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Sentimental/Romanesque
Shepard : Sortir de là
 Publié le 23/12/19  -  9 commentaires  -  6912 caractères  -  94 lectures    Autres textes du même auteur

« I take a deep breath in the morning
in the garden where the lilacs blossom
And gently step forward
to the spiral staircase made of glass » - ‘Bombs’ Jun Togawa


Sortir de là


Ce jour-là, elle marchait dans la rue et c’était arrivé comme un gros coup de fatigue. Un trou s’ouvrit sous ses pieds et l’engloutit tout entière. La chute se fit en douceur, comme si elle coulait au fond d’un lac. Sous l’eau, on se privait des sens, les sons se dispersaient et le toucher s’uniformisait. À un certain point, la lumière fuyait aussi. Emma contemplait d’en bas le ciel se brouiller sous l'onde.


Elle explora son nouvel environnement, le ventre froid, ses gestes dénués de pesanteur. L’absence d’extrêmes l’enveloppa dans un cocon réconfortant. Une pause dans l’effervescence du monde. Le trou était aussi bête qu’il y paraissait, vide comme un appartement sans meubles, on ne pouvait que regarder les murs.


Emma oublia le temps, assise en tailleur, les yeux grands ouverts sur rien, à réfléchir. Une forme émergea de l’ombre sans le moindre trouble, juste en face. Se croyant seule ici, elle se redressa vite. Ses pieds s’emmêlèrent un peu et elle faillit tomber à la renverse. Une fois stable, elle détailla la silhouette. Un homme qui l’observait d’un air tout aussi étonné.


– Ça va ? J’ai quelque chose sur le nez ?

– Désolé.


Il commença à partir, Emma regretta sa réaction.


– Attends !

– Oui, quoi ?


Le retour brusque l’embarrassa d’autant plus, elle se sentit comme une idiote.


– Je… Ben… Heu…

– Ah. J’ai compris. Tu es une nouvelle ?

– Je ne sais pas, je crois… on est où ?

– Au fond du trou.

– Au fond du trou ? D’accord… mais sinon ?

– La vie, ça va comment en ce moment ?

– Ça va…


Il eut un gros soupir.


– Non ça ne va pas, pourquoi tu serais ici autrement ?

– Je ne fais que passer, se défendit Emma, j’étais curieuse, c’est tout.

– Oui, mais bien sûr ! Tu as sauté dans le trou « par curiosité ». À d’autres.


Elle baissa les yeux. Elle ne pouvait nier que, récemment, ça ne se passait pas aussi bien qu’avant. Son travail lui pesait, ses objectifs filaient entre ses doigts année après année. Les jours s’écoulaient mais rien n’avançait. Elle vivait seule sans même prendre le temps pour elle, se délaissant petit à petit. Les détails de son reflet ne comptaient plus. Des pensées s’accumulaient dans sa tête sans personne avec qui les partager, les idées pourrissaient sur pied, les unes après les autres. Elle ne voyait pas d’intérêt à se développer sans quelqu’un pour en voir les progrès. Emma stagnait dans cet étouffoir, sa plus belle création. Ses épaules s’affaissèrent, son visage se froissa, elle essuya les larmes collées sous ses cils avant qu’elles ne tombent.


– Désolé, je ne voulais pas te faire pleurer, s’excusa l’homme, tu verras, on s’habitue. Après un moment on ne sent plus rien du tout. Moi, je vais sur ma cinquième année, et voilà : je suis toujours là pour en parler.

– Quoi, cinq ans ? Cinq ans ici ? À ne rien faire ?


Elle se prit la tête entre les mains, l’idée était inacceptable.


– Tu n'as jamais essayé de partir ?

– Ah oui, au début. Des petits trucs pour sortir la tête de l’eau de temps à autre, mais ça devient de plus en plus fatiguant de grimper, il indiqua le bout de ciel de son pouce, et puis pourquoi ? On termine toujours par retomber dans le trou.

– Y a pas d’autres sorties ?

– Non. Enfin… Si. J’en ai croisé quelques-uns, qui sont sortis définitivement. Tu vois ce que je veux dire…

– Non.

