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Science-fiction
nounours : 1 heure 13 minutes
 Publié le 04/01/14  -  7 commentaires  -  9898 caractères  -  133 lectures    Autres textes du même auteur

On dit que le hasard fait bien les choses alors pourquoi ne pas essayer de dompter le hasard.


1 heure 13 minutes


Longtemps il s’était réveillé dans la nuit et s’était retrouvé assis au bord du lit, les mains crispées sur des draps encore trempés de sueur. Il était tiré de son sommeil par un cauchemar récurrent fait d’une mosaïque d’images douloureuses et obsédantes. Toujours cette même scène muette rejouée à l’infini. Il est avec sa sœur, Mathilde, et il se souvient que malgré leur jeune âge, leur mère les avait laissé s’amuser seuls dans la rue. La part du rêve et de la réalité se confondait depuis longtemps mais dans une séquence nimbée d’onirisme, il croit revoir sa sœur s’arrêter de jouer, s’immobiliser et le fixer de ses yeux d’ébène. Dans ce regard soutenu, il y avait comme une pointe de défi et on aurait pu aussi y lire quelque chose qui s’apparenterait à une interrogation ou plutôt à une sorte de requête. Mathilde semblait investir son frère d’une mission. Elle lui demandait de s’engager, ici et maintenant, à tenir une promesse « en blanc » dont la nature lui échappait alors totalement. Il devait juste prendre acte, faire serment, pour plus tard, quand il serait adulte. Et puis, comme si avertie par une sorte de vision prémonitoire elle savait ce qui allait inéluctablement arriver, Mathilde détournait les yeux et, résignée, traversait, sans regarder, d’un pas très lent, pour récupérer le ballon rouge qui avait roulé de l’autre côté de la rue. Il entendait nettement le bruit sourd du petit corps qui se disloque comme un pantin sous la violence du choc. Le médecin qui fait non de la tête à l’hôpital, sa mère qui s’effondre en larmes et les autres qui lui disent que c’est pas sa faute, qu’il n’y est pour rien, que c’est comme ça, que c’est la fatalité, que c’est la faute au hasard.

Encore aujourd’hui, ces mots, il ne peut les entendre et ne veut les comprendre, quelque chose en lui les a toujours rejetés et il sait qu’ils ont conditionné toute sa vie. Avec les années, il croit avoir compris ce que sa sœur attendait de lui. Tout comme un collier n’existe et ne se définit que par le fil qui relie les perles les unes aux autres, un accident n’est que la succession d’événements discernables et indépendants soudés par un lien invisible que le sens commun appelle hasard. Sa sœur l’implorait justement de couper ce lien et de ne plus croire à la force irréversible du hasard. Si elle s’était volontairement sacrifiée dans une ultime et absurde provocation c’était pour briser, par l’exemple, cette loi non écrite et si elle avait consenti à une ultime partie de roulette russe barillet plein, c’était pour lui prouver que le hasard pouvait ne pas être l’éternel gagnant d’un jeu de dupe. À lui d’entamer une partie d’échecs, d’avoir les blancs et son coup d’avance était de savoir anticiper les événements avant qu’ils ne se produisent. Il pouvait maintenant lui en faire le serment solennel. Il n’aurait de cesse de le combattre, ce lien, ce fil, ce dieu inconnu. Ce serait un corps-à-corps violent et sans merci et il devait vaincre cette bête cruelle et capricieuse. Hasard et mat.

Il se passionna rapidement pour les sciences exactes et commença à voir la vie à travers un prisme physico-mathématique. Il avait froidement analysé que l’accident de sa sœur n’était dû qu’à l’intersection malheureuse de deux trajectoires calculables. S’il avait pu préalablement calculer ces deux trajectoires, il aurait pu éviter l’accident. Bien sûr, il avait étudié toutes les grandes théories des siècles passés. Il avait étudié les lois de probabilités, l’analyse combinatoire, les travaux de Bernoulli, Pascal, Laplace et avait dû se confronter au principe d’incertitude d’Heisenberg. Mais à contre-courant des pensées contemporaines, il restait ancré dans sa certitude d’un déterminisme universel. Si la succession d’événements n’était due qu’à un principe de causalité, alors il était vraisemblablement possible de prédire l’avenir en connaissant chaque paramètre du présent et en les injectant dans une « équation absolue » qui permettrait de tout prédire et de tout calculer. C’était sa mission, sa promesse, il devrait passer sa vie à essayer de formaliser et de résoudre cette « équation antihasard ». Il n’y aurait plus jamais de petites filles renversées par des voitures. Le hasard ne ferait plus jamais les choses, ni en bien, ni en mal.

