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Sentimental/Romanesque
Perle-Hingaud :  Les enfants du fleuve [Sélection GL]
 Publié le 01/08/18  -  11 commentaires  -  8085 caractères  -  86 lectures    Autres textes du même auteur

Le mois dernier, Murillo avait rapporté des reais, des billets ornés d’aras et de tamarins.


Les enfants du fleuve [Sélection GL]


Betris s’assoupissait dans le hamac sous l’auvent. Sa sœur avait emmené le petit tôt le matin, pour la soulager quelques heures. La nuit avait été moite, trop chaude. Gusmão faisait ses dents, l’avait tenue éveillée, debout, encore et encore. Chantonner, le bercer, lui donner un bâton de réglisse à mâcher, le bercer, le coucher à ses côtés sur la natte, tenter de dormir, enfin. Lorsque Murillo restait à la maison, elle pouvait compter sur lui. Murillo était un bon père, malgré sa jeunesse, seize ans comme elle. Depuis qu’ils avaient su pour le petit, fini l’alcool et les virées à la ville avec les garçons pour jouer toute la nuit. Un homme. Mais Murillo était parti, deux mois déjà, sur le chantier de l’autre côté du rio. Abattre les arbres, toute la journée, abattre les arbres et construire une route. Betris ne comprenait pas vraiment pourquoi il fallait une si grande route, il n’y avait nulle part où aller ici, le rio et la forêt c’était la seule vie. Mais le chantier payait. Le mois dernier, Murillo avait rapporté des reais, des billets ornés d’aras et de tamarins.



***



Murillo redressa difficilement la tête. Il devait accomplir son travail, coûte que coûte. Deux chiens se traînaient sur le talus, deux vieux chiens au pelage terne. Lui aussi se traînait comme un vieillard depuis lundi. Le bandage serré qui lui barrait le ventre l’obligeait à se tenir raide, chaque torsion était une morsure humide, chaque effort lui arrachait un gémissement. Il poussait la brouette les yeux noyés de sueur piquante, comptait les allers-retours encore nécessaires jusqu’à la pause. Chagas l’avait pansé aussi bien qu’il l’avait insulté : quelle folie l’avait entraîné à suivre Jesuino à la ville, quelle idiotie l’avait poussé à jouer, à boire, à jouer encore, à se battre, à revenir pissant le sang et bien pire encore, avec une dette de jeu ! El Cariboca le retrouverait très vite, Jesuino venait du même village que lui et Jesuino était un habitué du tripot. Il devait réunir l’argent avant, coûte que coûte.



***



Betris somnolait, sa huarache tombait de son pied dodu, elle balançait la jambe, de temps en temps, pour se bercer à son tour, et les nuages effilochés laissaient encore l’espoir d’une journée voilée, compatissante.


Du rio monta le vrombissement d’un moteur. Elle n’ouvrit pas les yeux, un moteur, c’était un marchand qui naviguait jusqu’au village, deux kilomètres en aval. Après le mariage, ils avaient repris la cabane du vieux Abrao, elle était déserte depuis six mois, pas de loyer, pas de soucis ; mais loin des autres, d’autant plus isolée que Murillo avait emporté leur téléphone. Personne ne s’arrêtait jamais sur leur ponton. Betris chassa le bruit de son esprit. Elle voulait dormir.


Ce n’était pas le crachotement d’une vieille barcasse à moteur, comprit-elle soudain. Trop aigu, trop vif. La jeune femme s’appuya sur les coudes, redressa la tête. L’embarcation était récente, et aucune marchandise en vue. Mais surtout, le bruit diminua soudain, s’arrêta bien trop vite : le bateau accostait.


L’homme sauta sur le ponton. Il noua rapidement la corde d’amarrage, gestes précis, violents. Betris quitta le hamac, haussa la main devant les yeux pour scruter la silhouette dans les nuages dorés du matin. Un travailleur du chantier ? Il était chaussé de lourdes bottes en caoutchouc, des gumboots comme celles qu’enfilait Murillo pour travailler. Mais l’homme n’avait pas de casque, ni de gants.


Il avança en silence, se planta devant Betris :


– Il est là, Murillo ?

– Non.


L’homme plissa les yeux, fit quelques pas vers l’auvent :


– Il est pas là, t’es sûre ?

– Non.


Ne rien dire. Qu’est-ce que Murillo avait bien pu faire ? L’homme ne venait pas d’ici, ses traits métissés trahissaient le blanc sous le teint des Indiens du fleuve. Betris remonta son tee-shirt trop lâche sur ses épaules.


– Il revient quand ?


Mentir.


– Tout à l’heure.

– Eh ben, on va l’attendre !



