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Réalisme/Historique
Sylvaine : L'accordéoniste [Sélection GL]
 Publié le 15/08/13  -  13 commentaires  -  7960 caractères  -  211 lectures    Autres textes du même auteur

La musique adoucit les mœurs.


L'accordéoniste [Sélection GL]



Eh bien oui, j’avoue, je n’aime pas l’accordéon. Ce n’est pas un crime, que je sache ! Excusez-moi, je comprends que la formule soit mal choisie. Mais je n’ai jamais aimé sa sonorité aigre et fêtarde, son répertoire de rengaines et tout ce folklore de bal musette qui a fait les beaux jours de Marcel Azzola. La java, les guinguettes au bord de l’eau et le petit vin blanc qu’on boit sous les tonnelles… Il y a quarante ans, un président de la République a donné dans ce folklore pour se rapprocher du peuple, croyait-il. Grotesque. Je n’ai jamais aimé le genre peuple, surtout affecté par un bourgeois.

Je ne devrais pas parler ainsi, ça me rend antipathique ? Oui, je vois ce que vous voulez dire, c’est moi le bourgeois coincé et méprisant. Mais en suis-je pour autant plus coupable ? Tenez, je vais aggraver mon cas : je n’aime pas qu’on rie trop fort, ni qu’on me tutoie d’emblée, ni qu’on me tape sur l’épaule ou sur le ventre. Pis encore, le langage populaire me rebute. Je n’irais pas choisir mes amis parmi les gens qui vont « au » coiffeur ou qui ont des soucis « pécuniers ».

Non, je ne dirai rien de tout cela au tribunal, je ne veux pas vous rendre la tâche trop difficile. D’ailleurs les choses sont quand même plus compliquées : ces réflexes de rejet ne sont que des réactions épidermiques contre lesquelles j’essaie de lutter en songeant à notre humanité commune ; ces gens que je supporte si mal, je m’efforce de penser que leur vie est, comme la mienne, une série de renoncements auxquels ils s’adaptent comme ils peuvent. Que lorsque nous serons morts, nos cadavres auront la même odeur. Je me répète tout cela pour me calmer quand leur présence m’exaspère. Seulement, ça ne suffit pas toujours, ce qui s’est passé hier l’a bien prouvé. Et puis, s’il faut que je sois vraiment sincère, je dois bien avouer que malgré tout, je gardais au fond de moi une illusion informulée : en tant qu’homme éduqué, je me sentais d’une essence supérieure à tous ces déchets humains que nous croisons si souvent. Non, encore une fois, je ne dirai pas cela au tribunal. D’autant que cette illusion s’est déchirée et que j’ai enfin compris ce que je vaux. Le tragique, c’est que j’aie dû en passer par là pour le savoir.

Non, je ne vous permettrai pas de soutenir que je n’aime pas la musique, parce que c’est tout le contraire : je suis de ceux qu’un adagio de Mahler plonge dans une extase supraterrestre proche de l’illumination mystique, et je fréquente assidûment les concerts classiques. La musique n’est jamais pour moi un bruit de fond, un élément d’une ambiance accompagnant lecture ou travaux divers. Lorsque je choisis d’en écouter, je veux le silence en moi et hors de moi, pour qu’elle investisse mon espace intérieur jusqu’en ses recoins les plus secrets, comme un flux d’eau pure envahit une grotte. C’est précisément pourquoi je déteste les rengaines de bastringue, surtout infligées de force. C’est une forme d’agression, et l’une des façons les plus grossières de retenir l’attention des autres. C’est un viol du silence intérieur que j’essaie où que j’aille de préserver.

Je sais déjà ce que vous allez dire : ces malheureux sont dans une situation très difficile et n’ont pas d’autre moyen de subsistance. C’est vrai, mais je lui avais offert un marché avantageux. Seulement voilà, je lui ai manqué de respect, comme ils disent tous. Et lui, il respectait mon droit de voyager en paix ?