Il obtint un statut de chercheur et se mit à travailler chez lui. Il transforma son salon en un gigantesque atelier. Les quatre murs servaient de tableaux et c’était une piste géante, un énorme circuit panoramique qu’allaient parcourir les kilos de craies qu’il avait achetés. Comme il se doutait qu’il ne sortirait plus beaucoup de chez lui jusqu’à ce qu’il ait terminé son travail qu’il présumait long et pénible, il prit à son service une domestique pour le soulager des tâches quotidiennes. Elle s’appelait Céleste et très vite, une grande complicité s’établit entre eux deux.

Parfois, quand le « maître » prenait un peu de repos, il arrivait à Céleste d’entrer dans la grande salle pour récupérer le plateau-repas qu’elle lui avait préparé et auquel, généralement, il touchait à peine. Alors Céleste s’asseyait un moment devant le grand tableau et le regardait comme on regarde une fresque. Tout cela lui était parfaitement étranger mais elle trouvait ça beau. Elle arrivait à voir un troupeau d’hippocampes là où un mathématicien calculait des intégrales triples et elle avait osé demander, un jour, intriguée, ce que c’était que ce petit huit couché au-dessus d’une tête de fourche brisée. Le « maître » avait alors pris le temps de lui expliquer qu’il schématisait ainsi la manière dont on calculait jusqu’à l’infini. Cela avait paru vertigineux à Céleste qui avait préféré continuer à voyager à travers tous ces sigles ésotériques qui s’enchaînaient en poussière d’étoiles, comme perdus dans une queue de comète. Et puis, en secouant la tête, elle se levait, quittait l’atelier et se disait que, décidément, tout ça n’était pas pour elle et qu’elle préférait, de loin, la vie simple des gens qui ne pensent pas trop.

Les jours passaient, il ne se ménageait pas et travaillait sans relâche.

Il écrivait frénétiquement. Sur son grand tableau, les formules s’enchaînaient. Les logarithmes, les dérivées dansaient sous sa main. C’était une écriture automatique dont il était devenu l’esclave, il ne pouvait plus s’arrêter, il ne contrôlait plus rien. Son cerveau élaborait, calculait, guidait son bras, il ne s’appartenait plus. Mais il sentait tout de même qu’il touchait au but. Il s’était égaré sur de fausses pistes, avait commis bien des erreurs, il avait connu des échecs, mais tout cela était derrière lui. Plus que quelques fractions, quelques exponentielles, quelques sigles, un dernier crissement de craie et ce serait fini. Mais au moment où il avait enfin pu mettre la dernière variable à son équation, quelque chose l’interpella. Une sensation diffuse. Cela partait de la craie, remontait par les doigts de sa main, infiltrait son bras, gagnait son dos, il commençait à avoir des sueurs froides. Il avait terminé mais au lieu d’en ressentir une grande joie, un grand soulagement, alors qu’il venait de terrasser le hasard, il eut peur, terriblement peur… Il se rendit compte que son cerveau injectait de lui-même des variables et calculait, à son insu, le résultat de l’« Équation ». Les chiffres se multipliaient dans sa tête, les calculs lui faisaient imploser le cerveau. C’était une douleur insoutenable. Le futur entrait dans son crâne, c’était une véritable tempête, du fait divers le plus anecdotique à l’événement le plus essentiel. Il voyait des guerres, des épidémies, le résultat des prochains tirages de la Loterie nationale.

