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Aventure/Epopée
Pontbriand : Annihilation
 Publié le 04/07/25  -  3 commentaires  -  22063 caractères  -  6 lectures    Autres textes du même auteur

Nouvelle de fantasy historique.


Annihilation


L’ost ducal émergea du sous-bois drapé de ténèbres. En contrebas, des feux de bivouac flamboyaient à travers le campement des janissaires. Plusieurs centaines de pavillons se haussaient sur les deux rives du fleuve. Scherzo s’enhardit. Autour de lui, des bacheliers glabres coudoyaient les seigneurs chenus. Il contempla le foulard de Donatella, noué autour de sa cubitière, et sentit brûler en lui la fièvre des premières batailles. Des cris d’alerte lui parvinrent. Les cavaliers éperonnèrent leurs destriers et chargèrent en direction des tentes ennemies. Les armures et les bardes miroitèrent dans le jour naissant. Le sol gronda sous le martèlement des sabots. Des corps se heurtèrent. Des sentinelles tombèrent dans l’herbe drue, foudroyées par des lances. Des chevaliers vidèrent les étriers, percés de flèches. Scherzo chercha du regard son précepteur, mais sire Ottorino manquait à ses côtés. Peut-être avait-il péri. Le damoiseau se jeta dans la mêlée.

Ils avaient chevauché la nuit durant sous les frondaisons obscures, au milieu des troncs parsemés de lichens et des ronciers hérissés d’épines. Depuis qu’ils avaient quitté le duché, une contrée hostile se déployait devant eux. Au sein de la république d’Albe, des bourgades saccagées se succédaient, et des lopins de terre incendiés se profilaient à l’horizon. Les chebecs s’étaient découpés sur champ d’azur quelques semaines auparavant, aux abords du cap Vespéral. Ils avaient d’abord longé la côte et attaqué les ports avoisinants. Puis, ils avaient pénétré dans l’embouchure de la Dormance et suivi son cours vers l’est. Au gré de leurs errances, les pillards s’étaient aventurés dans le creux des vallées, dans le cœur des forêts, dans le fond des marais. L’incursion des janissaires s’était ébruitée jusqu’à Carmine. Le duc Cosimo Rinaldi avait alors convoqué son ban pour mettre un terme aux exactions commises. Désormais, le val, transformé en champ de bataille, retentissait de clameurs et de hennissements.

Juché sur sa monture, Scherzo affrontait la piétaille adverse. À un jet de pierre, une tête vola dans les airs. Quinze toises plus loin, ses compagnons d’armes tranchèrent les élingues des pavillons, qui s’effondrèrent en un froissement de toile. Le fumet d’un sanglier embroché se joignit aux relents d’urine et de crottin. Les rabats d’une tente somptueuse s’entrouvrirent ; en sortit un guerrier musculeux, sanglé dans un haubergeon et casqué d’une cervelière. Scherzo reconnut l’agha, le chef des janissaires. Le jouvenceau inclina sa lance et se rua sur lui. Le soudard s’empara d’une hallebarde, suspendue à un râtelier, esquiva le coup de son assaillant et brandit son hast vers lui. Les crochets de fer mordirent les ailettes de sa spallière : l'impact désarçonna Scherzo. Projeté à plusieurs pas, il demeura étendu pendant quelques instants. L’agha empoigna une masse d’armes ainsi qu’un bouclier, et s’approcha du jeune noble. Alors qu’il s’apprêtait à l’achever, un cavalier surgit des rangs ducaux. Ce prud’homme s’interposa entre les deux combattants, l’épée au clair. Scherzo se redressa péniblement et dégaina sa lame.


— Laissez-moi ce maraud, sire Ottorino ! L’honneur de l’occire me revient !


Sans mot dire, le chevalier tourna bride et s’éloigna. Une fois seuls, les deux adversaires se jaugèrent du regard. L’agha se tenait sur la défensive, son visage balafré rayonnait de haine. Malgré la sueur à son front, malgré la peur dans ses entrailles, Scherzo s’élança vers lui. Il frappa de taille en diagonale, visant l’épaule. Le guerrier esquiva par une fente latérale tout en se protégeant avec sa rondache. Il riposta par un coup de masse d’armes, qui bossua le plastron du jouvenceau. Scherzo recula, le souffle coupé. L’agha essaya de le percuter à la tête, mais le damoiseau balaya l’espace devant lui avec son épée. Touché au poignet, le guerrier lâcha son arme. Il bondit en arrière et tira son cimeterre hors du fourreau. Scherzo feinta d’estoc, ce qui incita l’agha à dévier du bouclier. Aussitôt, le jeune noble lui assena un coup de contre-tranchant au visage. Le soudard s’écroula sur le dos, et Scherzo lui servit une ration d’acier au travers de la gorge.