Mais naturellement que je regrette ! Croyez-moi, je plains sincèrement ce pauvre type. Nous avons tous deux été victimes d’un faisceau de circonstances infimes brusquement figées en fatalité définitive. Cette fatalité s’est refermée sur nous et nous emprisonne à tout jamais, comme l’ambre emprisonne l’insecte. Peut-être, si j’avais mieux dormi cette nuit-là… Tout a commencé par une insomnie de la pire espèce, celle qui succède à l’absorption d’hypnotiques. Vous prenez un comprimé, un second une heure plus tard, tous deux restent sans effet, ou plutôt vous êtes aussi abruti qu’un drogué sans pour autant trouver le sommeil. Tous les quarts d’heure, vous regardez les chiffres lumineux au cadran de votre réveil et vous vous retournez dans vos draps froissés, de plus en plus anxieux de ne pas dormir encore alors que vous attend une journée difficile. Le matin vous trouve épuisé avec du sable dans les yeux. Vous buvez coup sur coup plusieurs tasses de café qui ne dissipent pas le coton que vous avez dans la tête mais qui achèvent de vous délabrer les nerfs. C’était le jour le plus pénible de la semaine : pas moins de cinq heures de cours, autant dire d’affrontement avec trente petits goujats décérébrés par la culture de masse, qui ont un vocabulaire de cinq cents mots et dont les facultés d’attention sont irrémédiablement détériorées par l’habitude du zapping. Cinq heures à se battre sans trêve, pour qu’ils éteignent leur portable et consentent à prendre quelques notes, voire à ouvrir leurs classeurs. J’étais à bout de forces en sortant du lycée, et lorsque je suis monté dans le wagon je n’aspirais qu’au silence et au repos. J’ai eu la chance de trouver une banquette libre, j’ai fermé les yeux et appuyé ma tête contre la vitre. Seulement, il y avait face à moi cette petite dinde, le téléphone collé sur l’oreille, qui informait tous les voyageurs des détails de sa vie intime. J’aurais pu en rire un autre jour, surtout quand elle a clamé à trois reprises « c’est l’orgasme permanent ». Mais je n’étais pas d’humeur à rire, et lorsqu’elle est descendue j’étais aux limites de ma résistance. Et ce pauvre type est monté à son tour.

S’il s’était seulement placé plus loin… Mais il a installé sa sono juste derrière ma banquette, et il s’est mis à jouer Le temps du muguet. Une cacophonie tonitruante, d’ailleurs ponctuée de fausses notes qui me poignardaient l’oreille. Oui, c’était comme s’il m’avait cisaillé les tympans à l’arme blanche. Vous connaissez la suite : je me suis levé, et je lui ai offert deux billets de vingt euros s’il voulait bien déguerpir. Mais en termes choisis, avec un raffinement de courtoisie à la mesure de mon exaspération cachée. Il a pris cela comme une insulte. D’accord, il avait peut-être raison : une politesse excessive peut mortifier plus cruellement qu’une injure, et je crois qu’il était assez perspicace pour le comprendre. Tenez, j’avoue même que j’ai pris quelque plaisir à l’humilier et je n’en suis pas très fier. Il s’est senti atteint dans sa dignité, et c’est pourquoi il a essayé de se défendre dans son français approximatif en prétendant que la musique donnait du bonheur aux gens. « Il y a musique et musique, ai-je rétorqué. La vôtre relève plutôt de la nuisance sonore. »

Ceux qui ne maîtrisent pas les mots recourent très vite au langage des poings, comme on le voit chez certains élèves. Qu’aurais-je dû faire, quand il a levé la main sur moi ? Tout, bien sûr, sauf précisément ce que j’ai fait. On dit « voir rouge », n’est-ce pas ? Les clichés sont souvent les images les plus justes. Un barrage a cédé en moi sous la pression de ce déferlement rouge, noyant la maîtrise et la raison dont j’avais été si fier. À quoi bon y revenir ? Je l’ai saisi à la gorge, j’ai serré de toutes mes forces. Si j’avais l’intention de le tuer ? J’aimerais vous répondre non, mais c’est bien une soif de meurtre qui s’était emparée de moi.

