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Fantastique/Merveilleux
RogerAngelo : La rédemption d'Adanaë
 Publié le 08/08/13  -  4 commentaires  -  22865 caractères  -  68 lectures    Autres textes du même auteur

Comment un jeune homme insouciant découvre qu'il existe un "autre possible".


La rédemption d'Adanaë


Je venais de fêter mon vingtième anniversaire avec mes potes et j’avais une sacrée gueule de bois lorsque je me présentais à l’école de La Rédemption. Les études m’ayant lâchement abandonné, il me fallait trouver un job pour subvenir à mes besoins. En outre, mes parents avaient décidé d’un commun accord avec eux-mêmes qu’ils ne mettraient plus la main au portefeuille. Je n’avais donc pas d’autre choix que de travailler. Si possible sans trop me fatiguer.

L’annonce du journal précisait : « Recherchons jeune homme sérieux pour surveiller l’étude, accompagner les enfants dans leurs devoirs et assurer le bon fonctionnement du pensionnat dans son intégralité. » Je ne savais pas ce que signifiait « dans son intégralité », mais le portrait du postulant potentiel me convenait. Après tout, je n’étais pas connu des frères ayant suivi toute ma scolarité dans le public et surtout dans une autre ville, à l’autre bout du pays. Aucune chance donc qu’ils ne découvrissent ma vraie nature. Malgré les coups martelés par mes kangourous intérieurs, je pariais sur ma bonne mine. À n’en pas douter, les religieux me donneraient sûrement le bon Dieu sans confession. Et s’il eût fallu me confesser, je n’étais pas en peine d’imagination pour m’inventer quelques péchés véniels facilement pardonnables. Ce fut donc avec un aplomb certain que je poussai la lourde porte d’entrée du monastère.


Ces frères-là ne redoutaient pas la vie extérieure à leur congrégation. On allait et venait assez librement de leur monde au nôtre. Le ballet incessant des visiteurs en était la preuve incontestable. Et ma première impression en traversant le jardin fut un agréable mélange de douceur et d’allégresse. Il semblait faire bon vivre et tous les visages que je croisais en cherchant mon chemin respiraient la joie, la bonne humeur.

Les parterres, les allées étaient parfaitement entretenus. Aucune mauvaise herbe ne semblait vouloir pousser. Les arbres étaient taillés en symétrie les uns des autres. Aucune branche ne dépassait de leurs frondaisons. Aucune feuille non plus ne venait perturber la tranquillité de l’eau du bassin. Les énormes poissons rouges filaient dans l’onde claire avec une élégance discrète. Ce décor frisait la perfection. Et cela n’était pas pour me déplaire. Il me fallait donc, à tout prix, décrocher le poste. Ainsi, je pourrais méthodiquement m’évertuer à semer un peu de désordre et de fantaisie dans cette ambiance un peu trop fadasse à mon goût. Arrogance de jeunesse ! L’idée me comblait d’aise et un sourire provocateur vint se coincer à la commissure de mes lèvres sur lesquelles un reste de dentifrice apportait une touche de fraîcheur à mon haleine encore alcoolisée.


Ne sachant où me diriger, j’aperçus, assis sur un banc de pierre, un jeune moine au visage angélique. Les yeux fixés droit devant lui, il devait très certainement prier un quelconque saint de lui accorder Dieu sait quoi. Et c’était le cadet de mes soucis. Je voulais juste savoir où se trouvait le bureau de la direction et qu’il me l’indiquât. Près de lui, un splendide camélia offrait ses pétales aux doux rayonnement du soleil matinal.


– Excusez-moi, je viens pour le poste de surveillant. Pouvez-vous me dire à qui je dois m’adresser ?


