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Réalisme/Historique
Philo : Le Maître de Tinmel
 Publié le 26/03/08  -  4 commentaires  -  44332 caractères  -  24 lectures    Autres textes du même auteur

Portrait d'Abdel Mumen, futur sultan almohade. Une note historique explique le contexte.
Extrait d'un manuscrit en cours.


Le Maître de Tinmel


Note Historique


Nous sommes en 1142, ou 537 de l’Hégire. L’empire almoravide vacille. Des oasis du Sud au Rif, la rébellion almohade (Muwahidines ou Unitariens) en contrôle maintenant une grande partie. En Espagne, la reconquista chrétienne a rejeté les musulmans loin de Saragosse, et les villes d’Andalousie reprennent une à une leur indépendance. Des révoltes éclatent, dont les meneurs n’hésitent pas à demander l’appui des rois chrétiens ou celui d’Abdel Mumen, chef des Unitariens. Après plus de cinquante ans d’unité imposée, des principautés éphémères réapparaissent, rejetant la tutelle des guerriers africains.


Dans son palais de Marrakech, Ali ibn Yusuf, Commandeur des Croyants, approche de la fin de sa vie, après trente-sept ans de règne sur la plus grande partie du Maghreb et sur le sud de l’Espagne. Pour tenter de sauver à tout prix son pouvoir, il a rappelé ses troupes d’élite et fait venir des milliers de mercenaires de tout le monde chrétien, et notamment de la péninsule ibérique. Pour les commander : Guislabert de la Guardia, vicomte de Barcelone, dit Reverter. Celui-ci doit faire face à la généralisation de la rébellion.


Mais qui sont les Almohades, ou Unitariens ? « Ceux qui proclament l’unicité de Dieu », Al Muwahidines. Dès 1120, Mohammed ibn Tumert, issu des tribus Hargas, alors âgé d’une quarantaine d’années, de retour d’un long voyage à Bagdad, dénonce les pratiques religieuses et les mœurs des Murabituns. Chassé, il se réfugie dans la montagne où il se proclame Al Mahdi, c’est-à-dire le Messie, puis « l’Imam infaillible et impeccable ». Ibn Tumert parvient à rallier des tribus mécontentes, et étend peu à peu l’influence de sa doctrine, très influencée par le Chiisme.


Son second, Abdel Mumen el Kumi, un Zénète, poursuivra son œuvre à sa mort en 1128, et arrivera à conquérir le Maghreb, puis l’Andalousie, se proclamant calife, rejetant aussi l’autorité religieuse installée à Bagdad. La montée au pouvoir des Unitariens s’accompagnera d’une vague de persécutions et de rigorisme religieux jusqu’alors inconnus.


__________________________________


La vallée du Nefis est glacée. Une grande déchirure étroite au milieu de la montagne. Au cœur de cette entaille, sur un promontoire, des groupes de maisons frileusement assemblées forment une bourgade, serrée dans un corset de murailles. Pour venir à Tinmel, il faut vouloir y aller, marcher des heures et des jours, passer des cols, voir la neige. Et enfin s’enfoncer dans cet antre que le soleil peine à éclairer. Les habitants n’y partagent pas leur pain avec les voyageurs, ils en ont à peine pour eux-mêmes. Peut-être cachent-ils leur vraie fortune ? Ils sont en rébellion, et la révolte vient avec l’aisance. Depuis plus de vingt ans les soldats de l’émir de Marrakech ne se hasardent plus jusqu’ici. Les derniers qui sont venus ont été enterrés dans un recoin que tout le monde s’est empressé d’oublier. Le pays a pourtant un maître, qui tient la montagne, tout l’Atlas jusqu’au Rif et maintenant le Souss. Ce maître n’a pas l’accent de ce pays, il vient de loin au nord. L’Amir al Mounimi, le maître des Unitariens contemple les effets du vent sur les arbres épars qui s’accrochent aux parois escarpées. Le printemps est là, l’hiver s’enfuit, l’oued se gonfle des eaux que relâchent glaciers et névés.


Bien couvert de son épais burnous de laine noire, l’homme se recueille. Les hurlements du vent, les gifles d’air froid, ne troublent pas sa réflexion solitaire. Il finit cependant par se retourner vers sa suite qui n’ose troubler sa méditation, et rentrer dans les murs de sa maison fortifiée. Le maître de Tinmel n’a pas de palais luxueux. Dans la grande pièce de réception, ses conseillers proches et quelques-uns des Cinquante sont venus apporter des nouvelles des tribus qu’ils représentent. Assis en cercle sur des nattes, dans un décor de paniers tressés, ils attendent la parole du maître. À chaque coin de la pièce un garde, l’épée nue, est figé dans une immobilité de cire. Abdel Mumen, lève les deux mains au ciel :


– Au nom de Dieu, le Clément et le Miséricordieux, Créateur de Toutes Choses, le Tout Puissant et le Conquérant, qu’il nous guide toujours vers la vérité, amen !

– Amen !


Les conseillers présents, la tête baissée, font écho à leur maître, qui reprend, les yeux mi-clos :


– Au nom de Dieu, celui qui accorde la miséricorde, le Miséricordieux. Louange à Dieu, Seigneur des mondes, celui qui accorde la miséricorde, le Miséricordieux, le Roi du Jour du Jugement. C'est toi que nous adorons. C’est de Toi, que nous implorons le secours ! Dirige-nous dans le droit chemin : le chemin de ceux que tu as comblés de bienfaits, non pas le chemin de ceux qui encourent ta colère ni celui des égarés, Amen !

– Amen !

– Mes frères ! La parole est aux Maître des tambours, qui nous parlera du Sud et des oasis.


L’homme concerné se déhanche un peu, il avance au centre du cercle un panier ovale rempli de monnaie neuve. Il en sort une poignée, la donne à son voisin qui fait passer, et ainsi tous les participants ont dans leurs paumes de brillantes monnaies d’argent. Le Maître des tambours paraît plus âgé qu’Abdel Mumen, il a l’accent des habitants de la montagne.


– Mes frères, louanges à Dieu, je vous ai apporté le produit de l’atelier de Sigilmassa. L’argent des mines des gorges du Targha est à nous, maintenant.


