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Sentimental/Romanesque
Sidoine : Conjuration
 Publié le 13/05/25  -  2 commentaires  -  55103 caractères  -  17 lectures    Autres textes du même auteur

Dans une ville thermale désuète, une jeune femme avance à travers les vestiges d’une histoire familiale marquée par l’emprise d’un père autoritaire et la présence effacée d’une mère silencieuse. Accompagnée de son chien fidèle, elle cherche à rompre les liens anciens pour retrouver, au creux des eaux et des ruines, le chemin vers la lumière.


Conjuration


1.


Elle ne savait pas très bien où elle se trouvait. Était-ce Aix-les-Bains, cette ville fastueuse qui se courbait à ses pieds dès qu’elle la contemplait ? Pourquoi le flux insidieux des foules tentaculaires résonnait-il autant dans ses oreilles meurtries ?

Mais oui, il fallait se rendre à l’évidence : elle avait échoué en Savoie, avec son père qui la lorgnait d’un œil fou. Les montagnes, autour d’elle, grimpaient dans les airs comme des gratte-ciels, et le flot de ses pleurs envahissait son esprit. Ne pas trop réfléchir… accepter de se perdre… se laisser emporter par la vie dans un halètement incessant…

Une traînée, voilà ce qu’elle était.

L’hôtel Bellevue n’était qu’un boudoir, une constellation diamantée qui luisait d’éclats suspects. Ce bruissement des couverts au restaurant, ce ricanement des vieux beaux qui la harcelaient de leurs regards audacieux… Faire bonne figure, d’accord, mais comment ? Comment s’extraire de cette mouise clinquante qui scandait son cœur de frissons ?


– Écoute, lui avait-il dit (son père), tu resteras là toute la journée pendant que j’irai en cure.


Et elle était enfermée ! Avec sa chemise blanche qui voletait au vent, ses seins si fiers qu’ils perçaient le tissu, ses lèvres pleureuses et ses yeux outremer ! Lui, l’étranger aux mâchoires prédatrices, l’avait piégée. Longtemps après, elle avait raconté cette histoire à son psychanalyste : le bougre avait bien ri de son innocence nacrée.

Elle lui avait demandé une cigarette, à ce requin qui ressemblait à son père et qui, pour cette raison, l’attirait. Il ne s’était pas fait prier.


– Je te la donne… mais à une condition. Baise-moi.


Elle ne savait pas baiser. C’était un problème, et ce n’en était pas un.

Dans la chambre tiède que le crépuscule frappait de mille rayons mobiles, elle s’était dévêtue : la chemise riait par terre comme une reine vaincue, et sa tête avait valsé sur le grand lit double où l’autre l’avait possédé.

Du plaisir ? Peut-être. Elle ignorait tout de son corps. Tactiles, les mains l’avaient agrippée, avaient bu son nombril et ses jambes agiles et son front menu. Puis tout s’était dissous dans une longue caresse ponctuée de sursauts.

Et c’était beau, et terrible à la fois. Et les larves de ses pensées étaient devenues papillons, et la pièce avait roulé dans le calamar géant de son amour d’elle-même, cette coque étrange aux ramifications sournoises qui lui servait de refuge. Son père s’était absenté. Terminé, ces critiques volages s’abattant sur sa honte ; terminé, cet œil fixe qui sortait de son orbite pour épier ses moindres recoins. Le requin avait pris toute la place ; il déployait ses dents moroses sur sa chair à vif, en la broutant, en l’égorgeant, en la suçant par vagues convulsives.

Et pourtant, c’était là son seul souvenir heureux, sa seule échappée aux rets infernaux qui la happaient de leur filet étroit.

Son sexe d’ombre et d’eau douce… sa peau nervurée d’une écume inconnue… son envolée d’elle-même… un oubli au goût de cendre, un voile de désir jeté sur le cours inéluctable de son existence.

