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Réalisme/Historique
memitte : La femme qui se grattait la barbe
 Publié le 07/08/18  -  7 commentaires  -  25232 caractères  -  156 lectures    Autres textes du même auteur

Réflexions sur bientôt trente ans de vie à Alger.


La femme qui se grattait la barbe


– Non non vous vous trompez, il ne s’agit pas de cirque, quoique…

D'ailleurs il n’existe plus de femme à barbe dans les cirques aujourd’hui et bientôt plus de cirque du tout.

– Mais alors ce titre ? C’est votre éditeur ?

– Un peu oui, mais c’est surtout que ce titre résume un petit peu mon histoire. Vous savez je n’ai pas toujours été ainsi. Une femme je veux dire.

– Je ne comprends pas très bien, c’est une figure de style ? Une licence que vous vous accordez vous autres écrivains ?

– Pas du tout ! D’ailleurs si vous vous étiez donné la peine de lire mon livre avant cette interview, je le raconte dans le détail.

– C’est-à-dire que nous venons juste de le recevoir… Même s’il a été édité je le rappelle à nos chers lecteurs, il y a trois mois par les éditions SUS-SUD et traduit en déjà vingt-sept langues.

– Trente depuis hier si vous permettez !

– Félicitations. Trente langues donc. Pour nos lecteurs qui vous découvrent, s’il vous plaît…

– Que voyez-vous là ?

– …

– Là assise devant vous, qui vous parle, vous regarde…

– Eh bien… vous !

– C'est-à-dire ?

– Heu… Eh bien une très belle jeune femme…

– Merci. Vous savez je n’ai pas toujours été ainsi.

– En tout cas vous êtes… heu… parfaite là.

– Mais non je veux dire qu’avant j’étais un homme.

Avant que d’être cette femme que vous voyez là j’étais un homme. Oui un homme comme vous… comme votre photographe… un mec quoi !

– Ah ! Et vous êtes femme femme ? Complètement je veux dire ?

– Ben oui !

– Coupé le… les… Le…

– Ah ! Devine !


Le brouhaha montant de la rue vous fait forcement réagir. Vous fait lever, aller voir, regarder par le balcon malgré la moiteur de ce vendredi de juillet 1992.

« Alayha nahya ! Alayha namout ! » scandent de grosses voix coléreuses, vocifèrent d’autres plus aiguës et menacent des bras tendus, poings fermés.

Je referme la fenêtre et augmente le son de ma T.V. même si le commentaire est nul pour ce match nul. Les équipes sont nulles l’arbitre lui-même est nul et je soupçonne le ballon de se faire ovale.

Vendredi je porte mon survêt aux couleurs de mon club. Par habitude sans grande conviction. De toute façon je n’ai jamais été foot ! J’avais dit que j’étais USMA pour draguer au lycée. J’avais une chance sur deux. Elle était MCA. Les choses ont toujours été binaires par ici.

Depuis je porte ce choix comme un affreux tatouage raté.


« Pour elle nous vivons, pour elle nous mourrons. »


Ils chantent pour qui ? Parlent de quoi ? C’est qui « elle » ? Tous amoureux ?


C’est elle que l’on matraque,

Que l’on poursuit, que l’on traque,

C’est elle qui se soulève,

Qui souffre et se…(1)

Non ce ne doit pas être ça. Trop disciplinée cette foule.


Bientôt deux heures qu’ils passent et repassent sous mon balcon. Et moi,

De mon balcon

Je vois passer les cons…(2)

Ces rondes se font chaque vendredi depuis quelques semaines. Chaque mauvais match. Et chaque vendredi, de mon balcon...

Mais bientôt voilà que je fredonne moi aussi cet air devenu familièrement obsédant. Mon pied rythme leur chant, imperceptiblement mes doigts pianotent le rebord « lalala.lala… la la la.lala ».

Trois heures maintenant. Infatigables. D’ailleurs est-ce les mêmes ? Tournent tournent.

Plus fort le pied. Mon bras se lève.

Par mimétisme sans doute.

Ma langue fait des « la la la. lala… la la la .lala » Mes lèvres bougent. D’abord je chuchote le refrain pour moi-même puis plus fort, de plus en plus fort l'obsédante rengaine.

Alayha nahya ! Alayha namout !

Plus fort. De plus en plus fort. Je fais vibrer du pied le sol fragile. Je crie à tel point que des têtes se lèvent. Je reçois des encouragements, des sourires des appels à rejoindre la foule devenue torrentielle. Noire aux écumes blanches.

J’agite ma main, je réponds et soudain je reçois son regard comme un coup de poing en plein visage. De l’intérieur de ce magma seuls ses yeux. J’y lis instantanément, impérativement que je dois descendre le rejoindre.

