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Sentimental/Romanesque
Musea : Couleur tournesol
 Publié le 09/03/07  -  6 commentaires  -  43411 caractères  -  56 lectures    Autres textes du même auteur

Un clan de gitans voleurs de cerises, deux vieux Auvergnats un peu trop figés dans leurs habitudes et une bien curieuse fleur de tournesol...


Couleur tournesol


Il faisait beau ce matin-là sur Chidrac. Un clair soleil inondait le petit village auvergnat du bord de Couze, le fardant d'ocre, de vert tendre et de bleu vif. Les champs de la Limagne, alternant blés et tournesols, ondoyaient doucement sous la brise de juin, les merles chantaient à tue-tête, et les papillons, paons de jour et belles-dames, s'en allaient butiner les iris bleus du jardinet de Roux.


Justement, Gilbert Roux, soixante-quinze ans et des brouettes, cheveux blancs en bataille encadrant un visage ridé où brillaient deux yeux gris d'agate, et affligé de quelques rhumatismes, venait d'ouvrir les volets de sa chambre. Ému, il contemplait le ballet amoureux des coléoptères sur ses fleurs. Et il se souvenait de matins d'été pareils à celui-ci où Geneviève, sa femme, composait de larges bouquets qui parfumaient toute la maison. Un instant, il ferma les yeux pour mieux revoir la scène - croyant même retrouver dans l'odeur douce des fleurs alanguies au soleil le grand sourire heureux de sa défunte - mais un coup de klaxon appuyé le tira de sa rêverie. Il sursauta, son expression se figea en grimace d'agacement et il ne put s'empêcher de grommeler :


- Miladiou de miladiou, je l'avais complètement oublié, celui-là !


Et il referma la fenêtre avec fracas, avant de descendre aussi vite que le permettaient ses vieilles jambes jusqu'au rez-de-chaussée, où déjà une silhouette large et tout aussi burinée que la sienne l'attendait, martelant la vitre de l'entrée de petits coups secs et impatients.


- Voilà, voilà, j'arrive, haleta Gilbert en déverrouillant sa porte.

- Enfin ! Où étais-tu encore passé, Roux ? J'espère que tu n'as pas oublié notre rendez-vous chez le coiffeur ! Il est presque neuf heures. Tu as encore tes pantoufles alors que tu sais que tu mets un temps infini à lacer tes chaussures. Tu veux vraiment nous mettre en retard ou quoi ? Tu sais pourtant que je déteste ça !

- Mais André... nous avons rendez-vous à la demie à Perrier. Lucie n'ouvre pas son salon avant le quart. Et puis de toute façon, je n'ai pas encore bu mon café.

- À cette heure ?


André leva les yeux au ciel, poussa un soupir d'exaspération avant que d'ajouter :


- Tu es vraiment impossible ! Si je n'étais pas là pour te donner des repères, tu vivrais dans un chaos total ! Et ce n'est pas ta sainte femme qui m'aurait contredit !


Gilbert rougit à l'évocation de la défunte et baissa le nez comme un mauvais élève pris en faute par son professeur.

Depuis la communale, André avait toujours eu le dessus sur lui. D'un caractère emporté, accentué par une brillante carrière de colonel dans l'armée de terre, un riche mariage, quelques citations et un goût certain pour les mondanités, André, veuf lui aussi depuis cinq ans, aimait à jouer les garde-chiourme, comme s'il commandait un bataillon de jeunes recrues.

Plus timide, ancien secrétaire des Postes, moins instruit et figé dans une soumission qu'il appelait bon sens et prudence, Gilbert se laissait gouverner sans trop de protestations, et même, se reprochait souvent de ne pas ressembler à son vieux camarade. André était le seul ami qui pouvait partager sa solitude et la comprendre. Le seul qu'il avait conservé depuis plus de soixante ans.


- Je te fais un petit café, proposa Gilbert en guise d'excuse.

- Non. J'ai bu le mien à sept heures et je ne veux pas m'échauffer un peu plus la bile. Déjà que nous frôlons la catastrophe...

- La catastrophe ?


Roux, tout en actionnant le percolateur, fixa André d'un air surpris. Il savait son ami adepte de l'exagération mais tout de même, de là à dépeindre la situation comme catastrophique...


- Tu ne sais donc pas qu'ils sont revenus ?

- Qui donc ?

- Mais les gitans, bien sûr ! Qui veux-tu d'autre ? Le maire de Meihlaud leur a même permis d'occuper le terrain de foot près de ton verger. Sûr qu'ils vont encore faire du dégât chez nous. Et avec la bénédiction de la communauté de communes en plus !

- Que veux-tu, ces gens-là ont des gosses, bien utiles pour éviter que notre école ne ferme...

- Et alors ? Il ne pouvait pas leur trouver un autre terrain moins proche de Chidrac ? S'il veut garder des gitans, il n'a qu'à les héberger au camping Pavin. Pas les installer quasiment sous nos fenêtres.

- N'exagère pas, ils sont de l'autre côté de la route et plus proche de la Couze que de chez nous.

- Enfin... ce que j'en dis, c'est pour notre tranquillité et pour ton verger. Ils vont encore te casser des branches, souiller la cabane et te voler des outils. Encore heureux que sur mes conseils, tu n'as pas laissé la tondeuse là-bas, sinon...

- J'irai voir avec toi, en revenant du coiffeur. Et si je constate du vilain, j'avertirai Pradier pour qu'il les change de secteur. La dernière fois, ça n'a pas traîné.

- On voit le résultat ! À peine deux mois de répit et ils sont de retour pour narguer leur monde. Non, si tu veux bien, je préfère contacter Veillard, le sous-préfet. Au moins lui, il fera les choses comme il faut !

- Soit. Mais si vraiment c'est nécessaire...


Gilbert avala son café et se dirigea dans l'entrée, avisa la paire de Clarks qu'il affectionnait mais se décida pour des mocassins, plus simples et sans lacets. André serait content car il aurait ainsi gagné au moins cinq minutes. Il sourit, vérifia le gaz, ferma la maison et s'engouffra dans la voiture garée devant le portail. Dix minutes plus tard, les deux amis franchissaient le seuil du salon de coiffure pour leur coupe mensuelle.