À mille lieues de toutes préoccupations matérielles, les yeux du moinillon ne semblèrent pas, dans un premier temps, déceler ma présence. Puis, après une reformulation de ma question, le bleu pers de ses iris me dévisagea avec une distante froideur. Un frisson fugace me parcourut l’échine dorsale provoquant un léger frémissement de tous mes muscles. Son visage s’éclaircit alors et il me lança, d’un ton jovial :


– Suivez-moi, je vous prie !


Il avança par petits pas saccadés, se retournant régulièrement comme pour s’assurer que je m’accordais à son rythme. Calant mes pas sur les siens, je fixai les plis de sa robe de bure qui dansaient lourdement en soulevant un léger nuage de poussière. Il me semblait glisser sur les graviers sans qu’aucun ne crisse. Cette chorégraphie avait quelque chose de surréaliste dans la lumière ensoleillée de ces premières heures printanières. Nous traversâmes le vaste jardin en quelques minutes, gravîmes les marches du perron central pour nous engouffrer dans un dédale de couloirs interminable.

À chaque fois qu’il se retournait, ses lèvres immobiles semblaient me demander toujours la même chose. Et sa question non formulée retentissait à mes oreilles avec un peu plus d’acuité : « Vous suivez ? »

Nous parcourûmes tant de couloirs, traversâmes tant de pièces que j’éprouverais par la suite toutes les difficultés à retrouver ce chemin de traverse. Beaucoup plus tard lorsqu’il me fallut le réemprunter, je crus ne jamais pouvoir réitérer cet itinéraire insensé. Souvent je penserais l’avoir rêvé. Convaincu que mon imagination me jouait un mauvais tour, je penserais qu’elle l’avait dessiné pour m’abandonner dans mes délires mystico-fantastiques. Aussi, lorsque nous arrivâmes dans une sorte de cagibi, je poussai un soupir de soulagement.


Cet espace réduit était plongé dans la pénombre. Un œil-de-bœuf laissait pénétrer les chauds rayons du soleil à travers les carreaux colorés. Mais cela ne suffisait pas à réchauffer l’atmosphère froide et humide qui y régnait. Le moinillon se tourna alors vers moi dans un mouvement ralenti qui étrangement augmenta les battements de mon cœur. Avais-je peur ? Assurément, cette promenade m’avait perturbé au point que ma pompe de vie s’emballa mais je n’avais encore jamais été un couard. Son visage me fit face et malgré le peu de clarté, je distinguais comme un changement dans sa physionomie. Ses traits d’un angélisme juvénile laissaient place maintenant aux rides sèches et crevassées d’une face antédiluvienne. Il y avait de la gargouille dans ce vieillard qui me dévisageait. De la gargouille et du monstre sorti de je ne savais quel cauchemar ! Je sursautai. Reculant d’un pas, je me trouvai bloqué par le mur. Son visage se rapprocha du mien. Je pouvais sentir le souffle chaud et âcre de son haleine. Acculé, mes mains se crispèrent contre la pierre et des morceaux de plâtre mêlé de salpêtre se glissèrent sous mes ongles.


– Faites attention à elle ! Elle ne vous laissera pas tranquille.

– Mais de qui parlez-vous ?

– Elle… elle vous observe, maintenant.

– Laissez-moi donc, vieux fou ! tentai-je pour me dégager de son emprise.

– Vieux fou, murmura-t-il à mon oreille. Elle ne vous laissera pas tranquille.

– Ça suffit maintenant ! Emmenez-moi au bureau et gardez votre baratin, ajoutai-je en le poussant violemment.


Son corps alla frapper le mur en vis-à-vis dans un bruit sourd qui emplit l’espace d’une résonance macabre. Soudain, un puissant rai de lumière éblouit l’espace et une autre voix retentit avec force autorité.


– Frère Yvon, qu’est-ce donc encore cette plaisanterie ? Vous tenez absolument à effrayer tous les prétendants au poste de surveillant. Si vous persistez dans cette voie, je vous interdirai le jardin.