Quatre à quatre les marches de l’unique étage.

Il était là ! Phare dans l’océan agité par cette tempête. Je m’accroche à son bras pour ne pas être emporté.

Emportés par la foule

Qui nous traîne

Nous entraîne

Écrasés l'un contre l'autre…(3)

Des mains se posent sur moi. Me tapent sur l'épaule me congratulent « Allah akbar » « Machaa allah ». Une femme en noir me jette sur les épaules une étoffe noire, une autre me coiffe d’un châle tout aussi noir…


Puis un long voyage. Un périple. Une Audi noire rutilante puis un 4x4 blanc puis encore un tapis volant et enfin des dos de mulets pour atteindre quelque cime à travers des chemins escarpés. Je doute que ce soit un trip.

Lucy in the Sky with Diamonds (4)

Je pénètre la grotte qui devrait devenir mon refuge pendant cinq longues années et depuis le franchissement de ce seuil... La métamorphose.

Pas celle kafkaïenne. Je ne m’étais pas transformé en blatte géante, bien au contraire, du jeune homme viril que j’étais est née une femme.

Non non n’y voyez aucune concrétisation d’un quelconque désir homosexuel enfoui, ne tentez aucune explication pseudo-freudienne, les choses se sont passées ainsi aussi simplement. Naturellement je devrais dire, depuis le jour de la manifestation que je suivais homme à mon balcon à ma transformation en femme quand je reçus un foulard sur ma tête. Comme un coup de baguette magique.

On en a vu d’autres non ? Y en aurait même qui ont changé l'eau en vin ou même marché dessus, dormi dans le ventre de baleine ou traversé des toiles d’araignées. Bref. Une femme.

Une femme d’émir de surcroit.

Abou Youcef m’avait intronisé reine d’un royaume. Mon château, une ingénieuse grotte creusée dans l'Ouarsenis.

J’étais faite pour le repos du guerrier et je peux vous assurer qu'un guerrier qui se repose refait bien des batailles.

Mes jours passent à attendre ce retour.


Le matin je m'occupe du secrétariat. Réception d'emails… traductions pour mon émir du nombreux courrier provenant de partout. Je lui en fais la lecture, lui étant sorti assez tôt du cycle éducatif.

Paris, New York, Qatar, Moscou, Israël, et même de beaucoup moins loin et de correspondants insoupçonnables. Essentiellement des messages d’encouragements et de félicitations. La séance de lecture dure des heures et il faut voir mon émir ouvrir ses grands yeux tracés de khôl, caresser sa barbe orange, buvant mes paroles... Un vrai petit ange.

Je fais aussi des tableaux de synthèse de victimes par région, âge, sexe, CSP… des graphiques aussi, mon émir les adore. Il sourit à toutes ces couleurs, ces barres et courbes en répétant « Macha Allah ».

Je m’organise mais à certaines périodes ce n'est pas une sinécure. Relizane… Bentalha… Excel avait beugé ces fois-là.

L'après-midi, je m'occupe et cela prend un temps fou à vérifier dans mon miroir grossissant si mon sourcil gauche est aussi élevé que le droit comme il l'était hier. Mes narines me rassurent, elles sont encore au-dessus de ma lèvre comme hier.


Mon émir me couvre de bijoux. Des bijoux de toutes sortes, un mélange hétéroclite d’or, d’argent et de babioles plastiques qu’il dépose le soir à mes pieds en écoutant du chaâbi. Il fredonne les yeux fermés.

Youm el Djemaa Khardjou Ryam

Khardjou Lebnet el Bahyet

Aal Ksawi Ment3afdant

Lebsou Mawatahoum Mel Kfaten

3an Koul Elwan…

Un verre de whisky à la main l'autre me caressant la jambe. Des mains aux ongles noircis de sang séché et qui sentaient la poudre.


– Attendez là s'il vous plaît ! Stop ! Qu'à la faveur d'un regard vous soyez devenu femme... que vous voyagiez en tapis volant... Cela à la rigueur nos lecteurs pourraient l’admettre, du moins le concevoir, mais qu'un émir boive du whisky en écoutant de la musique là non vous allez trop loin !

– Mais il s’énerve ! Vous êtes tous comme ça dans la profession ? Vous avez fait une école de journalisme ou d’angélisme ?

– Mais enfin, un émir ! Un homme de religion et de foi !

– Je ne dis pas le contraire. Une grande foi je vous l’accorde il faudrait juste préciser peut-être de quelle religion il s'agit.

– Mais enfin la religion… La religion c'est l'islam.

– Oui bon, passons. Je poursuis.

– Vous éludez les questions ! Et puis arrêtez de mépriser les journalistes enfin ! Vous savez nous avons payé un lourd tribut...