Le lendemain, les couverts bramaient toujours leurs bruissements fanatiques ; le requin s’était enfui sans laisser de traces ; et son père, d’un air fielleux, avait souri avant de lui demander, sans retenue :


– Bien dormi ?


À quoi s’occupait-il, tandis qu’elle se mourait dans sa propre pénombre ? Était-il réellement malade, ou simulait-il une pathologie quelconque pour bénéficier des mystères des eaux thermales ? De toutes parts, les sources éclataient. Franches, vives, sinueuses, elles s’infiltraient dans les rues, tachaient les fontaines de leur soufre, crapahutaient dans la forêt de ses peurs.

Aix-les-Bains : une ville qui n’en était pas une, une destination sans retour, un non-lieu inhumain où elle avait plongé, définitivement, pour hoqueter dans la fadeur alerte de sa toison noire.


2.


En voiture, tout à l’heure, elle était repassée devant cet hôtel. Ces murs hauts, droits, tendus vers le ciel terne, et cette piscine carrée où elle s’était baignée, timide et honteuse. Dix ans plus tôt, cet événement s’était produit et elle y pensait sans relâche, dans un mélange de plaisir et de douleur. Son père rôdait quelque part : elle savait qu’il habitait dans une région proche, même si elle ne le voyait presque plus.

Cette envie de s’arrêter, d’explorer le passé qui ressuscitait dans sa mémoire en un refrain dansant… et cette question qui la hantait : pourquoi s’était-elle installée ici, à Aix-les-Bains, alors qu’elle aurait dû tout foutre en l’air, cracher rageusement sur le temps écoulé, et vivre une fois pour toutes ?

La radio grésillait une musique funèbre ; le siège en cuir se plissait sous son corps anguleux ; le soleil entrait par les vitres ouvertes, l’écrasait, la suffoquait. Il fallait éviter de penser, retourner à ses occupations quotidiennes, se rouler dans la boue de ses songes et ne pas chercher à comprendre l’acte qui avait eu lieu et dont elle ne parvenait pas à se défaire. Le requin ? Elle s’en fichait à présent. Elle ne lui en voulait pas : il l’avait déflorée, point barre. Mais l’atmosphère de la chambre pullulait dans sa poitrine, lui compressait l’estomac, lui donnait une irrésistible envie de vomir.

Elle s’était laissé faire. Peut-être avait-elle même désiré cela : s’arracher à elle-même, se dissoudre dans le néant.

Et elle n’y pouvait rien, si les montagnes se désossaient devant elle, si le lac du Bourget rugissait sans répit, si les feuillages des arbres printaniers lui picotaient les yeux de leur parfum moite et obsédant. Elle devait prendre l’air, coûte que coûte, retrouver ses limites, se rengorger, se renforcer, sans quoi la mort ouvrirait ses bras velus pour l’aspirer dans son tourbillon. Mais n’était-elle pas déjà morte ? Quelle horreur de croire qu’elle vivait, qu’elle se mouvait et respirait, alors que l’instant suspendu de son crime ne cessait de la fasciner ! Elle avait fauté. Elle avait désobéi à son père. Non parce qu’elle avait eu un rapport sexuel, mais parce qu’elle était allée voir ailleurs, qu’elle s’était intéressée à un autre homme que lui. Et, tandis qu’elle observait la montagne misérable qui fendait la brume de ses neiges éternelles, elle se demanda ce qu’il faisait à présent, son père, à quoi il passait ses journées, et s’il se souvenait d’elle. Elle l’avait laissé tomber, comme elle s’était laissé tomber. Elle n’avait pas respecté le pacte qu’elle avait signé avec lui, un soir, sur le balcon du Bellevue.

Je resterai toujours à tes côtés. Je ne t’abandonnerai jamais. Je te soignerai quand tu tomberas malade. Tu peux compter sur moi.

Mais elle s’occupait plus de son chien que de son père. D’ailleurs, il s’agitait dans le coffre, se débattait en vain contre la laisse qui l’enserrait, comme s’il cherchait lui aussi une issue.

