C’était le vingt-troisième congrès et toute la ville était en effervescence. Lors du dernier symposium, il y avait déjà presque cinq ans de cela, le professeur Hugues Coquet avait fait une promesse solennelle. Il avait pris date, donné rendez-vous, il s’était engagé à ce que le prochain rassemblement apporterait la touche finale, le parachèvement de ce que pour quoi il avait toujours vécu c'est-à-dire la réussite et la consécration du projet Silentpolis.

Silentpolis, c’était son œuvre, il l’avait rêvée, l’avait réalisée, il avait conçu la première cité qui se vouait à l’éradication totale du bruit sous toutes ses formes ; une cité du silence absolu.

Dans le magnéto-train qui l’emmenait au dôme des conférences, le professeur consultait le digilivre dans lequel chaque étape, chaque chapitre de l’élaboration de Silentpolis avaient été soigneusement consignés. C’était tout l’historique de sa ville qui défilait sous ses yeux. Le vieux professeur en ressentait une fierté paternelle, cette ville c’était sa création, son enfant et il regardait son digilivre avec la même émotion que lorsqu’on effeuille un vieil album photo.

Le professeur était de cette race d’hommes qui sacrifient tout à ce qu’ils croient être leur destin, leur devoir, leur mission, qui mettent toutes leurs forces au service d’une idée. On pouvait lire sur son visage une conviction, une opiniâtreté, une volonté indestructible, cette supériorité des hommes qui ont la foi. Hugues Coquet avait la foi, foi en la science et foi en sa quête de l’absolu silence et cette foi lui conférait une aura et un charisme incontestables, il avait l’orgueil et l’assurance des hommes qui ne doutent jamais.

Silentpolis était un projet déjà vieux de plus de quarante ans. Quatre décennies d’abnégation, de tâtonnements, d’erreurs et de corrections.

Au début, il y avait eu un enthousiasme général, un gigantesque élan favorable. L’utopie d’une ville où le bruit serait totalement maîtrisé avait séduit plus d’un Terrien. Mais au fur et à mesure que les lois avaient été promulguées, que les motions avaient été adoptées, on avait assisté à de nombreux désengagements, à de nombreuses défections. Cela commença par les premières règles d’exclusion et d’interdiction. Les enfants et les animaux furent les premiers à être légalement bannis de la ville, l’incontrôlabilité de leur cri étant de façon évidente incompatible avec l’éthique de Silentpolis et la musique fut, elle aussi, vite proscrite. La ville connut alors une période de rébellions, de troubles, de dissidence et de nombreux attentats sonores furent perpétrés. Les intellectuels, pour qui l’abolition du bruit était étroitement liée à une déperdition cognitive, avaient tenté d’obtenir, sans résultat, l’édification d’une sorte de musée du bruit où chaque son, chaque bruit caractéristique aurait été enregistré et classé dans une sonothèque. On pouvait rentrer à Silentpolis dès l’âge de vingt ans et, comme certains oublient leur langue maternelle lorsqu’ils grandissent à l’étranger, les habitants de Silentpolis risquaient un jour d’oublier le bruit d’une voiture, d’un chien, d’un enfant qui joue. Beaucoup avaient confondu le projet de silence absolu du professeur avec une simple régulation, une bénéfique harmonisation du bruit. Cela se termina par l’exode d’une partie de la population et les derniers volontaires comprirent que s’ils voulaient rester ils devraient se soumettre à l’absolue dictature du silence.

Le professeur parcourait le fil de toutes les avancées et innovations technologiques qui permirent la construction de Silentpolis.

Cela commença par la réalisation de la gigantesque coupole insonorisante qui recouvrait la ville. Séparée du reste du monde, il ne restait plus qu’à juguler ses propres exagérations décibèliques. Alors on répertoria toutes les sources de bruit et on chercha à les éradiquer les unes après les autres. Il fallut en particulier s’attarder sur les problèmes d’énergie, sur les moyens de locomotion, de propulsion, de levage, ce qui faisait fonctionner les machines, les moteurs et les rouages. Les scientifiques s’intéressèrent à l’électromagnétisme. Depuis longtemps, les antiques théories de Maxwell et Lorentz avaient été assimilées et bien vite elles furent extrapolées jusqu’à percer le mystère de la lévitation, la discipline de la mécanique magnétique était devenue la science phare, un pilier essentiel, un des fondements de la réussite de Silentpolis.

