragraphe (pas Germaine à côté d'une mosquée en France, dans un marché bizarrement plein d'animaux, mais Eglantine en prolepse et beaucoup plus loin). C'est très bien ce retour, très dynamisantmais il faudrait que vous tourniez le premier paragraphe de manière à ce que la perplexité ne soit pas un obstacle à la fluidité de la lecture

J'ai beaucoup apprécié le personnage de Germaine, sa bonhomie, sa curiosité, sa jalousie inavouable envers Eglantine et ses interactions avec Marius.
Moins aimé le lyrisme outrancier de la rencontre entre Eglantine et "Yves", personnages plus convenus, ou celui de la description du marché, assez décalé avec le style du début).

Pas compris non plus le "Sauve-toi" de Yves à la fin, ni le titre (déjà vu) qui oriente sur une fausse piste.

Enfin, assez déçu au final par l'intrigue et surtout la chute, qui s'avèrent bien classique (pas besoin d'attendre que Germaine ouvre le sac pour se douter de ce qui va se passer !!!). C'est d'autant plus dommage que, malgré les écueils ponctuels que j'ai pointés, ma lecture a été bien portée par le rythme et l'écriture !


Et enfin, elles sont où, cette place des Fruitiers, cette avenue Marie de France et cette rue de l'Arlésienne d'où on voit le Moucherotte ?!

   guanaco   
13/7/2014
 a aimé ce texte 
Un peu ↑
Même si je loue l'effort, je n'ai pas réussi à être captivé par le récit.
Des maladresses d'écriture, de choix lexicaux, de ponctuation m'ont perdu.
Des changements de sujets d'un paragraphe à l'autre (Germaine, Il, Elle...), des incohérences (Eglantine: "– Oh oui ! Vous n’êtes pas sans ignorer notre rencontre avec Yves, je suis si heureuse ! J’espère que vous allez bien ?" alors qu'ils sont ensemble depuis 6 mois), des précisions inutiles qui chargent le récit ("Nous irons sans doute à Volgograd, anciennement Stalingrad")...

Le sujet est par contre intéressant, on ne peut pas ne pas penser à "L'attentat" de Khadra et l'actualité du moyen-orient ne peut que faire craindre le retour de ce genre d'horreur.

Merci.

   Louis   
14/7/2014
Ce qui est intéressant, dans cette nouvelle, c'est que la violence extrême, inhumaine, en l’occurrence ici, terroriste, n'est pas rejetée hors de l'humain, dans la « folie », dans le « monstrueux », dans l'étrangeté de l'étranger, comme on le fait assez communément, mais repérée dans l'humain lui-même. Il montre que l'inhumanité est au cœur même de l'humain, vérité troublante, gênante, difficile à admettre, mais ce texte contribue à la faire reconnaître.

Yves Martin, le terroriste, est décrit en effet, comme un homme «  élégant  », cultivé, polyglotte. C'est encore un homme affable, courtois ; il a de la « prestance » ; il est séduisant.
Il porte un nom très français, même si un léger accent révèle une mère d'origine russe.

Il séduit Églantine qui va devenir une «veuve noire ».
Mais Églantine, contrairement à ce que dit la presse des veuves noires, ne commettra pas intentionnellement un attentat suicide, elle sera victime d'une tromperie, d'une manipulation par le moyen d'une séduction. Elle ne sera pas même « veuve » au sens strict, puisqu'elle ne sera pas mariée avec Yves Martin.

Cette « demoiselle Lefort » aime la vie, et n'a pas de noire attirance pour la mort ; c'est une « bonne vivante », comme l'on dit, elle apprécie les plaisirs de la vie, les mets savoureux, comme l'indiquent ses pensées sur le marché : «  savourer un belle batavia rouge et pommée rehaussée d'une pointe d'échalotes... , préparer une sauce...», elle aime la convivialité, les plaisirs partagés... « et puis, partager ce festin ».
Églantine est une femme faible et fragile, malgré son nom : Lefort ; elle aime la beauté et fait preuve de raffinement dans ses tenues vestimentaires très étudiées. Elle a une prédilection pour les tenues légères, gaies aux motifs floraux.
Il y a du noir dans son apparence pourtant, auquel Yves Martin n'a pu été insensible le jour de leur rencontre, ce jour du lien naissant entre eux. Elle porte, ce jour-là : « un collier de perles noires  »  ; mais aussi sa « peau mate  » , sa « chevelure ébène » : autant de touches sombres, noires, dans sa toilette et son aspect physique, malgré un « chemisier blanc » et « une jupe légère et fleurie ».
Une émotion envahit Yves, ce jour-là, une émotion qui le ramène à son enfance.
Une dimension psychologique s'ouvre ici sur le personnage : l'émotion le ramène à son enfance, à ses parents, à un événement terrible survenu, mais qui n'est que suggéré, quand des soldats « ont fracassé la porte ». On peut imaginer que le père a été emmené, tué, assassiné, et que sa mère est devenue une veuve inconsolable, toujours vêtue de noir. Peut-être même s'est-elle suicidée. Églantine, par son côté noir, jusqu'à cette « mélancolie » discernée dans son regard, réveille le souvenir de la mère éplorée, favorise son identification à la veuve noire.