Je ne te jetterai pas en pâture aux fauves… je te promènerai gentiment… tu pourras boire l’eau du lac et te baigner tant que tu veux…

Il ne l’écoutait pas. Et cette radio qui n’en finissait pas de frémir !

L’hôtel s’éloigna ; par bouffées, les glycines creusaient dans sa peau des trous violacés ; et, le regard embué de rage, elle freina soudain, sans raison, avec la peur panique de tourner à droite, en direction du centre-ville.


3.


Elle n’avait pas pu y échapper, à ce centre-ville qui l’attirait comme un bonbon tout en la révulsant.

Les rues fourmillaient de clarté ; les poubelles vomissaient leurs détritus ; les immeubles jouaient à la marelle avec des airs d’enfants anxieux. La foule, doucement, se déversait en elle, pendant qu’elle promenait son chien, dans une marée montante aux senteurs fauves. Une boutique, puis une autre, puis une autre encore… cela n’en finissait pas. Les marchandises s’étalaient dans les vitrines limpides, éclataient de couleurs farouches, se convulsaient au rythme de ses pas malhabiles. Et toujours, les sources ruisselaient dans les caniveaux, s’ébrouaient dans les fontaines, propulsaient leur écume sur la façade des anciens thermes aux bassins désormais creux. Elle ne pouvait pas profiter de son périple : son chien l’en empêchait. Alerte, volubile, les oreilles dressées, avec ses pupilles nappées d’ombre, sa fourrure massive enduite de soleil vaporeux, il l’entraînait malgré elle dans le labyrinthe urbain, la tirait, l’emportait, l’écorchait de sa laisse amère qu’elle tenait fermement dans sa main moite.

Place Carnot… c’était le centre historique, le cœur de la cité romaine, où étaient nés, à quelques kilomètres du lac, certains de ses ancêtres. À la terrasse d’un café, elle voulut s’installer, sentir entre ses doigts la tasse de porcelaine fumante, s’abreuver enfin du liquide ambré. Mais une image, atroce, s’imposa à elle et l’arrêta dans son élan : cette jeune fille malingre qui buvait une menthe à l’eau en face d’un homme semblable à son père, n’était-ce pas elle-même ? Le temps s’était retourné ! Le grand sablier s’était renversé ! Et elle assistait, impuissante, à la scène qui se rejouait devant elle et l’emplissait de terreur.


– Je te promets, papa, je ne t’abandonnerai pas, affirmait son double d’une voix fantomatique.


Et le père la regardait sans répondre, conscient de son emprise et heureux de posséder une si bonne servante.


– Tonnerre ! Reviens immédiatement !


Son chien s’était enfui : la laisse ondoyait derrière lui en flammèches fébriles. Plus rien n’avait d’importance, plus rien ne pouvait l’atteindre, elle qui avait déjà tout perdu. À quoi bon le poursuivre, à quoi bon lui clamer de la rejoindre ?

De toute façon, il ne m’aime pas, il ne tient à moi que parce que je lui donne à manger. Vieux chien ! Animal terrible ! Tes léchouilles, je n’en veux plus ; ta tendresse opaque, je la mets au pilori ; tu bois à la fontaine sacrée, tu te gorges de son élixir, mais je me sens si nue, si déserte, qu’en aucun cas je ne pourrais t’imiter.

Il faudrait pourtant (et cette pensée éclata dans sa tête en un nuage fou) que je pénètre dans les thermes, que je plonge dans les mystères de la cure : alors peut-être que je comprendrai mon père, et que la vie qui m’a quittée flambera à nouveau en moi.

Mais ils étaient fermés ! En rénovation ! La façade poussiéreuse expirait sous le mouvement des pelleteuses ; des tours immenses se construisaient en lieu et place des rites anciens.