***



Murillo souleva la dernière charge de la journée. Il fallait tenir. Chagas lui avait trouvé de la morphine grâce à la Française du dispensaire : son ami savait se montrer persuasif, l’infirmière ne lui refusait rien, ne posait aucune question, tant qu’il se glissait à la nuit dans son préfabriqué, tant qu’il la caressait et l’embrassait et l’aimait, tant qu’il lui chuchotait des mots qu’elle ne comprenait même pas. Chagas venait du clan du grand-père de Murillo, donc il protégeait Murillo, c’était ainsi. Et depuis lundi, il apportait les cachets blancs au garçon, qui les gobait au réveil, haletant d’une nuit de cauchemars, avant de boire une première rasade d’alcool, celle d’avant le café clair, celle qui permettait de continuer.



***



L’homme s’assit sur une des marches de bois. Betris resta debout, un peu, puis voulu entrer, se ravisa. Dedans, elle n’aurait pas d’issue.


Elle marcha jusqu’aux rochers qui bornaient le chemin. S’assit sur le plus gros. Le silence. Le temps ne passait pas. Sa sœur ne reviendrait qu’après la sieste. Il fallait tenir. L’homme l’interpella :


– T’es sa femme, à Murillo ?


Betris baissa la tête sans répondre.


– T’es sa femme ? reprit l’autre plus fort.


Il se pencha en avant, les jambes écartées. Ses bottes montaient jusqu’aux genoux, épaisses, grasses.


– Parce que si t’es sa femme, on pourrait bien s’entendre, tu sais… Il me doit du fric, Murillo.


Betris gardait les yeux baissés, obstinément. Son cœur battait fort, tous ses muscles étaient bandés, aux aguets. Elle vit les bottes se redresser, se rapprocher. L’homme avançait vers elle, lentement.


– On pourrait s’arranger, ouais. Murillo est un bon p’tit gars, mais il me doit du fric. Et toi, t’as l’air d’une fille futée, hein ? T’as pas envie de le garder, le fric ? On ferait… un échange, tous les deux. Je lui filerais un rabais, à ton Murillo.


L’homme était tout près, à présent. Dans un instant, il pourrait la saisir. Betris ne réfléchit pas : elle empoigna une des pierres à ses pieds, la balança de toutes ses forces vers le visage de l’homme. Elle bondit vers le rio, poursuivie d’un cri de rage. Dans sa course elle perdit ses sandales, les pierres du chemin s’imprimaient sous ses plantes de pieds, mais elle courait, courait, sans se retourner elle courait.



***



Murillo contemplait le baraquement du chef d’équipe. L’Américain était assis sous l’auvent, comme chaque vendredi, les fesses calées sur sa chaise tressée, la caisse à sa gauche, son cahier ouvert sur la table de cuisine qui servait de bureau. Les hommes arrivaient un à un, le chef cochait la feuille, tendait le stylo. Chaque homme signait, vite, les yeux vides et aimantés par les billets que le chef sortait de la caisse, qu’il comptait soigneusement avant de leur tendre. Lorsque vint le tour de Murillo, le chef retint un instant son geste :


– T’as pas été très productif, cette semaine, Murillo. Faut que tu fasses mieux, sinon, tu dégages. Tu comprends ?


Murillo se jeta sur la liasse comme le corbeau sur la charogne. Il se rua sur son casier : à côté de son téléphone était posé le ticket de bus sur lequel Jesuino avait noté le numéro à appeler.



***



Elle dénoua l’amarre, sauta dans l’embarcation, repoussa la coque vers le rio, dans le courant. Elle arma le moteur, aucun moteur n’avait de secret pour cette fille du fleuve, il tressauta à peine et ronronna sans manière. L’homme hurlait du bout du ponton, le poing brandi. Du sang coulait dans ses yeux. De l’autre côté du fleuve, Betris mit les gaz vers l’aval, vers le village qui émergeait derrière la végétation.

Le téléphone sonna dans la poche de l’homme. Il jura, décrocha en suivant des yeux la pirogue. L’argent était prêt.


– Il va en falloir plus, dit-il en essuyant le sang qui coulait encore de son front. Il va en falloir deux fois plus, à présent…


Murillo acquiesça, tête basse, puis raccrocha. Sur son flanc gauche, une petite tache rouge était apparue.


 
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   Anonyme   
18/7/2018
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Une belle histoire, bien écrite. Je ne suis pas fan de la dernière phrase, trop "dramatique" pour être honnête, elle gâche un peu la simplicité de ton de tout le reste.

Sinon c'est fluide, il y a une belle ambiance, du rythme et on se sent aussi prisonnier que les deux héros.