Il s’ensuivit un grand massacre où la plupart des janissaires succombèrent sous l'assaut de l'armée ducale. À l’issue de la matinée, le cavalier réapparut devant Scherzo. Le prud’homme releva son mézail et observa la dépouille de l'agha, qui trempait dans une flaque visqueuse.


— Me voici couvert de gloire, sire Ottorino.

— Vos opposants œuvreront à votre ruine, votre seigneurie, rétorqua le preux.

— Nous venons de les tailler en pièces !

— Deux mille barbares m’importent moins qu'une poignée de flagorneurs. La cour ducale vaut tous les champs de bataille.

— Certes, je la fréquente depuis peu, mais j'ai appris à connaître son double langage. Vous m'avez enseigné vous-même l'adage : derrière les discours mielleux se cachent des actes fielleux.

— Sauf votre respect, votre seigneurie, vous mésestimez la fourberie de Son Altesse ducale. Son inimitié pour votre parentèle s'est atténuée avec la disparition de votre père, mais votre nouvelle renommée risque de raviver d'anciennes discordes. Gardez-vous de lui chercher querelle.


Non loin d'eux, le gonfalonier exhibait la bannière ducale, armoriée de gueules à trois fleurs de lys d'or. Les hurlements des blessés et les râles des mourants s'élevaient alentour.


— Cosimo Rinaldi daignerait-il m'évincer pour les forfaits de mes ancêtres ? s'étonna Scherzo. Cela me paraît insensé.

— Tout réside dans la subtilité, votre seigneurie. Le duc a toujours entretenu des relations diplomatiques complexes avec le doge Baldovino Celestini, et l'invasion des janissaires sur le territoire de la république lui fournissait une double occasion : se trouver un allié et se délester d'un adversaire. En vous plaçant dans l'avant-garde de sa troupe, il pensait que votre inexpérience vous coûterait la vie. Mais vous avez échappé au pire, et votre retour à Carmine ne lui siéra guère.

— Quand bien même il concevrait le dessein de m'éliminer, Donatella l'en empêcherait.


Du gantelet, sire Ottorino désigna le foulard, maculé de sang, sur le garde-bras de Scherzo.


— Votre inclination pour sa fille constitue le nœud du problème.

— C'est un amour réciproque !

— C'est un amour impossible.


Le damoiseau se renfrogna.


— Vous le savez aussi bien que moi, votre seigneurie. Quels que soient vos exploits militaires, jamais vous ne rivaliserez avec Duccio Celestini en termes de parage. Donatella Rinaldi épousera l'héritier du doge, quoi qu'il advienne.

— Ce pleutre n'a même pas endossé le harnois.

— Songez à l'honneur de votre maison, à la mémoire de vos frères. N'entachez pas votre nom de bassesse.

— Et que me conseilleriez-vous de faire ? maugréa Scherzo.

— Vous êtes le dernier représentant de votre famille, il vous faut des soutiens. Certaines personnes influentes abhorrent également le clan Rinaldi. Sollicitez la protection de Ruggero Maggiore, par exemple. S'il ne possède que des fils, sa nièce ne dispose encore d'aucune dot. Vous gagneriez un excellent parti.

— Cela resterait tout de même un hyménée moins prestigieux !


Courroucé par la conversation, le jeune noble héla un écuyer, qui lui amena son destrier. Une fois remis en selle, Scherzo partit au trot vers l’orée de la futaie.


— Hélas ! se désola sire Ottorino. Adagio Balsamine m'avait prédit le déclin de sa lignée sur son grabat. Que de clairvoyance dans ses yeux mi-clos !