La jeune fille aperçue il y a un instant souriait d’un air vague. Voluptueuse, elle se remémorait sa nuit passée avec l’inconnu, et sa peau fade ondulait dans le feu de l’été.

Quelle idiote… à présent, les curistes se rendent aux thermes Chevalley, les nouveaux thermes conçus spécialement pour eux ! On ne m’en a dit que du bien. Mais je ne suis pas malade. Ou du moins, je ne le crois pas.


– En es-tu sûre ? rugit le père en terminant son jus de tomate. Tout le monde est malade. Tu n’y échapperas pas. Mes pathologies t’appartiennent. Regarde ! Ton corps déjà se disloque. L’asthme te ronge la poitrine. Les rhumatismes dévorent tes articulations. Une prescription médicale… c’est si facile ! Demande à ta mère. Persuade-la avec habileté. Et tu pourras entrer dans le bonheur des eaux.


Le chien noir au pelage frénétique s’ébroua avant de glisser contre sa jambe sa truffe chaude. Il réclamait la laisse. Il tendait le cou, avide de sa prison. Elle ouvrit le petit crochet et enfila le collier étroit où brillait le médaillon qui portait son nom. Et la jeune fille, une dernière fois, la fixa de ses prunelles atones, grevées de longs cils violacés.


4.


Appeler ma mère, oui, je le devrai peut-être. Après tout, elle est médecin : il suffira d’un certificat pour que je sois une curiste à part entière. Mais comment m’y prendre pour la flouer, pour ourdir avec adresse un formidable complot ? Malade, je ne peux l’être, je ne le crois pas une seule seconde. Mais, pour les besoins de la cause, je le deviendrai, comme je deviendrai mon père, ce fou, cette immondice, ce requin rageur à la face famélique.

Elle s’était assise sur les marches des anciens thermes, parmi les grues immenses, les pelleteuses convulsives, les ouvriers en gilets fluorescents, la poussière vibrante et le vacarme des moteurs. Le chien, à ses côtés, s’était étendu sous les rayons du soleil pubescent, et son propre discours intérieur la berçait dans une mélodie au souffle sourd. Un vide passa en elle, un creux étrange qui la secoua de sanglots. C’était la fêlure d’une vague trop longtemps retenue, le glissement incertain d’un pas trembleur sur la grève. D’un geste mécanique, elle chercha dans sa poche son portable, pour en sentir la texture, la froideur sèche et lisse. Un simple coup de fil… une voix persuasive qui dirait : Maman, réalise mon désir. Je te dicterai mes symptômes. Tu n’auras qu’à les inscrire sur ton ordonnance mot pour mot. Je suis la fille de mon père. Un sang de Viking roule dans mes veines bleuissantes. Tu ne peux rien me refuser. Tu te soumettras à moi comme tu t’es toujours soumise.

Mais c’était impossible ; elle avait beau essayer de s’identifier au tyran, elle n’y arrivait pas. Sa mère tanguait sur le carrelage épileptique aux sons des gifles qui la minaient. Et elle se souvint de son visage ravagé, une vieille loque et non pas un visage, à vrai dire, un bout de chiffon tordu par la douleur où naissaient, par endroits, quelques hématomes obscurs.


– Va te faire foutre, sale conne ! Si tu me quittes, je te tue.


Les insultes résonnaient dans l’avenue Charles de Gaulle, déchiraient le tissu de la réalité, dans une oscillation insolite où le passé à chaque instant redevenait présent.

Le pauvre ! s’exclama-t-elle en regardant Tonnerre qui dormait à ses pieds d’un air béat. Il faut lui pardonner ! Il était si fragile… un rien aurait pu le détruire.

Et c’était vrai. Comment en vouloir à un malade mental ? Il se croyait le descendant d’une lignée insigne ; chaque semaine, il écrivait au président de la République, et se plaisait à traîner ses collègues dans les méandres de procédures judiciaires infinies.

