« Par bonheur, ce qu’on appelle les “perturbations” dues à l’existence de l’observateur, lorsqu’elles sont correctement exploitées, sont les pierres angulaires d’une science du comportement authentiquement scientifique et non – comme on le croit couramment – un fâcheux contretemps dont la meilleure façon de s’en débarrasser est de l’escamoter. » — Georges Devereux, De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, 1980.
Note d’intention
Le texte qui suit ne constitue ni un article théorique ni une étude de cas au sens traditionnel. Il relève d’un genre hybride, situé entre récit clinique, expérimentation littéraire et exploration subjective. Il s’appuie sur un entretien enregistré, retranscrit et anonymisé, mené dans le cadre d’une recherche clinique, avec le consentement explicite de la personne concernée. La déréalisation désigne une altération du rapport au monde : les objets, les lieux, les visages familiers perdent leur consistance, semblent lointains, comme vidés de réalité. La dépersonnalisation, quant à elle, affecte le rapport à soi : le corps devient étranger, la pensée se dédouble, le sujet se sent séparé de lui-même, parfois spectateur de sa propre vie. Pourquoi certaines de ces expériences mènent-elles à l’angoisse extrême, à la coupure, au vertige – tandis que d’autres ouvrent, au contraire, sur une forme de calme, de clarté intérieure, voire d’extase discrète ou de saisissement esthétique ? C’est cette tension que ce texte cherche à explorer. La participante ici nommée madame K a été rencontrée dans le cadre d’un groupe de méditation. Ce contexte, propice à l’émergence d’états modifiés de conscience, constituait un terrain favorable où ces expériences pouvaient s’exprimer dans toute leur ambivalence. Il ne s’agit pas ici de restituer un « cas », mais de traverser une rencontre : en faire sentir l’intensité, les zones de vacillement, les débordements. Le style fragmentaire, ponctué d’italiques (projections imaginaires ou rêvées de la narratrice) et de verbatims distincts entre guillemets (propos exacts de madame K), vise à faire sentir l’épaisseur affective, sensorielle, hallucinatoire parfois, de ce qui a eu lieu dans et autour de la parole. Ce texte n’est pas proposé comme savoir, mais comme matière à penser, à ressentir, à rêver, pour tout praticien de l’écoute, ou tout lecteur sensible aux zones grises du sentiment d’identité.
1. Le vide
De madame K, je ne me souviens plus très bien. Je l’avais oubliée, comme si son témoignage n’avait eu aucune importance, ou m’avait trop bouleversée pour que je puisse l’approcher sans vertige. Ce n’est que depuis quelques semaines que je réécoute l’enregistrement où s’est fixée sa parole, et que je relis les notes que j’avais prises à son sujet. Quelque chose en moi me ramène obstinément à elle. Dans un rêve fou, son visage a émergé des limbes. Net, silencieux, tranchant, il s’est imposé à mon esprit avec une clarté abyssale. Elle semblait à la fois si forte et si fragile que c’en était presque inhumain. Cette discordance profonde, je l’avais déjà remarquée durant notre rencontre, sans savoir comment l’interpréter. Sa peau rude, son nez droit, ses sourcils minces… Tout en elle exprimait une énergie étrange, presque archaïque, tandis que, dans son regard impassible, brûlait un vide déchirant que rien ne pouvait combler. Et dans le flot noir de mon sommeil incertain, le visage de madame K s’est disloqué ; et dans le gouffre affolant de sa chair pulvérisée, moi, la chercheuse, j’ai dansé sur les cendres de ses maux. Moi… ou plutôt cette silhouette frêle, translucide, qui virevolte encore au rythme de sa décomposition sans fin.
Par petites touches colorées me revient la salle de méditation où je la reçus, il y a deux ans. Les rideaux tendus de mousseline moite… la chaleur insidieuse du printemps naissant… le déferlement des voitures évanescentes derrière les vitres aphones… le parquet satiné où se jouaient les rayons espiègles d’un soleil aveuglant… Sur la table en osier qui nous séparait alors, mon iPhone reposait, témoin muet de nos paroles à venir. Je n’avais pas encore activé l’enregistrement. Nous buvions, en silence, le thé au jasmin que j’avais préparé, et qui, par bouffées, déversait entre nous son odeur inquiète. Enfin, elle sortit de son sac un stylo et signa, d’une main assurée, le formulaire d’information et de consentement que je lui avais envoyé par mail quelques jours auparavant.
— Avez-vous des questions ? – Aucune. Vous avez déjà répondu à mes interrogations. — Alors, allons-y.
Mon index s’agite et enclenche en tremblant la fonction Dictaphone. Nos voix s’élèvent lentement dans la pièce assombrie où grésille, en toile de fond, une musique d’ambiance. Nous sommes embarquées. Les ondes sonores tressent sur l’écran scintillant de l’iPhone immobile des courbes sinueuses que je contemple du coin de l’œil. Je veux fuir ce visage pétri de paradoxes qui me fascine et m’effraie.
— Pour commencer… peut-être pouvez-vous juste vous présenter ?
Mes mots tremblent et trébuchent, j’hésite et je balbutie, de peur de la briser. Pourquoi cette impression permanente de cassure ? Est-elle un vase monumental, qu’un dieu imprudent aurait posé au bord d’un précipice ?
— Je me nomme madame K. J’ai soixante-quatre ans. Je suis vétérinaire dans l’industrie pharmaceutique depuis de longues années. Enfin, je l’étais. J’ai terminé ma carrière en burn-out total. Et j’essaye de redonner un équilibre à ma vie, pour ce qu’il en reste.
D’une voix paisible, où perle parfois un rire rauque, elle m’explique pratiquer, autant que possible, la méditation que lui a enseignée le docteur V à la suite de son deuxième burn-out, en 2020. Elle évoque une anxiété paroxystique, viscérale, qui la coupait en deux jusqu’à lui ôter toute sensation dans une partie de son corps. « C’est-à-dire que je sens ce qui se passe là et je ne sens plus rien en dessous. Il n’y a plus rien en dessous. » Elle décrit des symptômes aussi intenses que dérangeants : de la diarrhée durant des mois, et surtout cette sensation étrange, difficile à nommer, « d’être vidée, d’être creuse », comme désertée d’elle-même. La méditation, affirme-t-elle, lui ouvre un espace de tranquillité, de repos, de calme physique. Mais ses effets ne se manifestent que sur le long terme ; ce n’est pas un remède miracle. « Se retrouver seul avec soi-même, quand on est coincé en pleine crise d’angoisse, cela demande du courage. » Un courage qu’elle n’aurait jamais eu sans la présence du docteur V, auquel elle voue une reconnaissance presque filiale.
Je ferme les yeux. Une sensation de creux me gagne à mon tour. J’étouffe, je me consume sous la pression de la chose immonde qui m’enserre. Quelle est cette chose ? De quoi madame K a-t-elle peur ? Comment comprendre en elle cette présence qui la ronge jusqu’à l’expulser d’elle-même, et qui la pousse à se dissocier de son propre corps ? Et pourquoi suis-je si vite envahie par sa souffrance, au point de m’y perdre moi-même ?
Une moto hurlante déchire le silence épais qui nous enveloppe de son ombre douce.
2. L’étrangeté méditative
« Quand je dis seul avec soi-même, ce n’est pas un sentiment de solitude ; c’est un sentiment d’étrangeté. » Les mots tombent dans la petite pièce endormie. Je les recueille goutte à goutte, et, de toutes mes forces, je tâche de les comprendre. Que veut dire madame K quand elle parle ainsi de son expérience de la méditation ? Qu’essaye-t-elle de me dire que je ne parviens pas à entendre ?