Peut-être l'utilisation des *** n'est pas nécessaire, ais c'est un détail.

Simplement cette dernière phrase gâche un peu ce bel ensemble. Dommage.

   SQUEEN   
20/7/2018
 a aimé ce texte 
Un peu ↑
L'intrigue se dessine très vite, c'est efficace en peu de mots, on est plongé dans l'histoire, après il n'y a pas trop de surprise tout suit son cours, un évènement en amène un autre: logique et un peu attendu. Mais c'est bien fait. La chute en questionnement sur l'avenir de cette petite famille. Merci pour la lecture SQUEEN

   plumette   
23/7/2018
 a aimé ce texte 
Bien
un décor, une ambiance, une moiteur, de la peur, du courage et et de la souffrance, le tout servi par une bonne écriture, voilà un texte prenant dés lors qu'on a pu se concentrer sur les deux protagonistes principaux, Bétris et Murillo.
Dans les deux premiers paragraphes, courts, l'auteur désigne et nomme 6 personnages ce qui est vraiment beaucoup, d'autant que les prénoms ne nous sont pas familiers et demandent donc une attention particulière.
Il faut donc dépasser ce foisonnement pour entrer dans l'histoire.

J'aime être dépaysée par ces histoires qui nous viennent d'ailleurs.

j'ai une petite réserve pour la digression à propos de l'infirmière française qui ne refuse rien à Chagas en raison de ses services nocturnes ! "l'indigène" qui honore la française dans la moiteur de la jungle sans un mot.... cela fait pour moi un peu cliché, mais c'est un détail dans l'histoire et je respecte le choix de l'auteur.

A vous relire


Plumette

   Mokhtar   
25/7/2018
 a aimé ce texte 
Bien ↑
J’avoue n’avoir été que très peu passionné par cette histoire de mœurs sud américaine dont le synopsis fait un peu série B.

Mais j’ai trouvé de l’intérêt à cette écriture sous forme de découpage de film, avec scènes et plans. Car c’est bien dans le cinéma que l’auteur trouve son inspiration. D’ailleurs son style narratif éveille des souvenirs de personnages clichés qu’on a l’impression d’avoir déjà vus. Il ne m’étonnerait pas que quelques cinéphiles ici proposent des comparaisons ou détectent des allusions.

Si elle est évocatrice, c’est que l’écriture narrative est de qualité, sans lourdeurs, au service de l’action. Elle donne vie aux personnages qui s’inscrivent dans l’imaginaire du lecteur. Ce qui fait que le récit « sonne juste ».

Il manque juste à ce texte, à mon goût, un scénario un peu plus original.

MOKHTAR, en EL

   Jean-Claude   
2/8/2018
 a aimé ce texte 
Bien
Bonjour Perle,

Le climat est opressant, l'alternance de lieu est intéressante. L'ignorance de la situation de l'autre est un plus.
Si j'ai une petite déception, c'est la brièveté. Les tourments, les sentiments, les interrogations et le côté déterministe pourraient être développés.
Mais j'ai lu d'une traite. Le style y a contribué (il va avec l'histoire).

La tâche rouge au côté, comme le dormeur du val...
Plus sérieusement, le cycle infernal n'est peut-être pas assez appuyé. Je devrais s'inquiéter mais je n'ai pas l'impression que Murillo va être broyé ou risque de l'être.
D'ailleurs, il gagne assez vite de quoi rembourser sa dette malgré sa blessure. En un jour ?
Je pose la question car la temporalité n'est pas clairement exprimée et me donne l'impression que ça tient en 24h, voire moins.
Murillo subit la remarque de l'Américain sans sourciller (ni ressentir de crainte pour l'avenir ?)
En passant, dans quel pays est-on ? Il y en a pas mal dans le coin où les Américains ne sont pas les bienvenus.

Bertis réagit quand même vite. On n'a pas son background, quelques éléments de son passé ou de ce qu'on lui a raconté.
Et qu'on vienne à domicile dès le lendemain (c'est l'impression que j'ai) pour une dette de jeu... Je trouve ça rapide aussi.

Après avoir terminé, j'ai eu un choc. Mais elle part sans le bébé ! En fait, il est déjà parti avec la sœur. Mais, arrivé à ce stade, je l'avais oublié. J'ai relu le début pour m'en rappeler.
Juste pour dire que, quand l'information est brève et n'est pas répétée, le lecteur peut l'oublier ou la déformer. Ce qui peut altérer sa compréhension du texte, ou son ressenti.