Il est doué, lui avait confié sa mère. Tu ne peux pas mesurer l’étendue de son intelligence. Vingt ans qu’il m’en fait baver ! Trente mille euros de frais d’avocats ! Doué, et original. Dommage qu’il soit si violent.

Elle aimait les coups, la gueuse, pour lui parler ainsi, sans émotion d’aucune sorte. Elle l’avait choisi, elle s’était mariée avec lui : qu’elle paye. Mais un enfant était venu au monde, et cet enfant, c’était elle. Elle ! Une bulle de savon qui s’étiole dans la tiédeur fallacieuse de cet après-midi sans fin !

Le portable luisait dans le creux de sa main. Elle n’appellerait pas. Elle trouverait une autre solution. Elle rentrerait, coûte que coûte, dans les bâtiments désaffectés où son père, en d’autres temps, se prélassait dans la chaleur des eaux. Elle voulait saisir quelque chose qui lui échappait, une sensation diffuse qu’elle n’arrivait même pas à nommer, un éclat de bonheur capable de rassembler, d’un seul coup, la personnalité éparse, confuse, magique et claironnante de son géniteur. Et comme s’il avait entendu son souhait le plus profond, le chien, de nouveau, s’agita avant de la traîner dans l’ouverture béante d’une fenêtre cassée.


5.


Peut-être était-ce un rêve, cette impression de pénétrer dans les anciens thermes. Elle ne savait plus où elle se trouvait : dans la ville réelle qui valsait sous ses pas, ou dans la terre biscornue, âcre, silencieuse et féroce du passé. Pourquoi les ouvriers n’avaient-ils pas réagi quand elle s’était glissée dans la fente ? Elle n’aurait pu le dire. Elle était invisible, elle n’existait pas, tout le monde se fichait d’elle, même son chien qui maintenant flairait la poussière volatile et crayeuse.

L’intérieur était vide. Un calme surhumain la saisit. Elle avait laissé derrière elle l’agitation maligne qui avait innervé son corps d’intimes soubresauts ; les ruelles poisseuses qui déversaient leurs déchets au rythme des sources sensationnelles s’étaient évaporées, et c’était l’œil de Dieu qui semblait la fixer au creux des bassins inertes.

De leur rotondité bleue, les cuves moribondes l’appelaient. Égratigner leurs mosaïques fantasques, les minuscules carrés qui les composaient, comme elle l’aurait voulu ! Elle n’osait pas les approcher, à la différence de Tonnerre qui, dans leur coque déserte, plongeait sa truffe humide.

Les souvenirs l’envahirent.

Au milieu des perceuses frémissantes, de l’ébranlement lascif de la bâtisse agonisante, ils se déposèrent, un à un, sur la surface de ses yeux millénaires.

Le non-visage de sa mère se leva d’abord : grotesque, mesquin, il exhibait sa texture déchirée, cette peau lessivée par les coups aux nuances verdâtres. Puis, ce fut la silhouette vénéneuse, massive, hiératique, affolante, de son père qui se dégagea de son esprit retors. Son poing lourd, magnifique, pesant, qui mécaniquement, dans une lenteur démesurée, brisait les joues veloutées de la loque humaine.

Et surtout, le carrelage réapparut dans toute sa splendeur dévastatrice, avec ces carrés si semblables à ceux des bassins qu’elle contemplait avec hargne, et ces fêlures petites où trottaient les fourmis. Elle avait raté quelque chose ; la scène résistait à sa pensée ; sa mère aurait dû être morte, mais elle était vivante, et elle ne comprenait pas comment cela était possible.

La fouetter ! Voilà ce qu’il aurait dû faire ! Il n’y avait pas songé. Sa ceinture, serrée à son pantalon de toile, n’avait pas fendu les airs de ses lancinantes saccades.

Et le requin fit son entrée. La queue entre les jambes, il l’étranglait de son regard flamboyant. Son souffle sur son corps… Cette montée affolante, en elle, d’une sève inconnue… la giclure frêle de son sperme hoqueteur sur son sexe évanoui…

L’acte n’avait pas eu lieu ! Elle le refusait !