— Ce n’est pas de l’isolement, ajoute-t-elle, en me regardant d’un air hagard. Ni de la détresse. C’est comme si l’on prenait conscience, tout à coup, que « quelqu’un » agit et pense à notre insu. Et ce « quelqu’un », c’est nous-mêmes.
Oui, c’est vrai, le docteur V m’a prêté, pour cet unique entretien, la salle où madame K avait suivi avec lui le programme MBSR pendant deux mois, à raison d’une séance par semaine. Mais je dois l’avouer : je ne connais rien à la méditation, ou presque. Je ne m’y suis exercée que rarement, de manière brève et distraite, sans véritable implication. En revanche, j’ai longtemps étudié certains textes issus de la sagesse indienne, qui explorent l’union du soi intime avec la réalité ultime – une forme d’accomplissement intérieur nommée « réalisation », ou samādhi, dans certaines traditions spirituelles. C’est bien ce mot que choisit madame K pour exprimer son ressenti.
— Méditer nous rapproche du réel. De la réalité de notre corps, de notre réalité subjective, la seule que nous puissions percevoir. Donc, non, la méditation ne nous éloigne pas de la réalité. Elle ne peut être qualifiée, à mon sens, d’une expérience de déréalisation, si c’est là ce que vous souhaitez savoir. C’est tout le contraire. C’est une réalisation.
À défaut de pouvoir me fonder sur ma propre pratique, j’imagine madame K en train de méditer. Elle est assise sur un coussin silencieux, parmi le groupe guidé par le docteur V. Elle souffre atrocement. Sortir de chez elle lui a demandé un effort colossal. Elle a dû s’arracher à son angoisse, cette angoisse qu’elle compare à une drogue, un intense mal-être dont elle ne peut presque plus se passer. Son visage crispé, parcouru de frissons, se détend peu à peu tandis qu’elle se concentre sur sa respiration. Sur ce souffle qui la traverse, qu’elle inspire et expire, au rythme de ce corps qu’elle hait, tant il lui fait défaut. L’angoisse ne disparaît pas, mais elle s’amenuise lorsqu’elle se contemple elle-même d’un point de vue extérieur. Quels sont ces couleurs, ces mouvements, ces vibrations qui pulsent à travers elle, et qui dessinent sous ses paupières closes des formes incandescentes ? On lui a dit de ramener ses pensées vers leur ancre. Qu’est-ce que cette ancre ? Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’une pensée ? Mais elle fait confiance au docteur V, parce qu’il est médecin, et que les médecins, elle les a toujours admirés, dit-elle. Elle-même n’aurait jamais pu faire médecine, par crainte de se confronter de trop près à la misère humaine. Dans son métier, la maladie animale, elle s’en tient à distance, à travers des protocoles rigoureux qui la protègent. Mais de quoi le protègent-ils ? De l’autre ? D’elle-même ? D’un cri ancien ? Et moi, qui tente de raconter son expérience, qui m’efforce de me la représenter, contre quoi suis-je en train de me défendre ? Contre ma réalisation ? Contre l’horreur de ma propre étrangeté ? Contre le caractère fugace de ce « moi » auquel je m’accroche pour ne pas sombrer ?
Sur l’iPhone impassible, le temps défile sans discontinuer. Quinze minutes. Les ondes sonores s’inscrivent sur l’écran, avant de disparaître. Silence. Nous nous regardons. Elle m’observe autant que je l’observe. Peut-être se demande-t-elle pourquoi je mène cette recherche et pourquoi j’ai tant souhaité obtenir son témoignage. À moins qu’elle ne songe encore à l’expérience qu’elle cherche à me transmettre.
— Je ne sais pas quoi vous dire… les mots m’échappent… je ne suis pas une méditante confirmée. Je ne médite pas depuis vingt ou trente ans. Mais j’essaye de comprendre cet état. J’y travaille chaque jour. C’est quelque chose d’indicible. D’impensable. La méditation, ça permet aussi de mieux se connaître soi-même. De mieux cerner ses propres processus psychiques. Des impressions de toutes sortes sont revenues, pendant que je méditais. Mais devant les souvenirs traumatiques, mon esprit s’est figé. Je n’ai plus rien senti. Blanc. Il n’y avait que du blanc. Ça s’est déconnecté. — Du blanc ? Pouvez-vous m’en dire un peu plus ?
Un frisson me traverse. Je vibre, j’exulte, car enfin nous y sommes, au centre de ma recherche. La déréalisation affleure ; je veux ouvrir madame K, explorer son secret, et ainsi pénétrer dans l’angle mort de moi-même. Mais je reste en retrait. Je réfrène ma curiosité. Je ferme mon oreille trop attentive, pour écouter les battements de mon cœur. Sur ma peau si poreuse que je ne la perçois plus, les paroles de madame K résonnent d’échos invisibles que je ne peux dompter.
Le thé au jasmin distille son parfum fantomatique depuis les tasses désormais vides. Nos consciences s’entremêlent dans un flux incertain qui me fait chavirer.
3. Les blancs
Sa voix me semble curieuse. Douce, calme, posée, elle s’étend comme un voile sur la souffrance qu’elle charrie. À mesure qu’elle s’approche d’une zone douloureuse, elle devient plus légère, rieuse, presque chantante. Est-ce ma propre voix que j’entends à travers elle ? Peut-être qu’elle transporte ma voix perdue, et m’autorise à la retrouver peu à peu. Les blancs… je ne les connais que trop, sans vraiment les connaître. Je suis moi-même un grand fleuve blanc qui se retire de la férocité du monde. Quand les émotions émergent, je me réfugie dans un cocon charmant où plus rien ne m’atteint. Comment apprivoiser ce désert intime, tandis que le discours de madame K me happe ? Madame K médite, et, en méditant, aperçoit son propre fonctionnement mental. Elle réalise tout à coup que son esprit se fige, qu’il gèle, pour ainsi dire, et la voilà coincée, « comme un lapin dans la lumière des phares ». Un mécanisme de défense, explique-t-elle, qu’elle a toujours activé sans en avoir conscience.
— Il m’a fallu tout ce chemin pour que je le réalise… Et maintenant, quand ça m’arrive, je me dis : tiens, tu gèles. Et je passe à autre chose…
Dans le clair-obscur où son visage m’apparaît, où sa bouche s’ouvre et se ferme au gré de ses paroles pensives, je me déleste de moi-même pour épouser les spasmes de son récit haché. Elle s’égare, enchaîne les idées, sans me laisser le temps de m’y pencher, de les laisser résonner. Plus tard, une anecdote me revient à l’esprit ; je me la raconte, je me l’approprie, après avoir écouté, encore une fois, l’enregistrement.
Voyez, par exemple, je me trouvais, l’autre fois, dans la rue avec mon chien. C’est un tout petit chien, minuscule, il ne ferait pas de mal à une mouche. C’était l’hiver ; j’errais dans la ville pluvieuse, pour je ne sais quelle raison. Je m’arrête un instant devant le père Noël : vêtu de son costume rouge et blanc, il interpelle les enfants pour exaucer leurs vœux. Son chien, énorme, est assis sur la chaussée : soudain il se lève et bondit vers mon chien qui tire sur sa laisse, se détache et s’enfuit. Ce n’est pas grave, tout le monde le sait, il n’y a pas de quoi en faire un événement. Mais je me fige, tout mon corps s’engourdit, ma pensée s’embrume. Je prends tout de même le temps de respirer. Je ramène mon esprit sur son ancre. Je songe au docteur V. Et je m’aperçois de ma paralysie, et enfin je réagis, je reviens à moi-même, je cours récupérer mon chien. Voilà où j’en suis. Je ne peux pas en dire plus…
Noël… une fête familiale, au coin du feu, où le petit Jésus en culotte de velours épand son souffle bienfaisant. Noël… une vaste fumisterie pour les gosses esseulés qui serrent les mâchoires devant les cadeaux trompeurs. Je hais Noël. Et madame K, qu’en pense-t-elle ? « Je n’ai pas eu une très bonne enfance et une adolescence pas terrible, avec des expériences pas terribles non plus. » Pas terrible… Un euphémisme pour ne pas dire l’horreur d’une histoire qui échappe à toute narration, et qui instille ses infimes relents dans le quotidien le plus trivial. Sur son passé, je n’en saurai pas plus. Une bribe de tristesse fulgurante semée entre les lignes. Une pépite d’agonie qui s’infiltre dans sa réflexion, et qui me réveille, malgré moi, de mon sommeil de mort. Je voudrais tant retrouver le silence parfumé du thé au jasmin ! Mais la crise approche, et dans la fêlure de sa voix, mes petites plaintes se taisent dans la profondeur de l’écoute.