Au retour, après avoir récupéré le pain aux noix et deux boulangots chez Maryline (André détestait les baguettes industrielles de l'épicerie-café de Chidrac et prenait son pain à Perrier), les deux hommes passèrent au verger de Roux qui bordait la départementale. C'était un terrain long, planté de trois pommiers, d'un noyer et de deux superbes cerisiers burlats avec au bout, une petite cabane en tôle ondulée où Gilbert entassait râteau, pioche, cisailles, engrais, paillage et traitements insecticides.

Les gitans avaient planté leur camp à quelques mètres et les caravanes touchaient presque le verger.

Une aubaine pour la marmaille dont deux des plus intrépides bambins avaient escaladé un cerisier et, à califourchon sur les branches les plus solides, se gavaient des fruits mûrs, crachant les noyaux sur leurs camarades, cependant qu'une femme rondelette, la jolie cinquantaine, tee-shirt d'un blanc douteux, large jupon jaune et de longs cheveux noirs descendant jusqu'aux reins, les contemplait en riant à perdre le souffle.


Suffoqué de fureur, André freina brutalement et se gara en bordure de route, sans même prendre garde à la circulation, heureusement fluide en ce mercredi. Et attrapant un pistolet à grenailles qu'il gardait toujours dans la boîte à gants, il fonça, imité par Gilbert, sur le lieu du désastre.


Les gamins perchés dans l'arbre, regardaient malicieusement les deux vieux s'avancer, sans interrompre leur cueillette. Mais les autres enfants sentant la menace arriver, tels une volée de moineaux s'étaient réfugiés derrière le jupon jaune et attendaient mi-effrayés, mi-rieurs, la suite des évènements.


La femme s'avança, l'air malicieux, les mains sur les hanches, vers André et Gilbert, et s'écria effrontément :


- Bonjour messieurs ! La maréchaussée est-elle en grève qu'on vous envoie sitôt notre installation achevée jouer les redresseurs de tort ?


- C'est une propriété privée, ici, pas une extension du terrain de foot. Alors décampez ! clama Gilbert, excédé par tant d'audace.


La colère le submergeait et il en bégayait presque. Il n'aurait su dire à l'instant si c'était la situation, la présence des gamins qui le singeaient, se moquaient de lui ou bien l'impertinence de cette femme qui l'irritait le plus. Peut-être cette femme, car comment pouvait-elle les aborder avec une telle légèreté alors qu'elle avait sans doute organisé la dévastation de son domaine ! Rien que son jupon safran, son tee-shirt sale et ses cheveux dénoués à son âge étaient d'une excentricité ! Et qui plus est, elle avait trouvé le moyen de se faire avec SES cerises, des boucles d'oreilles encore plus ridicules que le reste.


- Une vraie gamine sur le retour ! pensa-t-il. Quelle honte et quel triste exemple pour ces enfants !


Mais si survolté qu'il était, Roux n'osait soutenir le regard noir de la gitane et même fâché rougissait comme un collégien. Il y avait longtemps qu'une femme encore jeune, séduisante, hors de son cercle de connaissances, ne lui avait adressé la parole aussi délibérément et il en était déstabilisé.

Voyant le trouble de son ami, et sentant que la situation leur échappait, André crut bon d'intervenir.


- Vous entendez mon ami ? dit-il en brandissant son pistolet, l'air menaçant. Décampez de son verger, sinon je tire !

- Vous n'oseriez pas, sur des gosses, s'insurgea la femme en se dressant devant les enfants comme un bouclier protecteur. Et d'abord c'est moi qui en ai eu l'idée et je suis prête à en assumer toutes les conséquences. Toutes ces belles cerises sans personne pour les manger, c'était vraiment du gâchis ! Alors autant que quelqu'un en profite non ? Et de toute manière, il en reste suffisamment pour des conserves et des tartes. Je suis prête à venir chez vous gratuitement pour vous dédommager du dérangement et effectuer ces quelques tâches. Qu'en dites-vous ? Je peux arriver après le déjeuner, si vous m'indiquez votre adresse et que les enfants m'aident à la cueillette, dit elle en s'adressant à Roux.


Et lui tendant la main, elle ajouta aussitôt :


- Je m'appelle Ethel. Ethel Simoni.

- Mais c'est un prénom juif ! lança André avec une expression soupçonneuse, coupant Gilbert qui s'apprêtait à répondre.


La femme, nullement décontenancée, se mit à rire.


- Oui, pourquoi ? Ça vous choque ? Selon vous, si on est déjà gitan, on ne peut pas être juif ? C'est incompatible ? Il faut croire que non puisque je suis devant vous ! Maintenant, si cela aggrave mon cas dans votre esprit, vous êtes tout à fait libre d'appeler sur-le-champ le préfet pour me faire enfermer pour... vol de cerises avec préméditation. Ça vous rappellera sans doute de bons souvenirs, n'est-ce pas, lança Ethel d'un ton ironique.


André serra les poings. L'insinuation en forme d'insulte sonnait à ses oreilles comme une gifle magistrale. Rouge de fureur, il glapit :


- Madame, je crois que vous n'aurez pas longtemps à nous supporter.

Je vous donne quatre jours sur ce terrain avant qu'on vous change de domicile pour des cieux plus riants. Le temps de rassembler vos affaires et vos amis, vous n'aurez plus à supporter des voisins que vous taxez sournoisement d'antisémites. Viens, Roux ! Nous n'avons plus rien à faire ici.


Et sans attendre de réponse, il tourna les talons, entraînant Gilbert avec lui.

Ce dernier, plus que gêné par la tournure des évènements, voulut jeter un regard à la femme, histoire de désamorcer la menace dont l'avait gratifié André. Mais elle avait elle aussi tourné les talons, entraînant les petits vers le camp, tandis que les voleurs de cerises leur crachaient une série de noyaux avec un mépris non dissimulé. Roux crut même entendre un des gamins lui jeter un sort. Mais il préféra ne pas prêter attention à ces vauriens.