Abdel Mumen tourne et retourne les pièces carrées, frappées de sourates du Coran, portant la marque de leur atelier.


– Je rends encore louange à Dieu, qui nous donne cette fortune ! Nous avons notre propre monnaie qui ne peut être confondue avec celle des impies de Marrakech – il sort de dessous son burnous des dirhems ronds – nos pièces ont le même poids, mais se différencient au simple regard ! Que seules nos monnaies circulent sur nos terres. Les pièces frappées par les ennemis de Dieu doivent peu à peu être retirées et fondues – il replonge sa main dans son burnous noir – regardez celles-ci ! - il ouvre largement les paumes pour montrer de lourdes pièces de dix dinars – je hais cet or ! Les impies qui entourent Ali couvrent leurs épouses de bijoux. Nous supprimerons ces signes de déchéance, mais en attendant, Dieu qui nous soutient nous donne les moyens de la victoire ! Continue, Maître des tambours !


L’homme baisse un instant la tête, puis reprend :


– Mes frères, j’ai reçu aujourd’hui des oasis plus de deux mille dinars, et nous en recevrons encore plus. En percevant les péages, et en collectant les impôts prescrits, nous avons largement de quoi alimenter notre trésor.


Le Maître de Tinmel approuve de la tête, il annonce d’une voix claire :


– Plusieurs villes d’Al-Andalus nous ont envoyé des ambassadeurs, d’autres ont reçu les nôtres. Cet or maudit paiera les moyens de notre victoire, Dieu nous l’a remis, louanges à Lui !

– Louanges à Lui ! répètent-ils tous d’une voix traînante.

– Maître des étendards, parle-nous de la situation au Nord.


L’homme est rond, du même âge que le premier orateur, son visage exprime la tristesse.


– Mes frères ! Depuis quelque temps, le mouvement de ralliement, qui était si prometteur, dans les montagnes du Rif et la Trouée de Taza s’est interrompu. Plusieurs villages ont été rasés par les armées de l’impie Ali ; les Roums incroyants et mercenaires ont cruellement agi. Le terrible El-Kefir – que la malédiction soit sur lui – a ruiné plusieurs mois d’efforts. Pourtant, nous espérions bien l’éliminer. Abdallah est tombé entre ses mains et a été exécuté. Les cadis des villages n’osent plus recevoir nos émissaires, de peur de subir des représailles. Je sais que les brillantes victoires du Sud, la prise du Souss, le ralliement d’El-Karrashi sont des signes de la faveur de Dieu, et ils peuvent nous consoler de ces échecs. Mais le Nord m’inquiète un peu…

Le Maître de Tinmel a levé la main. Tous les chuchotements s’interrompent.


– Ami ! Tu es avec nous depuis le début ! Avec El-Berish et quelques-uns nous n’étions que dix, quand le Mahdi Mohammed nous a amenés à Tinmel ! El-Berish est mort en brave devant Marrakech, et nos autres frères, l’un après l’autre, ont rejoint le Paradis. De ces dix premiers fidèles, nous ne sommes plus que quatre à former le conseil de la maison, mais au-delà de la Djemââ, cinquante, puis soixante-dix tribus nous ont rejoints. El Karrashi est passé chez nous, il a rendu les forteresses dont il avait ordonné la construction, Abu Bakr ibn Sara nous a donné Sigilmassa sans pratiquement tirer l’épée. La situation du Nord n’est qu’un épisode, Dieu seul sait ! Le Messager de Dieu nous l’a dit : un malheur peut donner un bonheur et un bonheur être le début d’un malheur, Dieu seul a la connaissance ! Louanges à Lui ! Amen !

– Amen !

– J’ai demandé aux abid des tribus d’enquêter sur le respect de la Foi et de la Loi, car j’avais quelques doutes sur la piété de ces tribus nouvellement ralliées. Mais je reviendrai là-dessus tout à l’heure – il place deux doigts devant la bouche et prend un air de mystère – Dieu est grand et voit tout, le camp des impies se divise. Le maudit El Kefir, ce Frank venu d’Al-Andalus à prix d’or, va quitter bientôt le service d’Ali. Il va s’éloigner de Marrakech, et se porter au sud de Tlemcen. Il ne terrorisera plus les montagnes, et les populations retrouveront alors la paix de l’âme. Elles devaient nous maudire sur leurs lèvres, tout en nous bénissant dans leur cœur. Elles pourront prochainement nous bénir sur leurs lèvres et dans leurs cœurs, Dieu seul est grand ! Amen !

– Amen !


Les membres du conseil s’agitent un peu, ils déplissent leurs burnous ou leurs caftans, s’interrogent du regard. L’annonce d’Abdel Mumen les surprend. Le Maître des étendards se penche vers le chef des Unitariens.


– Mon frère, pouvons-nous croire en cette nouvelle ?

– Mes frères, El Kefir tentera de traverser la montagne, il se rendra vers les oasis perdues de l’Ouest. Dieu est grand, lui seul sait ce qu’il a la folie de faire là-bas…


Un des participants lève la main :


– Abdallah était mon cousin ! Je demande l’autorisation d’arrêter et de punir ce mécréant, ce bandit. Laisse-moi l’attaquer avec mes troupes.


Abdel Mumen fait un large signe négatif.


– Non, ami ! Non ! Je comprends ta colère, et nous la partageons, mais El Kefir n’est pas, pour l’instant, notre priorité. Je sais pourquoi il a voulu la mort d’Abdallah, qui était un des meilleurs d’entre nous. Notre objectif est de détruire les impies de Marrakech ; les Incroyants, les Roums, les chrétiens sont des adversaires secondaires. Tu le sais : d’abord les impies et les traîtres à notre foi.


Son interlocuteur croise les bras, il hausse le ton, ce qui suscite autour de lui des haussements de sourcils, des mimiques désapprobatrices ou horrifiées. Un garde commence à se rapprocher, abaissant sa lame.


– El Kefir, Peralda comme il se fait encore appeler, est peut-être le pire des hommes, un ennemi qui n’a nulle pitié ni compassion. C’est le diable qui l’inspire. S’il part de Marrakech, il peut tomber en nos mains, nous pourrons faire grande justice en l’attrapant. Autorise-moi, mon frère, autorise-moi…


La voix est devenue humble, l’homme a baissé la tête dans une posture d’humilité. Le garde est revenu à sa place, sans le quitter des yeux. Abdel Mumen tend la main vers lui, le touche à l’épaule gauche.