– Et moi j’ai perdu toute ma tribu connard. Moi aussi je peux m’énerver ! C’est moi qui gérais les statistiques je te le rappelle. Combien de plombiers ? Combien de mécaniciens ? Combien d’institutrices ? Combien de fellahs ? Combien de chômeurs ?

Alors que tu es là encore là à sangloter mon tribut, mon lourd tribut… lourd mon cul !

Vous étiez classés bons derniers dans mes statistiques mais vous profitiez de vos rotatives avec vos petits commentaires à la con et vos titres gras étalés en unes.

Tu veux que je te dise, vous aviez faussé le problème. Trompé démobilisé le peuple. Nous, petit peuple con, comme tous les petits peuples de la planète pensions alors : « Bon ben s’ils n’égorgent que les journalistes et les intellos communistes on n'a rien à craindre, on est bons. »

Vous écriviez émirs déjà quand il fallait parler de chiens terroristes, vous éleviez au rang de chefs religieux des tôliers analphabètes, vous trouviez de la spiritualité dans des pots de chambre. Vos plus belles plumes donnaient du cheikhouna à un pseudo vieillard aussi rouquin que libidineux.

Tu m'énerves beau blond, je commençais pourtant à t'apprécier et c'est bien dommage.

– Oui bien sûr mais nos lecteurs…

– Vos lecteurs eux ne sont pas journalistes et ça me rassure. Mon verre est vide monsieur le journaliste.

Dans le petit sac en jute qu'il dépose à mes pieds, je trouve des bracelets, des bagues de toutes tailles, de petits médaillons, de petits cœurs, nous aimions y lire les dédicaces gravées « a Djazia », « pour tes dix-huit ans », « nos trente ans de bonheurs », deux ou trois gourmettes de bébés…

Au fond du sac il restait même souvent quelques doigts ou oreilles sanguinolentes.

Petites étourderies d’amoureux que je lui pardonnai.

– Oui mais est-ce que vous aviez tout coupé ? C’est pour nos lecteurs vous savez…

– Devine !


J'aimai l'écho que me rendait ma grotte et quand mon émir partait pour ses expéditions il me plaisait de chanter

Dis quand reviendras-tu ?

Dis au moins le sais-tu ? (5)

Abou Antar entre dans ma grotte.

« Salamou alykoum. »

« Abou Youcef est mort en martyr. Dieu l'accueille en son vaste paradis. Je suis le nouvel émir, récitons la Fatiha », me dit-il en relevant sa djellaba.

Abou Zouheir entre dans ma grotte.

« Salamou alykoum. »

« Abou Antar est mort en martyr. Dieu l'accueille en son vaste paradis. Je suis le nouvel émir, récitons la Fatiha », me dit- il en relevant sa djellaba.

Abou Jabber entre dans ma grotte.

« Salam aleykoum. »

« Abou Zouheir est mort en martyr. Dieu l'accueille en son vaste paradis. Je suis le nouvel émir, récitons La Fatiha », me dit-il en relevant sa djellaba.

Abou Aalya entre dans ma grotte.

« Salam aleykoum ma sœur. »

« Abou Zouheir est mort en martyr. Dieu l'accueille en son vaste paradis. Je suis le nouvel émir. »

« Je comprends ta peine ma sœur », il m’embrasse sur les deux joues et lisse sa djellaba à fleurs en essuyant délicatement une larme…


Le dernier, Abou Ayad que les autres appellent le 9-3 entre un soir de septembre.

« Salut. Heuuu… salamalikom. »

« Abou Aalya est mort tout à l’heure. Dieu l'accueille en son vaste paradis. Les bâtards ils l’ont eu. Paraît que c’est toi sa meuf ? c’est moi le nouvel émir lol mdr pdr ! » Il se grattait les couilles en lorgnant sur l’écran HD cinquante-cinq pouces incurvé que m’avait offert Abou… non l’autre Abou, Abou… bon bref !

Ces Abou, mis bout à bout se ressemblaient tous.

Il a relevé sa djellaba. Je l’ai arrêté. « Récitons la Fatiha d’abord. »

Nome Hô !

Ah ce paradis, s'il est peuplé de gens comme mes émirs tant mieux qu'il soit vaste.

On ira tous au paradis

Même moi

Tous les voleurs

Tous les bandits.(6)

Ce paradis serait peuplé de toutes ces victimes-statistiques et de tous leurs bourreaux. Buvant aux mêmes sources de miel. Se croisant dans les allées ombragées de ce somptueux jardin,

La main dans la main,

Et les yeux dans les yeux (7)

Ils se souriront, s’embrasseront même.

