Incrédule, Madeleine ouvre les yeux doucement, assaillie de lumière et d’odeurs. Elle avait presque oublié cette senteur d’iode et de terre humide, la force caressante du vent qui fait danser les hautes herbes et griffe les bruyères rêches, les nuages bas ourlés de soleil. Et au loin, derrière la rondeur indolente des dunes, la pointe rouge du phare défiant horizon et tempêtes. Elle fait quelques pas, n’ose pas croire ce que tous ses sens lui racontent. Voici si longtemps… Elle offre son visage à la chaleur du jour, savoure le parfum des rosiers pimprenelle, le cri des mouettes, lit le livre de la lande que ponctuent les éclaboussures violettes de la lavande de mer au travers de laquelle elle marche. Puis, comme si souvent, elle s’assoit, retire ses chaussures et avance pieds nus dans le sable, à petits pas tranquilles, le visage parfois tourné vers le ciel pour y observer le ballet des mouettes et leurs cris rauques. Rien n’a changé… Rien, si ce n’est elle. Elle a même oublié le froid intense qui l’étreignait quelques secondes auparavant. Arrivée en haut d’une dune, elle contemple les remparts de sable qui contiennent les avancées de la mer, la brèche dans cette muraille par où s’épanche une large langue d’eau en volutes languissantes, les nuées d’oiseaux, le phare tout au bout du regard… Le cadrage est parfait, ne peut-elle s’empêcher de penser en souriant, tandis qu’elle sent comme une main chaude enserrer soudain la sienne, partageant sans un mot le silence venteux. La phrase de Jules Supervielle, ce poète remarquable qu’elle adorait tant lire, lui revient en mémoire : « Ne tournez pas la tête, un miracle est derrière. » Aussi continue-t-elle à regarder droit devant elle, et si quelques larmes toutes rondes jouent soudain sur ses joues, c’est sans doute le vent.
La matinée s’écoule sans heurts et sans surprises, comme à l’accoutumée. Allongée dans son lit, Madeleine écoute vivre la maison de retraite, un sourire paisible aux lèvres. La porte de l’étage qui s’ouvre en grinçant fortement, comme depuis maintenant plus de quatre mois, oui c’était juste avant son anniversaire de mariage, le pas trottinant et léger de Jocelyne, elle qui s’occupait de tous les pensionnaires avec une même gentillesse et une patience sans limites, suivi du pas pesant de Karim, dit le gros, surnommé ainsi pour sa voix grave, son humour parfois lourd et son ventre aussi proéminent que son grand cœur, le téléphone de la salle de garde qui dispensait à tous les couloirs sa sonnerie grêle et hoquetée… Elle connaît chaque bruit de son étage, les heures de passage des assistantes de vie, celles du personnel d’entretien comme celles du médecin – tous les mardis entre treize heures et dix-sept heures – qui se montrait toujours si prévenant avec elle, le halètement rauque de la climatisation quand elle se mettait en marche, le ronflement du néon de la réserve dès qu’Alberto ou Jacques en ouvrait la porte, le claquement à l’allumage des spots éclairant à la nuit tombée le parc et la forêt qui encerclaient le bâtiment de vieilles pierres blanches de sa maison de retraite de luxe. Elle en connaît aussi le silence nocturne, elle qui ne dormait presque plus, les rires soudains des surveillants, rebondissant de mur en mur comme des balles perdues, le hululement grave d’un hibou dans les arbres, l’aboiement de Gaby, le labrador noir de la directrice qui l’accompagnait si souvent dans ses promenades, et passait son temps à courir dans tous les sens en chassant les ombres. C’est un bruit différent qui la sort de sa rêverie. Des pas, mais qui ne sont pas ceux dont elle a l’habitude, un son différent qui se détache de la ritournelle habituelle comme le ferait un soliste. Et ça fait si longtemps. Si longtemps que… Elle n’ose se laisser à y croire et, sans en avoir conscience, serre dans ses mains ridées le drap qui la recouvre. Mais elle connaît ce pas, son oreille de musicienne, et surtout de mère, en décode le rythme, la façon de poser le talon, l’amplitude des pas. Jonathan ! La porte s’ouvre, une bouffée de parfum Lacoste précède le sourire de son fils, puis ce sont ses mains qui se posent sur ses épaules, ses lèvres sur son front, et ses bras si doux et forts qui l’enserrent tandis que, comme un petit garçon, il blottit sa tête dans son cou. Et qu’elle se blottit contre lui. Ils s’étreignent ainsi un long moment, avant qu’elle ne l’éloigne gentiment au bout de ses bras pour le contempler :
— Je suis presque tentée de te dire comme tu as grandi, dit-elle avec un sourire malicieux, mais à nos âges, ce serait un peu déplacé.