L’homme était de grande stature, charpenté comme un rugbyman et ses traits burinés trahissaient une assurance que rien ne pouvait faire plier.


– Ce… ce n’est rien, balbutia le frère Yvon qui avait recouvré l’angélisme de ses jeunes années.


Enfin, me sembla-t-il…


– Très bien ! Alors retournez à vos prières et ne dérangez plus nos visiteurs.


Le moinillon obtempéra sans maugréer. En me dépassant, il me susurra un mot, un seul mot que je ne compris pas sur l’instant mais qui devait hanter ma mémoire pendant de longues et interminables heures de veille.


… / …


La pièce était spacieuse, éclairée par deux hautes fenêtres à croisées entre lesquelles était accroché un crucifix de bois sombre. Un Jésus de fer poli y était bien évidemment cloué. Au milieu, un bureau sans style mais d’une taille impressionnante constituait le seul mobilier avec une bibliothèque tout aussi impressionnante sur chacun des murs latéraux. Le Père abbé s’adressait à moi dans un français un rien démodé, avec juste la suffisance nécessaire pour ne pas me sentir écrasé par les connaissances du religieux mais en même temps comprendre que nous n’étions pas du même monde. Le ton était à la fois affable et distant.


– Alors comme ça, vous n’êtes pas croyant ?

– Non, monsieur !

– Quelle est donc cette audace qui vous pousse à postuler dans une école religieuse ?

– J’ai besoin d’un travail honnête pour gagner ma vie. Et pour ça, pas besoin de croire en Dieu, non ?

– Effectivement ! Mais qu’est-ce qui peut bien vous faire croire que je vais vous choisir, vous ?

– Je ne crois rien. Je sais juste que je corresponds au profil demandé dans l’annonce.

– Ah, oui… l’annonce ! Vous êtes donc un jeune sérieux ?

– Pour le moins !

– Et pour le plus ?

– L’avenir me le dira, monsieur.

– Mon Père, s’il vous plaît. Eh bien, vous ne manquez pas de repartie. Et quelle est donc votre niveau d’étude ?

– Terminale, sans le bac !


Le frère prit une pause de quelques secondes qui me parurent alors excessivement longues. Il ferma les yeux puis lorsqu’il les rouvrit, il ajouta :


– Je suppose que nous devrons faire avec…

– Ça veut dire que vous m’embauchez alors ?

– Je vous prends à l’essai. Un mois. Pas plus ! À vous de démontrer que vous êtes l’homme de la situation. Avez-vous des questions ?

– Juste une ! Que voulez-vous dire par « fonctionnement du pensionnat dans son intégralité ? »

– Ce que j’attends de vous, c’est que vous fassiez respecter les règles, l’ordre, la discipline. Dès la fin des cours et ce jusqu’au moment du coucher. Aucune dérogation. Rigueur et fermeté. Voilà ce que j’attends de vous en salle d’étude, dans la cour, le réfectoire et dans le dortoir, sans oublier les sanitaires. Les jeunes garçons aujourd’hui ont tendance à négliger l’aspect extérieur de leur personne. Ici, je ne tolère aucun laisser-aller. M’entendez-vous, Monsieur…

– Éric. Éric Chassagne.

– Très bien, Éric ! Voilà un prénom comme je les affectionne. Fort, droit, efficace. L’êtes-vous, Éric ?

– Quoi donc, Monsieur ? Pardon, Mon Père.

– Eh bien êtes-vous fort, droit, efficace, questionna-t-il en quittant son siège et contournant le bureau.

– C’est tout moi !

– Parfait ! Et surtout, ne prêtez pas trop attention aux histoires que pourrait vous conter frère Yvon. Un brave garçon à l’esprit un peu dérangé. Sa famille nous l’a confié il y a maintenant plus de quinze ans. Il est inoffensif. Juste un peu fantasque parfois lorsque son esprit n’est pas accaparé par les prières ou le jardinage.