– Irat, mon frère, Dieu connaît ton courage. Mais je crois qu’il faut laisser passer Pons de Peralda, qu’il parte vers Figuig. Les impies ne savent pas qu’ils éloignent un des plus féroces suppôts de Chatan. Cet homme est un démon, un vrai djinn.


Irat s’est redressé :


– Je ne crains pas de mourir en martyre. Je suis prêt à combattre et détruire ce maudit.


Le Maître des tambours, lui aussi, pose sa main sur l’épaule d’Irat, comme pour lui montrer son soutien.


– Ô successeur du Mahdi ! Que Dieu nous guide tous sur le chemin de la vérité, mais je serais enclin à penser comme Irat. Peralda, El Kefir, se jette dans le piège. S’il passe par la montagne, nous pourrons l’attendre et préparer une embuscade.


Abdel Mumen regarde les membres du conseil, son visage ne laisse transparaître aucune émotion, aucune colère, il demande à haute voix :


– Mes frères, pensez-vous tous ainsi ?


Après un instant d’embarras, un approuve de la tête, suivi d’un autre. Et bientôt l’ensemble du conseil a opiné. Le chef des Unitariens les regarde avec douceur. Le conseil semble gêné, maintenant, de l’avoir contredit.


– Mes frères, nous sommes tous face à Dieu, le Tout Puissant, Celui qui élève et Celui qui abaisse. Je vais prier et méditer. Et nous reparlerons de cette question un peu plus tard, y consentez-vous ?


Les conseillers paraissent soulagés, ceux qui ont soutenu le point de vue d’Irat sont ravis de la réponse d’Abdel Mumen. Irat reste soucieux, le visage marqué par le doute, puis il affiche la même sérénité que les autres. Abdel Mumen lui adresse un sourire insistant.


– Maintenant, revenons à la question des villages de la trouée de Taza et du Rif. Dieu a voulu que certains villages soient châtiés par les Roums, alors que ceux-ci nous avaient ralliés. Dieu seul lit dans les cœurs. Les imams et les abid ont observé les agissements des uns et des autres. Ils ont voulu savoir, et leurs investigations ont démasqué les hypocrites. Ils ont découvert des luths, des jeux de dés, des vièles, des flûtes et de tambours. Vous imaginez le reste. Ils ont trouvé ceux qui se réunissaient dans des endroits discrets. Ceux qui ont été pris n’avaient parfois même pas disposé de guetteurs. J’ai demandé des listes, en demandant que soient désignés les plus endurcis, ceux que le repentir n’a pas touchés. J’ai prié Dieu, et j’ai fait convoquer quarante de ces impies. Le temps du tri est revenu. Ils sont arrivés cet après-midi, et ils sont enfermés dans l’enclos du bétail, liés et sévèrement gardés. Nous en disposerons comme Dieu, le Juge et l’Équitable, nous en inspirera. Je crains Son arbitrage, louange à Lui !

– Louange à Lui ! répètent encore, la tête basse, les conseillers réunis.

– Mes frères, je crois que notre conseil est maintenant terminé. Il sera bientôt l’heure de la prière. Demain nous nous reverrons et préparerons nos campagnes prochaines. Que la paix soit avec vous !


Ils s’inclinent, certains veulent baiser sa main droite. Ils repartent en reculant vers la porte qu’a entr'ouverte un garde, et courbent la tête devant l’épée nue de celui-ci.

Abdel Mumen s’adresse aux gardes :


– Vous pouvez me laisser !


Ceux-ci replacent leur épée au fourreau, le saluent, et ressortent. Le Maître de Tinmel fait signe à l’un d’entre eux.


– Reste, Ziri, approche !


Le guerrier s’agenouille humblement devant le chef des Unitariens, qui le regarde avec intérêt.


– J’ai remarqué, tout à l’heure, que tu avais baissé l’épée, quand Irat a levé le ton.

– Oui seigneur – le garde rougit, se sent pris en faute, quelques larmes apparaissent au coin de ses yeux – j’ai cru qu’il pouvait te faire du mal…


Abdel Mumen pose les deux mains sur ses épaules, son geste est plein d’affection, il sourit largement.


– Ziri, tu es un bon Croyant, soumis à Dieu. Tu m’es fidèle et ma vie t’est plus chère que tout au monde… Ne le sais-tu pas ?


L’homme n’ose répondre. Il rougit davantage. Les émotions se lisent facilement sur sa peau très claire. Abdel Mumen l’interroge :


– Je t’ai toujours connu, tu étais un petit enfant quand nous sommes arrivés, avec le Mahdi, que sa mémoire soit louée à jamais. T’en souviens-tu ?


Le garde reprend un peu d’aplomb :


– Non, seigneur, mon père m’a raconté.

– Que t’a-t-il dit ?

– Je suis né l’année précédant notre libération de la tutelle des impies. La nuit de cette libération, mon père a égorgé un Roum qui dormait chez nous. Dans les maisons du village, chacun a fait pareil. Les hommes de l’émir Ali sont tous morts cette nuit-là. Ils étaient venus chercher les impôts, et le Mahdi a suggéré de les tuer pendant leur sommeil.

– Et que t’a dit ta mère ?


La gêne du guerrier unitarien fait sourire Abdel Mumen.


– Ma mère est morte également cette nuit-là aussi.

– Je sais pourquoi ta mère est morte, comme d’autres femmes. Les couteaux des hommes de Tinmel ont lavé des années d’offenses faites à leur lignée. Le sang des Roums a coulé, il était des impôts que les Croyants de Tinmel étaient las de verser. Tu m’es fidèle, et je vais te confier une mission d’une haute importance. T’en sentiras-tu capable ?

– Seigneur, tu me couvres d’honneur. Si Dieu me donne la vie et la force, je la réaliserai de tout mon cœur.

– Le service que tu rendras t’ouvrira les portes du Paradis. Quand tu comparaîtras devant le Créateur de Toutes Choses, Celui qui ressuscite Ses serviteurs, tu pourras répondre que tu as bien servi la cause de la Foi, le comprends-tu ?