Elle rit.
— Mais que c’est bon de te voir, et comme tu es beau ! — Merci maman. Moi aussi ça me fait plaisir. Je n’étais pas sûr de pouvoir venir, c’est pour ça que je ne t’ai pas prévenue. — C’est une très belle surprise, et puis ici, tu ne risques pas vraiment de me déranger. — Je ne voulais pas te faire de faux espoirs, la dernière fois, j’ai dû annuler à la dernière minute. Et la fois d’avant, j’ai fait demi-tour à peine après avoir atterri, un barrage avait cédé et le village était inondé. — Oui, je sais, on en avait parlé sur WhatsApp. — Oui, pour une fois que je parvenais à avoir du réseau. Au cœur de l’Afrique, c’est pas toujours simple. — Je sais, et tes missions humanitaires aux quatre coins de la terre sont très importantes pour toi. Et pour les gens que tu aides bien sûr. — Maman, on ne va pas… — Non, ne t’inquiète pas. Je peux maintenant te dire très tranquillement que tu me manques, que j’aimerais te voir plus souvent, et aussi te dire que je suis fière des choix que tu as fait, et que je comprends ton engagement. Jonathan, je suis juste heureuse que tu sois là, et… Carpe diem.
Il se penche, la prend dans ses bras, surpris, de la trouver encore plus frêle et légère que dans son souvenir, à peine un nuage, et ferme les yeux. Elle fait de même.
La journée passa vite, trop vite. Ils avaient tant à se dire et à partager, tant de temps à rattraper alors même qu’il filait entre leurs doigts. Et si Madeleine restait discrète sur sa vie, dix ans déjà au sein de cette maison de retraite payée grâce à la fortune de son défunt mari, elle ne pouvait empêcher de laisser transparaître l’ennui qu’elle éprouvait à devoir rester ici, incapable de vivre seule en raison de ses nombreux problèmes de santé. Surtout après avoir parcouru la terre entière pendant toutes ces années de mariage. Mais à quatre-vingt-six ans, on voit la vie avec davantage de fatalisme. Ils rentrent tous deux de la forêt à petits pas lents, Madeleine appuyée sur le bras de Jonathan, tandis que, dans le soir de brume molle qui s’affaisse sur les arbres, Gaby galope autour d’eux telle l’ombre d’un loup. Ils ont tant parlé depuis le matin qu’ils savourent le silence ouaté de fraîcheur. Madeleine s’arrête soudain, et dévore des yeux le paysage. Une brume rampante où la lune naissante accroche des brillants avale peu à peu la pelouse d’herbes nègres. Devenus remparts, les arbres encerclent l’horizon où, au loin, des restes de soleil se vident de lumière.
— Ton père aurait adoré photographier ça, dit Madeleine. — Oui, je n’en doute pas. — Il me manque tu sais ? Ça fait quinze ans qu’il est parti, mais je le sens toujours près de moi. Et ne pas le toucher, ne plus parler de photo, ne plus marcher des heures pour trouver le meilleur point de vue, le meilleur cadrage… — La photo était toute sa vie. — Toute notre vie ! Tu es souvent venu avec nous dans nos voyages, mais tu étais trop petit pour t’en souvenir. Et ensuite tu as beaucoup été en internat… Vivre avec ton père, c’était penser photo sans arrêt. Il avait des objectifs à la place des yeux, il regardait le monde en pensant lumière, cadrage, perspectives… Ce n’était pas forcément facile tous les jours, mais ça nous a aussi permis de voir des choses merveilleuses, et de piquer de ces fous rires ! Je me souviendrai toujours de la fois où il a arrêté la voiture sur le bas-côté pour photographier un vol d’oies sauvages. Il y en avait un nombre incroyable. Mais sans réaliser qu’il s’était garé juste à côté du canal. Il est descendu de la voiture et plouf, plus personne. Il était enfoncé jusqu’à mi-cuisses dans le canal, la tête en dessous du plancher de la voiture, mais il photographiait quand même ! — J’aurais aimé voir ça ! — Il a un peu mal pris que je rigole autant, mais je ne pouvais pas m’arrêter. — Quel dommage qu’on n’ait jamais retrouvé les originaux de toutes ses photos. — Oui, toutes disparues dans le déménagement quand nous nous sommes installés à Paris. Il ne m’en reste que quelques-unes, et les quelques coupures de presse des plus connues. Mais les milliers de négatifs et de tirages… Envolés ! — Et les photos de vous deux ? — Nous n’en avons pas fait beaucoup. Les selfies n’existaient pas à notre époque tu sais. Mais il en a fait quelques-unes, je m’en souviens… Dans notre chalet en Suisse, avec son retardateur qui fonctionnait mal. On a frôlé le drame ce soir-là, ajoute-t-elle en étouffant un petit rire. Lors de cette balade à cheval, en Islande, quand il râlait sur notre guide qui ne parvenait pas à appuyer sur le déclencheur de l’appareil sans modifier le cadrage qu’il avait choisi. Et dans notre petite maison, dans les îles frisonnes, ce cottage où nous allions nous réfugier quand le tumulte de la vie nous devenait insupportable. Là-bas, tu ne sais pas très bien où finit le sable, où commence le ciel et où s’immisce la mer. Il y a fait des photos magnifiques. J’ai adoré cet endroit. Plus même que tous les endroits merveilleux où nous avons eu la chance de pouvoir aller.