***


Pareilles aux méandres d’un fleuve, les rues de Carmine charriaient tout un cortège de gens de guerre. Corseté dans une armure de parade, Scherzo cavalcadait au milieu d’une foule compacte. Le chanfrein de son palefroi arborait un plumet écarlate. Derrière lui, sire Ottorino inspectait l’embrasure des fenêtres, la balustrade des balcons, le lattis des toitures. Un soleil printanier épandait sa blondeur sur les cuirasses et les caparaçons. Des senteurs florales se propageaient au bas des façades festonnées. Au loin, les cloches de la cathédrale Malacarne résonnaient. Les reins calés sur le troussequin, le flanc ceint d’une épée au pommeau orfévré, Scherzo n’accordait qu’une attention distraite aux vivats de la plèbe. Au premier rang de l’escouade, l’ambassade de Sapience, la capitale de la république d’Albe, escortait Duccio Celestini. L’héritier du doge avait revêtu un tabard rouge et blanc. Pour le citoyen quelconque, la noblesse s’affublait toujours de tuniques dépareillées. Pour le soldat endurci, cette symbolique entérinait des siècles d’aversion entre la république d’Albe et le duché de Carmine.

Couronné de tourelles, le Palais Ducal dominait au-dessus d’autres édifices. À mesure que le convoi s’en approchait, des pertuisanes se dressaient comme des haies de roseaux. Des buisines sonnèrent lorsque les cavaliers débouchèrent sur la cour intérieure. Au bas de l’escalier d’honneur, la famille ducale patientait en silence. Parés de pourpoints fastueux ou de noirs mantelets, des membres de l’aristocratie et du clergé se massaient autour d’elle. D’emblée, Duccio Celestini mit pied à terre et confia les rênes de son coursier à quelque valet d’écurie. Cosimo Rinaldi s’avança vers lui. Puis, les deux hommes se serrèrent la main. Malgré la solennité du spectacle, Scherzo promenait son regard sur la gent curiale. Parmi les seigneurs, les dames et les prélats se tenait sa bien-aimée Donatella. Son minois n’exprimait aucune allégresse. Une fois passées les révérences obséquieuses et les formules de politesse minaudières, des échansons apportèrent du vin et des épices au duc ainsi qu’à son futur gendre. Les cavaliers reçurent également des coupes d’hypocras. D’une voix vibrante, Duccio Celestini prononça un discours :


— Puissent les dieux bénir ce jour historique ! Puissent les chroniqueurs consigner dans leurs annales cet illustre moment ! Près d’un millénaire s’est écoulé depuis la chute de Chrysopée et le trépas du tyran Léodamas. Lors de ma prime enfance, Son Altesse Sérénissime mon père me contait souvent l’insurrection de Carmine contre l’autorité souveraine, et le siège devant les remparts de la cité par les armées royales. Sans la sédition de Sapience et le renfort de mes aïeux, la ville aurait accepté la reddition. Les vents du destin n’auraient pas changé si nos deux pays n’avaient pas conjugué leurs forces pour terrasser l’oppresseur. Néanmoins, la paix ne dura guère. Jadis, les partisans du potentat Léodamas assaillirent les vôtres. Désormais, les janissaires du sultan Psamathée agressent les miens. Quel que soit l’offenseur, le cours des événements nous instruit : il n’est point de triomphe individuel sans victoire collective. Au nom de Son Altesse Sérénissime mon père, le doge Baldovino Celestini, je proclame en personne la réconciliation entre la république d’Albe et le duché de Carmine, ainsi que mes fiançailles avec donna Donatella Rinaldi, fille de leurs Altesses ducales. Autrefois, le sang nous opposait. Dorénavant, nous serons liés par la chair.


Une salve d’applaudissements salua cette harangue. D’un geste amical, Cosimo Rinaldi convia ses invités à un banquet dans la grande salle de réception. Tout en délaçant leurs cuirasses, certains chevaliers admirèrent les galeries en arcades des ailes palatiales et les fenêtres géminées aux étages. Scherzo détacha son baudrier. À contrecœur, sire Ottorino lui emboîta le pas jusqu’auprès des gardes : jamais un coupe-gorge ne lui avait semblé aussi opulent.