4. Les autres
Son visage me désarme. Il m’inquiète, m’effraie. Il se hisse dans l’air tiède comme une tour ; il me ravage de sa force insensée ; il me brise de sa fragilité démente. Est-ce mon reflet qu’il me renvoie ? Mon propre paradoxe projeté sur sa surface limpide ? Simultanéité : l’intérieur et l’extérieur se confondent. Ils se superposent. Pourquoi puis-je voir dans le même temps la façade et le gouffre ? Et les tasses de thé qui tintent encore dans mes oreilles malades ! Une terreur sans nom se lève en moi, avant d’éclabousser la pièce de son parfum noir. Son père, sa mère, ses frères… elle les a à peine évoqués, sans jamais les décrire, de sa voix alerte qui glisse comme l’eau entre les doigts. Son mari, son fils, ses animaux…
— Je n’en ai pas beaucoup, seulement un chien, un chat, et cinq perruches. J’ai toujours vécu dans une maison avec des jardins.
Je lui demande si elle les aime, ces petits compagnons qui entrouvrent une brèche vers son existence si mystérieuse.
— Bien sûr, je ne suis pas devenue vétérinaire pour rien. C’est important pour moi, la nature. — Pourquoi ? — Parce que chaque homme peut faire le mal. L’animal, lui, est innocent. En lui ne réside aucune malice. Si j’étudiais les grands singes, mon avis serait peut-être plus nuancé. Mais dans mon monde à moi, c’est comme ça. Enfin, je crois…
Aucune malice… Je me crispe aussitôt ; j’observe le frémissement fugace de ses lèvres quand elle s’efforce de sourire ; je me perds dans la pâleur fluette de ses phrases en suspension. Et j’effleure, d’un geste mécanique, le formulaire posé sur la table en osier, comme pour me convaincre de la légitimité de ma propre démarche. Rester prudente… marcher à pas menus sur les fils hasardeux qu’elle me tend. Ne rien casser… éviter d’approcher de trop près l’impensable. Aucune malice… cette expression me hante. Je songe aux sortilèges, à la magie noire, aux rituels obscurs. Par une simple phrase, un homme peut en tuer un autre. Ai-je subi, moi aussi, un enchantement invisible ?
— Je suis l’aînée de la famille. C’est moi qui prends en charge. Longtemps, j’ai été dans l’action, bien plus que dans l’introspection. Lorsque mon père est mort, j’ai géré l’enterrement. Je gère, je gère, je gère… c’était là ma devise. Gérer la maison, les amis, la pâtée du chat… Je me levais le matin avec une liste de choses à faire absolument démoniaques. Je vivais en pilote automatique. Mais je n’ai pas de regret. C’est la vie de milliers de femmes de ma génération. Et, parfois, quand je médite, je pleure sans raison. Je fais ce qu’il faut, et cela vient d’un coup. Les larmes coulent sur mes joues et je ne ressens plus rien. Juste un immense vide.
Trente minutes, affiche l’iPhone doucereux. Je ne tiendrai pas. Mon corps se désagrège. Moi aussi, je gère… je gère ma thèse, mes affaires personnelles, et le temps compté de cet entretien infini. Un éclat, une secousse… on s’agite dans la salle d’attente. L’on entre et l’on sort, sous les sifflements de la sonnerie criarde. Impossible de me dérober. Ma pensée se plisse et s’effrite. Les battements de mon cœur me paraissent si lents… et mon rêve revient. Je me disloque, je flambe, moi, la silhouette frêle, sur les cendres du visage explosé. En transition de fin de carrière. Me voilà si vieille que je ne suis qu’une bonne à rien. Ai-je bien entendu, ou me suis-je assoupie ?
— Je ne peux plus courir depuis l’an dernier. Alors, je marche, et je me mets au taïchi. Mes articulations en souffrent moins.
La vieillesse, je ne la connais pas encore. Mais « vivre en pilote automatique », je peux le concevoir. D’ailleurs, est-ce moi qui pose les questions ? Ou est-ce l’ombre d’une chercheuse qui s’égare dans les réseaux mouvants de sa propre recherche ?
Dans le blanc, j’ai toujours été. Du blanc, je ne suis jamais vraiment sortie. Est-ce de la déréalisation, cet écart avec soi-même que nous réalisons par instants ? Non, me confiera madame K, car nous ne nous éloignons que très légèrement de la réalité. Nous ne perdons pas pied ; nous prenons nos distances pour mieux agir ensuite – à condition de ne pas rester coincés.
« En revanche, les deux expériences – entre guillemets – hors du commun, et dont je vous ai parlé par téléphone ou par mail, peut-être que c’est cela, que vous voulez que je décrive. »
— Oui, j’y pensais justement. Mais vous n’êtes pas obligée… peut-être que d’autres choses vous viennent à l’esprit.
Elle se redresse sur sa chaise, plante ses yeux dans les miens, et, d’un air à la fois agité et serein, me raconte une histoire qui me semble étrangement familière.