Jonathan lui prend la main et l’entraîne vers le parking.
— Viens !
Arrivé devant sa voiture, il ouvre son coffre et lui tend un livre grand format, enveloppé dans du papier kraft avec de la ficelle brune de jardin comme ruban.
— Tu es toujours aussi doué pour les paquets je vois, dit Madeleine en se mordant les joues pour ne pas rire. — J’ai fait avec les moyens du bord. — Et c’est quoi ? — Un livre que j’ai retrouvé dans une vieille malle que j’avais stockée dans un garde-meuble avant mon départ pour l’Inde il y a des années. — Viens, allons dans ma chambre, je commence à avoir froid.
Arrivée dans la chambre, Madeline s’assoit sur le divan, pose le livre sur la table basse et déchire le papier, dévoilant la couverture enluminée de dorures du Magicien d’Oz.
— Le livre préféré de ton père. — Je sais, je l’ai lu au moins dix fois. Et c’est l’édition spéciale numérotée qu’il t’avait offerte, avec les gravures originales de votre ami écossais. — Rupert ? — Oui, et ses dessins sont juste magnifiques. — Et pourquoi tu me le donnes aujourd’hui ? — Ouvre-le.
Madeleine obtempère en silence, tourne les premières pages dont les dessins sont une invitation au rêve. Et tombe sur une photo qui lui sourit, la première de celles que Jonathan a retrouvé dans la malle et qu’il a, une à une, placées dans le livre. Ou plutôt, c’est son mari, Henri, qui lui sourit par-delà le temps et le papier glacé, dans cette lumière de fin de journée qu’il savait si bien saisir. Figée sur le divan, elle le fixe avec une infinie tendresse, dans toute la beauté de ses trente ans, et ne peut empêcher les larmes de lui monter aux yeux, emplir son regard, déborder du lac bleu de ses prunelles pour couler tel un oued en crue dans les ravines de son visage. Elle murmure, comme pour elle-même :
— Il me manque tellement. — Je sais maman, et je craignais de te faire pleurer en te les montrant. Mais elles t’appartiennent. — Merci mon chéri. Elles m’appartiennent ? Il y en a d’autres ? — Des dizaines maman. Des dizaines.
Madeleine tourne les pages une à une, lentement. Jonathan s’est légèrement reculé et la regarde de côté, s’attendrit sur son profil fripé, que ses yeux et son sourire illuminent. Après avoir feuilleté quelques pages seulement, Madeleine referme le livre doucement.
— Tu sais Jonathan, ton père savait comme personne capturer l’instant. Il disait souvent qu’une vraie photo avait emprisonné sur un bout de pellicule un fragment du réel. — Comme ces Africains qui ne voulaient pas qu’on les prenne en photo parce qu’ils avaient peur que le photographe ne leur vole leur âme ? — Tout à fait, et ils avaient raison. Une bonne photo capture un fragment de vie, et le transmet à tous ceux qui la regarderont. Mais ce vol ne représente que quelques centièmes de secondes, un grain de sable pris sur une immense plage. Et finalement un cadeau que le passé fait au présent. — Tu parles comme papa. — C’est normal mon grand. Nous avons été mari et femme pendant presque cinquante ans. Il a dû déteindre un peu. — Oui, une sacrée tranche de vie ! — Tu veux bien me faire plaisir ? En plus du cadeau extraordinaire que tu viens de me faire ? — Bien sûr maman. — Tu veux bien prendre un selfie de nous deux et me l’envoyer ? — Avec mon téléphone ? La qualité ne sera pas top, tu es habituée à mieux ! — Je sais, mais… J’aimerais une photo de nous deux, et pouvoir te regarder quand je pense à toi. Ce qui ne m’arrive presque jamais, tu t’en doutes bien.