Le guerrier baisse de plus en plus la tête, il va baiser les pieds d’Abdel Mumen.


– Merci, seigneur, pour cette confiance. Merci de me faire gagner mon salut éternel.

– Tes enfants seront fiers de toi !

– Oui seigneur, Dieu m’a accordé deux jeunes fils et mon épouse en attend un autre pour l’été.

– Bien-aimé de Dieu… Je t’envie. Il faudra que tu les avertisses, que tu dises autour de toi que tu t’absentes. Fais tes bagages pour un long voyage. Mais ne donne aucun autre détail ! Reviens quand la nuit sera tombée !


Ziri baisse humblement la tête. Il s’incline deux fois, puis repart en marche arrière ; en marchant sur les genoux, il se dandine comme une oie. Abdel Mumen lui fait signe de la main, et précise :


– N’oublie pas de te munir de bonnes couvertures, de pain pour plusieurs jours, d’une outre d’eau. Revêt ta cotte de mailles, prends ton épée et un poignard – il relève les deux mains et insiste en dévisageant Ziri – le poignard est très important… J’oubliais : une longue corde et une lampe garnie d’huile avec un peu d’amadou pour l’allumer.

– À tes ordres seigneur, je t’obéirai pour la gloire de Dieu et pour la tienne !


Abdel Mumen émet un léger claquement de langue, ressemblant à une désapprobation amusée.


– Pas pour ma gloire, uniquement pour celle du Tout Puissant, de l’Infiniment Saint !


Le garde rougit à nouveau, comme s’il venait de prendre conscience d’avoir dit une énormité. Le Maître de Tinmel fait un geste rassurant :


– Ne crains rien, Dieu t’a sûrement déjà pardonné. Va vite te préparer, ta mission t’attend !


Dehors, le vent souffle un peu plus fort. Il passe par les ouvertures, fait voler des brins de paille détachés des nattes. Abdel Mumen frissonne, se resserre dans son burnous noir. Dehors, le takbir s élève, c’est l’heure de la prière du soir. Abdel Mumen se recueille seul, il a décidé de ne pas rejoindre les autres avant de se relever et de commencer, les mains sur la poitrine, à réciter la fatiha. Son âme a besoin de paix. Il fait ses rakat, machinalement, se trompe et oublie un temps dans les prosternations. Il est resté prier seul. « Personne n’aura vu que j’ai fait une erreur. Même le prophète Mohammed s’est parfois trompé. » Il lui semble que Dieu l’évite, il n’arrive pas aujourd’hui à le rejoindre par la prière. Dieu le désavoue-t-il ? Est-ce parce qu’il est tourmenté qu’il n’arrive pas à retrouver la paix de Dieu ? « Dieu qui connaît mes projets, me laisseras-tu ? Me tourmentes-tu en me privant de l’extase de sentir Ta présence ? »


Le Maître de Tinmel doit maintenant rejoindre sa compagne. Il sait qu’elle a préparé un panier de dattes, de la bouillie de sorgho, des tranches de viande séchée. Abdel Mumen parle avec douceur, il interroge ses fils, remercie son épouse. Toutes fenêtres closes et obturées, le vent arrive à s’introduire et à faire de petits tourbillons. La nuit va tomber, Ziri ne va pas tarder à revenir pour connaître sa mission.


– Je souhaite rester un peu seul, ce soir.


Les enfants se relèvent, l’un après l’autre chacun salue le maître. Son épouse part en dernier, caressant l’épaule d’Abdel Mumen au passage. Entre deux grosses lampes à huile, munies de déflecteurs en argent poli qui concentrent la lumière, il dépose le courrier reçu : des lettres arrivées de Badajoz, Ronda, Malaga et de Cordoue où l’on y décrit les complots locaux et les manœuvres des différents clans. Qui donc s’assurera du pouvoir ? Qui voudra traiter avec les Unitariens, osera leur proposer de l’aide ou réclamer leur intervention ? Tous ces notables andalous secouent l’autorité des gouverneurs murabituns. Les agents d’Abdel Mumen promettent le ciel, la Lune, les étoiles, le Paradis. Abdel Mumen rêve de leur soumission, mais surtout de recevoir du sud de l’Espagne plus que des émissaires obséquieux. Vont-ils, contre de l’or, lui envoyer ce qu’il veut : les armes et les hommes qui permettront de briser les forces du Hasham de l’émir Ali. L’effort doit se poursuivre vers le Nord, vers les ports de la Méditerranée, les grandes villes : Tlemcen, Oran, Meknès. Fès a exposé la tête et la main droite de l’ambassadeur Unitarien. Cela ne se reproduira pas. Fès tombera à son tour.


Un garde frappe à la porte. Ziri est arrivé. « J’aurais aimé qu’il arrive discrètement ! » Ziri s’est couvert le visage, mais tout le monde l’a reconnu. Il s’agenouille à nouveau devant le Maître de Tinmel, la tête basse. Abdel Mumen l’observe : Ziri s’est couvert d’un burnous épais, a revêtu sa cotte de mailles dont des pans recouvrent le bas de ses genoux. Il a doublé l’épaisseur de son turban qui forme comme un nid de frelons autour de sa tête. Le forgeron a aiguisé son épée, celle-ci sent encore un peu la limaille. Deux poignards sont accrochés à sa ceinture. L’un d’eux est neuf, Ziri l’a acheté avant de venir voir Abdel Mumen. Ziri est paré pour la bataille, recueilli et prêt à entendre les ordres qui vont tomber de la précieuse bouche du seigneur de Tinmel. Il remet son épée à Abdel Mumen en signe de soumission absolue. Ils sont seuls. Ziri attend le bon vouloir de son maître.


– Ziri, je loue Dieu, le Conquérant et le Guide, qui t’a donné à moi. Es-tu prêt à entendre sans surprise des choses fabuleuses ? Accompliras-tu toute mission que je te confierai, sans hésitation, sans doute, sans murmure ? Tu peux encore renoncer, et je ne t’en voudrai pas. L’importance de cette mission est telle que je ne peux te la révéler si tu ne te sens pas capable de l’assumer.


