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Sentimental/Romanesque
OiseauLyre : Triptyque
 Publié le 30/03/20  -  4 commentaires  -  8879 caractères  -  327 lectures    Autres textes du même auteur

« Il voudrait lui aussi, comme nous tous, ne jamais devoir lâcher les choses. »


Triptyque


1.

Il sortit son canif et coupa la corde. La lame produisit un bruit râpeux et aigu. Le garçon regardait son père. Il ne pouvait pas tenir tête à la lame qui reflétait l'été. Elle était blanche et pure et le fascinait. Le père enfila un masque, enroula le bout de corde autour de sa taille et le noua. Il se pencha ensuite au-dessus de la cale pour ramasser sa carabine à ressort. La mer décevait le garçon. Elle était calme et coopérante. Elle n'était jamais comme dans ses fantasmes ou les aventures qu'il lirait sous un voile, ces prochaines heures, pendant que son père serait sous l'eau. C'était un dimanche matin et ils faisaient une pêche de plaisance, un ou deux kilos tout au plus.

Le garçon regardait son père s'enfoncer dans la masse bleu marine. Il leva les yeux vers l'horizon atrocement plat. Le ciel le décevait aussi, il n'y avait pas de nuages avec lesquels jouer. Il grandissait vite et voulait de moins en moins venir à la pêche. Son père ne voulait pas arrêter. Il devait répéter et répéter pour sentir les choses. Il devait être là pour la sentir l'habiter. Bien plus tard, il pratiquerait la chirurgie et comprendrait. Encore plus tard, il comprendrait qu'on ne faisait qu'une seule chose bien dans sa vie, on pouvait faire beaucoup de choses mais une seule serait décente. Il saurait opérer mais serait un mauvais amant, ne s'étant pas assez consacré à l'amour.

Les cow-boys faisaient galoper leurs montures sans relâche. Ils ne s'arrêteraient qu'à la vue du Pacifique. La corde trembla deux fois, ce qui signifiait que son père était fatigué ou qu'il n'avait plus de munitions. Le garçon agrippa la corde et tira pour l'aider à remonter. Elle venait facilement à mesure que l'ombre grandissait. Il se sentait fort. Le père monta à bord, faisant dangereusement pencher le bateau. C'était une grande barque à moteur, blanche, bleue sous la ligne de flottaison. Il ramena six grosses dorades qu'il offrit au soleil. Elles étaient enchaînées en bouche par un anneau de métal.

L'écaille pourpre tirait sur l'orange, surtout la queue. Elle était dure, glissante. À la lumière, les dorades brillaient comme la lame du canif, comme la mer, comme une armure. Le garçon s'excitait et s'imaginait les combats qui devaient se mener sous la surface. Il voulut grandir vite pour plonger et découvrir. Il attrapa le canif que son père lui tendait et trancha chaque poisson dans le sens de la longueur, en plein ventre, comme il lui avait appris. Avec l'autre main il empoigna du sel et l'enfonça dans l'ouverture.

À quai, ils feraient un feu qu'ils alimenteraient au charbon. Ils allongeraient ensuite les prises intactes pour les faire cuire. En attendant, ils écraseraient une gousse d'ail avec du jus de citron et un filet d'huile. À la sortie du feu, ils feraient pendre leurs pieds sur le bord et mangeraient avec les doigts. Pour l'heure, la mer ne voulait pas les laisser revenir. Le garçon était à califourchon à la proue, il montait et descendait avec les assauts des vagues. Il s'imaginait monter un grand cheval colérique à travers les plaines de l'Oregon ou les déserts du Nevada. Il devait être un cheval indomptable et il serait plus fort que lui. Un vent câlin séchait la sueur des deux pêcheurs et écartait l'odeur de gas-oil qu'ils laissaient derrière eux. Ils étaient heureux.


2.

Il le regardait se pencher en avant, sur le bord de sa chaise, prêt à glisser. Il le voyait serrer mal son instrument, se retenant de le broyer. Il voudrait lui aussi, comme nous tous, ne jamais devoir lâcher les choses. Ce trompettiste savait s’y prendre, ce qui le poussait à venir tous les vendredis soir. Le musicien avait cette manie de râper tendrement les notes. Dehors la nuit encore jeune, la pluie et le froid, l’apaisement des réverbères et des feuilles de l’automne. Et cette mélodie. Un cinquantenaire élégant à côté de lui s’alluma une cigarette. Le gérant laissait faire. Il avait posé son chapeau en feutre, découvrant sa calvitie. Ce client venait une semaine sur deux. Parfois, il mettait un bon mois à revenir.

Et cette improvisation pudique et plaintive. Quand elle serait là, il laisserait la scène l’occuper et se contenterait de la regarder, de la laissait parler. Elle rejetterait ses cheveux noirs derrière ses oreilles en se mouillant les lèvres, ses petites lèvres roses sur son visage pâle. La vie est décevante mais peut-être que ce soir, il serait plus reconnaissant que d’habitude d’être sur terre.