Pourtant ce malheureux était mon semblable et mon frère, comme l’a écrit un poète que j’expliquais dans une autre vie. Des circonstances atténuantes ? Peu m’importe que vous me les obteniez ou non. Ce qui compte, c’est que j’ai appris sur moi-même et sur nous tous une vérité qui me pénètre jusqu’à la nausée. Non, l’homme éduqué n’est pas d’une essence supérieure. Bien pis, son éducation n’est qu’un vernis fragile. En chacun de nous veille la bête, et nous sommes tous faits de la même boue, coulés dans le même moule. Dignes du même mépris ; d’aucuns, plus généreux ou moins écœurés d’eux-mêmes, diraient de la même compassion.


 
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   Anonyme   
25/7/2013
 a aimé ce texte 
Bien
Je trouve que le texte sonne vrai. J'imagine tout à fait le prof de lycée exaspéré par ses élèves obtus, le manque de sommeil, etc. craquer soudain et éliminer la proverbiale goutte qui fait déborder le vase, en l'occurrence un mendiant dans le métro. La réaction de celui-ci à l'offre de quarante euros, bon, pourquoi pas... il s'est senti blessé, ou peut-être espérait-il davantage.
Que les passagers dans la rame n'aient pas bougé, je le conçois aussi fort bien, hélas.
Mais que le mendiant ne se soit pas défendu ? La vie à la rue, c'est dur, les bagarres fréquentes crois-je savoir. Si le gars a un accordéon et une sono, c'est qu'il ne se débrouille pas trop mal. J'ai donc beaucoup de mal à imaginer qu'il n'ait pas su se dégager de l'étreinte d'un prof de lycée qui, à sa manière de parler, me paraît au moins d'âge mûr et ne me semble pas spécialement féru d'exercice physique. Pour moi, ça ne colle pas.

Sinon, que le narrateur ait la révélation à la suite de ce drame qu'il n'est pas d'une essence supérieure aux autres, cela me paraît bien vu.

   Acratopege   
26/7/2013
 a aimé ce texte 
Bien
Voilà un texte que j'ai lu avec intérêt malgré un style un peu trop classique peut-être - mais est-ce vraiment un défaut? - et manquant à mon goût de fantaisie. Mais le propos est subtil: je me suis tout à fait identifié à l'élitisme misanthrope de votre personnage, à son goût pour la musique qui ne fait pas partie du décor, pas son besoin de paix et de tranquillité. Je connais par cœur les affres et les extases amoureuses que mes compagnons de voyage, chaque jour, déclament à haute voix en m'empêchant de lire ou de rêver, alors comme votre héros je pourrais un jour péter les plombs - pardon pour la vulgarité de l'expression. Propos subtil parce que votre personnage sait aussi compatir, ou bien feindre de compatir, à la détresse humaine. Il est de chair et de sang, semble n'avoir pas perdu toute son humanité malgré des décennies de torture subie en classe. Votre histoire ne donne pas envie de se réincarner en enseignant dans une prochaine vie!
J'aime Malher, mais aussi l'accordéon, et j'ai aimé votre histoire pour cela.

   LeopoldPartisan   
7/8/2013
 a aimé ce texte 
Beaucoup
totalement désespéré, cynique, sociopathique, existentialite et malsain.

Pourtant cela se lit de bout en bout avec la boule à ventre et le coeur au bord des lèvres. C'est proche de Céline et de Henri-Georges Clouzot.

Dérangé par ce replis intrinsèque sur eux-même que peuvent éprouver certains intellectuels et autres éduqués.Je me suis permis de faire quelques recherches sur des figures célèbres ayant tourner le dos à l'humanisme. Céline encore et toujours, Mishima bien sûr mais plus près de nous Claude Autant Lara réalisateur entre autre de la Traversée de Paris et du Franciscain de Bourges, qui au soir de sa vie dérape carrément sur l'holocauste et sur Simonne Veil de façon abjecte.

Texte réellement embarrassant par son effet miroir.

   Pimpette   
15/8/2013
 a aimé ce texte 
Beaucoup
La plupart de ce qui vous révulse m'est souvent sympathique, surtout ces trucs popu...MAIS, le traitement de ce sujet difficile est d'une honnêteté remarquable et la conclusion de l'histoire digne d'un grand moraliste!
Nous sommes comme ça!
ET c'est dur à accepter!