Dans cette histoire, un troisième personnage joue un rôle important, Germaine, la concierge.
C'est une femme efficace, curieuse mais discrète. Elle inspire confiance. Une confiance telle que, Yves Martin, sans crainte, lui propose de faire le ménage dans son appartement, où il cache pourtant de lourds secrets ; et alors même qu'il est un homme prudent, il s'est renseigné sur les habitants de l'immeuble, il connaît le nom de Germaine, et aussi de celui d’Églantine, avant même de les avoir rencontrées, « Mais, il me connaît ? » s'exclame Germaine.
Après les révélations des allées et venues suspectes de la nuit, Germaine mène son enquête efficacement et découvre la vérité. Elle ne dira rien pourtant, par difficulté à accepter une vérité aussi terrible, par habitude aussi de se taire, comme condamnée au silence, toute révélation est pour elle une « trahison », une « forfaiture ».
Elle est en personne cette « inexorable » vérité. Plus que sa curiosité, c'est cette vérité qui sera inéluctable, vérité fatale, une tragédie qu'elle ne pourra éviter.

La fin marque un revirement du terroriste, Martin.
On ne sait pas ce qui le produit, mais il indique tout de même que cet homme n'est pas tout d'un bloc. La cruauté inhumaine en lui cohabite avec des sentiments humains.
Après avoir froidement, méticuleusement préparé l'attentat pendant des mois, on peut imaginer que ses sentiments, là au bord de l'odieux, à quelques instants de l'horreur absolue qui va anéantir, non seulement Églantine, mais toute une foule d'innocents, parmi lesquels des enfants, des sentiments humains l'aient submergé de sorte qu'il tente in extremis d'éviter le pire.
On peut imaginer qu'il y avait quand même de l'amour dans la relation à Églantine, et qu'au moment de sa perte, dans cette imminence, il se ravise.
Dans tous les cas, l'idée me semble profonde et juste : l'humain et l'inhumain se mêlent dans cet homme. Il n' y a pas de « monstre », de pure incarnation du mal, du noir purement noir, mais du monstrueux enchevêtré à ce qui fait l'humain. Idée difficile à tenir, dérangeante, mais que le texte illustre bien.
Pour ces raisons, je trouve que c'est un bon texte, et que les défauts mineurs de construction signalés par d'autres commentateurs, auxquels il est facile de remédier, n'enlèvent rien à ce qui fait la valeur et la qualité de ce texte.

   Robot   
14/7/2014
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
Le récit est construit comme une histoire policière ou Germaine jouerait le rôle du détective. En plus, je trouve que le découpage entretien le suspens au point que finalement on est surpris que le criminel le plus évident soit le réel coupable.
Je n'ai pas été dérouté par le revirement: Pour moi, il ne m'apparaît pas comme ignorant de l'attentat, il est un kamikaze. Cela n'oblige en rien à partager les options de ce personnage perverti. Mais pourquoi un "fanatique" qui semble croire à sa cause ne ressentirait pas des sentiments d'humanité surtout s'il est réellement tombé amoureux. Je préfère cette conclusion à une fin manichéenne.
Par contre les trois phrases introductives ne m'ont pas paru d'une utilité fondamentale au récit.

   Anonyme   
20/7/2016
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Beau récit. Les retournements de situation me tiennent tout particulièrement à cœur. J'apprécie la façon dont vous produisez l' intrigue. L'habit ne fait pas le moine et les rêves d'exotisme peuvent nous mener vers des situations sans retour comme ce fut le cas d'Eglantine.

J'étais contente de vous lire.

Cordialement,

Regard.


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