Mes émirs auraient chacun son quota de soixante-dix vierges. Même ceux d'entre eux qui préféreraient les viriles rapprochements hérités des bivouacs maquisards ? Et ceux qui préfèrent les vielles casseroles bien salopes ? Et les femmes ? Seraient-elles contraintes – encore ! – à devenir lesbiennes ? Soixante-dix nounous pour les enfants ?

Oui décidément les voies du seigneur sont impénétrables. Attendons et… espérons.

Enfin

Si j’étais Dieu

En les voyant prier

Je crois que j'en perdrais la foi…(8)

Rituels immuables de mes noces renouvelées sans me laisser le temps de mes deuils conjugaux. Ainsi donc les jours se suivent et se ressemblent. Mes maris aussi.

Mes maris, mes émirs, mes emmerdes.

Cinq ans que je croupis dans cette grotte de l’Ouarsenis. Heureusement qu’il y a l’air conditionné et que ma connexion internet est bonne.

Je suis la femme du chef après tout. De tous les chefs successifs.

Mes cinq enfants ne me ressemblent pas et ne se ressemblent pas entre eux. Ils tiennent de leurs géniteurs. Je les ai pris en photo hier, j’ai pensé qu’ils feraient une belle illustration de calendrier pour l’UNICEF.

Et puis un soir d'hiver un gendarme est entré dans ma grotte. Tout vert en tenue de combat.

« Salam aleykoum. »

« Abou Ayad est mort. Nous l’avons eu », me dit-il en se libérant de sa lourde ceinture.

Nous n’avons pas récité la Fatiha.

...

Je ne cherche plus à comprendre. J’y ai depuis longtemps renoncé.

Je sais bien que je suis un homme, du moins je l’étais jusqu’à ce jour de juillet. Oui un homme. Un mec. Un gars quoi ! Un gus avec une bite et des boules ! Je m’en rappelle encore.

Je pissai debout Moi ! Oui je m’en rappelle, et loin ! J’avais une femme à moi, des enfants à moi, un chien à moi, des bières au frigo et même un abonnement à Canal+.

Que s’était-il donc passé ?

Ou alors je n’étais simplement qu'une éponge asséchée dont les alvéoles fripées ne demandaient qu'à se remplir. Quel que soit le… liquide, pourvu qu'on ait l'ivresse.

Ma barbe absente me gratte. Je fourrage mes joues mais les trouve bien douces. Je ne fais que me griffer.

– Mais enfin avez-vous coupé ?

– Devine !


L'histoire est toujours écrite par les vainqueurs dit-on. Je le cherche ce vainqueur. En tout cas ce ne peut être ce juge gras qui sue sous sa robe douteuse qui farfouille dans ses dossiers, le regard fuyant, la voix chevrotante. Ni ces égarés frères de la montagne à qui l’on a rasé la barbe ce qui leur laisse cette peau de craie sur ces joues creuses et qui tous s’étaient découvert des aptitudes culinaires ou pour les moins doués n’utilisaient leur lames que pour éplucher des patates.

Des vainqueurs à la joie bien modeste et des vaincus pas si affectés en tout cas.

En fait pas plus de vainqueur que de vaincu, pas d'histoire à écrire donc. Ni même d’histoire du tout. Circulez y a rien à voir.

Une parenthèse dans le temps. Une pause hors du temps.

Oui ça existe, la preuve !

Le juge me regarde… feuillette le volumineux dossier… soupire. Il sait qu’il ne peut me traiter comme n’importe quelle vulgaire terroriste affectée aux tâches subalternes d’intendance encore moins comme tous ces égorgeurs hirsutes qui ont défilé devant lui toute cette matinée.

Je reste la femme des émirs successifs qu’a connus la région et leur secrétaire particulière qui plus est. J’ai droit à tous les égards dus à mon rang. Son adjoint le lui chuchote certainement à l’oreille. Il referme mon dossier et appelle le numéro 35 879.

Ma cellule individuelle est confortable. Un petit loft. Une seule chambre quatre sur six quand même, une kitchenette équipée et une salle de bain.

On m’a même enjoint une aide. Un jeune homme homosexuel évidement chargé de recueillir les nombreuses et précieuses informations que l’on m’a demandé de transcrire.

J’ai gardé pour moi les numéros de comptes sécurisés de Panamá et des Fiji.

Ce jeune homme est originaire de Blida et ne savait trop s’il devait m’appeler Hanouna ou Hannouni. Je lui dis simplement qu’il n’avait pas à m’appeler vu que nous n’étions que deux dans cette cellule.



Le gendarme est souvent revenu me voir dans ma cellule. À chaque visite plus gras, à chaque visite les épaules plus étoilées…

Il a toujours été très gentil, mais ne disait toujours pas la Fatiha.

Il a fini par prendre une retraite méritée et a décidé de faire fructifier ses acquis. Il est maintenant député de la République.