5. Transmission de pensée
Dans ce cagibi poussiéreux, elle nettoie, patiemment, les aiguilles et les seringues engluées de produits antibiotiques à l’odeur âcre. Penchée en avant, dans la pénombre moite, elle laisse ruisseler l’eau salvatrice entre ses doigts fins. Pourquoi ses maîtres de stage lui ont-ils confié cette tâche ingrate, alors qu’ils se prélassent au bord de l’océan ? Elle est jeune, à peine vingt ans ; c’est l’été – un été suffocant, fiévreux, brûlant comme un vertige. Elle fait ce qu’on lui a dit de faire, ce qu’il faut faire. « C’était le mois d’août, il faisait super chaud, et les vétos chez qui j’étais à V, ils prenaient tour à tour des jours de vacances, donc je me retrouvais à garder le cabinet, je ne faisais que du secrétariat. Je nettoyais les instruments qui servaient à l’époque. Même eux, ils étaient un peu rétrogrades, ils n’utilisaient pas d’aiguilles et de seringues jetables, ils utilisaient du matériel à stériliser. » Elle ne pense à rien ; elle agit en automate ; elle stérilisera, coûte que coûte, ce matériel qui ne lui appartient pas, comme si c’était son propre corps qu’elle devait laver, purifier, expurger de tout suc. Loin de ses proches, loin d’elle-même aussi, tant elle obéit sans discuter, tant les ordres reçus l’écrasent. C’est une intellectuelle : « Mon échappatoire à moi, c’était l’école. » Très tôt, elle a appris à lire : le journal, les bouquins abandonnés sur la table de la cuisine, les emballages, les panneaux publicitaires. Alors pourquoi l’oblige-t-on à nettoyer ces ustensiles si visqueux qu’ils lui donnent la nausée ? Quelle obscurité ! Que cet après-midi sans fin est étouffant ! Être de garde… oui, mais pour quoi faire ? Répondre aux questions des quelques badauds qui s’aventurent en ces lieux, et exécuter les corvées que chacun évite avec soin. Poisseuses, ses mains ressemblent à des ombres : elles s’agitent malgré elle, se meuvent dans la nuit sans fond qui l’habite. On ne lui accorde aucun répit. Pourtant, elle a travaillé sans relâche toute l’année ; elle s’est même mise au jogging pour « retrouver un équilibre », et poursuivre ses objectifs, sans fléchir. On ne lui apprend rien, ici, à V ; on la considère comme une esclave, une bonne à rien, une écervelée incapable de faire ses preuves. Penchée en avant… si penchée qu’elle touche presque le rebord de l’évier… ces filaments sirupeux qui se plaquent contre ses paumes. Elle s’acharne. Elle frotte. Cela mousse, cela bave, et cela ne disparaît pas. Que faire ? Pas une seule fenêtre où puiser un carré de ciel frais ! Enfin, une vision : « Et, tout d’un coup, devant mes mains, j’ai vu – je ne peux pas le décrire autrement – le tiroir du bureau qui s’ouvrait, une main qui descendait sur les billets, qui les prenait et qui partait. » Elle ne se trouve pas dans le cabinet, mais dans le cagibi attenant. D’où lui vient cette conscience soudaine d’une intrusion ? Elle ne réagit pas. Continue à laver. Le murmure de l’eau savonneuse la berce. Elle a toujours été anxieuse, elle le sait : pas de quoi s’affoler. Ne pas céder à la tentation d’aller voir… de vérifier la réalité de son demi-rêve. Mais le temps passe, les instruments collent encore ; elle n’en peut plus, ne parvient plus à résister. D’un bond, elle se redresse, abandonne son travail inachevé, entre dans le bureau : le tiroir est ouvert, les billets ont disparu. On a même pris son portefeuille, resté dans son sac sur une chaise à côté. « Je ne me suis jamais expliqué ça. Et il n’y a rien à faire. Je ne sais pas si ça rentre dans cette expérience de déréalisation. Je vous la donne. » J’entrouvre les paupières ; la salle de méditation surgit dans une clarté lunaire ; la voix de madame K s’estompe ; l’iPhone recroqueville son écran ; moi non plus, je ne peux m’expliquer cette histoire ; moi non plus, je ne peux interpréter ce monde grevé de phénomènes absurdes.
Sur le visage explosé tremblent d’obscurs filaments. Si seulement je pouvais le stériliser, le purger de ses décombres macabres ! Mais je danse toujours. Et sur ma peau se posent les restes d’un produit épais, à la saveur amère. Chaleur… lassitude… opacité… ma bouche pleure une cendre infinie.
6. Une conversation
Avec mon ami H, je suis assise sur un banc, dans la cour devant chez moi. Il fait chaud ; l’été égrène entre nous son flot de pollens envahissants. Nous parlons de madame K ; il a lu le verbatim ; je me sens si troublée par le souvenir de cet entretien que j’ai besoin d’un regard extérieur. Il parcourt le papier tapé à la machine ; il le scrute, s’en imprègne, comme absorbé par son étrange luminosité. Mais je connais bien H : froid, rationnel, méticuleux, il ne se laissera pas prendre au piège et, d’un instant à l’autre, me délivrera un parfait résumé de la situation. Ses cheveux courts et drus palpitent sous le vent volubile qui fredonne un drôle d’air. La fontaine, à nos côtés, ondule en cadence : je voudrais m’abreuver de son eau fraîche, m’enfouir dans ses fabuleuses circonvolutions. Mais je me prépare. H s’apprête à parler. Il a tourné la dernière page, et ses yeux s’obscurcissent.
— Qu’attends-tu de moi ? — Une analyse détaillée… ou du moins tes impressions. — On ne sait plus qui est qui. Tu sembles une ombre de toi-même. Tu es envahie par le discours de l’autre. Tiens, dans ce passage, celui de la transmission de pensée. C’est elle qui a employé cette expression. Mais tu l’as reprise à ton compte, comme si c’était la tienne. — C’est vrai. On croirait que j’ai perdu ma peau. Je n’ai plus de barrière, plus de carapace… les frontières sont si floues.
Il m’observe de son œil malin, où brille un savoir que je ne possède pas. La fontaine m’enchante ; je me transforme en poisson, je sillonne de somptueux abysses, j’effleure des algues sinueuses. D’une voix légère, je demande :
— Et cet extrait, qu’en penses-tu ? Voici le texte exact. « Et tout d’un coup, devant mes mains, j’ai vu – je ne peux pas le décrire autrement – le tiroir du bureau qui s’ouvrait, une main qui descendait sur les billets, qui les prenait et qui partait. J’ai eu une vision. Je continue à nettoyer mes seringues, et au bout de trente minutes, je me dis : ce n’est pas possible. Je suis retournée dans le cabinet et, effectivement, le tiroir du bureau était ouvert, les billets avaient été pris et l’on avait même pris mon porte-monnaie dans mon sac qui était sur une chaise à côté. » — Un brouillage de point de vue. On passe sans transition d’un point de vue interne à un point de vue omniscient. — Au moment où la main du voleur apparaît ? — Exact.
Il a raison, je n’avais pas perçu les choses sous cet angle. Je relis le texte une énième fois. Je me représente encore madame K ; j’essaye de voir ce qu’elle voit. Quelque chose cloche… une affreuse anomalie. Pourquoi n’aperçoit-elle que la main, sans le corps qui la porte ?
— Une troisième main, me souffle H, entre ses propres mains.
Et si j’adopte le regard d’un dieu tout-puissant, pourquoi la silhouette de l’intrus n’apparaît-elle toujours pas ? Je respire plus vite, mon cœur s’emballe, des gouttes de sueur perlent au coin de mes tempes. Les pièces du puzzle s’agencent, avant même que j’ose les contempler. Un éclair. Un frisson. J’ai compris.
— Mais enfin, H, ce n’est pas un point de vue omniscient ! C’est celui du voleur ! Elle s’est identifiée à lui ! Imagine un peu… tu entres par effraction dans le cabinet… tu te précipites vers le bureau… tu ouvres le tiroir… que vois-tu ? Bon sang, réponds-moi, que vois-tu ? — Une main qui descend vers les billets, qui les prend et qui part. Très fréquent au cinéma. — Deux mondes s’entremêlent… celui de madame K et celui de l’agresseur. Dans sa propre vision surgit une vision étrangère. A-t-elle entendu un bruit imperceptible derrière le cagibi ? Hypnotisée par ses aiguilles et ses seringues, elle s’est dissociée pour se fondre en l’autre. Et l’atmosphère sexuelle, l’as-tu ressentie ? — Bien entendu. Les allusions à ces produits visqueux. Cette posture de soumission. Et cette main qui pénètre le tiroir, avant de pénétrer son sac. Elle a tout vu, hormis ce qui la concerne. Son portefeuille a été pris à son insu. — Alors, est-ce cela, la déréalisation ? Un brouillage de point de vue ? Une brève confusion avec le maître du jeu ?
H reste immobile. Le soleil embrase ses jambes fines qui déploient leurs surfaces nacrées sur les graviers étincelants. Les montagnes, autour de nous, dressent des murailles infranchissables. Se rendre aux confins de l’univers… aucune marche n’y suffit. Nous sommes bloqués, coincés dans les vilains nœuds de notre raison raisonnante. Et je songe à l’expérience de la méditation que m’a décrite madame K. Et je me demande si, à tout hasard, elle n’aurait pas pris, sur elle-même, un point de vue étranger, impersonnel, qui filerait comme une comète dans un ciel sans borne. À moins que madame K ne se soit alors identifiée au docteur V ? « Ramenez votre esprit sur son ancre… laissez passer vos pensées… observez les sentiments, les émotions, les idées qui sans cesse vous traversent… » Un docteur qu’elle apprécie, et dont, plus d’une fois, elle m’a vanté les mérites. Une figure de pouvoir hautement transférentielle, qui peut-être, pour un temps, l’a autorisée à se détacher d’elle-même.