Sa tête bourdonnait... Il ne pouvait pas laisser André repartir seul, même s'il réalisait que son ami avait eu grand tort de s'en prendre à cette femme. D'autant plus que la gitane proposait un arrangement somme toute acceptable. Roux fixa André tandis qu'ils remontaient en voiture. Son ami lui rendit son regard, mais celui-là chargé de haine.


- Décidément, je peux me faire insulter sans que tu réagisses ! C'est incroyable !

- Mais André... je ne pouvais pas... Tu as...

- Ne me dis pas que tu vas la défendre, hein ?

- Mais elle allait tout arranger...

- Mon pauvre, cesse de faire le naïf, elle a juste voulu t'attendrir ! Et toi, tu t'es laissé faire ! Tu n'as pas compris qu'elle se fichait de toi comme de moi ?

- Je n'ai pas compris ça.


André grimaça.


- Et dire que je pensais que nous étions amis... Mais j'aurais dû m'en douter. Tu as toujours préféré te taire dès qu'il y a problème, et surtout quand il s'agit d'une femme.


Et lui jetant un regard noir, le rictus mauvais au coin des lèvres - celui que Roux détestait - il s'enferma dans un silence épais, signe qu'il avait été gravement offensé. Et il semblait si enfermé dans sa conduite automobile que le silence dura jusqu'à la maison de Roux.


- Je te vois demain ? risqua Gilbert d'une voix mal assurée, en sortant du véhicule.

- Je ne pense pas, non ! répondit le colonel sèchement. Avec cette affaire, je ne vais pas avoir beaucoup de temps pour les bavardages futiles. Au prix où tu brades notre amitié !

- Ne me dis pas que tu vas... André... c'est ridicule !

- Je ne crois pas ! Et puis je suis sûr que tu te feras un plaisir de jouer les preux chevaliers pour la défendre, elle et ses sales gosses. Allez, ciao !


Et sans le regarder, il redémarra en trombe, laissant Roux déconcerté et accablé.


Cette nuit-là, Gilbert eut beaucoup de mal à trouver le sommeil, malgré le petit verre de whisky qu'il avait avalé d'un trait à son coucher pour se remonter le moral. Il se tournait et se retournait dans son lit, repassant l'éprouvante scène du matin... Quelque chose s'était cassé dans cette amitié de plus de soixante-cinq ans. Il ne savait pas quoi. Juste que c'était douloureux, insupportable et qu'il allait être encore plus seul que jamais auparavant. Tout ça à cause d'un vol de cerises et d'une femme. C'en était presque puéril ! Lorsque enfin il réussit à s'endormir, il rêva de la gitane, de son large jupon safran tournoyant autour d'elle, de son rire, de ses cheveux bruns et bouclés qui lui caressaient les reins et de son regard, malicieux et tendre...


Lorsqu'il ouvrit les yeux, il était presque huit heures et il se souvint tout de suite de l'épisode de la veille, de cette ridicule dispute. La nausée lui vint, l'impression d'un immense gâchis fit perler deux larmes à ses paupières plissées. Avec un gros soupir, il s'assit, enfila ses pantoufles et passa une main noueuse sur son visage buriné.

Il se sentait vieux, inutile, épuisé, découragé à l'idée d'une journée solitaire. Si André l'agaçait souvent, il lui manquait tellement aujourd'hui. Mais pourquoi fallait-il qu'il fasse toujours sa tête de mule ?


- Roux, mon vieux... il ne faut pas que tu te laisses aller. Ça n'est pas une maudite gitane qui va briser ta vie et la seule amitié qu'il te reste ici.


Et après une bonne douche, il entama une séance de ménage à fond, tel que le faisait Geneviève, son épouse. Elle répétait toujours :


- Quand j'ai un souci, ça me calme, m'empêche de penser.


Et effectivement, cette recommandation semblait marcher. À midi, il avait faim et mangea de bon appétit. Il allait s'assoupir vers deux heures dans son canapé lorsque la sonnette de l'entrée résonna avec insistance.

Croyant au retour d'André et à une réconciliation, il se hâta d'aller ouvrir. Mais quelle ne fut pas sa stupéfaction de voir la gitane de la veille avec un immense panier couvert d'un linge, lui souriant sur le perron.


- Bonjour, il fait beau... dit-elle.

- Je... je n'ai besoin de rien, vous savez... commença Roux.

- Je sais mais... je vous avais promis une tarte aux cerises, alors je l'ai amenée avec moi, histoire de faire la paix. Je... je suis... désolée. Je ne voulais pas être blessante mais votre ami a été si...

- Agressif et... totalement inexcusable. Jamais il ne se comporte ainsi, d'habitude. Je ne sais pas ce qui lui a pris...


Ethel sourit :


- Peut-être qu'il vous aime beaucoup et qu'il a peur de vous perdre ? Vous êtes son ami et il a besoin de vous protéger pour se sentir exister. Il joue les gros durs par-devant mais en fait il a terriblement peur qu'il vous arrive malheur. J'ai tout de suite remarqué qu'il prenait les devants, comme un grand frère... Pourtant c'était votre verger, non ?


Roux parut touché de cette remarque. Il acquiesça et lui tendit la main :


- Oui... c'est vrai qu'André est assez directif. C'est un ancien militaire vous savez... et je crois qu'il avait surtout peur que vous saccagiez le verger. Nous l'avons planté ensemble, il y a plus de trente-cinq ans, et nous y avons passé beaucoup de temps... Moi, c'est Gilbert, mais mes amis m'appellent Roux.


La gitane prit la main du vieil homme et la serra affectueusement avant de lui répondre :


- Je le sais depuis hier soir. J'ai parlé de l'incident au maire de Meihlaud et il m'a donné votre nom et votre adresse. Il m'a dit aussi que vous étiez quelqu'un de bien. Et me voilà... Une part de tarte, ça vous dit ?

- D'accord. Alors je vous offre un petit café ?

- Ce sera parfait.


Il escorta Ethel jusqu'à la cuisine, s'empara de son panier, prépara le café, découpa la tarte et sortit la vaisselle des dimanches.