Il l’avait vue pour la première fois lorsqu’ils étaient des enfants, longtemps en arrière, dans un autre monde. Il se rappelait bien leurs après-midi sur la plage ou dans le bus qui les ramenait de l’école. Il lui était resté une saveur particulière.

Plusieurs jours en arrière, il remontait une rue piétonne de la vieille ville. Le ciel gris s’étalait dans le silence. Il s’était arrêté un instant, des pas indiscrets, quelques gouttes puis l’averse. Il n’avait pas encore compris le temps capricieux de cette région et n’avait pas prévu de parapluie. Elle était là, épaule contre épaule, sous le même porche. Il l’avait reconnue immédiatement. Elle lui plaisait beaucoup ce qui amplifiait en lui ces impressions dormantes. Il avait engagé la conversation simplement comme s’il en achevait une ininterrompue.

Le trompettiste entama un solo. Il avait laissé le piano s’acharner, se tordre et se débattre, s’étouffer presque sans parvenir à finir. Le silence était devenu difficile à atteindre. On ne pouvait se taire d’un coup, ce serait contre nature. Il suait les yeux fermés, s’enfonçait dans son jeu, comme s’il se savait perdu, comme s’il se sacrifiait pour conjurer le mauvais sort. La salle ne respirait plus. Dans un ramassis de notes râpées, à peine jetées, il se tut et regarda. On applaudit.

Elle n’était toujours pas là, pensa-t-il, elle avait raté ce passage. Il ne savait pas qu’elle ne viendrait pas. Elle ne l’avait pas reconnu. Il n’avait pas vu sa surprise et lui avait parlé si familièrement de son père et de son frère, qu’elle n’avait pas osé lui demander son identité.

Des philosophes se demanderaient ce qu’était le réel, ce qui le faisait. Il les lirait et se demanderait à son tour ce qui était certain. Son père l’avait fait quitter le pays pour poursuivre des études et un avenir. Il se demanderait ce qu’était le passé et s’il était le seul à se souvenir de cette vie laissée derrière, serait-il certain de l’avoir réellement vécue.


3.

Son père est mort. Il est mort enfin. Il a tant souffert, il aurait mérité une meilleure mort. Il se dit cela en regardant le message sur son portable. Les anesthésistes préparaient la parturiente. Il appellera sa mère après cette césarienne. La salle d’accouchement était pleine à craquer. Une autre parturiente stagnait dangereusement. Il avait de l’expérience et savait intuitivement qu’il allait devoir pratiquer une autre césarienne. Il aura fini autour de dix-huit heures peut-être et à ce moment-là, il pourrait se retirer pour pleurer. Toutes les choses mesquines lui vinrent d’un coup. Alors il serra les poings et les dents. Plus tard, se dit-il, plus tard.

Il incisa la peau, sépara avec l’interne les muscles de l’abdomen avec les doigts et arriva enfin à l’utérus. Il le dégagea. C’était une masse rose et dure. Tout était bleu et lumineux. Il incisa l’isthme et la poche avec. Un jet de liquide en surgit. Une odeur chaude s’échappait du champ opératoire. Une odeur difficile à décrire, animale et humide. Une odeur qui remuait des envies enfouies en tout homme. Malgré l’expérience, il se faisait prendre à chaque fois.

Le sang coulait abondamment mais c’était là une chose normale. Sombre, il coagulait et devenait très noir.

La chair, les membranes flottantes, les masses visqueuses, la gelée sanguinolente, il ne les voyait pas. Il ne voyait qu’ordre, structures et mécanique. Il ne réfléchissait pas et n’en avait pas besoin. Il aurait peut-être dû laisser la pêche le posséder comme il était possédé en cet instant.

L’interne pesa de tout son poids sur la patiente en même temps que l’obstétricien y enfonçait la main gantée, jusqu’au coude. Il ressortit un nouveau-né s’agitant déjà et hurlant sa frustration. On appliqua les protocoles habituels. L’interne se mit à fermer consciencieusement, son maître le surveillait. L’opération ne prenait que quelques minutes.

Un confrère lui avait dit un jour qu’on mettait deux ans pour faire le deuil de son père. Deux ans lui parurent très courts. Il ne se voyait pas s’en remettre vraiment. La cinquantaine, il lui restait une trentaine d’années à traîner avant de connaître la consolation. Sa propre pensée l’effraya. Il donna ses instructions à l’interne et se dirigea vers la porte. La patiente, dont seulement la partie basse était anesthésiée, lui tendit le bras. Elle était de celles qui gardaient le sexe de l’enfant secret jusqu’au bout et voulait savoir. C’était un garçon.


 
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   ANIMAL   
5/3/2020
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Cette nouvelle évoque en trois tableaux les trois âges de la vie et l'évolution du rapport au père.

Au second tableau, je n'avais pas compris qu'il s'agissait de la même personne mais le troisième tableau rétablit les choses et à la relecture tout est évident.

C'est très bien fait. Toute une vie résumée en trois phases avec en filigrane ce père omniprésent. La mère semble inexistante, sauf au moment du décès de ce père si important.