Me prenant par le bras avec une poigne que je soupçonnais virile, il ajouta sur le ton de la confidence :


– Que cela reste entre nous !


Un claquement sec dans mon dos mit fin à ce premier entretien. Il venait de s’écouler plus de trois heures depuis mon arrivée matinale et j’avais le sentiment que le temps s’était débiné à vive allure. Entre l’inconstance de la fugace modernité et l’immuabilité habituellement associée aux lieux de cultes et de méditation. Je me sentais bien. Étrangement dépassé et mes kangourous s’étaient, eux aussi, fait la malle. Fort heureusement !


… / …


L’abbé m’avait vivement recommandé de garder une certaine distance avec les pensionnaires. Aussi, je m’adressais toujours à eux en commençant ou finissant mes phrases par un « messieurs » fort et distinct. Ainsi, cela ne pouvait prêter à aucune hésitation ni à aucun doute quant à la nature de mes intentions, recommandations ou conseils impérieux que je dispensais à cette meute de loups braillards et parfois mal embouchés. Mais au fil des mois, j’avais appris à les aimer ou du moins, à les apprécier, car parler d’amour dans ce lieu clos et chargé en testostérones bridées aurait pu prêter à une confusion que je ne tenais nullement à voir s’installer entre eux et moi. J’avais aussi fini par accepter qu’ils m’appelassent par mon prénom.


– Messieurs, c’est l’heure ! Extinction des feux.

– Allez, encore cinq minutes, Éric ? cria une voix éraillée à l’autre bout du dortoir.

– Ni cinq, ni trois, ni une. Extinction des feux. Bonne nuit, messieurs !


Ma chambre avait l’allure d’un box avec une vitre opaque qui me donnait accès sur le dortoir et me permettait de remarquer le moindre mouvement sans pouvoir pour autant identifier le ou les petits futés qui s’agitaient dans le noir. Un rideau de coutil brun m’autorisait à lire une fois les néons éteints sans perturber le sommeil des garçons. Ils étaient une petite trentaine âgés de onze à quinze ans pour les plus anciens qui redoublaient. Et j’avais une chance insolente, car nulle forte tête n’avait eu envie d’en découdre avec moi depuis mon arrivée en mars dernier. Le climat entre nous était donc au beau fixe et j’obtenais d’eux tout ce que souhaitait l’abbé. Ordre, rigueur, respect des règles… aucune transgression, aucune rébellion et pourtant, à cet âge, Dieu sait si ça démange ! Même moi, j’avais changé. À tel point que j’avais abandonné toute idée provocatrice qui aurait pu perturber l’ambiance calme et sereine de ce lieu que j’avais fini par adopter. J’y avais mes habitudes, mes repères et mes plaisirs. L’un d’entre eux me procurait un bien-être insondable. Dès que j’avais un moment de liberté, je venais m’asseoir sur un des bancs de pierre du cloître, là où les visiteurs n’avaient pas accès. Seuls les moines en dehors de moi s’y prélassaient avec une jouissance discrète et mesurée propre à tout lieu de recueillement. Les bruits extérieurs n’y parvenaient pas et nulle parole ne troublait cette enceinte où régnait une sagesse ancestrale au milieu d’un décor austère et sobrement fleuri.


Tout aurait été parfait s’il n’y avait eu, la nuit, quelques bruits étranges pour effrayer les plus jeunes pensionnaires, quelques anecdotes colportées par les plus grands qui avaient prêté foi aux délires de frère Yvon. Ce dernier m’avait fichu une paix royale depuis mon installation dans le pensionnat. Nous nous croisions parfois dans la journée au détour d’un couloir ou d’une allée mais jamais il n’avait plus manifesté l’envie de me mettre en garde comme il l’avait fait si curieusement le jour de mon entretien d’embauche. Cependant, son avertissement résonnait souvent en moi au moment du coucher. Il m’était même arrivé de me réveiller en sursaut en sentant sa présence à mes côtés. C’était toujours le même rêve. Le même flash-back effrayant. Nous étions confinés dans un réduit, sombre. Son visage changeait de physionomie. Ses traits vieillissaient subitement et sa voix monocorde et haletante me susurrait toujours la même antienne : « Elle vous observe. Elle ne vous laissera pas tranquille. Elle… » Et j’avais eu beau chercher, je n’avais jamais trouvé en moi ni autour de moi le moindre écho à ce mot murmuré à mon oreille. Une seule certitude avait nourri jusqu’alors mon imaginaire : il s’agissait d’un prénom. Un prénom féminin.