Elle s'installa en face de lui, sourit en voyant qu'il avait sorti les petites cuillers en argent, les assiettes et les tasses à fleurs et attendit, un peu inquiète, qu'il entame sa part de tarte.


- Alors ?

- Délicieuse ! Je demande votre recette !

- Sérieusement ?

- Oui, je vous assure. Ça fait presque cinq ans que je n'avais pas mangé de pâtisserie maison. J'achète quelques gâteaux à la boulangerie de Perrier mais je ne fais plus de dessert moi-même depuis que ma femme est décédée. Quand on vit seul...

- Mais alors, enfin, si ce n'est pas indiscret, vous en faites quoi, ordinairement, de vos cerises ?

- Je demande à ma voisine de les cueillir et d'en faire des confitures ou des conserves. Nous les vendons chaque année durant la fête du village. Ça permet d'organiser quelques sorties culturelles pour le club du troisième âge ou de financer un repas du comité des fêtes.

- Je vois...


Voyant son air embarrassé, Roux s'empressa de répondre, avec un grand sourire :


- Mais que ça ne vous culpabilise pas, je suis très content de cette tarte ! Vous devriez en fabriquer à toutes sortes de fruits et les vendre sur les marchés. Je suis persuadé que ça partirait comme des petits pains.


Ethel sourit. C'était vraiment un monsieur charmant. Et affable, comme le sont les hommes du monde. Elle regardait les mains noueuses de Roux sur sa tasse de café, ses yeux gris qui pétillaient de contentement et de gentillesse, la chemise à carreaux bleus entrouverte sur un cou usé d'où émergeaient quelques poils blancs, et se sentit émue. Il n'était pas du tout le vieux barbon qu'elle aurait pu imaginer la veille. Et pour un peu, elle l'aurait presque trouvé séduisant.

Elle aimait son sourire, la tendresse et la franchise qui en émanaient, mais aussi un je ne sais quoi qu'elle n'arrivait pas à définir et qui, par-delà l'épisode de la veille, l'avait poussée, malgré le sentiment de vexation et d'humiliation qu'elle avait ressenti, à lui rendre visite.


Roux, de son côté, détaillait son interlocutrice avec curiosité. Hier, emporté par la colère, il n'avait gardé d'elle qu'une image floue, hormis son large jupon jaune et ses longs cheveux noirs. Installé face à elle, à présent, il pouvait la contempler à son aise.

Elle était habillée comme la veille mais avait pris soin de mettre, à la place du tee-shirt sale, un chemisier noir qui la faisait ressembler à une fleur de tournesol. Elle avait de grands yeux bruns, rassemblé ses longs cheveux en un chignon épais, suspendu à ses oreilles de jolies dormeuses or et turquoise, et lorsqu'elle souriait, deux fossettes se creusaient dans sa joue. C'était une jolie femme, avec les rondeurs de la cinquantaine et un visage étonnamment juvénile.

Le genre qu'il aurait volontiers courtisé, il y a vingt ou trente ans... Il rougit un peu à cette idée, totalement hors de propos vu son âge, et termina rapidement son café.


- Je... vous aimeriez voir mon jardin ? proposa-t-il pour la retenir près de lui.

- Pourquoi pas ?


Un peu plus tard, Ethel proposa une promenade sur le chemin des grottes qui sillonnait la campagne à travers champs. Roux accepta. Il était heureux. Le chagrin et la solitude s'étaient comme envolés dans le ciel bleu. Et il réalisait d'autant plus combien une présence féminine lui avait manqué.

Ethel, comme son jupon jaune, mettait de la couleur et de l'éclat, partout où elle passait. Elle était gaie, riait à tous propos, savait écouter mais aussi comprendre un tas de choses. Et Roux se détendait. Il ne pensait même plus à sa dispute avec André. Tout était devenu si facile...

Elle avait passé son bras sous le sien presque instinctivement puis, un peu plus loin, après quelques confidences mutuelles, entremêlé ses doigts à ses doigts. Et ce geste tout simple d'intimité le rendait à l'état d'homme, de protecteur et de confident. Elle lui parlait de son enfance, de ses longues pérégrinations à travers la France, le pèlerinage aux Saintes-Maries, quand toutes les caravanes se retrouvaient et qu'elle regardait avec ses amis le soleil descendre sur la plage. Elle racontait si bien que Roux croyait sentir le vent de la mer dans ses cheveux, et dans ses oreilles le bruit des vagues.

Les tournesols, de part et d'autre du chemin où ils marchaient, semblaient une allée de serviteurs, écoutant leur reine avec attention et respect. Le moment était magique. Et Roux se laissait aller à la rêverie si douce des amoureux...

C'était la première fois depuis la mort de Geneviève que son vieux cœur tressaillait ainsi pour une inconnue. Et il en éprouvait émotion, trouble et gratitude. Ethel avait, en une après-midi, balayé cinq années de jours gris, de solitude et lui avait redonné une légitimité perdue. C'était presque irréel tellement c'était doux, fort, puissant. Un peu comme lorsqu'il s'amusait à fixer longtemps la mosaïque noire et blanche du clocher de Perrier ou le regard du cupidon de pierre qu'il aimait tant, et qui ornait le balcon ouvragé d'une demeure bourgeoise de la grand-rue.

Il regarda sa compagne avec adoration. Ah, s'il avait eu vingt ans de moins...

Alors, pour cacher la petite larme de regret qui n'aurait pas manqué de couler, il alla couper un beau tournesol qu'il lui offrit en lui disant :


- Je trouve qu'il vous ressemble, Ethel.


Elle avait rougi sous le compliment avant de planter, aussi émue que lui, deux baisers sonores sur les joues du vieil homme.


Il était presque huit heures quand la gitane prit congé.

Elle aussi se sentait bien avec Roux. Pour une fois, elle n'était pas jugée négativement par un gadjo, mais aimée pour elle-même, sans préjugés. Et ça n'était pas arrivé depuis si longtemps... Elle n'eut aucune difficulté à lui promettre de revenir pour un pique-nique le lendemain. Elle était si heureuse...



Passèrent ainsi deux jours. Des jours de bonheur et de complicité à deux. Où les secondes, les minutes sont autant de trésors que toute une vie. Où les cœurs font toc toc dès qu'ils s'aperçoivent, où les regards disent plus long que tous les discours, où chaque moment a la couleur du soleil.