Les scientifiques avaient également étudié les transformations de la perception auditive chez les résidents de Silentpolis. L’oreille s’était accommodée et habituée à percevoir des sons infinitésimaux, quasi inaudibles pour un étranger à la ville. Hugues Coquet prétendait, par boutade, qu’il arriverait à son but lorsque les habitants de la cité du silence seraient capables d’entendre tomber la neige sur un lac gelé.

Le professeur relisait toutes ces pages avec une certaine nostalgie. Mais déjà le magnéto-train arrivait en gare et le professeur dut ranger son digilivre. Il savait qu’aujourd’hui il allait écrire l’épilogue d’une grande aventure humaine.

Quand le professeur commença son discours, il était le seul à savoir que ce serait les dernières paroles prononcées à Silentpolis. Tous les habitants de la cité avaient été conviés à prendre connaissance de cette ultime allocution retransmise muette et sous-titrée sur des écrans géants disséminés dans toute la ville.

Car Hugues Coquet avait trouvé la solution à l’ultime source de bruit de la cité c'est-à-dire la voix humaine elle-même. On avait bien essayé de développer un langage des signes mais l’expérience n’avait pas été concluante, la sémantique gestuelle s’était avérée trop restreinte, elle ne pouvait exprimer toutes les nuances et subtilités de l’expression orale.

Les instituts de recherche scientifique de Silentpolis s’étaient donc longuement efforcés à percer les mystères de la télépathie et avaient réussi après des années d’expériences et d’espoirs déçus à inventer une sorte de puce auriculaire qui permettait de converser mentalement avec ses interlocuteurs. Ce n’était pas un système qui permettait d’entendre la voix de l’autre sans que celui–ci ne parle, mais plutôt une sorte de projection du langage sur un écran psychique.

Le professeur invita donc, après un long exposé sur les performances de sa nouvelle invention, tous les habitants de Silentpolis à s’introduire le petit appareil dans l’oreille et grande fut la surprise de tout le monde quand effectivement on pouvait « parler » à son voisin sans émettre le moindre son. Le professeur regarda avec un certain plaisir tous les congressistes effarés et stupéfaits de cette découverte et il reçut des dizaines de félicitations et congratulations télépathiques, on avait atteint le silence absolu…

Mais l’euphorie du professeur ne dura qu’un instant et un observateur étranger aurait pu remarquer que très vite le professeur blêmit. Deux notes, deux petites notes inaudibles pour un non-résident de Silentpolis venaient de lui parvenir aux oreilles. Deux notes bientôt répétées et démultipliées par autant de congressistes, deux notes reprises par centaines dans une cacophonie assourdissante. Le professeur comprit alors qu’il avait échoué. Toute son œuvre, toute sa vie venaient de basculer pour simplement deux petites notes…

Ces deux petites notes l’assassinaient, deux petites notes qu’il avait, dans une gigantesque erreur, oubliées de prendre en compte, deux paramètres essentiels qu’il avait négligés dans son utopie, deux petites notes terriblement humaines, deux petites notes systoliques et diastoliques…

Le professeur quitta très vite la salle des conférences, très agité et pour la première fois de sa vie des larmes coulaient sur ses joues. Il laissa derrière lui tous les congressistes encore à leur euphorie, emprunta le même long couloir du dôme des congrès qu’il avait emprunté il y a quelques heures pour ce qu’il croyait devoir être le jour de sa consécration. Mais, à présent, il était seul, extrêmement seul, désespérément seul et, en lui, résonnaient ses deux petites notes personnelles qui allaient l’amener à mettre fin à ses jours…

Deux notes, deux petites notes…

Poum poum, poum poum, poum poum, juste le bruit de la vie…