D’une nature plutôt curieuse, j’avais aussi tenté de retrouver ce fameux cagibi où le moinillon m’avait entraîné de bien curieuse façon. Et malgré mes investigations, je n’avais acquis aucune réponse satisfaisante quant à l’emplacement de cet espace réduit. J’avais inspecté le moindre œil-de-bœuf des bâtiments, la moindre lucarne. En vain ! Les uns comme les autres donnaient accès à une soupente abandonnée, un grenier où s’accumulaient les témoignages d’un passé monacal, ou encore un galetas dans lequel s’entassaient des objets devenus inutiles ou obsolètes.

J’avais même questionné le prieur qui vivait à l’école de La Rédemption depuis plus de cinquante-trois ans. C’était un bon vivant à la langue bien pendue, ce qui lui valait régulièrement les récriminations de l’abbé. Mais il s’en moquait. De plus de vingt ans son aîné, il menait ses affaires comme bon lui semblait. Et tant qu’il ne portait pas atteinte au bien-être de ses frères et du monastère, répétait-il à loisir, il faisait ce qu’il avait décidé de faire et disait ce qu’il avait envie de dire. Son unique supérieur, c’était Dieu et à Lui seul il rendait des comptes. Eh bien, malgré nos longs bavardages, ce brave homme ne m’avait rien appris qui pût me laisser conclure à l’existence de cette minuscule pièce.


Cette nuit-là, comme tant d’autres, je me réveillai en nage. Je tirai machinalement le rideau. Aucun mouvement dans le dortoir. Je me levai et quittai le box pour me diriger vers les cuisines au rez-de-chaussée. Il y aurait bien un petit quelque chose à grignoter. Cela calmerait peut-être mes angoisses nocturnes suggérées par ce sempiternel cauchemar. Car une fois de plus, le visage angélique du moinillon s’était figé pour quelques secondes dans les traits grimaçant d’un vieillard effrayant. Et les rides crevassées avaient une nouvelle fois murmuré à ma conscience endormie ces paroles incompréhensibles qui hantaient mes nuits depuis bientôt trois mois. Puis un flash éblouissant avait tout balayé.

J’enfilai chaussettes et baskets pour descendre les deux étages qui me séparaient du frigo. La Lune éclairait la cage d’escalier de toute sa rondeur. On se serait cru en plein jour. Au bout de quelques marches, je sentis mes pieds se dérober. Je faillis tomber la tête la première et me rattrapai en m’accrochant à la rampe métallique. Encore quelques marches et un voile de lumière irradiante m’aveugla. Instinctivement, je fermai les yeux. Sans chercher à comprendre ce qui m’arrivait, je m’agrippai des deux mains, à la rambarde. Je sentis presque aussitôt mon corps vaciller, comme attiré par le vide. Je m’accroupis alors et ce fut à cet instant précis que j’entendis de nouveau la voix. Tout près de moi. Au creux de mon oreille. C’était celle du frère Yvon qui m’énonçait clairement ce que jusqu’alors je n’avais pas compris : « Adanaë. Adanaë est là. Elle t’attend. » Un frisson me glaça les sangs. Mes mains se crispèrent avec une force à tout rompre et je sentis mon cœur s’emballer comme il l’avait déjà fait dans le cagibi, le jour de ma première rencontre avec la face de gargouille. Au bout de quelques minutes, ayant repris confiance en moi, j’ouvris les yeux tout en me relevant. Et là, quelle ne fut pas ma surprise… de retrouver le cagibi et son œil-de-bœuf qui me scrutait, mutin.