L'après-midi du troisième jour, alors qu'ils étaient confortablement assis l'un près de l'autre sur le canapé du salon, à regarder un album photos, le carillon de l'entrée retentit.


- Qui diable peut bien sonner à cette heure ?

- Peut-être un voisin en détresse ?


En fait de voisin, c'était une voisine, Madame Bertin, secrétaire de mairie à Chidrac. Et elle n'était pas en détresse.

Un peu gênée, elle lui tendit simplement un curieux papier à en-tête de la sous-préfecture d'Issoire. C'était une ordonnance d'expulsion du camp des gitans. Effective le lendemain à huit heures pour trouble à l'ordre public et vol aggravé sur le terrain de la commune. Le cœur faillit manquer à Roux à cette lecture. Blanc comme un linge, il demanda le pourquoi d'une telle décision.


- Votre ami, Monsieur Lambert, a contacté Monsieur Veillard après ce qui s'est passé dans votre propriété. Aussi le conseil municipal, Monsieur Pradier en tête, a décidé de réagir. D'autant plus qu'il y a eu quelques dégâts aussi chez Mademoiselle Dupuy.

- Et Monsieur le Maire est vraiment sûr que se sont les gitans qui en sont à l'origine ?

- Assurément. Mademoiselle Dupuy les a pris en flagrant délit dans son jardin, en train de voler des framboises. Des gosses, évidemment, mais tout de même... Dieu merci, demain ils ne seront plus là. La vie du village pourra enfin reprendre son cours normal !


Son cours normal ? Mais il ne voulait plus de cet ennui grisâtre que les gens d'ici appelaient tranquillité... Il en avait assez de ce repli sur soi bien-pensant, donneur de leçons et délateur. Ce n'était pas ça, la vie ! La vie, c'était l'imprévu, le partage, tout ce qui donne de la couleur, qui met l'hiver en été, qui empêche de vieillir ! La vie, c'est une femme tournesol qui vous met les sens en révolution et le cœur avec, c'est le dépassement des préjugés, c'est un regard par-delà les habitudes, c'est accepter l'inconnu qui fait si bien les choses... Il s'apprêtait à dire tout cela à Madame Bertin mais il n'en eut pas le temps. La porte du salon donnant sur le jardin claqua derrière lui avec fracas.

Ethel avait tout entendu et s'était enfuie, brisée de chagrin...


Bien que bouleversé, Roux réussit à garder son calme, invoqua un courant d'air et reconduisit Mme Bertin au portail.

Il devait joindre André le plus vite possible.


- Allô ?

- Miladiou ! André Lambert, comment tu as pu faire ça ?

- C'est toi, Roux ? Évidemment, c'est bien de toi de m'agresser de cette façon ! Il faut que tu brailles après la bataille, alors que tu n'étais même pas capable de rabattre son caquet à cette mégère il y a quelques jours. À croire que tu préfères l'humiliation publique. Eh bien pas moi, figure-toi ! J'en ai marre de devoir me sentir coupable vis-à-vis de ces vauriens ! Les lois sont faites pour tout le monde et s'ils ne les respectent pas, c'est l'expulsion.

- Même quand il y avait possibilité d'arrangement à l'amiable ? Ethel l'avait proposé mais tu as préféré lui faire une remarque désobligeante sur ses origines. Ça t'aurait tellement coûté de te comporter avec respect vis-à-vis d'elle... Je suis écœuré de ton attitude. En soixante-cinq ans d'amitié, jamais tu n'avais été capable d'autant de bassesse.


Un ricanement lourd de sens.


- Ethel ? Alors c'est vrai ce que m'a dit le maire, elle t'a embobiné, hein ? Mon pauvre Gilbert, tu es vraiment pitoyable avec cette gitane. Tu crois vraiment qu'elle s'intéresse à toi ? Mais tu dérailles complètement, mon bon !

- Et toi, tu dois vraiment avoir le cœur pourri pour chasser des familles sans le sou, au prétexte qu'une femme a blessé ton orgueil ! Femme qui d'ailleurs ne t'en tient pas rancune et qui a même excusé ton comportement...

- Encore heureux ! c'est elle qui était en tort. Je n'ai pas envie de me justifier de mes actes, Roux. Je les assume, je les vis sans culpabiliser depuis longtemps. Et tu devrais bien en faire autant.

- Peut-être que tu assumes mais tu deviens de plus en plus aigri et replié sur toi. Tu refuses de voir les gens autrement que sous l'angle de tes préjugés, sans jamais leur laisser une chance... Et tu vois, c'est ça que j'aime pas chez toi ! Depuis cinq ans que nos femmes nous ont quittés, on vit comme des ours avec nos petites habitudes, nos petites manies, nos petits soucis, nos vieux souvenirs... Ça te suffit peut-être, mais moi, je me rends compte que j'en peux plus ! Parce que j'ai pas envie d'attendre la mort comme ça, parce que j'ai envie de vivre large. Pas à l'économie ! J'ai envie de voir du monde, des choses nouvelles, de partager des moments intenses, de rire, de pleurer...


Là, Roux se surprend lui-même. D'habitude il peine à exprimer ce qu'il ressent et cette éloquence qui lui ressemble si peu fait rire André.


- T'es amoureux d'elle, hein ? Parce que jamais tu ne m'as dit autant de saloperies en une seule tirade. Miladiou, Gilbert, mais qu'est-ce que tu peux espérer vivre avec une fille de vingt ans de moins que toi ? Elle s'en fout de tes sentiments. Tu n'as pas compris que tu te montes la tête tout seul ? Elle a certainement un gitan bien jaloux qui te crèverait la panse et te cracherait à la gueule, s'il savait... Et puis tu crois vraiment qu'une femme comme ça puisse s'attacher sérieusement ? Autrement que pour hériter du pigeon et se faire dorer la pilule au soleil avec le magot ?

- Tais-toi, tu me dégoûtes ! Tu ne sais pas de quoi tu parles ! En plus tu es jaloux !