– Ils se sont foutus en l’air. Ce sont ceux qui n’en peuvent plus de ne rien faire, alors ils commencent à creuser. Creuser le fond du trou… C’est vraiment dangereux. D’ailleurs tu devrais faire attention, je vois bien comment tu réagis, tu es agitée…

– Ce n’est pas… Ce n’est pas du tout dans mes intentions !


Il leva les deux mains en signe d’apaisement.


– Alors mets-toi à l’aise, je t’en prie.


Le couple s’assit côte à côte, à contempler les jeux d’ombre et de lumière qui filtraient d’en haut. Cette danse les rendit nostalgiques, un plaisir rare dans cet endroit. Emma osa demander :


– Pourquoi es-tu là ?

– Je suis… comment on appelle ça déjà ? Je l’ai sur le bout de la langue… Ah oui : dysfonctionnel. Je pige rien à rien, j’aime bien regarder et ne pas parler, je préfère rêver éveillé que faire. Tout va trop vite là-haut… et ça ne va pas de le bon sens, à mon avis. Ici c’est tranquille. On n'a pas besoin d’être le premier, on n'attend plus rien de moi. C’est rassurant.


Ces paroles portaient des couleurs familières à Emma. Le monde paraissait plus supportable derrière ces écrans de gris, au ralenti, sans ses éclats et ses tourbillons. Sous la surface, on se laissait pousser par la tempête, on abandonnait l’idée de s’accrocher à son rocher pour garder sa place, puis on glissait vers le fond, sans heurts. D’en bas, le monde dégoûtait un peu mais sans obligations. Le risque inhérent à l’inaction était de devenir lucide, et donc de trouver une justification à ne plus rien faire. Emma, sur le point de céder à l’apathie, rejeta tout en bloc. Il lui fallait tenir, s’entourer des petites choses, ses favorites, et les cultiver : un air de musique, un plat, une blague, une heure, un contact, une odeur, un rien à l’échelle du monde. Ces sensations minuscules, personnelles, engendreraient l’inspiration, et le courage de faire des choses plus grandes. En un battement de paupière, Emma s’éleva vers la surface, au bord du trou, à l’air libre. Par l’ouverture, elle distingua le visage de son compagnon d’infortune.


– Ça y est, déjà partie ?

– Je t’avais bien dis que je ne restais pas.

– Bonne route, donc, sourit-il, l’expression pâle.

– Pourquoi tu ne viendrais pas avec moi ?

– Moi… ? Là-haut ? Non… Qu’est-ce que je ferais ?

– On pourrait commencer par manger quelque chose, j’ai faim.

– Ce n’est pas ça. Le problème c’est que je n’ai rien à faire. Il n'y a rien à faire tout court, même.

– On s’en tape de ça, on n'est pas des machines. Il faut déjà vivre ! Après tu trouveras quelque chose à suivre parmi toutes les étincelles.

– Je suis loin du monde, hésita-t-il, je suis tout seul.


Emma lui tendit la main.


– Et moi alors ? Allez, sois pas con, remonte, je te tiens !


Il grogna, puis s’élança vers la lumière, tiré vers l’avant. Le contact avec l’extérieur fut brutal. La brise hurla dans ses oreilles, les rayons du soleil piquèrent sa peau, saturèrent sa vision et l’éblouirent. Il trébucha sous l’impact du changement, prêt à retomber, mais Emma le rattrapa.


– Tu restes là, OK ? Y a rien derrière toi, oublie.


À chaque pas, il manquait de se dérober, prêt à retourner dans le trou qui lui collait aux basques. La tache noire rampait dans leur dos, serrée à leurs chevilles à se traîner comme un boulet.


– Ce qu’il faut, souffla Emma, c’est de ne jamais s’arrêter. Si l’un de nous fatigue, l’autre doit prendre le relais.


Le garçon trouva la force d’avancer, avec ces simples mots, pour quelqu’un d’autre, pour cette présence. Elle portait un parfum au lilas, un souvenir qui le gardera du bon côté.


 
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   plumette   
6/12/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
j'ai été embarquée dans le trou, dans cette exploration et je me suis assez facilement identifiée à Emma.

Qui n'a pas eu la tentation de sombrer, de se laisser glisser vers le fond? Avec l'espoir d' y trouver quelque chose peut-être ?

ce qui est intéressant, c'est qu'Emma n'a pas vu venir le trou et elle commence par s'y trouver plutôt bien.