Ziri abaisse la tête jusqu’à ce que le haut de son turban touche le tapis de paille de sorgho.


– Maître, tu es le successeur du mahdi, toute ta vie tu as accompli des miracles. J’ai préparé mes bagages pour le voyage, puis j’ai prié longtemps, j’ai voulu méditer comme toi pour renforcer mon âme et ma résolution. J’irai où tu m’enverras : à Bagdad ou à Séville. J’irai tuer le roi des Roums à Tolède ou capturer le chef des impies de Marrakech et les bandits chrétiens qui lui servent de garde. Je me jetterai dans la mer et je combattrai les monstres ! Parle, et j’obéirai.

– Tu es le plus brave des guerriers et l’un des meilleurs Croyants qui soient à Tinmel. Tu partiras le plus rapidement possible, dès que la nuit sera la plus épaisse. Te souviens-tu du puits d’Al-Ghoud ?


Un mouvement de turban du bas vers le haut sert de réponse.


– Ce puits est asséché depuis des années, et les habitants du village sont partis.


D’un deuxième mouvement silencieux, le turban approuve à nouveau.


– Tu t’y rendras, avec toute la discrétion possible. Nul ne doit te remarquer. Tu ne diras à personne où tu vas.


Un troisième hochement du turban confirme l’assentiment de Ziri.


– Ce puits est habité par un djinn. Je t’envoie combattre et chasser ce génie malfaisant. Ce n’est pas à une bataille ordinaire que je t’envoie. Seul un homme pur et accordant tout son amour et toute sa confiance à Dieu et à sa Providence peut l’emporter.


Le turban est resté immobile. Ziri garde le nez à moins d’un demi-pouce du sol. Ses épaules couvertes de mailles d’acier sont atteintes d’un léger tremblement. Ses doigts se crispent et se relâchent. Abdel Mumen sent sur ses pieds le souffle de son garde qui devient plus rapide. « Pourvu que la peur ne le fasse pas s’évanouir » Le Maître de Tinmel regarde rapidement le fond du burnous de Ziri pour savoir si l’émotion ne l’a pas fait se relâcher. Nulle tache révélatrice n’est apparue. La peur des démons ne lui a pas fait perdre tous ses moyens.


– C’est bien, je ne me trompais pas en te supposant courageux.


Une voix de cave s’élève d’entre les pieds d’Abdel Mumen.


– J’obéirai à tes ordres comme je m’y suis engagé, tu m’honores plus encore que je ne le pensais. Je me battrai contre cet esprit maléfique.


Un grand soulagement remplit Abdel Mumen, il lève un instant les yeux vers le plafond « Dieu, que tu es grand ! Créateur de toutes choses et de toute vie, tu m’as donné le serviteur terrestre qu’il fallait, accueille-le bien dans ton Paradis, car il le méritera ! »


– Mon frère Ziri… Tu peux maintenant écouter le détail de ta mission. Avec la corde dont je t’ai dit de te munir, tu descendras au fond du puits, avec tes couvertures, ta lampe, de l’eau et des aliments. Tu te tiendras dedans, sans faire de bruit, sans parler, tu devras prier Dieu autant que tu le pourras. Seul un homme saint peut remporter ce combat. Tu pourras dormir si tu t’endors avec un cœur pur et confiant dans le Guide et la Lumière. Dans l’après-midi de demain, je viendrai te parler, as-tu compris jusqu’à présent ?


Le turban a repris ses mouvements affirmatifs, plus nets et déterminés qu’ils n’ont jamais été.


– Je te poserai plusieurs questions. Elles porteront sur Dieu et Sa merveilleuse volonté. À chacune d’elle, tu devras répondre : Dieu est le plus grand, Sa puissance est sans limites, et telle est Sa volonté, t’en souviendras-tu ?


Le turban est animé de petits mouvements quand Ziri ânonne :


– Dieu est le plus grand, Sa puissance est sans limites, c’est Sa volonté…

– Dieu est le plus grand, Sa puissance est sans limites, et telle est Sa volonté.


Les doigts de Ziri trépignent près des orteils d’Abdel Mumen, le garde recommence :


– Dieu est le plus grand… Sa volonté…

– Sa puissance !


Et Abdel Mumen frappe sèchement le postérieur de Ziri d’un coup du plat de l’épée. Les fesses de Ziri accusent le coup, s’immobilisent un instant, le garde s’aplatit davantage encore ; son nez doit maintenant toucher la natte.


– Pardon seigneur ! Pardon ! Dieu est le plus grand, Sa puissance est sans limites, et Sa volonté…

– Et telle est sa volonté ! le reprend à nouveau Abdel Mumen, un deuxième coup, beaucoup moins fort que le précédent, à son serviteur.

– Encore pardon, seigneur ! Dieu est le plus grand, Sa puissance est sans limites, et telle est Sa volonté !


« Tu y es enfin arrivé… »


– Bien ! Je suis satisfait de toi… Ta mission va pouvoir commencer.


Le guerrier se relève, ému et les yeux rougis.


– Merci encore, seigneur…

– Attends ! Ne pars pas encore !


Le Maître de Tinmel lui rend son épée et lui remet une petite bourse.


– Conserve précieusement la poudre contenue dans cette bourse. Quand tu seras parvenu au puits, avant d’y descendre, tu la répandras tout autour de la margelle – il lève l’index gauche en le regardant avec intensité, d’un œil sévère – j’ai dit tout autour, sur les pierres. Il faut faire un cercle sacré. Ce cercle te protégera de la malédiction du djinn présent dans le puits. N’oublie pas qu’il est très puissant, mais ce cercle béni multipliera ta force et ton courage. Ne regarde pas le contenu du sac avant de le verser. Seule ta foi peut te sauver. As-tu compris ?


Ziri baisse lentement la tête, et la redresse. Le visage plein de gravité, décoloré, marmonnant sans interruption la formule qu’Abdel Mumen lui a inculquée à coup de plat d’épée sur les fessiers, il ressort de la maison et prend à pas lent la route du djebel, craignant d’être observé, s’arrêtant tous les dix pas pour vérifier qu’il n’est pas suivi, chargé de ses couvertures, de ses armes, de son outre pleine, d’un sac rempli de pain, de dattes séchées, et d’une lampe avec de l’huile de réserve, et une corde de dix toises de long enroulée autour de son épaule..