- Pfffff... qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre ! Jaloux d'une gitane...

- Oui, parfaitement, jaloux de cette femme et d'un bonheur possible pour moi avec elle, parce que tu as peur que je te laisse tomber. Alors tu préfères l'éloigner. Comme ça, tu me gardes et tu lui fais bien comprendre qu'elle n'est pas digne de moi. Tu la renvoies à sa caravane et son errance, à la mauvaise réputation que chacun peut avoir de sa famille...

- C'est elle qui t'a mis ça dans le crâne, j'en suis sûr.

- Parce que tu crois que je ne suis pas assez intelligent pour comprendre ce qui te pousse à agir ? Arrête de me prendre pour un idiot, André. J'ai passé l'âge !

- Tu veux rire ?... On te croirait retombé en adolescence, à l'âge des premiers flirts... Punaise, Roux, tu te rends compte de ce qui te sépare d'elle ? Elle ne sera jamais à toi ! JAMAIS ! Elle te fait juste les yeux doux pour que tu lui files ton pognon !

- Si c'était une femme comme ça, il y a longtemps que je lui aurais claqué ma porte au nez. Mais elle est loin d'être comme tu dis. Très loin... C'est pour ça que je trouve abominable cette délation que tu as faite contre elle ! C'est piétiner tout ce qu'elle est, tout, y compris ce qu'elle peut éprouver pour moi... Et piétiner mes sentiments également. Sans aucun remords ou regret. Une vraie de vraie de bon dieu de saloperie !

- Tu t'en remettras, va ! Je te donne pas quinze jours pour approuver ma décision.

- Ça, c'est ce que tu crois... Allez, salut ! J'ai pas envie de perdre mon temps plus longtemps en parlote. Tu préfères jouer au vieux con borné, expulser les gitans, à ton aise ! Je préfère me passer de ta voiture et aller en ville avec les Saget. Eux, au moins, ils sont un peu plus ouverts d'esprit et de cœur !


Et il raccrocha. Il était furieux. Il téléphona ensuite à Pradier, mais ce dernier était absent. Fayard, le maire de Meihlaud qu'il contacta juste après, était aussi désolé que lui. Il n'avait rien pu empêcher, les vols ayant été perpétrés sur des terrains hors de sa commune. Et puis l'ordre émanait de la sous-préfecture et signé par Veillard et Pradier. Seul contre eux, il ne faisait pas le poids.


- Et si nous faisions une manifestation avant l'expulsion ? suggéra Roux.

- Cher Gilbert, une manif ne s'improvise pas comme ça. Et je ne suis pas sûr de pouvoir mobiliser les gens de Meilhaud pour les gitans. La plupart les tolèrent mais jamais ne voudraient avoir affaire à eux...

- Et Saint-Vincent, et Lavelle ? Et Perrier ? Et Champeix ? Ils pourraient nous rejoindre, non ? Le curé n'arrête pas de citer notre solidarité auvergnate en exemple. C'est le moment ou jamais de la faire fonctionner.

- Si encore c'était pour une manifestation contre le gouvernement, je dis pas, mais là... j'ai bien peur que mis à part une poignée de citoyens altruistes, les gens se fichent bien de nos hôtes des bords de Couze...

- Alors il n'y a rien à faire?

- Si. Venez demain matin, avant l'arrivée des flics...Vers six heures trente. Au moins pour la saluer une dernière fois. Je suis sûre qu'elle en sera touchée. C'est quelqu'un de bien !

- Merci Alain ! Vous, au moins, vous ne vous moquez pas de moi !

- Il y a quelques années, je suis tombé follement amoureux... Alors je comprends...

- Et qu'est devenue cette dame ?

- La jeune femme avait l'âge de ma fille et un compagnon de son âge... J'ai pas voulu tout bousculer dans sa vie pour qu'elle me quitte dix ans après... À soixante ans, j'aurais pas supporté ça. Déjà, mon divorce a été difficile. Pas vraiment envie de revivre ça !

- Et vous n'avez jamais regretté ?

- Si... tous les jours ! Et encore aujourd'hui. Alors ne faites pas comme moi ! Foncez !


Roux a souri en raccrochant le combiné. Il n'a plus l'âge de courir après une dame mais il ira la retrouver tout à l'heure, c'est sûr. Il peut pas la laisser partir comme ça. Non... On ne laisse pas partir le soleil. Surtout quand on a une tendance aux rhumatismes !


Après dîner, il prend sa canne, sa veste de laine bleue tricotée par Geneviève et un disque, une compilation de Brassens. Un truc qu'il écoute régulièrement et qui parle d'orage, de mauvaise réputation et d'Auvergnat... comme lui... Parce qu'il voudrait que malgré la démarche d'André, du maire de Chidrac et du sous-préfet, Ethel ne parte pas fâchée. Il arrive près du camp alors que le soleil descend peu à peu derrière la montagne. Il entend le bruit des casseroles, les cris des enfants et aperçoit au fond les hommes qui fument en cercle autour d'un grand feu. Sans doute ont-ils reçu, comme lui, la notification d'expulsion pour le lendemain et ils discutent de l'organisation...


Il descend le chemin qui borde la départementale. C'est un passage dangereux. Presque un non-retour, puisqu'il sait que s'il ne marche pas assez vite, une voiture pourrait facilement le faucher. Mais le risque en vaut la chandelle... Ethel est là-bas et il doit lui parler, remettre des couleurs, de l'espoir dans leur relation, parce que c'est trop bête de partir comme ça, de casser ce qui était un tel miracle... Alors Roux, après un regard à gauche, et un autre à droite, s'avance et fait les plus grands pas possibles en serrant d'une main le disque et de l'autre son bâton de marche. Il pense à Ethel et cela lui donne du courage. Il pense à tout ce qu'elle a apporté dans sa vie, tout ce qu'il ne veut pas perdre. Arrivé de l'autre côté de la route, et à l'entrée de son verger, il éponge son front en sueur.


Reste le plus difficile à faire. Pouvoir lui parler. Il hésite un instant se rappelant les remarques désobligeantes d'André - « Elle se moque de tes sentiments » - et puis, refusant la fatalité, s'avance par l'allée qui mène au cabanon.