Au milieu de toutes ces informations éparses, ses yeux venaient de se poser sur une date précise, celle de ce même jour, à peine une heure plus tard. Intrigué, il vérifia les paramètres, les données initiales. Il vit sa date de naissance, son poids, son pouls…

Il ne lui fallut pas très longtemps pour se rendre compte que son cerveau avait dédoublé sa personnalité, créé une exo-conscience qui venait de s’amuser à calculer cyniquement, à son insu, l’heure de sa propre mort et que cet instant fatidique était programmé très exactement pour dans une heure et treize minutes. Il eut l’impression d’avoir ouvert la boîte de Pandore. Combien il regrettait de s’être lancé dans une telle entreprise. Certes le hasard était capricieux et pernicieux, mais il venait de se rendre compte qu’un monde où tout serait calculé d’avance, où tout serait prévu, planifié, était encore plus cauchemardesque. Alors, dans un dernier sursaut, il effaça tous ses tableaux, vida la mémoire de tous ses ordinateurs, brûla toutes ses notes. Il ne voulait pas que quelqu’un puisse se servir de son travail et connaître ce sentiment de vide et d’horreur qui l’habitait. Il fallait faire vite. Sa seule obsession était, maintenant, d’arrêter tout ça. Il fallait juste ressortir de sa cachette le vieux Beretta que son père avait ramené de la guerre d’Algérie et qui dormait au fin fond d’une armoire. Il devait, tout de même, prendre le temps d’écrire une lettre à Céleste, lui témoigner toute sa reconnaissance pour ce qu’elle avait fait pour lui. Enfin, il lui faudrait oser poser le froid du canon sur sa tempe, osciller entre un moment d’hésitation et une seconde de courage et puis, une seule détonation, sèche et brutale, qui déchirerait le silence et lui apporterait la délivrance, la fin de l’Hiroshima qu’il avait dans la tête…

Le temps lui était compté…

… 1 heure 12 minutes 10 secondes…

… 1 heure 12 minutes 05 secondes…

Au même moment, sur la grande place de la ville où se tenait le marché, dans un recoin à l’abri des regards, Céleste se penchait pour ramasser un billet de banque tombé d’un porte-monnaie. En le plaçant discrètement dans la poche de son gilet, la vieille dame se dit, dans un sourire espiègle, que parfois, tout de même, le hasard faisait bien les choses.


 
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   Anonyme   
16/12/2013
 a aimé ce texte 
Bien
Oui, un paradoxe amusant : le savant calcule l'heure de sa mort et la provoque... C'est la négation du libre-arbitre en même temps que son triomphe ! Je ne crois pas que l'idée soit franchement inédite mais je la trouve pas mal déclinée en l'occurrence.

Le personnage de Céleste me touche, en contrepoint de celui du chercheur. Est-ce volontaire de votre part de lui avoir donné le même prénom qu'à la fidèle gouvernante de Marcel Proust ? J'ai cru un moment que le résultat des recherches de son patron serait précisément "À la recherche du temps perdu"...

   Robot   
30/12/2013
 a aimé ce texte 
Bien ↑
J'ai apprécié l'histoire de ce possédé des mathématiques. Peut-être y-a-t-il quelques longueurs mais la lecture n'est pas ennuyeuse. Je trouve que finir sur le hasard qui favorise céleste est une bonne chute. Certains penseraient peut-être que la digression sur ce personnage secondaire n'était pas nécessaire. J'estime cependant qu'il apporte au texte une forme de sentimentalité qui lui aurait manqué sans cet apport extérieur.

   jaimme   
2/1/2014
 a aimé ce texte 
Bien
Une énième variation sur le thème de la prédictibilité (un des maîtres restant Asimov avec le cycle de"Fondation"). Mais j'ai trouvé l'histoire agréable à lire, bien construite et ce n'est pas rien.
L'homme a créé la propre raison de sa mort. Une jolie boucle, un bel anneau de Moebius. Et la fin est bien menée.
On pourrait reprocher le manque d'originalité, mais c'est l'étape suivante, n'est-ce pas?