Mes malles sont lourdes. J’ai eu du mal à y ranger toutes mes robes, mes manteaux mes chaussures…

Je pleure assis.e (décidément l’écriture inclusive a du bon) sur cette malle à essayer de la fermer. Quand j’étais homme je me suffisais d’un sac à dos, trois slips et une paire de chaussettes.

Mes joues me grattent encore.

Elles me grattent souvent depuis mon mariage avec le gendarme et cette nuit de noces.

La fête était réussie.

Tous mes amis de Facebook étaient là, les mille cinq cents. J’ai reçu tellement de likes.

À l’aube on entendait encore les chargeurs de kalachnikov se vider dans le ciel d’Alger.

Je m’ausculte dans le miroir, Je ne vois rien mais putain de merde que ça gratte !

– Et vous avez…

– Obsédé !

Paris… Londres… Amsterdam… nous arrivons à Madrid où il a quelques collègues installés au fil des putsch successifs. Je vais aussi retrouver mes enfants… Ils ne me manquent pas. Suis-je jeune mère indigne ? Un père ingrat ?

Certains soirs, seul je me prends un vin, deux, trois même, puis, dans ces moments de lucidité retrouvée, je décide qu’ils n’existent pas ces enfants. Ni eux ni leurs pères ni ce gendarme ni cette grotte si féconde.

Que tout cela n’a jamais existé. Que ce n’est qu’un mauvais rêve.

Que je suis un homme qui continue à se gratter les couilles devant son foot en buvant sa bière en rotant et content de péter fort.

Mais il rentre au petit jour, puant le whisky et la poule de luxe. Sa phrase mal assurée pâteuse me sort de ma torpeur salvatrice.

« Alors tu as fait tes magasins ? Tu n’as pas vidé mon compte au moins ! »

Il me regarde me dit pour la 100e fois qu’il m’a sorti de ma grotte. Me le rappelle toujours quand il est saoul, qu’il ne tient qu’à lui de m’y faire retourner me faire engrosser par les Abou Rabi ! Puis encouragé par mon silence il égrène son chapelet de blasphèmes. Dieu y passe à toutes les sauces.

Ce soir, ça n’est pas tant les blasphèmes qui me choquent. C’est sa manière de les dire qui me dégoûte, me donne cette envie de vomir, de lui vomir dessus. Puis il s’écroule en diagonale sur le trop grand lit la bave aux lèvres, la main sur la bite.

Je m’enferme dans la salle de bain.

Ma barbe me gratte. J’ai les joues en feu. Je fourrage mon entrejambe en me demandant lequel de la peste de ma grotte ou du choléra de cette chambre…

Je retourne dans la chambre. Mon gendarme est toujours là dans son costume vert. Sa cravate jaune relevée me cache son visage, il n’a plus qu’une demi-moustache ridicule. Il me fait l’effet d’un vieux phoque gras échoué sur une plage sale de sable gris. La bouche béante il râle. Il pue. Son furoncle sur le nez a grossi, il suinte.

Je ne fais rien que de plus naturel, de plus évident que de saisir ce pistolet qu’il a fait passer dans sa valise diplomatique sous le regard idiot et impuissant de ces douaniers si prompts à déshabiller le bougnoule.

Il n’avait même pas mis le cran de sécurité par cette vieille habitude d’impunité qu’il a acquise depuis tant d’années.

– Vous avez ?!

– Non, j’ai failli pourtant. J’ai préféré prendre le couteau de cuisine et… couper.

J'ai coupé dans le… vif du sujet.

T’es content ? J’ai enfin coupé !

Tu veux voir la chose ? Les choses ? Ça baigne encore dans le formol. Un grand bocal que je garde encore. Ce serait le seul legs de mon mari que je continue à appeler mon gendarme. Legs que j’admire encore quelquefois dans mes moments de nostalgie il me faut vous l'avouer. Je me dis aussi que j'aurais dû garder ceux de tous mes émirs, enfin presque tous.

La glace me renvoie un visage blême. C’est cette lumière trop blanche. Non mes joues tout à l’heure roses sont ombrées. Mon doigt me pique quand je le passe sur ma lèvre. Que se passe-t-il ? Je me sens mal. Un vertige comme quand j’étais enceinte de chacun de mes enfants. Je me retiens au lavabo. J’explose dedans. Me vide les tripes. Longtemps.

Plus que de la bile amère.

Je me regarde encore. Je ne me reconnais pas ou plutôt trop. Un visage qui revient de loin. Un aïeul sur une photo jaunie. Me caresse encore et encore les joues, le menton… ça râpe…

Je bande. Surpris de me sentir bander. Je soulève ma robe. Cette excroissance. Oui je bande. J’ai un sexe et je bande. Un sexe d’homme. Oui comme avant ! Des couilles aussi. Je les saisis les inspecte. Oui c’est bien ça ! Je suis un homme. Je redeviens un homme. Des larmes de joie.