La gorge un peu nouée, Jonathan règle l’éclairage de la pièce selon les conseils de Madeleine, déplace le canapé pour que la lumière tamisée de la veille lampe art déco achetée près de la cathédrale de Chartres caresse délicatement leurs visages, et s’installe à côté de sa mère. Il lève son téléphone, laisse la main ridée de Madeleine guider la sienne, et prend une dizaine de clichés. Ils ne regardent pas l’objectif, mais se regardent tous deux, en souriant à peine, puis front contre front, les yeux brillants. D’un œil expert, Madeleine sélectionne les deux photos qu’elle veut, et lui demande de supprimer les autres. Jonathan obéit docilement, certain que ces deux photos sont les plus belles, celles qui rendent le mieux l’instant qu’ils viennent de vivre, le centième de seconde qu’il fallait voler au passé pour le faire revivre dans le présent.
Voici trois jours que Jonathan est parti, après avoir promis de revenir la voir avant son prochain départ pour l’Afrique. Si Madeleine est bien sûr un peu triste de cette nouvelle séparation, elle est pourtant sereine. La vie continue, chacun y est à sa place. Malgré la tentation, elle n’a pas ouvert le livre du Magicien d’Oz. Elle a bien sûr envie de voir ces photos, et si peur en même temps de raviver de beaux souvenirs, aiguisés comme des rasoirs. Dehors, un soleil hivernal de début d’après-midi ne réchauffe guère l’air transparent, mais brode d’étincelles les ramures givrées des arbres. Sur une impulsion soudaine, Madeline s’habille chaudement, enfile ses vieilles chaussures de marche qui ont arpenté tant de paysages – un cadeau d’Henri bien des années auparavant et qu’elle a toujours entretenues avec amour –, prend le livre et sort discrètement de sa chambre. Elle veut voir ces photos, mais en pleine nature, dans un de ces paysages comme ceux qu’elle a tant arpenté avec Henri. Il ne lui semble pas possible de les regarder dans la tiédeur ouatée de sa chambre. Le couloir est désert, et avec l’impression d’être une écolière en train de faire une fugue – cette image la fait sourire comme quand elle était enfant – elle se dirige à petits pas vers l’issue de secours qui donne sur l’arrière du bâtiment, et sur la forêt qui l’encercle. Droit devant elle, un arc-en-ciel jaillit dans le lointain, pont de couleur entre rêve et ciel. Elle s’enfonce comme une ombre dans l’ombre douce des arbres, rapidement rejointe par Gaby qui lui fait la fête et court autour d‘elle. Sans hâte, elle marche, savoure les tableaux que dessinent sève et givre, prend en elle-même des dizaines de photos en en travaillant le cadrage comme elle le faisait avec Henri. Gaby flaire le sol autour d’elle, et part soudain comme une flèche noire en aboyant. Un lapin blanc traverse en bondissant le large sentier et le labrador le poursuit en aboyant. Mathilde sourit et quitte l’allée pour suivre le chien au milieu des arbres, sur un minuscule sentier toutefois bien dégagé. Elle marche un long moment avant de le rejoindre, guidé par ses aboiements frénétiques. Gaby est en arrêt devant l’entrée d’un terrier, juste sur le bord d’une ravine, à peine visible entre les énormes racines d’un chêne plusieurs fois centenaire. Il flaire le sol, jappe et aboie, gratte la terre dure pour tenter de rejoindre sa proie. Elle s’approche de lui et tente de le caresser.
— Alors gros chien ? Toi aussi tu veux suivre le petit lapin blanc ? Mais il s’est bien caché tu sais ?
Avec un sourire elle ajoute :
— Ou peut-être était-il très pressé…
Gaby la regarde en battant de la queue, saute sur place, puis tourne violemment sur lui-même d’excitation, bouscule Madeleine qui trébuche en arrière, et bascule le long de la pente raide en criant. Sa tête heurte une racine, et le noir l’engloutit.
Quand elle se réveille, la première chose qui l‘assaille est la douleur. À la tête d’abord qu’elle palpe de ses doigts, rapidement couverts de sang partiellement séché. À sa hanche ensuite qui a heurté une roche au fond de la petite ravine où elle est tombée. Elle regarde sa montre – la large montre d’homme qui appartenait à Henri et dont elle a dû refaire le bracelet, bien trop large pour son fin poignet – et grimace en voyant le verre cassé et les aiguilles tordues. Elle sourit en elle-même, autant parce que l’image l’amuse que pour chasser l’angoisse qui l’étreint :
— Soyons positifs, sans montre, je ne peux pas être en retard.