Chaque tablée s’égayait au son des vielles et des hautbois. Sur les tailloirs foisonnaient rôts et potages : haricots de mouton, chapons aux herbes, lièvres en civet, porcs au verjus. Des commensaux se saisissaient de hanaps. Des éclats de rires entrecoupaient les badineries. Malgré ces réjouissances, Scherzo grimaçait. Non seulement Duccio Celestini siégeait près de sa mie, mais le bravache lui murmurait en outre des flatteries à l’oreille. Donatella l’écoutait, aussi roide qu’une statue. Son teint avait blêmi. Plusieurs domestiques servirent les entremets : poulailles farcies, lamproies en galantine, riz engoulé, fromentée. Trois baladins entrèrent dans la pièce. Accoutré d’une pelisse et coiffé d’un entonnoir, le premier incarnait le Roi des gobelins. Le deuxième interprétait sa gueuserie Faraud Balsamique, et maniait un balai de bouleau. En guise de monture, il avait enfourché un comparse. Le faux cavalier pointa le faisceau de brindilles vers le prétendu roitelet et fondit sur lui. Ce dernier, dépourvu d’armes, se retourna et dévoila ses fesses à ses deux compères. Le porteur s’immobilisa et agita les bras comme s’il se cabrait. Juché sur ses épaules, l’autre saltimbanque se laissa choir sur le parquet. Scherzo tressauta : le faciès couturé de l’agha lui revint en mémoire. Pendant que son camarade de jeu imitait le cheval effarouché devant un public circonspect, sa gueuserie Balsamique exécuta une roulade pour se redresser. L’amuseur dégaina une épée en bois, se précipita vers le Roi des gobelins et simula une estocade en pleine poitrine. Celui-ci feignit de s’évanouir. Cosimo Rinaldi félicita le trio. Malgré l’effronterie de la scène, la bonne société se conforma au goût ducal. Puis, des hérauts d’armes se substituèrent aux comédiens. L’un d’entre eux brandissait un plateau d’étain où trônait un paon rôti.


— Haut et puissant seigneur ! annonça-t-il. Voyez céans les dames et les preux qui, humblement, se recommandent à vous. Selon une coutume anciennement instituée, après grandes fêtes et nobles assemblées, on présente aux doges, ducs et hommes de haut lignage quelque oiseau majestueux pour émettre des vœux utiles et valables. On m’a envoyé ici pour vous offrir ce paon altier. Que la pureté gouverne vos pensées ! Que la vaillance dirige vos actions !


Cosimo Rinaldi se leva et scruta son auditoire, non sans gratifier Scherzo d’un sourire ambigu.


— Malgré notre liesse, il convient de rendre hommage à ceux qui ont versé leur sang contre les janissaires. Tant de glorieux défunts ! Puisse leur souvenance se perpétuer à travers les âges ! Néanmoins, les morts ne subsisteraient point sans les vivants. Mes officiers m’ont rapporté la bravoure de sa seigneurie Scherzo Balsamine durant l’offensive contre ces mécréants. Grâce à son courage, nous leur avons infligé une terrible défaite. Cependant, les hostilités commencent à peine.


Il marqua une pause.


— Je prête serment devant les dieux, mes Créateurs, enchaîna-t-il, devant mes sujets et le paon en ces lieux. J’exposerai ma personne pour la défense de la religion. Avec l’appui des escadres de Sapience, j’entreprendrai la guerre contre le royaume insulaire de Gracula. Je résisterai aux damnables agissements du sultan Psamathée, conquerrai ses fiefs et combattrai ses adorateurs impies. Si la fortune me place sur le chemin de ce monarque, je lutterai corps à corps avec lui. Puisse l’elfe Athanase me transmettre la foi, le nain Ambroise l’espérance, et le gobelin Guldur la charité ! Louées soient les trois divinités !


Le gibier circula parmi les convives, qui se mirent debout et jurèrent successivement de prêter main-forte à leur suzerain. Quand vint son tour de parole, Scherzo se montra impassible.


— Vous m’honorez, Altesse, mais tout le mérite revient à mon précepteur, sire Ottorino. Sans lui, je serais descendu au tombeau. Il semblerait que vous ayez omis de le mentionner dans cette parodie chevaleresque.


Le duc le toisa sans mot dire.


— Votre probité vous dessert, ricana Duccio Celestini. Les rumeurs sur vos hauts faits s’avèrent donc fallacieuses.

— Mieux vaut un excès de modestie qu’un brin d’orgueil, objecta Scherzo. Son Excellence s’en aviserait si elle daignait guerroyer plutôt que de festoyer.

— N’oubliez pas à qui vous adressez ce quolibet ! J’appartiens à l’une des familles les plus éminentes de la république d’Albe, vous n’êtes qu’un nobliau.

— Certes, je ne puis me targuer de mes origines, mais j’ai obtenu un apanage que votre filiation même ne vous permettra jamais d’acquérir.

— Et quelle est donc cette châtellenie ? railla Duccio Celestini.

— Le cœur d’une damoiselle.