– Mais… mais…

– Ta gueule journaleux de mes deux ! Tu ne respectes donc rien ! Tu ne comprends pas ces moments de Grâce ? Oui ils sont bien là tous les trois ! Tu les veux salope ?

– Mais enfin heu… madame.

– Laisse-moi continuer ! Sers-moi encore de ce vin ! C’est quoi de l’acide ?

– Mais enfin vous êtes redevenu homme si je comprends bien ?

– Oui tu comprends bien ! Pour un temps !

– Un temps ?

– Oui le temps de faire le tour de la question comme on dit !

Les six mois que je viens de passer à Alger me font réfléchir… Je me donne le temps du choix.

En fait, j’avais parlé, et tout le monde le fait, d’avoir à choisir entre la peste et le choléra, en oubliant la malaria. Cet entre-deux. Plus pernicieux.

J’ai marché dans les rues d’Alger en jeans et basket… Et bêtement me suis senti plus femme ici. Moi avec mes couilles et ma bite.

Je ne sais si c’est le soleil ou tous ces hommes gris. Oui ce doit être tous ces mâles sales agglutinés aux seuils des cafés, des mosquées, des stades, des magasins, des plages. Bloquant toutes les rues, tous les passages. Véritable armée par temps de siège.

Poète, vos papiers ! (9)

Les pieds rivés au sol. Les yeux scrutant le ciel. Cherchant qui Messi qui le messie.

– Nonn !

Mais si, mais si…

Seuls des oiseaux de passage dans le trop grand ciel

Et le peu qui viendra d’eux à vous c’est leur fiente

Et puis… et puis

Et puis il y a Frida

Qu’est belle comme un soleil…(10)

Oui et puis, et en face, et contre, et à cause, et malgré,

Une longue chevelure flottant au vent…

Un ovni.

Qu’importent ces attributs qui déforment ma jupe. Les couperai au besoin !

Je veux être femme et courir le vent dans mes cheveux sous ce ciel unique.

Pour certains c’est le soleil de quatorze heures, sur une plage qui conduit à l’irréparable, pour moi ce serait ce même soleil, sur cette même plage qui conduirait à une renaissance.

Tu ne dis rien ? Tu me suis au moins ?

– Oui oui bien sûr. Autre projet après cet énorme succès de librairie ?

– Oui, un dernier roman, pratiquement fini, ne me reste qu’à transcrire ce que je vois tous les jours de mon balcon. J'hésite tout de même sur le titre.

« Suicide heureux annoncé d'un peuple à la dérive », « L’Être ce Néant » ou alors « Je creuse donc je suis et plus je creuse plus je suis ».

– Qu'est devenu votre mari ?

– Ça vous préoccupe ? Il m’en a voulu assez longtemps mon gendarme de mari, je continue à l’appeler gendarme malgré ses galons et ses nombreuses militaro-politico-juridico-immobiliero-importo-voituro-fringuo reconversions. Il en a gardé l'âme.

Il s'est depuis bien radouci. Depuis qu'il a obtenu son poste de chef de commissions parlementaires. Après tout c'est grâce à moi qu’il l’a obtenu. Délesté de ses attributs il ne pouvait que mieux remplir les conditions de son ascension.



________________________________________

(1) Georges Moustaki : Sans la nommer

(2) Georges Brassens : Le pornographe

(3) Édith Piaf : La foule

(4) The Beatles : Lucy in the Sky with Diamonds

(5) Barbara : Dis, quand reviendras-tu ?

(6) Michel Polnareff : On ira tous au paradis

(7) Françoise Hardy : Tous les garçons et les filles

(8) Jacques Brel : Les bigotes

(9) Léo Ferré : Poète… vos papiers !

(10) Jacques Brel : Ces gens-là


 
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   Vanessa   
7/8/2018
 a aimé ce texte 
Vraiment pas
Bonjour,
Je n'ai absolument rien compris à votre histoire.
Même si le narrateur nous dit qu'il ne cherche pas à comprendre non plus...il y a des limites.
On ne comprends pas pourquoi et comment, elle se retrouve dans une grotte.
Je passe sur le fait que devenue femme, elle enfante.
Pour du réalisme, c'est compliqué d'accepter cet épisode.
Vous avez dû vous tromper de rubrique et le CE a laissé passer.
Ensuite elle se retrouve en prison, devant un juge...mais pourquoi ?
Rien ne me permet de suivre le fil de votre texte, tout est décousu.
J'attends donc quelques explications .

   toc-art   
7/8/2018
 a aimé ce texte 
Passionnément
Bonjour,

J'ai vraiment apprécié ce texte. Je reconnais volontiers que je n'ai pas tout compris, je manque cruellement de références, mais je n'ai pas résisté à la virtuosité de l'auteur, à l'inventivité de la narration, au fait que je suis allé de surprise en surprise dans une course échevelée, confuse par moments où j'ai eu le sentiment que l'auteur sacrifiait son propos à une certaine gourmandise facétieuse , mais jubilatoire et dont la maîtrise me semble indiscutable.