Une belle écriture comme toujours, sans tournicotis,ni ronds de jambe!

   matcauth   
15/8/2013
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Cette histoire se lit facilement, sans qu'on bute ou qu'on accroche sur les mots, ou qu'on décroche sur l'histoire.

J'adore la formulation de la haine de l'accordéon, j'adore aussi comment tout part en sucette à partir de presque rien, mais c'est tellement vrai, tellement réaliste.

Et puis ce côté flegmatique, presque pince sans rire "ben oui je l'ai tué mais que voulez-vous? il m'a gonflé!". j'aime bien.

Mais cela amène à la faiblesse, selon moi, du texte. Car je vois mal un homme normal être aussi flegmatique après avoir tué quelqu'un, sachant qu'il va finir ses jours en prison. Il serait plutôt abattu, refusant de s'exprimer, et certainement pas de cette manière.

Alors je garde la suspension d'incrédulité et m'en contente.

   brabant   
15/8/2013
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Bonjour Sylvaine,


J'ai craint le pire avec la mise en bouche, puis vous m'avez apprivoisé comme on apprivoise une classe et j'ai prêté attention à votre récit, une attention de plus en plus soutenue pour acquiescer pleinement à vos attendus conclusifs (quel charabia hein :) ):
"... [l']éducation n'est qu'un vernis fragile. En chacun de nous veille la bête..."
... mais surtout :
"Dignes du même mépris ; d'aucuns, plus généreux, diraient de la même [COMPASSION]." (C'est moi qui capitalise).
Je suis en train de tailler cela au ciseau à bois sur la poutre de ma chemi...
BON SANG DE BONSOIR ! V'LA QUE J'ME SUIS ENTAILLE LE POUCE ! BON SANG DE SALETE D'OUTILS DE BRICOLEUX ! DE BON SANG DE...
RETENEZ LA BETE !!!!!
GRRR...

Lol

Euh... J'ai un petit cousin qui a été champion du monde d'accordéon (Véridique !)... alors je me demande si j'ai le droit de mettre +... :)))

   AntoineJ   
15/8/2013
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Original cette montée en puissance sous jacente et annoncée qui vient trouver ses explications dans le fil du discours ...

"l’homme éduqué n’est pas d’une essence supérieure. Son éducation n’est qu’un vernis fragile. En chacun de nous veille la bête"
soyons zen, le carcan social suffit en général à maintenir l'équilibre sauf en cas de faille ou de maladie mentale en sommeil ... heureusement d'ailleurs ... sinon des expressions comme "le regard qui tue" deviendrait vite autre chose ...

"Dignes du même mépris ; d’aucuns diraient de la même compassion" Braf ... une fois que l'on comprend, souvent on commence à pardonner ...

Le style est très sympa, clair et limpide ...
la taille est parfaite ... morceau musical court et bien ryhtmé !

   widjet   
16/8/2013
 a aimé ce texte 
Un peu ↓
Oui, dans le fond du fond, nous sommes tous les mêmes, des mammifères sauvages. Dans certaines situations, toute l'apparence, l'éducation, les valeurs etc...tout ça part en couilles, il ne reste que notre nature propre, intrinsèque, notre essence absolue, que l'on soit en guenilles ou en tailleur Chanel, qu'on parle 10 langues ou le verlan, qu'on sorte de l'ENA ou de la rue, etc...OK, j'ai pigé. Je n'ai pas de souci sur le fond du message, mais davantage sur la démonstration.

Cela sent le vécu et ça parlera à beaucoup (on a tous connu ce genre de désagrément - dans les transports en commun notamment - en pestant devant le pauvre mendiant qui nous soulent avec son instrument de bon matin), mais j’avoue être déçu tant je m’attendais à autre chose dans le registre de l’immoral. Ici, ça manque franchement d’originalité dans le verbe, de recherche dans les tournures, bref de style (assez neutre, presque impersonnel) comme si l’auteur convaincue d’évoquer une situation qui parlent au plus grand nombre s’en était satisfait et avait oublié d’y apporter une « touche ».