Le camp est tellement bruyant que personne ne l'entend. Cela court, cela parle haut dans une langue qu'il ne connaît pas. Roux passe sa tête blanche derrière une caravane, cherche des yeux Ethel dans différents groupes mais ne la trouve pas. Une sourde angoisse l'étreint. Pourvu qu'elle n'ait pas fait une bêtise en apprenant la nouvelle... Elle était partie si vite, cet après-midi ! Un instant, Roux imagine la scène : la gitane dans sa jupe tournesol, couchée sur le bitume, une mare de sang autour d'elle ! Non, elle n'a pas fait ça, il ne veut pas, ça ne peut pas être vrai.

Une main se pose sur son épaule, frémissante :


- Roux, qu'est-ce que vous faites ici ?

- Ethel, mon Dieu, j'ai eu si peur ! Je... j'ai eu si peur d'un accident...


La gitane sourit, caresse la joue de l'homme qui paraît si bouleversé de la retrouver.


- Il ne fallait pas vous déranger pour moi ! Vous savez, au camp, nous avons l'habitude des expulsions... C'est presque étonnant de rester dans un endroit plus de quatre jours. Et puis... c'était ma faute. C'est pour ça que je suis partie cet après-midi. Si je ne m'étais pas énervée, je suis sûre que nous serions restés. Les gamins ne sont allés voler des framboises que par représailles, parce qu'ils trouvaient que votre ami avait sali mon nom. C'était de la vengeance stupide... Pardonnez-leur, pardonnez-moi !

- Tss-tss tss-tss tss-tss... C'est moi qui demande votre pardon, Ethel. Pour moi, parce que j'aurais dû intervenir quand André vous a insultée et puis j'aurais dû me douter qu'il irait jusqu'au bout. Mais je pensais que son énervement retomberait et qu'il n'avertirait pas le sous-préfet... Et puis je ne vous ai guère défendue quand Madame Bertin est venue troubler notre tête-à-tête... J'étais tellement submergé... et vous m'avez sans doute détesté !

- Non, Roux... je... j'étais juste bouleversée... Mais venez ! Ma caravane est un peu plus loin au bord de la rivière, nous serons mieux pour parler que sur nos pattes.

- Et vos amis ?

- Je n'ai de compte à rendre à personne, sauf au grand chef qui a le même âge que vous. Ce serait bien le diable s'il avait à redire quelque chose contre un de mes amis. Allons, venez...


Roux la suivit jusqu'en bordure de Couze, longeant les caravanes. Ils croisèrent deux femmes qui les dévisagèrent avec curiosité, se retournant sur leur passage avec un air soupçonneux. Mais Ethel déjà entraînait Roux à s'asseoir dans le grand fauteuil qui jouxtait sa caravane.


- Attendez-moi, je reviens.


Roux s'assit et sourit en la voyant apporter un plateau avec deux verres ballon de verveine Pagès ainsi que deux coupelles de gâteaux apéritifs.


- Nous sommes peut-être expulsés demain mais avant, je voudrais que nous fassions un peu la fête. Je vous sers ?

- Un petit verre seulement. Après je ne pourrai plus rentrer chez moi !


Ils sirotaient tout deux la liqueur en grignotant quelques chips Lorsque enfin, il lui tendit le disque qu'il avait posé sur ses genoux.


- J'ai un cadeau... Brassens, vous connaissez ?

- Bien sûr, je l'adore. Mais je n'ai pas autant de morceaux sur le CD que j'ai dans la caravane.

- C'est une compilation...

- Je vois. C'est pour moi ?

- Oui. Pour que vous ne gardiez pas un mauvais souvenir de Chidrac et des Auvergnats...


La gitane sourit.


- Bien sûr que non... J'aurai toujours votre visage qui restera dans mon cœur ! Vous êtes un vrai Auvergnat, le même que dans la chanson, et même beaucoup plus que ça...


- Vous, vous êtes mon tournesol... Je... C'est dingue comment en si peu de jours, ma vie a changé grâce à vous ! Je... c'est sans doute stupide de vous dire tout ça alors que... et puis votre jeune âge et puis mes vieux os... mais tant pis. Les sentiments, ça se commande pas ! Et je voulais pas vous laisser partir sans vous dire...


Là, quelque chose se coinça dans sa gorge. Alors il avala une gorgée de verveine et bredouilla :


- Promettez-moi de revenir très bientôt... Vous savez, je pourrai toujours me débrouiller pour que vous puissiez poser votre caravane sur mon terrain... Personne ne peut rien dire si le propriétaire est d'accord et je sais bien qu'il n'y aurait aucun souci... Je... Ethel, restez !


Ethel émue, lui prit les mains et les caressa tendrement.


- C'est impossible, mais je vous assure que si j'avais le choix, je resterais... Simplement, je ne peux pas abandonner la troupe comme ça ! Ça ne se fait pas, dans nos coutumes. On est toujours ensemble, que ce soit dans la chance ou dans les ennuis. C'est notre force, notre faiblesse aussi... Mais c'est comme ça ! Je... j'ai bien compris ce que vous voudriez me dire ! Moi aussi je vous aime ! Moi aussi j'ai envie de rester à Chidrac mais je... mon devoir est de continuer la route. Et de prendre le temps de persuader le grand chef de me laisser revenir ici. Je leur suis utile au camp. J'aide à la cuisine, je garde les gosses, je fais les comptes, je m'occupe des mamies qui ont du mal à manger... Ils me laisseraient pas partir... Et nous n'avons plus l'âge pour une fugue d'amoureux, n'est-ce pas?


Roux baissa la tête.


- Je ne veux pas vous perdre... Ma vie avant vous était faite d'habitudes grises... c'est pas croyable comme je traînais ma carcasse. Et puis vous êtes arrivée et là, je... je me sens à nouveau vivant, la vie a comme repris des couleurs. Et des couleurs d'été, de plein été chaud, alors que j'entame déjà l'hiver de mon existence ! C'est un miracle... et un miracle, on le laisse pas... Même si c'est honteux peut-être, à mon âge, de penser des choses comme ça envers une femme de vingt ans de moins que moi. Je n'ai plus rien à perdre... sauf que je ne veux pas mourir seul.