… / …


Une fois mes yeux habitués à la lumière tamisée par les carreaux mauves, verts et jaunes, je distinguai une présence dans un des coins de la minuscule pièce. Elle semblait inerte mais avant que je n’aie pu moi-même m’approcher pour m’en assurer, elle fit un pas dans le rayon polychrome qui révéla sa beauté surnaturelle. Sans voix, je ne pouvais qu’admirer cet étrange visage angélique sans que je pusse en déterminer consciemment le sexe. Homme, femme, sa pureté asexuée inspirait le respect. Le silence et l’admiration aussi. Ce fut elle qui rompit le charme de cet instant magique.


– Eh bien, il t’en a fallu du temps pour venir à moi, Éric !

– Venir ? Pourquoi m’attendiez-vous ?

– Ce n’est pas toi que j’attendais, Éric.

– Mais, vous venez de dire…

– Je sais ce que je viens de dire. Écoute-moi ! C’est une âme pure que j’attendais et tu es arrivé.

– Moi ? Une âme pure ? Vous vous gourez ! Je suis bien des choses mais une âme pure, certainement pas.

– Ton innocence est charmante, Éric. Crois-moi, tu es celui que j’attendais. Et je vais pouvoir te révéler ce qui doit l’être. Écoute et ne m’interromps pas !


Impassible, les yeux comme hypnotisés par cette apparition incroyable qui n’avait eu de cesse de m’inquiéter dans de nombreux rêves inexpliqués, j’engrangeais son flot paisible de paroles comme celui d’une métaphore s’adressant à mon inconscient enfin réveillé.


– Il y a bien longtemps, à une époque où tu n’étais pas encore né, je me pris d’affection pour un homme promis à un grand avenir. Celui-ci bouda sa chance et la vie qu’il choisit l’éloigna de moi. Je parcourus mille lieux, mille terres vierges, mille territoires plus vastes que la carte du monde connu. Et je me perdis. Je le perdis. Au bord du désespoir, je rencontrai un sage au visage changeant. Tantôt il arborait celui de la jeunesse et son insolente beauté. Tantôt c’était celui de la vieillesse et son effroyable sagesse. Il parla peu. Je l’écoutai. Et au fur à mesure de notre complicité grandissante, j’appris surtout de ses silences. Puis je repris la route et celle-ci m’amena jusqu’à toi. Maintenant, c’est à mon tour de te délivrer un message. Ce message, tu le portes en toi et il te sera révélé à la condition expresse que tu écoutes le silence et les murmures, parfois. L’imperceptible murmure de tes pensées. Fuis les représentations. Écoute ton cœur. Et vis en accord avec ce que tu apprends et retiens chaque jour.


Puis la voix se tut. Et ses paroles m’apparurent alors comme un verbiage indigeste qui nécessitait explication. Mais au moment où je m’apprêtai à poser une question, la forme recula d’un pas. Absente du rayon de lumière polychrome, elle disparut définitivement de ma vue. Je la cherchai à tâtons, balayant l’espace réduit de mes mains avides de réponses. Un immense sentiment de frustration m’envahit alors. Que signifiait tout ceci ? Que voulait-elle de moi, cette Adanaë ? Qui était-elle ? Pourquoi m’avait-elle choisi ? Que devais-je faire maintenant ? Tout en me laissant submerger par cette vague de questionnements, je me sentis partir à la renverse. Emporté, bringuebalé, je chutais pour la seconde fois de la nuit. Mes pensées étaient confuses. Je ne comprenais rien. Ma raison se heurtait à l’irrationnel, à l’impossible, au surnaturel. Cela n’avait aucun sens et je me perdais en conjectures insensées. Et le silence survint. Celui de mes pensées. Magistral. Impérial. Sa présence emplit la fin de ma nuit d’une bienveillante sérénité. Enfin !