« Dieu est le plus grand, Sa puissance est sans limites, telle est sa volonté… Dieu est le plus grand… »


Ziri le répète sur ses lèvres et le grave dans son cœur. Cette récitation l’abrutit complètement. Il est comme saoul quand il arrive en vue du puits, qu’il distingue mal sous la lumière chichement dispensée par la pleine Lune. La nuit n’est pas vide, il tressaille au vol d’un oiseau. Un cri de chouette le paralyse. Il est devant la margelle du puits, il sait que nul ne doit le voir. Peut-être d’autres djinns rôdent-ils dans la montagne ? Il doit être fort, il doit être le plus brave. Il doit chasser la peur. Ziri a posé son sac et son rouleau de corde. Le visage dans les mains il répète sans arrêt que Dieu seul est grand, puis il récite la fatiha, il prie Dieu le Miséricordieux, le Seigneur des mondes, lu demande de le guider dans le droit chemin. La crainte s’en va un peu. Il fait le tour du puits : le poteau du grand balancier qui servait à y puiser est brisé à moitié. Il donne des coups de pied, tente de l’arracher : il résiste, la base reste bien enfoncée dans le sol rocailleux. Cette solidité le rassure.


« Dieu m’a laissé de quoi attacher ma corde…C’est peut-être le premier signe de Sa volonté. » Ziri forme un huit avec sa corde, passe l’extrémité de celle-ci autour du moignon du mât et revient. Il passe dans les boucles, repasse, puis resserre bien l’ensemble. Le nœud est fort, il tient et n’est pas prêt de céder. Ziri dévide un peu la corde. Pour la première fois, il regarde dans le puits. Un vertige le prend, il ferme les yeux.


« Je vais devoir descendre là-dedans ! » Il a accepté cette mission, faite pour un homme de foi, un homme fort. Il doit affronter le mauvais esprit, Abdel Mumen compte sur lui, il l’a prévenu : seule la foi le sauvera, la foi ne connaît pas le doute ; s’il faiblit, il perdra sa vie et son âme. D’une main ferme, il se saisit du petit sac de poudre enchantée et en vide avec application le contenu sur le pourtour.


« J’ai obéi au Chef des Croyants, j’ai montré ma foi. Dieu connaît mon cœur. Abdel Mumen me l’a certifié : je pourrai comparaître devant le Créateur du Ciel et de la Terre vêtu de la robe blanche des innocents et des martyrs »


Ziri rassemble ses bagages, attache son épée, et fait descendre le paquet en premier. À peu de distance de la margelle, il sent un obstacle. Effectivement, à quelques coudées, un bloc de pierre obstrue une partie du conduit. Ziri donne un à-coup à la corde et la descente se poursuit normalement. La corde se ramollit d’un coup. Il reste à Ziri une belle longueur enroulée autour de son épaule. Le puits n’est pas aussi profond qu’il le pensait. Il se demande comment y aller à son tour. Préoccupé de cela, il en oublie l’esprit malfaisant. Il s’entoure d’une couverture et passe le filin en dessous de ses épaules, enjambe la margelle ; le diamètre du conduit est assez étroit, Ziri peut s’adosser à la paroi et appuyer ses genoux de l’autre côté. L’intérieur du puits est loin d’être lisse : ses pieds trouvent des entailles, des appuis, des prises. Il bénit la mémoire de ceux qui l’ont creusé, car ils ont taillé sur toute la hauteur des ébauches de marches pour pouvoir y descendre et en remonter sans trop de difficultés. Ziri atteint l’obstacle qui rétrécit le passage. C’est un gros bloc de granit. Ne pouvant l’entamer, de nombreuses traces d’outils montrent les efforts des puisatiers pour en venir à bout, ils l’ont laissé en place, et durant les années d’exploitation, les paysans ont dû manipuler les récipients avec adresse pour empêcher que l’eau ne verse et reparte d’où elle venait. Les grosses outres de peau étaient assez souples pour éviter ce type d’ennuis, mais les pots de terre cuite se sont brisées force fois : Ziri balaie de la main quelques éclats. La couverture protège ses aisselles, mais la corde a commencé à lui brûler les mains. « Je vais me les protéger »


Mais il est déjà trop tard : la paume et le devant des phalanges sont entamés. Il saisit la corde à nouveau, au travers de la couverture, et reprend sa descente, cherchant des prises avec les pieds, posant le dos contre la roche dure.


Ziri atteint un sol de sable détrempé. Il s’y’enfonce un peu. Il se débarrasse de la corde qui l’enserre ; il se tient aux aguets, un poignard dans chaque main. Ses coudes écartés touchent la paroi, à moitié accroupi il attend. Rien ne vient. Un coassement à ses pieds, tremblant, il y fait face. La grenouille saute de l’autre côté, Ziri reste en garde. Le djinn peut prendre toutes sortes de formes. Le batracien passe d’un côté à l’autre, sautant dans la fine pellicule d’eau qui couvre le fond du puits. Pendant un long moment, rien ne se passe. « C’était donc bien une grenouille ! » Ziri se détend. Il essuie les perles de transpiration qui coulent de ses cheveux. Le djinn ne l’a pas encore assailli. « La poudre magique, c’est cela ! Le mauvais esprit a préféré s’enfuir ; j’ai gagné la première bataille. Le maître avait raison : la foi, la foi me sauvera ! » Le puits est asséché, mais il y subsiste un peu d’humidité. Il lève les yeux vers le ciel ; il distingue par l’ouverture du puits quelques constellations. « Dieu est là… » Ziri, après avoir remis ses poignards au fourreau, se penche sur le ballot qu’il a envoyé en premier. Il y trouve la lampe, bien emballée dans un chiffon : il la sort, la remplit d’huile de naphte, ajuste la mèche à tâtons, puis frotte le briquet. L’amadou prend feu, et la lampe s’allume difficilement, d’une flamme jaune qui sent mauvais. Ziri est confiné : le diamètre du puits lui permet juste de s’y tenir assis. Le puits a été difficilement taillé dans le roc.