J'ai bien aimé cette tentative de l'auteur de traduire au niveau du corps et des sensations physiques cette expérience de la dépression.

Et puis la rencontre avec l'homme qui est au fond du trou depuis 5 ans la réveille et l'histoire évolue vers une solidarité tendre.

il y a une dimension poétique dans cette façon d'imaginer "le fond du trou" et la manière d'en sortir.

Ce texte me donne le sourire, il transmet avec légèreté des choses qui ne sont pas si légères.

Merci pour cette lecture

Plumette

   Corto   
8/12/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
C'est une vraie parabole que nous présente ici l'auteur. Une parabole qui a pour fondements la vie, son sens, sa difficulté, l'énergie qu'elle nécessite. Une phrase est significative de l'épuisement psychique et de la nécessité du refuge "Ici c’est tranquille. On a pas besoin d’être le premier, on attend plus rien de moi"

Chaque élément de la nouvelle se perçoit facilement, tomber au fond du trou, avoir peur d'en sortir, trouver la vie trop dure et trop agitée, faire une rencontre, s'épauler l'un l'autre jusqu'à pouvoir 'sortir du trou'.
Le tout est formulé avec simplicité "Et moi alors ? Allez, sois pas con, remonte, je te tiens !".

Le final ouvre sur une nouvelle vie, celle qu'on assume dans le soutien et l’entraide: "- Ce qu’il faut, souffla Emma, c’est de ne jamais s’arrêter. Si l’un de nous fatigue, l’autre doit prendre le relais."

Comment appelle-t-on cela déjà ? Amour ? Solidarité ? Empathie ? Résilience ? Des mots qui font du bien.

Merci à l'auteur pour le message comme pour la qualité de l'écriture.

   cherbiacuespe   
10/12/2019
 a aimé ce texte 
Bien
Je suis partagé sur ce texte.

C'est superbe et imparfait à la fois. Peut-être que le style d'écriture, le choix des mots, l'ordonnancement des phrases m'indisposent. Et d'un autre côté, l'idée en texte de se mettre dans un trou quand plus rien ne va, juste avant de faire "le grand saut" m'emballe énormément. Il fallait y penser, il fallait oser, il fallait le faire.

Si je suis réticent sur l'écriture parfois trop obscure, je suis enflammé par l'inspiration de cette nouvelle. Mon appréciation est du coup en demi-teinte.

Cherbi acuespè
en EL

   hersen   
23/12/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
J'aime cette nouvelle qui ne tient à rien : elle est sans décor, elle est à l'intérieur... pas trop rieur, justement.

Je ne peux m'empêcher, en lisant ce texte, d'y voir une pièce de théâtre, tout en minimalisme.

l'idée qu'il y ait déjà quelqu'un d'autre au fond du trou quand elle arrive est excellente, en ceci que nous voyons bien qu'elle ne comprend pas où elle est. Elle ne comprend pas ce qui lui arrive. Il lui faut un "habitué" pour lui expliquer.

Et elle va lui communiquer son énergie, puisque elle, elle en a encore, pour le tirer de là.
Et proposer quelque chose qui est le contraire certainement de ce dont il a envie, mais la chose la plus conviviale qui soit et qui requinque : aller manger un morceau.

Bon, le bord du trou sera peut-être toujours à le guetter un peu, mais petit à petit... et puis qu'on on n'est plus tout seul, ou qu'on accepte d'avoir quelqu'un avec soi...

Pas trop fan du parfum au lilas à la fin.

   ours   
23/12/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Shepard

Malgré une écriture sobre sans chichi, j'ai ressenti de la sympathie pour vos deux protagonistes. J'ai aimé ce trou qui prend par moment des airs de caverne de Platon avec tout ce que cela implique comme rapprochement. Quand on y est depuis trop longtemps, on ne sait plus trop quelle est la 'vérité', on pourrait presque s'y sentir bien dans cette caverne... le cocon n'étant pas ici dans l'ignorance mais dans l'évitement d'un monde qui va trop vite.

J'ai aimé aussi la fin, avec cette ombre qui poursuit Emma et son compagnon, car oui vivre c'est être animé, être en mouvement et seul ce mouvement leur permettra de ne pas retourner là-bas, même si ce n'est jamais très loin, il faut savoir vivre avec, la clé étant dans la résilience.