Donatella tressaillit. Dans l’assistance, des sourcils se froncèrent, des poings se crispèrent, des langues se délièrent.


— Il suffit ! intervint Cosimo Rinaldi. Nous imputerons cette frasque à l’ivresse. Je saurais gré sa seigneurie Balsamine de bien vouloir se tempérer.

— Sauf votre respect, Altesse, répliqua Scherzo, il n’est nul besoin de vider une carafe pour vérifier la pusillanimité de Son Excellence Celestini. Si ce poltron éblouit par son éloquence dans les palais, il brille par son absence sur le champ de bataille.

— Faquin ! s’indigna l’héritier du doge. Cette avanie ne restera pas impunie !


Des protestations fusèrent parmi les ambassadeurs. Par l’entrebâillement d’une porte, les bateleurs épiaient l’altercation : cette farce aristocratique rivalisait de truculence avec leurs facéties.


— Père, opina Donatella, je refuse d’être livrée en pâture à un prince aussi ombrageux. Je préfère me marier avec un homme qui me témoigne de la déférence, fût-il d’extraction plus modeste.

— Taisez-vous, ma fille.

— Non.

— Silence !

— Non !


Les vitupérations redoublèrent d’intensité.


— Je vous défie en duel, Excellence ! vociféra Scherzo. De cette manière, nous réglerons ce différend !


Duccio Celestini écarquilla les yeux.


— Vous l’avez affirmé vous-même, poursuivit le jouvenceau, je ne suis qu’un nobliau. Seriez-vous trop fier ou trop couard pour aller sur le pré ?

— Je relève le gant, malotru ! vilipenda l’héritier du doge. Vous regretterez cette impudence, croyez-moi ! Bientôt, votre cadavre ornera le gibet !


***


— En garde, votre seigneurie !


Vêtus de gambisons, Scherzo et le maître d’armes se faisaient face. Le cliquetis des rapières se répercuta dans la salle d’escrime. Malgré son allure de sépulcre, le logis Balsamine affichait son orgueil dans les beaux quartiers : le scandale de la veille l’avait tiré de sa torpeur. De sombres corridors exhalaient des remugles de boiserie vétuste. Dans les antichambres désertes, des tapisseries s’étiolaient et des candélabres s’empoussiéraient. La valetaille réduite chuchotait près du cellier. Çà et là, de rares estafiers défilaient. Des solerets martelèrent le parquet à chevrons. À mesure que sire Ottorino arpentait les couloirs, les échos métalliques s’amplifiaient. Lorsqu'il arriva dans la salle d'armes, une lumière crue se diffusait par les croisées. Les deux escrimeurs continuèrent leur passe d'armes. À l'issue de l'entraînement, Scherzo aperçut la lettre que tenait le prud'homme.


— Vous pouvez disposer, Corazza, ordonna le damoiseau. Nous reprendrons plus tard.


Une fois que le dénommé Corazza fut congédié, le jeune noble accrocha son épée à un râtelier. Puis, il s'achemina vers son précepteur qui lui tendit la missive.


— Un laquais rôdait devant votre huis, votre seigneurie. Il m'a demandé de vous délivrer ce message. En provenance du Palais Ducal.


Scherzo consulta le billet. Ses prunelles pétillèrent de malice.


— Donatella est cloîtrée dans ses appartements, mais l'une de ses demoiselles de compagnie m'attend ce soir dans l'arrière-cour d'une demeure sise près de la Piazza Mercanti.

— Ne vous leurrez point, votre seigneurie. Il s'agit certainement d'un piège.

— Je me ferai escorter.

— Dois-je vous rappeler dans quelles conditions vos frères ont été tués ? s'irrita le chevalier. Votre père s'en est affligé jusqu'à son dernier soupir.


Scherzo ébaucha une moue boudeuse.


— J'ai toujours vécu dans l'ombre de mes aînés, répondit-il. Parce qu'ils étaient les premiers-nés, tous les égards leur étaient réservés. Savez-vous seulement ce que c'est de grandir dans l'indifférence générale, sire Ottorino ? D'être considéré comme un fardeau ? Ma mère est morte en me donnant naissance. Plusieurs années durant, mon géniteur m'en a imputé la faute. Il a fallu que ses primes héritiers soient éventrés dans une embuscade pour qu'il se remémore enfin ma présence. Certes, il m'a longtemps déprécié, mais j'éprouve tout de même de la reconnaissance envers lui : il m'a légué sa pugnacité. J'ai séduit Donatella, j'ai vaincu un agha en combat singulier, je ferraillerai bientôt contre Duccio Celestini. Tout ce que j'ai accompli, c'est grâce à lui.