H s’est assoupi. Sa tête repose contre le mur d’une blancheur époustouflante. Je me glisse dans l’écrin de ses prunelles, et, soudain, je me vois : être de chair et d’os qui se pâme dans la touffeur de l’été. Et je me penche en avant. Et j’attends le fouet qui bientôt m’écrasera. Et je ne dis rien. Le visage explosé, c’est ma propre fêlure que je dissimule sans répit. On ne fouillera pas mon sac. On ne pénétrera pas mon tiroir. Aussi rapidement que je me suis ouverte, je me referme dans la folie de ma danse spectrale.
7. Sortie de corps
Dans l’eau noire du bassin, je plonge mon regard. H sommeille encore, sous le soleil pulsatile qui innerve sa peau. Pas de poisson, mais des algues, oui, en quantité. Et de petits insectes aux pattes longues qui affleurent à la surface. Mes cils battent lourdement : moi aussi, je m’endors, et rejoins la salle de méditation où madame K m’observe de ses grands yeux mouvants. Elle parle. Elle tisse les mots qui, dans ma pensée nuageuse, forment maintes images. Je me coule en elle, j’épouse de tout mon corps les courbes de sa parole instable. Est-ce que je l’aime ? Est-ce que je la hais ? Je ne sais pas. J’essaye d’entrer en elle, pour mieux me comprendre moi-même. Pour saisir au fond de moi ce qui palpite un peu, sans pouvoir s’affirmer. Une perle de clarté. Un trésor qui ne cesse de m’échapper.
— Si la déréalisation, c’est sortir de son corps, eh bien, voilà mon expérience.
L’iPhone s’est éteint. Mais il enregistre, de même que j’enregistre chacun des mouvements de madame K, chacune de ses expressions. Elle ignore où elle va. Elle hésite, elle tâtonne. Elle m’emmène dans son monde. Elle relève le col de sa chemise entrouverte. Elle palpe la chaîne en or qui frétille autour de son cou comme une créature des mers. Elle élance dans mon cœur un tentacule nerveux. Elle me parasite. Elle m’impressionne.
C’était à la mort de mon père, j’avais trente-deux ans. Il était malade depuis longtemps – un cancer du poumon. Avec ma mère et l’un de mes frères, j’avais passé la nuit à l’hôpital, à T, non loin de chez moi. Son souffle court, sa respiration rauque… il agonisait. Nous veillions. Sans parler, nous demeurions près de lui qui se mourait. L’obscurité traversait les vitres et se déversait, par saccades, entre nos silhouettes assemblées. Je n’ai pas vu beaucoup de gens mourir. C’est tout de même stupéfiant. Il était là, étendu sur sa couche d’acier, et puis il n’était plus. Son âme s’est envolée. Sa cage thoracique s’est figée. L’électrocardiogramme a sifflé son trépas. Au petit matin, ma mère et mon frère m’ont laissée. Des médecins sont venus, avant de s’en aller à leur tour. L’aube ruisselait sur le carrelage en cascades lumineuses. Le jour fleurissait sur l’ombre de sa présence. Et moi, j’étais seule. Je regardais son grand corps souffrant, qui, il y a un instant, frémissait encore. À présent, il n’y avait plus personne. Je n’avais aucune place. Son inertie occupait tout l’espace : elle me broyait, m’émiettait, me dissolvait. J’ai ouvert un livre qui traînait sur sa table de chevet. Et j’ai tourné les pages, mécaniquement. « Et à un moment donné, je me suis vue. J’étais dans l’angle gauche de la pièce, là, au-dessus, et je voyais mon père allongé sur le lit. Et je me voyais, moi, en train de tourner les pages, comme ça. Ça n’a pas duré longtemps. Comme une absence. C’est très curieux. Je ne sais pas comment décrire ce sentiment d’étrangeté. Le sentiment d’une grande étrangeté. Le sentiment de se dire : “Mais ça ne va pas la tête ! Ce n’est pas possible ! Ce n’est pas possible !” Et c’est passé. Je n’ai même pas eu l’occasion d’avoir peur ni de ressentir… »
D’un coup, l’iPhone s’est rallumé. Il s’était mis en veille, et le voilà qui clignote, comme pour me rappeler que je suis encore là. Je prends le temps de me redresser sur ma chaise, de trouver une position plus confortable. Quarante-cinq minutes… l’entretien touche à sa fin. Une heure : c’est la limite que je me suis fixée, pour ne pas déraper, pour rentrer en moi-même avant de me disloquer.
— Peut-être que j’ai réactivé le fameux blanc ? Qu’en dites-vous ?
Je ne dis rien. Les hypothèses se brouillent. Je ne connais pas madame K. J’ignore tout d’elle, de ses sensations intimes, de sa manière de voir les choses. Je tente juste de m’ouvrir à l’expérience qu’elle me transmet fragment après fragment. Quitter pour un temps mes frontières pour l’accueillir en moi. Me sentir habitée. Vivante.
— Et votre corps, le ressentiez-vous, à ce moment-là ? — Non, je ne le ressentais pas. J’en étais coupée. C’était cela, l’étrangeté. Mon esprit était ailleurs. Collé au plafond. Mais je n’étais pas paralysée. Je tournais toujours les pages du livre. D’ailleurs, je suis là, avec vous. C’est bien la preuve que je n’en étais pas tout à fait séparée.
Le bassin glougloute gentiment. L’eau s’avive, se plisse et se ride sous mes mains qui la pressent. Entourée de mes montagnes amies, je me sens protégée. Des barricades pour ne pas regarder l’horizon infini qui m’emplit de vertiges. H ronronne comme un jeune chat ; ses jambes nues tremblent à peine ; les herbes ondoient sous le crissement haletant des sauterelles songeuses. Encore une anomalie, ne puis-je m’empêcher de penser. Madame K s’est vue collée au coin gauche du plafond : elle s’est vue se voyant elle-même, en train de tourner les pages au chevet de son père mort. Où se situait-elle ? Brouillage de points de vue… à la fois en elle-même, et là-bas, en hauteur, dans l’air pâle du matin. Et me revient cette phrase qu’elle a prononcée du bout des lèvres, comme si elle n’osait pas vraiment la formuler, comme si les mots s’étaient échappés d’elle, et qu’ils s’étaient dirigés vers moi, avant même qu’elle ait pu les rattraper : « Est-ce que c’était moi qui étais dans l’angle de cette pièce, ou est-ce que c’était mon père qui me regardait, et que je voyais à travers ses yeux ? » Flottement. Je ne peux plus respirer. Le puzzle s’est assemblé en un trompe-l’œil qui me donne la nausée. Son esprit tourmenté s’est identifié à celui de cet homme qu’elle a veillé jusqu’au bout. Est-ce lui, le voleur importun ? Est-ce lui, le bienheureux docteur V ? Est-ce encore lui, qu’elle rejoint par à-coups dans ses brefs instants de blancs ? La déréalisation, c’est l’étrangeté, a-t-elle déclaré. Angoissante ou apaisante, elle surgit quand l’impossible devient possible, que les paradigmes s’entrechoquent et que les univers s’entrecroisent. L’eau de la fontaine, si douce, crépite sur mes joues et me ramène à la vie. H s’éveille.