Sa voix est toute cassée quand il lui dit ça. Un vieux moteur à bout de forces.

Ethel se penche en avant. Elle ne veut pas qu'il pleure. Elle enlace le vieil homme et niche sa tête dans le cou de Roux.


- Écoute... je te promets que je reviendrai. Et en attendant, je te garderai une place au chaud dans mon cœur, et je t'écrirai aussi souvent qu'il me sera possible de le faire. J'ai ton adresse ne l'oublie pas... et quand tu verras du soleil, tu sauras que je pense à toi. Que je suis près de toi. Je reviendrai quand les pommes seront mûres... Jusque là... nous aurons le temps, chacun de notre côté, de mûrir nos sentiments, non ?


Il a accepté. Et doucement, maladroitement, ils ont scellé cette entente par un baiser. Un vrai, un lourd d'amour et de promesses, un de ceux qui réchauffent mieux qu'un grand feu de bois.

Gilbert est resté passer la nuit auprès d'elle. Et elle l'a laissé découvrir son intimité. Au matin, quand les premiers rayons du soleil ont éclairé la caravane, Ethel l'a réveillé doucement.


- Gilbert... Les policiers seront bientôt là...


Il a ouvert les yeux, tendu un bras vers sa compagne et murmuré en souriant :


- Je m'en fiche ! J'assume !

- Peut-être mais, moi, j'ai pas envie qu'ils t'arrêtent ou qu'ils accusent le clan de t'avoir kidnappé. Allez, debout ! Je vais faire du café !


Un peu plus tard, il quittait le camp, non sans avoir serré tendrement Ethel dans ses bras. Il en frissonne encore... Cinq minutes après, alors qu'il remontait le chemin des vignes, il entendait les sirènes de la police d'Issoire arriver.


- La descente des cow-boys, pensa Roux.


Il se retourna. Vit le jupon jaune d'Ethel tournoyer pour ranger les dernières chaises pliantes qui traînaient. Elle savait déjà qu'ils devaient être partis dans l'heure. Une larme coula sur la joue de Gilbert et il serra les poings. Il n'avait jamais autant détesté la connerie humaine !



Quelques mois ont passé, l'été a fait place à l'automne et cette fin octobre, froide malgré le grand soleil, fait monter une crise de rhumatismes comme toujours à la mauvaise saison. Les pommes sont mûres et rougissent là-bas dans les vergers. Roux les contemple chaque jour, espérant que leur maturité lui ramènera Ethel. Elle a écrit. Une dizaine de lettres et de cartes qui ne quittent pas son chevet... Il les éparpille sur le lit tous les soirs avant de s'endormir. Une manière de l'associer dans son sommeil.

Et puis, il a fait la paix avec André. Et pour une fois, André s'est excusé. Sans doute, parce qu'il n'avait pas envie de se retrouver tout seul, André voulait prouver à Gilbert qu'il n'était pas, contrairement à ce qu'il croyait, qu'un vieux con borné.


Ce matin, Roux en est sûr, elle va revenir.

Un tournesol à la tige tarabiscotée a fleuri juste à la limite de son jardin, dernier clin d'œil d'été au vieil homme, sans doute une de ces graines portées par les oiseaux et que le vent a semé sur la terre grasse. Alors, depuis cette découverte, il guette la caravane d'Ethel par la fenêtre de sa chambre, les yeux fixés sur la départementale. Il entend déjà Brassens rouler sur le bitume humide de la dernière pluie, et il sent la fraîche odeur des noix tombées à terre.


Un rire gai explose en contrebas. Un rire plein de malice et de tendresse qu'il reconnaît entre mille.


- Alors, monsieur Roux, vous continuez de rêver ou vous m'ouvrez la porte ?


Le soleil est revenu avec Ethel. Et comme le tournesol tardif et biscornu du fond du jardin, Gilbert Roux se tourne résolument vers lui. Même à soixante-quinze ans, la vie est encore belle. Surtout près de ceux que l'on aime.


 
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   Pattie   
17/3/2007
Je me suis régalée, comme toujours avec cet auteur, même quand c'est triste c'est beau, vivant, on croit être au milieu de ces couleurs, de ces odeurs. Et toujours de très beaux personnages âgées qui ne font pas leur âge.

   philippe   
18/3/2007
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
ça c'est malin,
et maintenant que tu m'a fais pleurer de tendresse, tu fais quoi, méchante

   Maëlle   
18/3/2007
C'est joli, c'est vrai, et puis on a envie de leur donner leur chance, à ces deux la qui décident de laisser la barrière ouverte.

   Sharyann   
24/3/2007
C'est vrai que beaucoup d'émotions sont transmises à travers ce conte, et j'ai beaucoup appréçié bien que ce ne soit pas ce que j'aime ni ce que j'écris d'habitude! à une prochaine fois j'éspère!:)

   Marite   
10/8/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Par curiosité j’ai commencé à explorer les listes de nouvelles en commençant par la dernière des 59 pages, celles qui n’ont aucune « plume ». Et j’ai trouvé une magnifique histoire de vie
« Couleur Tournesol » !
Tout, que ce soit les personnages, leurs caractères ou les évènements sont décrits avec les mots qu’il faut, rien d’inutile. Chaque phrase est à sa place. J’ai apprécié celle-ci en particulier car je pense qu’elle résume tout :
« La vie, c'était l'imprévu, le partage, tout ce qui donne de la couleur, qui met l'hiver en été, qui empêche de vieillir ! »
Merci Musea pour cette histoire réconfortante et enrichissante au niveau humain. Marité

   ANIMAL   
29/6/2020
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Que voilà une belle histoire sur le vivre-ensemble. Un joli conte d'amitié, d'amour et d'espoir en la nature humaine.

J'ai tout aimé dans cette nouvelle, les personnages, leur caractère, les dialogues, les colères, les jalousies, les espoirs et les passions. Les sentiments sont bruts, ont parfois du mal à s'exprimer, la vraie vie, quoi.

Un très beau moment de lecture avec Brassens en toile de fond.


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