Les marques des outils, des ciseaux à pierre et des marteaux sont partout. Devant lui, il retrouve la suite d’encoches formant une ébauche d’échelle, destinée à un bon grimpeur, imprimée dans le rocher. « Tant de travail pour un puits qui a été abandonné ! » Le djinn, ennemi de Dieu et des hommes a dû tarir la source. « Notre Amir est un sage ! Il a voulu reconquérir l’eau en m’envoyant chasser le démon ! » La grandeur de sa mission l’emplit de suffisance. « Dieu est grand ! » L’odeur de la lampe devient plus forte, il se résout à l’éteindre. La nuit et le noir l’inquiétaient. Il se recroqueville, se couvrant de sa couverture, l’épée à la main, prête à servir. Le jour viendra bientôt. Avant le jour un sourd grondement provient du dehors ; des éclairs traversent le morceau de ciel au-dessus de sa tête. Pendant un long moment, il sent des gouttes de pluie, il entend de l’eau ruisseler à l’intérieur. Le soleil finit par se lever. Ziri est surpris de continuer à voir des étoiles en plein jour. Le djinn se manifeste soudain : la corde qui le reliait au-dehors se rompt, elle retombe lourdement, imbibée d’eau, aux pieds de Ziri. Il saisit l’extrémité « Elle a été coupée ! » La rupture est nette, faite par une lame. Le démon cherche à l’impressionner, à lui faire peur. Est-ce donc tout ce qu’il a trouvé ? « Je ne ressortirai pas ! Je n’abandonnerai pas ma mission ! Tu ne me vaincras pas, maudit démon ! »


Ziri se rassied, et décide de toucher à ses provisions : il boit un peu d’eau, mange à petites bouchées un morceau de pain et quelques dattes. Des heures passent. La position devient moins confortable, est-ce l’effet de la pluie ? Mais le niveau de liquide atteint maintenant ses chevilles. L’eau est boueuse, Ziri essaie de mettre ses bagages à l’abri. Mais il n’a rien pour les surélever. Il se décide à prendre le sac de pain, laisser son outre tremper dans l’eau froide et sale qui monte insensiblement. Sa cotte de mailles lui pèse. « Il faut que je pisse ! » Il s’imagine aspergeant l’œil du djinn quand il arrose la paroi en face. Son urine fait de l’écume, se mélange au liquide boueux qui remonte du sol, et Ziri patauge maintenant dedans. Ses couvertures sont pleines d’eau et ses genoux trempent dans le bouillon, quand le bruit d’une agitation lui parvient ; il se colle contre la paroi. On parle au-dehors. Une foule importante ? Il reconnaît les voix de membres du conseil particulier d’Abdel Mumen, et la voix du Maître de Tinmel lui-même.


« Il n’a pas menti, il est venu comme il l’avait annoncé ! »


Ziri ferme les yeux, récite la fatiha à voix basse, puis frappant ses deux poings l’un contre l’autre, se remémore les mots qu’il doit prononcer : « Dieu… le plus grand… Puissance sans limites… Telle est sa volonté… » Il referme les yeux. Il doit être prêt, il le doit…


Soudain, la voix du Maître résonne, ses paroles rebondissent jusqu’en bas du puits :


– Qui a créé le Ciel et la Terre, qui commande aux anges et fait fuir les démons ? Qui pardonne leurs péchés aux hommes ?


Ziri se redresse, et de voix la plus forte :


– Dieu est le plus grand ! Sa puissance est sans limites ! Telle est sa volonté !

– Faut-il punir sévèrement, faut-il aller jusqu’à la plus forte des sanctions, pour punir ceux qui ont contrevenu à Ses lois, et que nous détenons ? La voix d’Abdel Mumen s’est faite plus sévère, Ziri reprend son souffle, ouvre largement la bouche pour articuler :

– Dieu est le plus grand ! Sa puissance est sans limites ! Telle est sa volonté ! »


Des cris s’élèvent, le brouhaha de cent personnes tentant de parler en même temps dure quelques instants, puis se calme. Quelques pleurs et gémissements parviennent jusqu’à Ziri. Une troisième fois, le chef des Unitariens se penche au-dessus de la margelle du puits. Ziri distingue la forme de son corps, le soleil au-dessus de sa tête empêche de voir les traits de son visage :


– Faut-il continuer à combattre les impies de Marrakech, y consacrer toutes nos forces et tous nos efforts ? Faut-il laisser le chef Roum, Peralda El Kefir, que nous haïssons de tout notre cœur, passer librement ? Devons-nous supporter cette offense ?

– Dieu est le plus grand ! Sa puissance est sans limites ! Telle est sa volonté !


Ziri se rengorge. Il sait qu’il remplit sa mission parfaitement. La fierté le remplit. De l’eau au niveau de la cuisse, le garde d’Abdel Mumen attend impatiemment la question suivante. L’effervescence atteint son comble, au-dessus de lui. Ziri entend des piétinements, des voix s’élèvent, et des bruits de pierres qui roulent. Des morceaux de roc, des cailloux, des brassées de terre tombent autour de lui, l’éclaboussent, il se retrouve mouillé jusqu’au turban. Des projectiles rebondissent sur sa cotte de mailles après avoir heurté le mur, sa coiffure épaisse amortit plus d’un coup.


« Le puits s’effondre ! Le djinn maudit m’attaque à nouveau ! Je crois en Dieu qui me sauvera, et en Abdel Mumen qui est notre guide ! »


Ziri s’est placé sous l’abri que forme le bloc de granit qui dépasse à l’intérieur du puits. Il voit passer des pierres de toutes dimensions. Elles remplissent le puits, projetant l’eau de toute part. Soudain : un bruit de roulement plus fort que les autres. Un quartier de rocher plus important s’est coincé, bouchant la moitié du passage existant. D’autres retombent dessus, les blocs se placent l’un sur l’autre, n’importe comment, ils obstruent toute l’ouverture, et rapidement Ziri voit mourir la lumière. Il est plongé dans le noir, il sait qu’il fait plein jour dehors, mais pour lui la nuit est tombée. Il est assis sur le monticule formé par les gravats qu’on a jetés, les deux jambes dans l’eau dont le niveau s’élève lentement.