8. Le corps
« Et je me voyais vraiment hors de mon corps puisque je voyais mon corps là en train de tourner les pages sur la chaise. Et en même temps, mon corps bougeait. Je n’étais pas paralysée, je n’étais pas morte, je n’étais pas en dehors de moi. C’est juste mon esprit qui était sorti de moi. Je ne sais pas. »
Il fait nuit ; nous relisons avec H des passages de l’entretien avec madame K, que j’ai enregistré puis retranscrit aussi fidèlement que possible. Mais comment ponctuer ce verbatim sans en trahir la voix ? — La ponctuation, ça change le sens, murmure H, en savourant son jus de fruits.
Moi, je bois de la bière ; et je fume, en dépit de mon asthme. Je ne suis pas comme H ; je ne tiens pas droite dans mon corps ; je déborde en permanence, et la cigarette m’aide à me recentrer. Est-ce pour moi une forme d’ancrage ? La cour est silencieuse. Mon chien joue avec un vieux bout de tissu. Même les animaux ont un doudou ; même madame H, dans ses intenses moments de dissociation, se raccroche à quelque chose. À quoi ? Entre deux bouffées, je lance à H, d’un ton si clair qu’il brille comme une étoile :
— C’est tout de même curieux. Relis bien le début de la phrase : « Et je me voyais vraiment hors de mon corps. » Madame K voit son esprit collé au coin gauche du plafond. Collé, exactement comme ses mains étaient collées aux produits antibiotiques qui imprégnaient les seringues. Mais elle ajoute aussitôt : « Puisque je voyais mon corps là en train de tourner les pages sur la chaise. » Son esprit voit son corps qui continue de bouger. Elle se perçoit à la fois ici et ailleurs. Simultanément. Comment est-ce possible ? Ça ne va pas ! Tout s’embrouille ! — Quand on se représente les choses, c’est d’une complexité affolante.
« Affolante », a dit H. Jamais je n’aurais cru qu’il emploierait ce terme. Lui, si mesuré, si neutre. Lui qui, d’un air amusé, me regarde m’enivrer du haut de son jus d’orange.
— Et son rapport au corps, à madame H ? Qu’en dire ? — Je ne fais pas dans la psychologie. Je ne m’aventurerai pas sur ce terrain. C’est trop intime. Je vais me coucher.
Il renonce ! Il esquive ! Il refuse de dépasser les bornes ! Son verre, à présent vide, me tourne la tête. Ce n’est plus ma bière que je bois, mais le goût amer de son retrait. Je suis seule. Sur les graviers ombreux défilent les fourmis en rang serré. Elles agitent leurs minces mandibules, se pressent dans une direction inconnue. Des flashs. Ce corps que madame K éprouve dans la méditation, jusqu’à en ressentir l’absence même de sensations. Ce corps coupé en deux au cours de ces crises d’angoisse qu’elle compare à une drogue. « Il n’y avait plus rien en dessous. » Une immense chute ; une ultime bascule. Ce corps congelé, frigorifié, paralysé par les blancs qui parfois la saisissent. Ce corps qu’elle habite au quotidien, « peut-être mieux que la moyenne », grâce à sa pratique sportive. Madame K marche, madame K court, madame K s’adonne aux arts martiaux. De rythme, elle a besoin de rythme. « Dans le karaté, il y a énormément de travail sur les formes, comme dans le taïchi. Il faut faire des mouvements dans un ordre précis, à des vitesses déterminées. » Ainsi revient-elle au réel de son corps. Est-ce une réalisation ? Une manière de contenir l’étrangeté à soi-même, à travers la précision du geste, la régularité, la maîtrise de l’espace ? Le verbatim, sur la table imbibée d’ombres, est resté posé. Il scintille aux côtés du verre vide, et se teinte du liquide ambré de ma bière renversée. Je le feuillette, pour retrouver les mots justes.
« Quand je cours, on rentre dans une sorte de méditation. Moi, je suis centrée sur la respiration, et je compte mes respirations selon la difficulté du terrain. Si c’est un petit terrain plat, c’est assez simple, je vais compter deux inspirations ou quatre – cinq expirations. J’en ai tellement fait que c’est comme un mode automatique. Donc, je me mets dans une sorte d’automatisme. Si le terrain devient plus dur, j’augmente l’équilibre. Deux, deux – deux, etc., jusqu’à ce que j’aie passé la colline, puis, après, ça redescend, plus d’inspiration que d’expiration. Après, on gère : tiens, j’ai mal au genou, j’ai mal au genou. Quand on est dans la course, on ne s’éloigne pas de la réalité, on se remet dans la réalité de son corps. Il y a un moment donné, au bout de quinze à vingt minutes, moi, je suis un diesel, je ne vais pas vite, mais ça lâche (…). On rentre dans le rythme. On rentre dans le flow, on rentre dans le flux. C’est-à-dire qu’au lieu d’être obligé de compter la respiration et d’être concentré un peu, ça se fait tout seul (…). Et par rapport à la méditation, ça peut être apparenté même si ce n’est pas pareil (…). C’est une sorte de méditation dans le sens où on est quand même focalisé sur la respiration et sur les sensations. Mais quand même, il y a de la distraction, puisqu’il ne faut pas se tordre le pied, il faut regarder s’il y a des cailloux. Tout d’un coup, il y a quelqu’un qui arrive avec un vélo. Tandis que, quand on est là, sur sa chaise, il y a moins de distractions. »
Je repose le script. Autour de moi, la nuit s’est épaissie. L’odeur du lilas flotte sur les herbes lasses, et se mêle à la morsure du soir. Je pense à ma propre pratique de la course à pied, et je souris en secret, pendant que mon chien, lui aussi, m’abandonne et s’enfonce dans le jardin. On ne voit plus les montagnes : le paysage a été avalé dans une encre paisible. Trois heures de sport par jour… Je m’y astreins pour compenser mes quelques cigarettes, retrouver mes limites et me sentir enracinée dans le monde. Oui, « ça lâche ». Plus de contrôle : le corps se meut de lui-même, sans qu’intervienne une quelconque volonté. Mais « ça lâche » au moment précis de la maîtrise extrême, quand le cœur de l’être s’aligne avec la musique des sphères. Pourquoi Pythagore s’invite-t-il soudain dans ma pensée ? Courir, est-ce frôler l’extase ? Pas de sentiment océanique, pas de dissolution du moi, non. Plutôt un mouvement centripète, une concentration dans un « soi » qui n’est plus soi-même. Aux tréfonds de l’âme, un vide s’épanouit. Un vide qui, bordé par le bruit des pas et le souffle de la respiration, peut s’apprivoiser. La distraction, par contre, je ne la connais pas. Qu’importe le vélo qui passe ou la foulure de ma cheville, je cours… vers quoi ? Dans l’élan de la fuite, le visage honni s’éteint. Et le rire de l’univers éclate dans un soupir. Un grondement… mon chien revient avec une petite branche entre les dents. Ma trouvaille, c’est madame K. Pourrais-je, un jour, lui dire merci ? En pilote automatique, elle a vécu. Mais dans l’automatisme de la course, son désir de contrôle s’est évanoui. La cigarette s’éteint. Je m’apparais réelle.