La chute est en accord avec le texte, il y a tout le symbolisme de cette naissance, et bien sûr c'est un garçon. Une nouvelle vie, renaissance aussi pour le narrateur qui doit poursuivre son existence sans son père.

Une lecture intéressante.

   Corto   
31/3/2020
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
En première lecture cette nouvelle est étrange, voire glaçante.
Le style est sec, haché, avec aussi peu de sentiment que possible: un style de chirurgien ?
En approfondissant j'ai apprécié cette manière d'aller droit au but, précise, sans fioritures excessives.

La première partie, en mer et à la pêche est typique d'une relation d'un enfant avec son père, où l'enfant apprend en regardant les gestes maîtrisés de son aîné.
Le ressenti de l'enfant est zoomé grâce à deux phrases explicites: " La mer" [ la mère ?? ] "décevait le garçon. Elle était calme et coopérante. Elle n'était jamais comme dans ses fantasmes" puis " Il voulut grandir vite pour plonger et découvrir".

La seconde partie sans vraiment se débrider laisse apparaître un homme en devenir non dépourvu de sentiments, mais qui examine sa vie avec froideur et sans détours. " Dehors la nuit encore jeune, la pluie et le froid, l’apaisement des réverbères et des feuilles de l’automne. Et cette mélodie."
"La vie est décevante mais peut-être que ce soir, il serait plus reconnaissant que d’habitude d’être sur terre." ( à noter ce deuxième constat de 'déception' ).

La rencontre féminine s'exprime de façon toujours aussi distanciée "Elle lui plaisait beaucoup ce qui amplifiait en lui ces impressions dormantes.", puis: "Il ne savait pas qu’elle ne viendrait pas. Elle ne l’avait pas reconnu".

En dernière partie l'homme devenu adulte s'exprime intérieurement toujours comme un chirurgien, ce qu'il est d'ailleurs devenu:
" Son père est mort. Il est mort enfin."
"Une autre parturiente stagnait dangereusement"
"Le sang coulait abondamment mais c’était là une chose normale."
"On appliqua les protocoles habituels."

Il gère son deuil de la même manière: " Un confrère lui avait dit un jour qu’on mettait deux ans pour faire le deuil de son père. Deux ans lui parurent très courts. Il ne se voyait pas s’en remettre vraiment".

Le final proposé par l'auteur me semble réducteur car il ne concerne que le dernier événement. Même si on peut être sensible au fait qu'un nouveau garçon vienne de naître, en écho symbolique à la vie ici décrite du garçon devenu homme venant de perdre son père: la vie se perpétue donc dans ce grand renouvellement où l'individu n'est qu'un maillon de cette chaîne infinie.

Personnellement je pense qu'une belle phrase vue plus haut aurait bien conclu cette aventure humaine: " Des philosophes se demanderaient ce qu’était le réel, ce qui le faisait. Il les lirait et se demanderait à son tour ce qui était certain".

L'impression chirurgicale demeure jusqu'au bout. C'est à la fois audacieux et sans concession. Le style choisi est impeccable.
Passé le moment d'adaptation j'ai apprécié cette démarche.

Bravo OiseauLyre.

   Alexan   
2/4/2020
 a aimé ce texte 
Bien ↑
J'ai trouvé ce texte intéressant, intrigant. Et l'atmosphère assez prenante.
Tout d'abord, la relation entre un fils et son père, l'apprentissage, l'initiation. Les rêves, espoirs et déceptions, tout cela empreigné par la présence de la mer (à défaut de la mère....?)
La deuxième partie m'a paru assez troublante. Il m'a fallu la relire. Mais c'est la troisième partie qui m'a semblé tout expliquer (je crois).
Une belle écriture pleine de force et de sobriété. 
Le symbolisme est très présent également. 
Un texte qui vaut le coup d'être lu plusieurs fois, car je pense que l'on peut y trouver des sens divers et cachés.

   plumette   
6/4/2020
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Beau titre pour une histoire qui dit beaucoup tout en gardant ses mystères.

ce "il" n'a pas de prénom, il est mis en situation dans trois âges de sa vie, l'enfance, la jeunesse, la maturité.

le narrateur est un fin observateur qui manie à la fois la caméra
( ex dans la toute première scène) mais nous livre l'intériorité et l'imaginaire de son personnage ( et même son futur! en révélant dès le premier tableau qu'il sera chirurgien )


Présence très forte du père dans les tableaux 1 et 3, la partie 2 est moins reliée aux 2 autres, elle livre tout de même des indications importantes sur cet homme: son goût pour la musique, son rapport aux femmes. J'ai bien aimé la question que se pose le personnage sur le réel. Cette expérience d'avoir un souvenir fort et intense de quelqu'un qui ne se souvient pas de vous!

j'ai beaucoup aimé le télescopage de la mort du père avec les césariennes ( rappelant la préparation du poisson du premier tableau!)

un texte qui diffuse une ambiance;

j'ai aussi été très sensible à l'écriture.


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