… / …


Le lendemain, ce furent les cris des garçons qui me réveillèrent. Recroquevillé contre la rambarde de la cage d’escalier, je dormais du sommeil du juste. L’abbé alerté par le chahut grimpa les marches quatre à quatre. À aucun moment, il ne se prit les pieds dans sa soutane qu’il avait pris soin de relever comme l’aurait fait une femme avec élégance.


Sa présence ramena le calme et c’est avec un geste vif mais trahissant une inquiétude certaine qu’il me secoua. Tout aussi surpris que le reste de l’assemblée, je me relevai puis suivis l’abbé sans prononcer la moindre parole. Le prieur, m’adressant un clin d’œil amical, encouragea les pensionnaires à rejoindre les douches avant de descendre au réfectoire.


Ce que me dit alors l’abbé dans son bureau, je n’en garde aujourd’hui aucun souvenir. Ce dont je me souviens, c’est du temps que nous passâmes par la suite, ensemble. De longues heures muettes. De longs moments de partage silencieux. Assis dans le jardin du cloître, à l’abri des regards indiscrets, des oreilles cancanières et des langues bien trop mal pendues. Quant au frère Yvon, je ne sais ce qu’il advint de lui. Je ne le revis jamais.


 
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   Anonyme   
17/6/2013
 a aimé ce texte 
Bien
Pour moi, le texte présente un déséquilibre entre la partie d'exposition, trop longue à mon goût, et la partie de révélation, que je trouve pour le moins nébuleuse. À mon avis, il est extrêmement singulier que l'abbé, personnage apparemment terre-à-terre, gestionnaire efficace de son établissement, ne s'étonne pas de l'étrange aventure de son surveillant et au contraire n'ait semble-t-il attendu qu'elle pour l'initier à on ne saura quoi. Le fait qu'Adanaë ne se rattache à rien (pas d'anecdote expliquant réellement sa présence, simplement une vague histoire que, selon moi, le narrateur qualifie justement de "verbiage indigeste"), que sa révélation entraîne chez le narrateur une transformation tout intérieure qui ne se manifeste pas vraiment aux yeux des autres, contribue à une impression chez moi de "tout ça pour ça ?".

Bon, mais cela dit il y a une ambiance, je trouve, une idée de rédemption qui parcourt le texte. Je lis l'histoire d'un jeune homme perdu qui s'est trouvé, sans raison de grâce particulière, par hasard. Et j'aime cela, ce côté arbitraire. Les deux dernières phrases sur la disparition de frère Yvon ne me paraissent pas forcément utiles : tant qu'à jouer dans le vague, le flou, l'impalpable, cette précision me paraît de trop, comme un gage donné aux conventions ordinaires du récit fantastique, que celui-ci, selon mon sentiment, viole allégrement.

   brabant   
9/8/2013
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
Bonjour RogerAngelo,


ça fait cet effet-là, "écouter le silence" ? Qu'est-ce que ce sera quand le héros en viendra à écouter les murmures !...

Un sens certain pour bâtir une atmosphère et la faire monter en intensité. L'habileté aussi de ne pas sacrifier au grand-guignol inhérent à ce type de récit.

On reste quand même sur sa faim car on ne comprend pas pourquoi l'histoire de cette "fiancée" abandonnée/délaissée provoque l'effroi et un vieillissement prématuré. Eric aurait-il lu là son avenir stérile ?