On a déjà vu franchement plus féroce dans la provocation ; et le fait d’interpeller le lecteur avec des « je vais aggraver mon cas » m’a franchement fait hausser les épaules quand j’ai vu l’énumération de ce qui énerve le personnage. Mouais, bof, ça se veut (plus ou moins) désinvolte, effronté, insolent, mais au final ça ne casse pas des briques.

Un texte faussement irrévérencieux, d’un cynisme ultra-light (quitte à dire des atrocités ou à s’attaquer au politiquement correct et à la langue de bois, j’aime autant qu’on y aille à fond).

Décevant (surtout après une "lettre à Voltaire" de haute tenue) et sans surprise véritable.

W.

   Pepito   
16/8/2013
Forme: impeccable, comme d'hab. Peut être une mise entre virgules de "ou que j’aille", j'ai accroché à la lecture.

Fond : il m'est arrivé un anecdote similaire, à la différence que j'ai proposé seulement 10 francs. C'était insupportable (pour moi du moins), pas la peine d'aller chercher ma culture ou mes goûts musicaux ou une éducation différente du pauvre bougre. Cela m'était insupportable et je ne pouvais pas m'éloigner. Point.

Ah oui, aussi, je ne l'ai pas étranglé. Premièrement il était plus costaud que moi et ma journée d'usine m'avait passablement fatigué. Deuxièmement les gens attablés autour de moi m'en auraient surement empêché...

Génial comme vous arrivez à rendre le narrateur désagréable.

Bonne continuation

Pepito

   Anonyme   
24/8/2013
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Bonjour, Sylvaine,

J'aime bien votre texte, mais je l'aurais aimé encore davantage autrement. Bien sûr, c'est le vôtre et vous avez très bien fait de l'écrire comme vous l'avez fait, je me permets juste un avis qui n'engage que moi et ne vaut peut-être que pour mon propre goût.

La grande force de ce texte, c'est d'explorer des sentiments qu'il nous arrive sans doute à tous de connaître, mais que l'on n'avoue pas forcément, ou alors sur le mode de l'humour pour s'en dédouaner. Lorsqu'on lit un pareil texte, on se met facilement dans la peau du héros, du moins a-t-on très envie de le faire, à tel point qu'on a presque l'impression que c'est nous qui racontons cette histoire, mais sans danger puisque personne ne nous écoute. Et pourtant, c'est une histoire (chute mise a part) bien banale puisque largement partagée, mais qui induit en nous des sentiments puissants et des interrogations essentielles à l'égard des autres et de nous même. Il faut alors, selon mon humble avis, que le texte, d'une façon ou d'une autre, rende la puissance de ces sentiments. Vous avez choisi la voie de la tragédie pour ce faire, peut-être pour l'inscrire dans un genre (le bourgeois, la mort d'un personnage), peut-être aussi pour satisfaire les critères de la nouvelle qui réclame une chute, peut-être pour lui donner une tournure singulière. Mais, du coup, cette histoire n'est plus la mienne, parce que le passage à l'acte, habituellement, ne se produit pas, parce que cette histoire, lorsque je la vis, n'est singulière que par ce qu'il se passe à l'intérieur de moi et non par des événements inhabituels, parce que cette histoire n'a pas de chute, puisqu'elle se reproduira encore et encore. Toujours selon mon humble avis, c'est le style qui doit (ou qui peut, du moins) rendre la puissance des sentiments, et tant pis pour la chute, ou alors il faut en trouver une autre. Parce que, finalement, nous avons là une histoire rendant somme toute assez platement nos déchirements intérieurs (les sentiments tels que la gêne, la colère, la culpabilité, la révolte ... sont certes décrits, avec une belle écriture, mais je ne les ai pas vraiment vécus) et se terminant d'une façon dont la nôtre ne se terminerait pas. Un style moins soigné, familier pourquoi pas, pourrait par exemple rendre la perte de contrôle se passant au moment du passage à l'acte.

J'ai lu en forum que c'est votre style et que vous y tenez. Vous avez sans doute raison d'y tenir, mais pour ce qui me concerne, je n'ai finalement adhéré à l'histoire que par le propos, mais ni par le style ni par la chute, parce que le style ne rend qu'un raisonnement intellectuel a posteriori, et la chute n'apparait que pour "faire nouvelle" (lorsque je parle de chute, je veux parler de la conclusion des événements, par forcément d'une situation dévoilée en toute fin de texte).