En conclusion, même si l'image du "fond de trou" n'est pas nouvelle, je trouve que vous l'avez exploitée avec une certaine poésie et de la philosophie qui ne sont pas déplaisantes.

   Malitorne   
23/12/2019
 a aimé ce texte 
Bien
Un récit tel une métaphore de la dépression, original vu sous cet angle. On a tous ressenti ces moments où l’existence perd toute saveur et devient un poids insurmontable. Alors on se laisse glisser au fond du trou, les idées noires, l’espoir en berne, sans plus envie d’avancer. Et comme le souligne avec justesse l’histoire, c’est souvent une main tendue qui permet d’émerger de ce marasme. Sur le contenu donc, c’est bien vu et joliment exprimé.
Je suis plus réservé sur l’écriture, impeccable dans les dialogues mais laborieux je trouve à certains endroits. Surtout celui-ci, qui n’a pas la fluidité du reste : « Ces paroles portaient des couleurs familières… son compagnon d’infortune. » C’est pourtant un paragraphe essentiel à l’issue du récit mais il me semble poussif, dénué de la forme naïve qui opère son charme ailleurs. En tout cas dans mon déroulé de lecture j’ai buté dessus.

   Pouet   
26/12/2019
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Slt,

un texte sur-réaliste- ou pour le coup sous-réaliste- basé sur un jeu de mot, sur l'expression "se retrouver au fond du trou", pris au pied de la lettre (ou de l'être), pas mal vu.

Histoire ma foi très sympathique et porteuse d'espoir, un "petit coup de mou" d'Emma qui permettra de relever ce garçon plus "profondément enfoui". Cet homme demeurera d'ailleurs sans prénom.
On pense entrevoir une histoire d'amour naissante entre les deux. Ou peut-être pas.

L'ensemble m'est apparu suffisamment explicite sans être trop lourd, assez fin quoi pour un sujet pesant traité avec légèreté.

La forme porte bien le propos, le style est alerte et efficace.

J'ai particulièrement aimé ce passage:

"– Tu n'as jamais essayé de partir ?

– Ah oui, au début. Des petits trucs pour sortir la tête de l’eau de temps à autre, mais ça devient de plus en plus fatiguant de grimper, il indiqua le bout de ciel de son pouce, et puis pourquoi ? On termine toujours par retomber dans le trou.

– Y a pas d’autres sorties ?

– Non. Enfin… Si. J’en ai croisé quelques-uns, qui sont sortis définitivement. Tu vois ce que je veux dire…

– Non.

– Ils se sont foutus en l’air. Ce sont ceux qui n’en peuvent plus de ne rien faire, alors ils commencent à creuser. Creuser le fond du trou… C’est vraiment dangereux. D’ailleurs tu devrais faire attention, je vois bien comment tu réagis, tu es agitée…

– Ce n’est pas… Ce n’est pas du tout dans mes intentions !"


Concernant l'écriture donc je n'ai rien relevé de particulier à part au début: "Le trou était aussi bête qu’il y paraissait", même si je comprends bien le sens de "bête" ici, je pense que j'aurais préféré un autre adjectif.

Nouvelle plaisante, agréable à lire.

   Anonyme   
24/2/2020
Un très bon moment de lecture. Merci Shepard !

J'aime beaucoup cette histoire particulièrement originale au fond du trou et la façon dont elle est menée. Les dialogues rendent la scène très vivante.

J'aime l'optimisme qui se dégage au travers de ce partage, et l'idée qu'il suffit qu'un tende la main à l'autre pour l'aider à s'en sortir. Et je ne parle même pas du parfum au lilas comme ''souvenir qui le gardera du bon côté''.

A vous relire


Cat

   Anonyme   
26/1/2020
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour,

Tout d'abord, le titre de cette nouvelle m'a interpellée, et j'ai voulu en lire plus .
Je ne suis pas déçue et j'ai aimé l'optimisme qui se dégage au travers de votre récit.
Oui, quand on est au fond du trou, quand plus rien ne va, on s'y habitue et s'y complet parfois malgré soi ( cet homme qui 'y est réfugié depuis cinq ans).

Une main tendue par celle qui veut s'en sortir, aider l'autre, belle solidarité.

J'ai beaucoup aimé.


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