Elle parvient à se relever, et parcoure en boitillant la minuscule ravine. La pente est bien trop raide pour qu’elle puisse en sortir seule, la journée est maintenant bien avancée, et le froid se fait sentir. Si on ne la trouve pas rapidement, la situation va devenir pour le moins difficile… Venu du bout de la ravine, un rayon de soleil passe toutefois entre les arbres et vient faire briller la couverture dorée du livre du Magicien d’Oz, toujours fermé, tombé à côté d’un rocher. Madeleine le ramasse, s’assoit du mieux possible sur la pierre froide et feuillette le livre. Et surtout les photos qu’elle y découvre.
Elle est penchée sur la rambarde qui surplombe le chemin pierreux qui descend vers le cirque de Mafate. Les gigantesques murailles de roche encerclent l’horizon dans un anneau de pierres grises mangées de vert. Armée immobile, les arbres dressés sont des milliers de fantassins qui semblent charger une forteresse indifférente, tandis que, monstre préhistorique, des éminences rocheuses font le gros dos au centre de la plaine. Dans le lointain, l’étain des nuages chauffés à blanc est percé par le soleil. Un cadrage parfait, pense-t-elle.
Elle est à l’île de Ré, c’est le printemps. Assise sur la digue, elle surplombe les marais salants où le ciel est découpé en flaques de lumières, tel un tableau de Mondrian. Des oiseaux posés sur le bord des carreaux semblent boire la lumière qui ondule sur l’eau en un incroyable camaïeu de roses et de violets. Les nuages échevelés parent de parme le ciel où la grisaille du soir progresse. Quel beau cadrage, une fois encore.
Elle est assise sur le balcon de bois du chalet, ce chalet de Suisse où ils aimaient tant passer quelques jours en été. Elle ne voit rien d’autre que les rambardes de bois sculptées, et a l’impression de voler au-dessus du paysage sur un tapis magique. Les liqueurs roses et rouge de la fin de journée d’août découpent sur le ciel comme à l’eau-forte les sommets des Dents du Midi. Plus loin, le dôme du Mont Blanc se cambre sous les nuages. Elle a dans la main l’edelweiss qu’Henri est allé lui chercher sur une vire rocheuse pendant leur randonnée. La petite fleur blanche illumine sa main ouverte sur laquelle cette fragile étoile repose. Elle sent sur ses épaules la douce et chaude pression de mains familières. Elle ferme les yeux et s’appuie contre la présence derrière elle.
Surtout, ne pas tourner la tête.
Au fond de la ravine, le froid comme une douce couverture l’enveloppe paisiblement. Elle referme le livre avec précaution, s’adosse à la terre froide, sourit à la clarté diffuse de la lune qui, en lente marée montante, envahit l’ombre. Ses paupières se font lourdes, et le sommeil l’envahit peu à peu.
Jonathan est prostré près du lit sur lequel repose Madeleine. La maison de retraite l’a informé dès le corps retrouvé au fond de la petite ravine le lendemain de sa disparition. Par chance il n’était pas encore reparti en Afrique, par malchance il devait revenir la voir deux jours plus tard pour lui dire au revoir. Mais la vie en avait décidé autrement. Des larmes plein les yeux, il regarde le visage détendu et souriant de sa mère. Le médecin lui a assuré qu’elle n’avait pas souffert : la chute était sans réelle gravité, sinon les quelques bleus qu’elle aurait occasionnés, et la blessure à la tête était plus impressionnante que sérieuse. Elle s’était endormie doucement, bercée par le froid, puis éteinte. Les secours l’avaient trouvée assise, la main posée sur le livre du Magicien d’Oz. Jonathan repousse du pied les chaussures de marche de sa mère. L’une d’elles se renverse, et des striures de la semelle s’échappe un minuscule brin de lavande de mer, le violet doux de ses fleurs allongé sur le beige du parquet. Il s’installe sur le petit secrétaire de merisier avec ses parements en cuir et ouvre le livre du magicien d’Oz, comme si cela pouvait l’aider à comprendre pourquoi sa mère a tenu à l’emporter avec elle pour cette balade. Il le feuillette, contemple les photos : La Réunion, l’île de Ré, le Valais, Texel… Tous ces cadeaux que le passé fait au présent. Il ferme les yeux, pose sa tête entre ses bras et pleure doucement.
À côté de la photo de son père qui avait tant ému Madeleine, un edelweiss encore frais, un peu écrasé par le poids des pages semble scintiller doucement.
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