9. Le rêve
Je me suis endormie : dans le jardin tremblant, madame K se faufile et tournoie comme une reine. Je la vois enjamber les herbes rétives, attraper un papillon de nuit, s’abreuver d’ombre et d’eau. Elle m’appelle et me fait signe de la suivre. Je refuse de quitter la chaise où je sommeille, je veux noyer mon mal-être dans l’ambre de la bière qui sur la table se déverse encore. Pourquoi sa couronne brille-t-elle avec autant d’acuité ? Pourquoi ses yeux simiesques se détachent-ils d’elle et fusent-ils vers mon cœur ? Laisse-moi ! De mon opacité, je me rassasie en silence ; la lumière, je ne la cherche plus. Le verbatim se disperse sous le vent qui se lève ; les traces s’éparpillent ; mes souvenirs s’étiolent. Un chien aboie. Madame K pénètre dans la cour, caresse d’une main fière la fontaine qui hérisse son flot diamanté, et sa peau se couvre de poils sombres, et ses orbites creuses brûlent d’un amour inhumain. Son museau fouille mes tréfonds ! Elle m’agrippe de ses pattes puissantes et m’écrase la nuque ! Je ne combattrai pas. Je suis déjà morte. Un regard venu d’un autre temps se propulse sous mes paupières qui palpitent. Cet œil, je le reconnais bien : dans son iris tentaculaire affleure un monde où rien ne fleurit. Il me transporte en son désert, trouble ma perception, et me projette dans son précipice. Si lourde est la nuit que je tombe en poussière.
À mon psychanalyste, j’ai raconté ce rêve. Dans cette pièce si semblable à la petite salle de méditation où je reçus madame K, il a abaissé, sans rien dire, son oreille attentive. Le printemps cognait aux carreaux ; par bourrasques, les ronronnements des moteurs s’infiltraient entre nous. Et ce tapis persan dont j’effeuillais les arabesques… Et son visage, si grand, si hautain, si doux, que j’en avais mal au cœur…
— Dans l’autre, on projette des parts de soi.
Son interprétation me déçoit. Évidemment ! Je ne suis pas née de la dernière pluie ! Mais je veux aller plus loin, reprendre chacune de ces images nocturnes, et les analyser en détail. Il ne m’interroge pas ; ses lèvres violacées se referment ; sa chevelure épaisse se déverse sur ses joues : il a tourné la tête. Ai-je franchi une limite ? J’aimerais lui faire voir madame K ! Le mener jusqu’à elle ! Ma parole se dérobe ; l’entretien révolu s’invite dans l’atmosphère feutrée de la séance. Les vieux livres rangés sur l’étagère s’effacent ; le passé revient, inexorable ; je replonge dans la pièce prêtée par le docteur V ; j’aperçois mon iPhone qui affiche toujours 45 minutes. Torsion de l’espace-temps. Les secondes cessent de défiler. Qu’est-il arrivé ? Que m’a dit madame K pour que je décroche tout à fait ? Plus d’arrimage… je bats des ailes comme un oiseau, je m’enfonce dans les nuages chamarrés, je franchis les massifs et je perds tout contrôle. « Ça lâche. » « On rentre dans le flow, on rentre dans le flux. »
— Un parfait alexandrin, m’avait fait remarquer H. Son discours imite ici un rythme millénaire. À son insu, elle est devenue poète, chantre de l’âme du monde.
Lui aussi connaît Pythagore : au fond du cosmos, les astres résonnent ensemble, en parfaites harmonies. Je me suis transformée en astre. J’ai épousé un instant l’orbite de madame K, et je me suis perdue. Cinquante-cinq minutes… où étais-je alors ? Collée au plafond ? Acculée dans l’angle gauche de la pièce ? Ai-je à mon tour adopté le regard du mort, pour survivre à cette rencontre ? Le père de madame K… allongé sur son lit d’hôpital, pétri d’agonie. Elle ne s’est pas assise tout de suite : elle l’a d’abord scruté du haut de sa liberté nouvelle. Face à elle, un totem effondré, qu’elle pourrait, si elle le souhaite, réduire en cendres. Une figure de pouvoir avec laquelle elle fusionne, quand elle devient son propre fantôme. Inceste ! voudrais-je hurler. Les Tables de la Loi sont tombées. La réalité vacille. Il lui faut s’emparer d’un livre, n’importe lequel, pour tromper l’insolence qui soudain germe en elle, et se défaire de son désir de revanche. « Je n’étais pas une esclave. Quoique la question se pose. » Le maître en elle reprend ses droits, dans un vertige si fulgurant qu’elle sort de son corps, pour fuir l’horreur de son moi retrouvé.
10. Simultanéité
La séance se poursuit… le psychanalyste semble dormir. Rêve-t-il, lui aussi, de ma parole larvaire ? Ou songe-t-il à madame K, et danse-t-il avec elle dans le jardin obscur ? « Je n’ai pas pris de crises d’angoisse en méditation », avait-elle énoncé sans insister. J’ai écouté plusieurs fois cet extrait, pour être sûre de me rappeler ses mots. Prendre des crises d’angoisse, comme on prendrait un médicament. S’en gorger jusqu’à la satiété, au point de ne plus rien pouvoir avaler. Et ne plus pouvoir se passer de ce sentiment de vide qui nous dévore à petit feu. Plonger dans l’angoisse comme on sombre dans l’alcool. Encore ! Encore ! Jouissance des tréfonds. Cet épuisement subreptice, je le ressens à mon tour, dans ce cabinet qui me donne le tournis, dans ces silences qui se prolongent alors même que je ne parviens plus à parler, à enchaîner les phrases, à dire ce qui, en madame K, me déborde, me traverse et m’éloigne de moi-même. Il faudrait qu’il réagisse, cet homme énigmatique qui me refuse toute explication. Je change de sujet, je me mets en colère, je divague, je me perds dans le réseau houleux de mes digressions. Je requiers sa présence. « Il n’y a plus rien en dessous. » Je me coupe en deux.
— Pour revenir à la question de la simultanéité… je vous ai raconté le visage de madame K. Cette force et cette faiblesse atrocement entremêlées, ou plutôt superposées. Le masque reste en place et jamais ne fléchit. Mais la douleur est là. Doucereuse, enivrante, comme un verre de vin vieux. Deux temporalités évoluent en parallèle, sans pouvoir se confondre. Deux mondes qui, dans ma perception, s’entrechoquent, mais qui, en madame K, tracent à l’infini leurs lignes droites. Horreur ! Pendant que je vous parle, vous réfléchissez, vous rêvassez, vous imaginez maintes choses qui m’échappent et me résistent. Nous sommes le visage de madame K. L’endroit et l’envers, juxtaposés. Les deux faces de la médaille, à la fois réunies et séparées. Pas de caresse… impossible de nous toucher. Le gouffre est dans nos mains. Il pullule sur nos chairs si ténues qu’un maigre souffle les creuse. Il nous arrache à nous-mêmes, dans un frisson inouï. Simultanéité ! Levez-vous de votre chaise ! Répondez-moi donc ! Je pense et vous pensez. En même temps. Nous ne pouvons nous rejoindre. Nous serpentons sur nos failles entrouvertes. Les points de vue se brouillent… vous êtes moi et je suis vous. Parce qu’il le faut. Parce que l’altérité, autrement, demeure intolérable.
Ses paupières battent faiblement ; un sourire effleure ses lèvres humides ; une rougeur monte sur ses joues qui se rident et se fanent tandis que mon regard suit leurs lignes nébuleuses.
— Vous n’êtes pas madame K.
Le couperet tombe, la séance est finie ; les bibliothèques saturées de livres s’écroulent ; j’erre dans la rue fauve où bruissent par milliers des nappes de pollens fugaces. Me distancier, tout reprendre depuis le début, je le dois, si je veux faire honneur à madame K, ne pas l’avaler, ne pas m’en repaître comme d’une gorgée de bière. Et mes pensées fusent, éclatent, tourbillonnent, avant de s’entreposer dans un creux de ma conscience ulcérée.
Méditation : regard extérieur sur soi, apparemment impersonnel, qui émerge dans un cadre ritualisé. Réalisation, connaissance de soi, réflexion sur sa propre manière de fonctionner.