Merci pour ce moment somme toute agréable (j'aime le fantastique associé aux endroit clos) :) Euh... D'où avez-vous sorti le nom "Adanaë" ? A-t-il une signification particulière ? Rien trouvé sur le Net ni du côté Anagrammes...

   jaimme   
9/8/2013
 a aimé ce texte 
Un peu ↑
Sur le fond tout d'abord: tout ce mystère pour avoir la révélation surnaturelle qu'il faut écouter le silence. Pour moi il ne reste qu'un sentiment de frustration à la fin de la lecture. On s'attend à une révélation incroyable, mais... Je pense que pour pouvoir porter cette histoire il aurait fallu d'abord que le narrateur s'étonne à l'extrême de la jouissance des moines lorsqu'ils sont silencieux. Bien difficile à décrire cela puisque les moines, par excellence, vivent dans le silence et souvent même en font une obligation sinon un vœu.
Une chose aussi m'a dérangé c'est la présence d'une "école religieuse" dans un monastère. Vous parlez indifféremment de "frères" et de "moines", ce n'est pas la même chose. Les frères, effectivement, s'occupent d'enseignement primaire et secondaire. Pas les moines et ce depuis longtemps. Avez-vous fait une recherche à ce sujet? Cela permettrait de dater votre texte.
Donc, sur le fond une histoire intéressante mais qui mériterait une construction plus travaillée à mon goût.
Pour la forme: vous mêlez, je pense, des phrases bien tournées avec d'autres un peu laborieuses. Le premier paragraphe, par exemple, m'a beaucoup plu, il est très accrocheur et intéressant. Il y a de belles expressions comme les "kangourous intérieurs".
Puis je bute sur des problèmes de sonorité: "postulant potentiel", ou des tournures curieuses ("en symétrie les uns des autres"), ou encore des choses à modifier ("je n'étais pas connu des frères ayant suivi toute ma scolarité...": à la première lecture on pourrait croire que ce sont les frères qui ont suivi sa scolarité; pour être immédiatement compris il aurait fallu mettre une virgule après "frères". Plus loin: "un verbiage indigeste qui nécessitait explication": je pense que vous auriez pu arrêter la phrase après indigeste, le reste est redondant.).
Vous parlez au début de "ma vraie nature": je trouve que vous n'avez pas assez exploité cet aspect, cela aurait été nécessaire pour mettre en avant le besoin de silence qu'il finit par découvrir.
Ensuite, dans le désordre: l'annonce ne parle pas de rémunération, je trouve cela curieux. L'entretien avec l'abbé est trop court, je trouve: il est engagé après deux phrases, cela me fait penser aux interrogatoires de la police dans les romans ou les films, qui se résument à deux questions...
Enfin j'aime bien cette complicité évoquée avec les moines lorsqu'il découvre leur secret (le secret de certains?), mais là encore je trouve que c'est trop peu exploité.

Au final une nouvelle avec un beau potentiel, qui aurait dû, je pense, être plus accès sur le lien du narrateur avec son besoin de silence, mais aussi sur le mystère lui-même qui reste seulement survolé et dont on ne perçoit pas assez les effets.

Merci pour cette lecture et bonne continuation.

   Anonyme   
12/8/2013
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bonjour Roger,
J'ai déjà eu l'occasion de lire "La rédemption d'Adanaë" sur un site où le commentaire des textes est moins étayé. Je me souviens toutefois t'avoir témoigné de mon plaisir à cette lecture.
Ce plaisir est ici renouvelé, avec un partage des quelques petites remarques énoncées par Jaimme, Socque et Brabant.
La chute est un peu surprenante et je ne suis pas sûr de bien l'avoir assimilé.
L'écriture est très maîtrisée dans l'ensemble du texte. Elle parait tremblante à quelques rares moments. C'est la peur, camarade ?
Frère Yvon est terrible :
j'aimerais bien avoir de ses nouvelles...pourquoi diable a-t-il ainsi disparu dans la nature ?
Pour moi, il est parti avec la clé de la chute...après la chute de ton personnage dans l'escalier probablement.
A bientôt Roger, ici ou ailleurs.


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