— Vous avez commis une erreur funeste en souhaitant ce duel. Jamais le duc ne consentira à ce que vous malmeniez Son Excellence Celestini. Certes, Cosimo Rinaldi ne vous a point menacé publiquement, mais il n'hésitera pas à perpétrer votre meurtre de façon officieuse. Cette entrevue secrète n'est qu'un subterfuge !

— Alors quelle tactique me suggérez-vous d'adopter ? s'exaspéra Scherzo.

— Exilez-vous, votre seigneurie. Fuyez tant qu'il en est encore temps.

— Hors de question !

— À cause de votre arrogance, vous avez discrédité votre maison. Vous avez provoqué l'annihilation de votre clan.

— Peu me chaut si la populace médit sur ma famille ! Je rosserai Duccio Celestini !


Comme Scherzo s'apprêtait à s'en aller, sire Ottorino lui agrippa le coude. Ses traits se durcirent.


— J'ai prêté serment devant votre père avant qu'il expire ! Je lui ai promis d'exaucer ses dernières volontés !


Le jouvenceau tenta de se dégager, mais la poigne du preux se raffermit.


— Adagio Balsamine préférait voir sa lignée s'éteindre que de tomber en décadence !


De sa main libre, le prud'homme dégaina une dague et transperça le damoiseau sous l'aisselle. Une lame froide s'enfonça entre les côtes et perfora le cœur. Puis, en une traction brutale, le chevalier retira le poignard ensanglanté. Scherzo pantela, et ses jambes se dérobèrent. Au-dehors, un ciel azuré s'alanguissait au-dessus de la capitale. Dès le crépuscule, quelque part dans cette cité putride, quelques sicaires brandiraient sans doute leurs couteaux, dans l’espoir d’assassiner un jeune noble sur la Piazza Mercanti. Ils se tiendraient aux aguets jusqu’à l’aube sans avoir molesté leur cible.


 
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   Vilmon   
24/6/2025
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour,
Bravo ! J’ai adoré ! Le vocabulaire d’époque, la description des combats et des armes, les ramifications politiques, les dialogues enlevants. Seul bémol, la fin est trop brusque, comme pour rapidement mettre fin alors qu’il y avait encore, à mon avis, plein de possibles alternatives intéressantes pour poursuivre. L’écriture est recherchée pour refléter cette période historique, j’imagine que vous avez investi du temps à trouver le mot juste. L’évolution du récit est bien menée, d’abord une mise en bouche avec une situation intrigante, suivi par sa description, au fil de sa lecture, on assemble les pièces du casse-tête pour avoir l’ensemble du tableau et des jeux de la haute cour. J’ai trouvé la structure du récit bien édifiée. J’ai beaucoup aimé !
Vilmon en EL

   David   
25/6/2025
trouve l'écriture
aboutie
et
n'aime pas
Bonjour,

La fin ne manque pas de sel, et clôt parfaitement cette mésaventure moyenâgeuse, elle fait pendant avec sa légèreté à la lourdeur du récit : c'est très empesé d'orgueil, et même mis en forme par le vocabulaire, tout à fait érudit, mais au bord de l'indigeste. Il ne manquerait plus que de l'écrire en vieux français, pour passer mes bornes. Je ne veux pas tant critiquer cette lourdeur puisqu'il semble bien que c'est un choix, et je n'y trouve pas de longueurs plus générales ou de disharmonies. Je reste tout de même sur une impression d'excès, de "tout ça pour ça", que la qualité de la chute n'efface pas tout à fait.

Je m'attendais à un peu de magie aussi, mais à part une étrange trinité comme culte de ce duché, je n'ai rien lu qui m'évoque le genre. Ce n'est pas vraiment une critique non plus, et ce n'est même pas si mal d'aborder un tel sujet hors d'une approche historique. Une imitation des affrontements d'époque entre hongrois et turque se laisse deviné quand même.

   Provencao   
4/7/2025
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour Pontbriand et Bienvenue,

La nouvelle, la pensée de Scherzo pantela est une lucidité de l'histoire. Dans cette vibration historique qui enferre ce grand massacre, histoire, philosophie et ce Palais Ducal s'associent à l'humble main libre de cette période de l'histoire.

Au plaisir de vous lire,
Cordialement


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