   MariCe   
4/1/2014
 a aimé ce texte 
Bien ↑
J'ai beaucoup apprécié cette recherche frénétique qui aboutit à la propre mort du chercheur.
Vous avez su rendre l'intrigue plus "ordinaire" en élaborant le personnage de Céleste qui vit, elle, sans se poser de questions existentielles.
Finalement, mieux vaut se dire " je sais qu'on ne sait jamais".

   i-zimbra   
5/1/2014
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
J'ai tout de suite pensé à Girolamo Cardano, le métoposcope dont j'ai appris l'existence par le Pr Moustache
(cf. tumourrasmoinsbete.blogspot.fr/2009/02/lundi-cest-sciences-fantaisies.html).
Ici, l'auteur entretient une confusion entre hasard et fatalité. D'abord, ce sont les proches du personnage central, après le drame. Puis c'est le narrateur lui-même, en parlant de « force irréversible du hasard ». Hasard et fatalité sont pourtant antinomiques... C'est parce que l'esprit humain ne peut pas les appréhender qu'il tend à les confondre. La dernière phrase du texte, prononcée intérieurement par la domestique, remet la chose en place (mais c'est peut-être un peu court, comme fin).
Le geste de défi de Mathilde peut être interprété comme défi au hasard aussi bien qu'à la fatalité, affirmation de son libre arbitre. Ou alors au contraire comme la fascination du lapin face au serpent (qu'est le vertige de l'insondable nécessité).
« À lui d'entamer une partie d'échecs, d'avoir les Blancs et son coup d'avance était de savoir anticiper les événements » : Dans un espace plan de huit unités sur huit, habité par trente-deux pièces à mouvements réglementés, le nombre de possibilités est déjà impossible à stocker sur un disque dur qui comprendrait tous les atomes de l'univers. Alors dans un monde à trois dimensions... Mais l'intérêt du jeu est effectivement d'avoir le trait, comme on dit dans le jargon des échecs. Et on est forcé de jouer – la morale de Samuel Beckett est celle d'un joueur d'échecs (qu'il était).

Mais c'est bien sûr pour les besoins du paradoxe que le personnage parvient quand même à mesurer et calculer la force irréversible de la fatalité. Et ainsi le lecteur peut aussi essayer d'anticiper :
Changera-t-il l'heure calculée de sa mort ? Surseoir son suicide en éliminerait également le motif, et ses travaux, réfutés, n'auraient même pas à être détruits. Mais peut-être a-t-il calculé la fin du monde à 1h13' et va-t-il presser la détente tout de suite pour ne pas y assister ; seulement il va, nécessairement, un peu se rater et agoniser pendant plus d'une heure. Je penche plutôt pour l'idée que c'est l'orgueil de valider ses théories qui lui fera accomplir cet acte. L'ironie du mot « il lui faudrait oser ». Prophétie autoréalisée.

   Marite   
5/1/2014
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Science-fiction ? Ce n'est pas le sentiment que j'ai eu en lisant cette nouvelle. J'ai été littéralement "avalée" par cette écriture dès la première ligne. Peut-être est-ce parce que tout ce qui se rapporte au monde des rêves m'attire avec souvent le sentiment d'y trouver une explication ... à quoi ? Je n'en sais strictement rien ou plutôt je ne l'ai pas encore formulé. Peut-être devrais-je aussi m'enfermer et chercher comme le héros de cette nouvelle ?
Chaque mot est à sa juste place et aucun ne nous distrait, pas son usage erroné, de l'histoire. Le personnage de Céleste tempère la "folie" de ce chercheur et nous permet de rester dans le concret.
Une question cependant : pourquoi le héros n'a-t-il pas cherché à esquiver l'heure fatidique et par celà même contrarier le hasard ? Du moins en ce qu le concerne.

   dowvid   
8/1/2014
 a aimé ce texte 
Bien
J'aime ou j'aime pas ? Ambivalent.
J'aime le récit, j'aime la description du travail mathématique, j'aime les quelques détails associés.
J'aime plus ou moins le déroulement. C'était presque fatidique et déterminé qu'il découvre l'heure de sa mort. Pourquoi ne pas avoir détourné le courant en lui faisant découvrir auttre chose, par exemple l'heure où Célestine va lui tomber dans les bras ? Parce que c'est bien plus plaisant de rencontrer l'amour que la mort, même si l'une est la soeur de l'autre ? Mais c'est un choix d'auteur, et c'est le seul qui compte, dans le fond.
En tout cas, je l'ai lue d'un trait sans en passer de bouts, bravo !


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