Un détail :
"à revenir pissant le sang et{virgule} bien pire encore, avec une dette "

Au plaisir de vous (re)lire
JC

   Anonyme   
2/8/2018
 a aimé ce texte 
Bien
Bonjour

Une nouvelle d'un endroit bien spécifique que ces enfants du fleuve.
Mais elle me laisse comme un goût d'inachevé.

On dirait un prélude à une oeuvre plus consistante.

Autrement, l'endroit est bien décrit et l'auteur semble s'être bien
documenté sur ces gens-là, comme aurait dit Brel.
Le scénario aussi est bien prévisible, le diable tentant par tous les moyens les travailleurs d'ailleurs, on se doute de ce qu'il va se passer.

Bref, un écrit qui se lit avec plaisir où chacun peut apporter
une suite qui lui convienne.

   Donaldo75   
2/8/2018
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bonjour Perle,

Il y a une atmosphère, un climat dans cette courte nouvelle. Les deux narrations en parallèle renforcent cette impression, avec deux jeunes, parents avant l'heure, dans un décor social dénué de tralala, une forme d'épure.

L'écriture est précise, sobre; il n'y a pas besoin d'en faire des caisses pour mettre en lumière les personnages, surtout Betris et Murillo.

J'ai bien aimé.

Bravo !

Don

   jfmoods   
5/8/2018
I) Une famille fragile

1) Une mère épuisée

Betris a bien du mal à trouver le repos ("Gusmão faisait ses dents, l’avait tenue éveillée, debout, encore et encore. Chantonner, le bercer, lui donner un bâton de réglisse à mâcher, le bercer, le coucher à ses côtés sur la natte, tenter de dormir, enfin.").

2) Un père immature

Murillo a trouvé un travail rémunérateur ("deux mois déjà, sur le chantier de l’autre côté du rio", "le chantier payait"), mais ses frasques passées ne plaident guère en sa faveur ("l’alcool et les virées à la ville avec les garçons pour jouer toute la nuit.").

II) Un engrenage infernal

1) Rechute

Le jeune homme cède à nouveau à ses mauvais démons ("quelle folie l’avait entraîné à suivre Jesuino à la ville, quelle idiotie l’avait poussé à jouer, à boire, à jouer encore, à se battre, à revenir pissant le sang et bien pire encore, avec une dette de jeu !").

2) L'escalade tragique

Le refus de Betris de servir de monnaie d'échange ("bondit vers le rio, poursuivie d’un cri de rage") va doubler cette dette - pourtant sur le point d'être soldée ("Tout était prêt."). Murillo, blessé, bientôt licencié, ne pourra l'honorer une seconde fois.

Merci pour ce partage !

   papipoete   
5/8/2018
 a aimé ce texte 
Bien
bonjour Perle
ça dégouline de sueur le long du rio, où il ne fait pas bon être débiteur de son " kapo " ; ça dégouline de sueur et de sang quand la femme du héros devient " moyen de paiement " ; l'auteure ne révèle pas l'après révolte de cette épouse courageuse et déterminée, mais on comprend bien que l'histoire va très mal finir ( au moins pour Murillo ! )
NB la seconde strophe est particulièrement forte, le portrait de ce pauvre hère ... on voudrait l'aider, le soutenir, pousser un moment sa brouette !

   solo974   
13/8/2018
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Perle,
J'aime beaucoup votre nouvelle.
Grâce au choix des prénoms aux consonances étrangères et à un vocabulaire aussi précis qu'adapté ("rio", "reais", "huarache", "gumboots"), j'ai tout de suite été transportée dans votre ailleurs, auprès de vos "enfants du fleuve".
Le changement de point de vue m'a également beaucoup plu : au fil de votre texte, en effet, on s'identifie aisément aux deux personnages principaux, Betris et Murillo... et l'on a peur pour eux !
Le suspense est maintenu jusqu'au bout et les dialogues - aussi lapidaires qu'inquiétants - contribuent beaucoup, selon moi, à renforcer ce sentiment de peur.
Un texte sobre, précis, très bien écrit et une chute glaçante, très réussie également.
Merci pour cette belle découverte et au plaisir.

   Bidis   
27/8/2018
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
Dès le début, on se laisse dépayser avec délices. L'atmosphère y est. Les personnages sont bien campés. Par la suite, le texte, bien structuré, ménage le suspense.
Sur le moment, j'ai trouvé l'intrusion de la morphine invraisemblable L'alcool, oui. Des antidouleurs, oui. Mais de la morphine !!! Puis, en finale, j'ai compris : c'est parce que Murillo avait reçu un coup de couteau qu'il lui fallait plus que des antidouleurs. Mais j'ai gardé une impression d'exagération quand même.
En définitive, j'ai trouvé cette nouvelle trop courte pour être aussi noire.


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