   Fortesque   
16/9/2013
 a aimé ce texte 
Bien
Que voilà un personnage à tel point imbu et si peu pénétré de l'affectio societatis minimum hors son pré carré. Snob l'éponge carrée ! Lui qui ne dort plus de s'imprégner des insatisfactions en tous genres qu'une certaine mollesse d'esprit plombe en son for intérieur. Gonflé de toutes les frustrations que lui conteste sa haute opinion de lui-même, il éprouve d'autant plus du mal à partager avec ses semblables cet orgasme permanent qui engorge l'air du temps. Serait-ce à trop s'isoler sur la hauteur des estrades ? La tribune en deviendrait un catafalque. Serait-ce à trop se pâmer aux adagios anachroniques et désuets ? Un phrasé d'accordéon ne dessinerait plus ce chemin vers un accord hédoniste. Le narrateur, perdu dans le labyrinthe des silences intérieurs, aura échoué à briser les entraves de la bête et à dompter le diabolus in musica où les "nuisances" s'honorent à trouver goût aux autres. Plutôt que d'en venir à les trucider, le fracas métallique et salvateur d'un Hellfest, par exemple, avec ses supplications rageuses lui aurait permis de laisser retomber le soufflé par une communion sous le signe fraternel des cornes. Si la musique adoucit les moeurs, c'est à ouvrir les esprits vers le monde entier.

   plumette   
30/5/2018
 a aimé ce texte 
Beaucoup
j'étais curieuse de vous lire en dehors du registre fantastique/ merveilleux qui vous a valu tant de plumes.
Et je ne suis pas déçue!

J'imagine que votre narrateur parle à son avocat, c'est ce qui lui permet d'être dans une sincérité absolue, il se livre sans fioritures et sans se chercher d'excuses, il fait un récit assez factuel de ce basculement vers le crime qui tient à si peu de choses! Une mauvaise nuit, un sentiment de supériorité, une résistance inattendue chez l'accordéoniste.

La force de l'écriture est de rende crédible pour le lecteur une histoire qui , si on veut la raccrocher au réel et la décortiquer, ne l'est pas vraiment.
Les sentiments exposés par ce narrateur sonnent tellement justes que cette histoire de crédibilité n'a pas d'importance.

J'aime bien la chute avec sa "morale"!

A vous relire

Plumette

   jfmoods   
12/10/2018
L'entête, ironique ("La musique adoucit les mœurs."), met violemment en relief la terrible leçon dont la nouvelle est porteuse.

Le personnage qui s'exprime ici s'adresse à son avocat ("Des circonstances atténuantes ? Peu m’importe que vous me les obteniez ou non.").

Cet enseignant surmené ("J’étais à bout de forces en sortant du lycée, et lorsque je suis monté dans le wagon je n’aspirais qu’au silence et au repos."), au demeurant dédaigneux de la masse, élitiste ("Grotesque.", "cette petite dinde", "je suis de ceux qu’un adagio de Mahler plonge dans une extase supraterrestre proche de l’illumination mystique", "rengaines de bastringue, surtout infligées de force", "l’une des façons les plus grossières de retenir l’attention des autres", "C’est un viol du silence intérieur"), se voit renvoyé, par le crime dont il s'est rendu coupable, à la médiocrité de sa condition (antithèse : "en tant qu’homme éduqué, je me sentais d’une essence supérieure à tous ces déchets humains que nous croisons si souvent" / "Non, l’homme éduqué n’est pas d’une essence supérieure", gradation anaphorique : "nous sommes tous faits de la même boue, coulés dans le même moule. Dignes du même mépris"), au tragique inhérent à toute vie humaine ("Si j’avais l’intention de le tuer ? J’aimerais vous répondre non, mais c’est bien une soif de meurtre qui s’était emparée de moi.", "Nous avons tous deux été victimes d’un faisceau de circonstances infimes brusquement figées en fatalité définitive. Cette fatalité s’est refermée sur nous et nous emprisonne à tout jamais, comme l’ambre emprisonne l’insecte.").

Merci pour ce partage !


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