J'ai rarement lu un texte qui m'ait à ce point surpris ici. C'est le cas cette fois alors je ne vais pas bouder mon plaisir. J'espère qu'il aura l'audience qu'il mérite selon moi. Qu'on apprécie ou non, il a cette qualité rare de ne pas laisser indifférent et je suis fier qu'il soit publié sur le site.

Un grand bravo à l'auteur.

Édit : une petite réserve, certaines concordances de temps me semblent contestables, comme ici, l'imparfait dans un paragraphe au présent :
Il était là ! Phare dans l’océan agité par cette tempête. Je m’accroche à son bras pour ne pas être emporté.

   Alcirion   
7/8/2018
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Bonjour,

Votre idée d'aborder sous un angle loufoque la tragédie algérienne des années quatre-vingt dix est excellente. C'est un bon moyen de donner une idée de l'absurdité de cette période où l'on ne savait plus si les massacres étaient commis par le GIA, des islamistes retournés ou même les services secrets algériens. Vous décrivez très bien la tartufferie des intégristes qui prétendaient imposer aux autres des règles qu'ils ne respectaient pas eux-mêmes.

Il y a un ton détaché, une approche surréaliste du sujet qui amène je trouve une certaine subtilité à votre texte. Vous abordez l'horreur par la bande en quelque sorte, ce qui est plus léger que le pathos ou une lourde démonstration par exemple.

Il y a un style, même si certains passages auraient pu être un peu plus travaillés à mon sens. En tout cas, une vraie fraîcheur anime votre texte qui se lit très facilement. Je serais curieux d'en découvrir d'autres de votre plume.

   Mokhtar   
8/8/2018
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
La femme à barbe s’exposait dans les cirques. Et c’est un sacré cirque qui nous est proposé là.

Alcirion (ci-dessus) a fort bien synthétisé le propos de l’auteur. Restent des interrogations sur la symbolique (farfelue mais travaillée) retenue par le héros (ine), dont on cherche en vain le camp réel.

Et qui, finalement, se situe probablement au-dessus de la mêlée. Dos à dos les islamistes buveurs de whisky avides de bijoux avec leurs comptes au Panama (et soutenus par une presse inique), et les militaires omni galonnés et leurs petites affaires à l’importation.

Le récit s’articule autour des changements de genre de l’auteur écrivain, et des émasculations diverses qui sont sûrement symboliques.

A l’état de femme, dans sa grotte (obscurité, obscurantisme), elle est captive soumise, voilée, destinée au repos du guerrier barbu (GIA), fait des enfants qu’elle n’aime pas et tient le décompte des victimes de la guerre civile (150.000 morts selon certaines sources).

Mais quand elle devient propriété du chef militaire (victoire de l’armée régulière), elle demeure femme avec le vainqueur viril, mais sa masculinité se réveille et elle éprouve la nécessité de castrer son mari quand elle le voit amolli et jouisseur.

L’attribut mâle semble (je me lance) symboliser le guerrier viril qui se bat jusqu’à la mort, mais aussi l’action, mais aussi l’idéal. Ce sont les Abou successifs, c’est le gendarme du temps de la guerre, mais qui, redevenu civil, prêt aux compromissions, mérite d’être émasculé.

La guerre entre la peste et le choléra est terminée. La malaria s’est installée. Ceux qui se revendiquent encore gendarmes sont au pouvoir. Les ministres sont « importo-immobiliero… » Et la prévarication est la marque des sans-couilles.

Dans Alger, les oisifs sans idéal, résignés, trainent dans les cafés, les stades de foot et les mosquées.

Mais sur la plage, Frida (ah l'exaltation "brelienne"), femme qui se sent mâle, parce que dans ce texte virilité=idéal, scrute le ciel pour trouver le messie, le sauveur, le guide…

Ces derniers temps ? que des oiseaux de passage, et leur fiente. Puis l’ovni, pouvoir multicéphale non identifié.

Et si la prochaine révolution algérienne était celle des femmes ? L’avènement du matriarcat, comme chez les touaregs.

Car où est la force, actuellement dans ce pays ? Chez l’homme affairiste et stérile, comptabilisant ses pétro-dollars (je creuse donc je suis) trop facilement acquis… ?

Dans sa jeunesse désabusée qui ne rêve qu’exil, leurres occidentaux, ou place de fonctionnaire ?