Anxiété paroxystique : être coupée en deux, ne plus sentir ce qu’il y a dessous. Scission corporelle, chute sans fin, addiction.
Blancs : corps congelé, paralysé, encore présent malgré son immobilité. « Comme un lapin coincé dans la lumière des phares. » Vision distante de la scène, léger recul sur soi, mais stagnation et inertie. Échec de la préparation à l’action.
Transmission de pensée : intrusion, un étranger en soi s’invite. Perte de repères, vertige, confusion passagère des points de vue. Prédiction de l’avenir.
Sortie hors corps : scission du corps et de l’esprit, sans réelle possibilité de fuite. Devenir l’autre, adopter son regard, se voir à travers ses yeux.
Course à pied : abandon par le rythme, lâcher-prise dans un contrôle parfait. Identification à un soi plus vaste que le moi propre, recentrage, harmonie intime.
Mais qu’importe cette typologie ? Saisit-elle quelque chose de l’expérience, ou l’étouffe-t-elle sous sa rigidité forcée ? Sur le quai de la gare, j’attends. Vers madame K, je ne peux pas partir ; sa destination n’apparaît pas sur le tableau d’affichage. La foule autour de moi se presse ; les valises frappent les pavés ; les vêtements se frôlent dans un chaos de couleurs tendres. Tolérer l’étrangeté… est-ce le fin mot de la déréalisation ? Son imperceptible visée ? De l’impossible fusion, chacun est condamné à se retirer. À avouer son manque. À apprivoiser la fissure qui le soutient et que l’imaginaire, de façon paradoxale, cherche à combler en l’ouvrant davantage. Madame K n’a jamais existé. Madame K est une fiction. Mais le réel, lui, revient à travers les éclats de son dire.
11. Coupure
Madame K se dresse devant moi dans la petite pièce ombreuse. Elle a fini de parler. Ses lèvres fines restent immobiles ; ses yeux sidérants me fixent sans ciller. Me regardent-ils vraiment, ou me traversent-ils, pour plonger au-delà des carreaux, là où la ville se livre à une valse effrénée ? Je touche la table en osier, caresse ses nervures rugueuses, et mes pensées s’évaporent. Je me tiens à distance de moi-même : je suis ici et ailleurs, dans un entre-deux désolant. Son médaillon brille encore ; je n’en comprends pas le symbole somptueusement gravé. Je renonce, je m’affaisse, pendant que madame K s’avive et se démène avec mon absence. Je me suis trop retirée. Ma présence lui a fait défaut. Je n’ai pas perçu le tressaillement de son visage quand je lui ai demandé si je pouvais arrêter l’enregistrement. Déjà ? semble-t-elle chuchoter. Notre rencontre n’a pas duré une heure… Tout ce chemin pour ça. Donnez-moi encore un peu d’espace… un peu de temps pour vous hypnotiser. Le formulaire de consentement se consume sous les rayons tortueux du soleil veule. À quoi a-t-elle consenti ? Ai-je su l’accueillir avec justesse, ou me suis-je embourbée dans ses tortures inconscientes ? Je n’ai pas dit grand-chose. J’ai acquiescé à ses mots tremblants comme un séisme ; à peine ai-je osé poser quelques questions, tant le terrain me paraissait miné, prêt à se fissurer à chaque instant. Et je me suis laissé porter par l’étrangeté de son histoire, que j’ai brodée, enrichie, dénaturée au fil de ma rêverie. Mais je ne pouvais faire autrement : sans les images effervescentes qui n’ont cessé de me traverser, je me serais liquéfiée. Anéantie, la chercheuse ! Et terminée, la recherche ! Le vent de son discours a gonflé mes voiles ; ensemble, nous avons parcouru une mer inconnue, sans espoir de retour. Le ciel et l’eau se sont embrassés dans l’élan de nos esprits en fusion. Et maintenant, les cendres de notre brasier ardent se déposent entre nous, et je ne sais plus comment agir, comment clore l’entretien, comment délimiter l’espace des adieux. Cinquante-six minutes… L’iPhone sulfureux s’agite comme un imbécile ; « Il est temps de conclure », clame son écran scintillant.
« — En venant là, ce que je voulais vraiment, c’est de vous être utile. — Oui. — Donc, est-ce que ça vous a été utile ? »
Je ravale ma salive ; je peine à contenir mes larmes, à ne pas me trahir, à réfréner le feu de ma propre souffrance.
— C’est incroyable, non ? avait murmuré mon psychanalyste dans un demi-sommeil. Elle est venue jusqu’à vous. Elle a accepté de vous faire part de son périple. Cette chance, saisissez-la. Ne la laissez pas filer.
En arrière sur mon siège, je me tiens pour ne pas tomber. Et je lui réponds, d’une voix si blanche qu’elle m’effraie moi-même :
— Je ne veux pas transformer l’or en boue. Peut-être dois-je en rester là. Me taire jusqu’à la fin. — Ce serait tout de même dommage. Essayez, et vous verrez.
Mais, à présent, la question de madame K me tourne la tête. Mon index s’apprête à se poser sur l’iPhone, à stopper définitivement le jeu que nous avons joué et que nous jouons encore, pour un dernier acte. Utile… sa reconnaissance envers le docteur V l’a poussée jusqu’à moi. Témoigner, elle l’a voulu pour lui prouver son attachement, pour louer les bienfaits de la méditation qu’il lui a enseignée. Je ne suis pas la destinatrice de sa lettre ; l’image que j’ai de moi s’effrite ; je ne suis qu’une oreille dressée par le désir d’un autre. Et alors ? N’est-ce pas ce mystérieux docteur, que je n’ai rencontré qu’à une brève occasion, qui m’a fourni le cadre où ma curiosité a pu s’épanouir ? Sa posture droite, dans ce café bondé où nous échangeâmes à peine, me heurte et me hérisse. Il semblait si plein de certitudes ! « Le programme MBSR ? Je l’ai mis en place quand la grande tour proche de mon cabinet s’est construite. Ça allait marcher du tonnerre… tous ces gens stressés qui viendraient me voir… » Et son costume ignoble de businessman auquel je ne pouvais adhérer ! Et madame K qui, bêtement, s’était laissé berner par lui… et moi qui, tout aussi bêtement, l’avait sollicité ! Il me fallait des participants, coûte que coûte. Sans eux, mon projet serait tombé à l’eau, avant même d’avoir commencé. Je me tourne vers madame K :
— Oui, bien sûr. Votre témoignage a été utile. Déréalisation, c’est un terme issu du vocabulaire de la psychopathologie, mais qui reste assez flou. L’enjeu, c’est d’en créer une définition à partir de toutes les expériences que je peux recueillir. Je vous remercie beaucoup.
Noir. Je range mon iPhone dans ma poche. Madame K s’en va, ramasse le sac qu’elle avait posé à côté d’elle, et franchit le seuil de la porte. Je ne la reverrai pas. Et cette question qui me tourmente : quelles ont été les conséquences de mon acte ? Sur le socle de mon ignorance, j’avance toujours à tâtons vers elle. L’entretien n’est pas fini. Il commence. Un nouveau monde s’éclaire, non plus dans la salle de méditation, mais dans la clairière calme de ma conscience fragile. Je ne cesserai de dire madame K. Et madame K, que dira-t-elle de moi ?
« La seule réalité que je peux connaître, c’est celle qui est dans ma tête. Quoiqu’il arrive, l’extérieur, c’est l’extérieur. Elle est tout ce qui m’apparaît, tout ce qui vient au travers de mes sens. La seule et unique réalité réelle, elle est filtrée de partout, et je l’expérimente dans mon esprit. » Sa voix propre, rien ne pourra la remplacer. Mais pourquoi ne pas se risquer, encore une fois, à la réinventer ?
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