« Je suis enterré vivant. Je peux mourir du manque d’air, de faim, ou de noyade si l’eau monte encore…» En haut, on a cessé de s’agiter. Le silence est retombé. Ziri est seul. « Je suis seul face à Dieu, suis-je perdu ? »


Il hésite un instant, puis sort le poignard neuf qu’il avait acheté la veille pour cette mission si importante, qui le remplissait d’orgueil. « Dieu qui voit et qui sait tout, pardonnes-tu mon désespoir ? »


Sur la route qui le ramène à Tinmel, le chef des Unitariens, est encadré de dix gardes casqués, armés de lances, et de jeunes hommes portant à bout de bras des vastes étendards blancs ornés de sourates du Coran, de louanges au Dieu Unique, de menaces contre les impies, toutes soigneusement calligraphiées. Son lion se frotte de temps à autre contre lui, quêtant une caresse amicale d’Abdel Mumen qui lui passe les mains dans la crinière. Il s’est entièrement vêtu de coton immaculé, la boue et les gifles de la pluie ont souillé cette blancheur symbolique. Cette journée a été une grande réussite : son pouvoir a été reconnu, de manière éclatante. Le matin même, Abdel Mumen avait rassemblé la population de Tinmel à bruit de tambour et à son de trompe. Il leur avait annoncé qu’une vision lui était apparue : celle de la venue d’un ange, messager de Dieu, qui lui portait des réponses à ses interrogations. On avait aussi sorti les prisonniers de l’enclos aux bestiaux, où ils avaient subi la pluie de la nuit, et la foule, menée par Abdel Mumen et les membres de la djemââ était partie dans la montagne, vers une destination mystérieuse. Derrière les conseillers particuliers marchaient les chefs militaires, la foule des hommes, celle des femmes, les quarante prisonniers, pécheurs invétérés, venus du Rif et de la région de Taza.


Abdel Mumen, accompagné de son lion domestique, s’était avancé vers un puits que tous savaient asséché ; au milieu d’un village abandonné. Ce puits étincelait. Des paillettes semblables à de l’or scintillaient sur sa margelle. La foule n’avait pu retenir un cri de surprise, et voulait se rapprocher du lieu merveilleux. Le Maître de Tinmel s’était avancé pour les arrêter.


– Mes frères ! L’ange est bien là ! Un peu de la poussière du Ciel, de celle du Paradis s’est déposée sur le bord de ce puits. Il m’attend pour me parler. Ne soyez pas irrespectueux ! Écoutez ses paroles, car vous serez tous témoins !


Abdel Mumen s’était approché, jusqu’à toucher la margelle. Ziri n’avait pas tenté de s’échapper, il l’avait aperçu au fond. Le chef des Unitariens avait souri, il était venu tôt ce matin pour trancher la corde grâce à laquelle son garde était descendu. Ziri avait bien répandu la poudre d’or qu’il lui avait donnée. Malgré l’averse, il en restait assez. Le maître de Tinmel avait eu peur, un court instant. Si jamais Ziri bredouillait ? S’il s’était endormi ? À la première question, tout s’était bien passé. À la deuxième, également. Abdel Mumen était alors revenu vers ses gardes et ses conseillers :


– Mes frères ! Dieu nous a envoyé son message : il est sans équivoque. Les pécheurs seront punis de façon exemplaire ! Nous purifierons le Pays de la Foi ! Ils mourront car Dieu nous l’ordonne !


Quittant la foule en pleine émotion, il était revenu vers le puits pour poser la troisième question. Irat avait baissé la tête en entendant la réponse. Dieu l’ordonnait : il fallait laisser passer Peralda vers Figuig. Les autres conseillers s’étaient écartés, abandonnant Irat seul sous le regard froid d’Abdel Mumen.


La dernière réponse obtenue, le maître de Tinmel avait exigé le silence.


– Ce puits a été le lieu d’un miracle ordonné par Dieu, le Clément et le Miséricordieux. Il était déjà sec ! Mais que plus personne n’y puise d’eau ! Qu’aucun Croyant ne tente d’y descendre ou de le remettre en service ! Il commettrait un sacrilège – il avait levé le bras- qu’il soit comblé immédiatement, que chacun y jette ce qu’il trouvera afin de l’obstruer !


Chacun s’était, de suite, mis à ramasser des pierres, des cailloux, des blocs de rocher, des morceaux de murs effondrés, pour les jeter dans le puits condamné par Abdel Mumen. Il avait été étonné de la rapidité avec laquelle cela avait été fait.


« C’est sans doute un miracle… » Il s’était relevé, et pensif, avait repris la route de Tinmel « Cher Ziri, tu as bien mérité ta place au Paradis, les fruits frais, l’eau et les douceurs de la vie éternelle ! » Il s’arrête un instant, son escorte également.


« Il l’a gagnée grâce à moi, j’ai fait un acte méritoire en sauvant son âme. » Cette pensée lui rend le sourire, et il reprend sa marche.


« Et s’il arrivait à sortir du puits ? » À cette idée saugrenue, il manque d’éclater de rire, masque sa bouche avec sa main, et murmure « Bismillah ».



 
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   Philo   
26/3/2008
extrait du même ensemble que " tel un seigneur maure"

   David   
31/3/2008
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bonjour Philo,

Une belle mésaventure, en finissant ma lecture, j'ai repensé le début du récit qui sous couvert de lourdes demonstrations religieuses, racontent bien une lutte de pouvoir (lourdes pour les personnages), l'emprise du "maître" sur ces sujets par leur propre foi. J'ai bien aimé cette double lecture.

J'ai cherché "Bismillah", cette référence à un rituel clos trés bien le récit, avec ironie, Abdel Mumen invoque lui aussi une superstition.

   Philo   
3/4/2008
Merci de ce commentaire,
Le personnage d'Abdel Mumen a réellement existé, et la mésaventure racontée ici a été rapportée par différentes sources historiques. J'ai voulu présenter une manipulation perverse.

   cherbiacuespe   
28/3/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
C'est ce que je dis toujours : croire en dieu, pourquoi pas ? Mais pas aux hommes.

C'est une belle histoire sur la faiblesse des hommes et leur imagination débordante dès qu'il s'agit de basses œuvres favorisant leur gloire. Fumeux et fameux. Bien écrit, pensé, construit, un régal.


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