En Algérie, le salaire moyen de la femme est supérieur à celui des hommes. Parce que celles qui surmontent les barrières sociales, et sociétales, sont les plus ardentes, et ont la gnac.
Frida, femme se sentant la force de l’homme, veut courir malgré l’immobilisme d’un peuple passif à la dérive. Elle cherche son soleil qui « conduirait à une renaissance ».

Surprenant ici, ce pamphlet politique baignant dans l’humour farfelu. Exemple : l’Abou du 93 : irrésistible (simple gag ou sous-entendus ?).
La forme générale pourrait être un peu plus contenue, tout en s'efforçant de conserver son dynamisme réjouissant. La chanson chaabi pourrait être traduite (Il y serait question de gazelles rieuses qui habillent leurs morts de linceuls de toutes les couleurs).

Sacré texte quand même. Bien vu le CE.

   vb   
9/8/2018
 a aimé ce texte 
Pas
Bonjour Memitte,

oui, bon, il y a de l'humour, il y a de l'entrain, il y a du style ; mais vraiment je n'y comprends rien. Qu'est-ce que vous voulez dire? Est-ce que vous ne pourriez pas le dire plus clairement?

Un journaliste interroge une femme auteur d'un roman. Il déclare lui-même qu'il s'agit d'une très belle jeune femme. Une jeune femme à qui il pousse une verge et des testicules en cours d'interview.

Au cours de l'interview, la jeune femme donc raconte comment, après être née homme, elle s'est retrouvée la femme et secrétaire d'une succession d'émirs terroristes, vivant dans une grotte et donnant un enfant à chacun d'eux. Elle se retrouve arrêtée par un gendarme qui la conduit à un juge, qui la gracie, et puis se marie au gendarme avant de l'émasculer au moment où il revient d'une virée alcoolisée probablement dans un bordel (ou chez une maîtresse, l'histoire ne le dit pas).

Oui. OK. J'ai compris ça. Mais est-ce bien ce que vous vouliez me dire? Je suppose que non. Je suppose que vous vouliez me parler de l'équivalence morale entre les terroristes et les fonctionnaires corrompus (avec une préférence pour les terroristes puisque la narratrice n'émascule pas les émirs mais le gendarme). N'auriez-vous pas pu m'en parler autrement, je veux dire avec plus de profondeur psychologique, plus de sensibilité?

J'ai lu votre pamphlet avec urgence. L'urgence de finir car il me dérangeait. Comme j'ai essayé de finir Cent ans de solitude, ce que je n'ai pas réussi ; mais il faut dire que votre texte a pour lui qu'il est plus digeste car plus court. Je vous souhaite autant de succès pour votre nouvelle qu'à Gabriel Marques pour son roman et que vos Abou Machin iront rejoindre ses Aurelianos au panthéon de la littérature moderne.

À bientôt, car je ne doute pas qu'un jour je finirai par apprécier votre style plein d'humour.

EDIT: Après avoir lu le commentaire de Mokhtar, je me rends compte ne pas avoir la culture requise pour comprendre la quantité d'allusions disséminées dans cette nouvelle. J'ai alors pensé au Serment des barbares de Boualem Sansal que je n'avais pas non plus réussi à finir. Les auteurs algériens semblent apprécier l'hermétisme. Mais peut-être est-ce parce que la vérité crue serait trop difficile à dire, invraisemblable, illisible.

   izabouille   
12/8/2018
 a aimé ce texte 
Un peu
Désolée, je ne suis pas arrivée au bout, je n'y comprends pas grand chose... Votre style est assez haché et il est très difficile de s'y retrouver. Pourtant cette histoire de transformation a attisé ma curiosité, le titre donne envie de vous lire, mais j'ai abandonné en cours de route parce que je n'y comprenais plus rien.

   Donaldo75   
21/8/2018
 a aimé ce texte 
Passionnément
Bonjour memitte,

J'ai adoré !

Quelque soit l'angle de lecture, à l'endroit à l'envers, du nord au sud et d'est en ouest, cette nouvelle est bluffante, écrite dans un style virevoltant, mélangeant aussi les points de vue sur l'Algérie et les évènements qui l'ont endeuillé et rendu encore plus immobile.

Faut-il chercher à tout comprendre, dans un souci de réalisme qui ferait passer le catalogue Ikéa pour un dangereux manifeste du surréalisme ? Je ne pense pas.

J'ai eu l'impression d'assister à la première du "Sacre du printemps" au théâtre des Champs-Élysées à Paris, le 29 mai 1913, quand le tout Paris s'offusquait devant une œuvre qu'il essayait de comprendre avec ses codes datés, et n'y parvenait pas. C'est fort.

Bravo !

Donaldo


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