Tonnerre, je ne te supporte plus ; j’ignore où tu m’emmènes ; cesse de jouer avec ces plastiques froissés, ces bâches boueuses, ces bouteilles déliquescentes, ces préservatifs usagés…

L’endroit était habité. Des squatteurs dansaient la nuit une gigue infernale sur la surface sensuelle des sources. Mais où est l’eau ? hurla-t-elle, tandis que sa propre voix lui revenait dans un écho magistral. Par les tuyaux crevassés, elle s’écoulait dans les tréfonds de la terre. Ses escapades pensives noyaient les insectes qui s’y abreuvaient, son roulement ténébreux chantait la terreur d’un abîme sans fond. Elle déboula, comme un automate, dans le plus grand bassin, celui en losange qui dressait dans un mouvement épique et inutilement beau la courbure désastreuse de ses becs de cygne. Déboula à toute vitesse pour savourer le vertige de ses pieds menus, la trouée lancinante du haut-le-cœur qui submergea sa poitrine compressée. Le chien s’était perdu dans l’ombre visqueuse de la façade Pétriaux. Alors, stoppant sa course, elle leva, depuis le fond du bassin déserté, ses yeux vers le ciel. Sur le plafond voûté enduit de moisissures, un chérubin joufflu, à demi halluciné, s’ébattait dans la peinture craquelée d’un vieil azur hâbleur.


6.


Plus de traces de Tonnerre, mais des couinements, des chuchotements, des sifflements en hommage aux curistes d’autrefois.

Étaient-ce leurs fantômes qui hantaient ces lieux déserts ? Leurs âmes chaudes et tendres se prélassaient-elles encore dans les ruines ? À la recherche de son chien, elle traversa maintes salles, maints corridors, maints halls où perlait un bien-être ancien. Dans une cabine, elle s’enferma, pour voir, pour tester sa résistance à la claustrophobie : oui, elle était toujours en vie, malgré l’humidité qui s’infiltrait dans ses os, malgré les murs flasques et décrépis qui attendaient leur démolition. Sa mère avait roulé sur le carrelage, elle ne pouvait en douter, mais l’image dans sa mémoire demeurait d’une fixité affolante, et elle ne se représentait pas le geste exact de sa chute. Seul émergeait le salon vide, le piano droit qui pulsait de clarté noire, le miroir émérite où, pour la première fois, elle avait contemplé son reflet. C’était donc elle, ce visage explosé qui se pulvérisait au-delà du cadre et grimpait sur le papier peint fleuri pour s’épanouir en mille fragments. Elle ne se voyait pas. Elle devinait sa propre présence, sa propre forme, sa propre silhouette, dans ce trou qui semblait l’aspirer. Et, derrière la fenêtre, l’azur hurlait une mélodie discrète, avec ses nuages vifs longuement écorchés, ses traînées de fumée lâchées par les avions aventureux. Elle voulait briser cet azur cynique, malheureux, larmoyant, le briser pour qu’il pleure, qu’il sorte de ses gonds, qu’il dégaine le flot impossible de sa réalité suspecte.

J’ai pourtant connu des moments heureux, pensa-t-elle en ouvrant la cabine dans laquelle elle s’était enfermée. Des instants de grâce que je ne peux oublier.

Le goût de l’océan lui revint dans un parfum salin.

Son père jouait avec elle, sur la plage infinie où s’étendaient leurs ombres.

Plage du nord de la France ; plage noble où avaient amarré les merveilleux Vikings ; plage d’ivresse et de trépas qui tressaillait comme une folle quand elle touchait du bout des pieds son armature lisse.

Le vent soufflait fort. Il giclait sur les caps décharnés, fouettait ses cheveux chamarrés, gonflait son corps de frasques sismiques, sifflait dans ses oreilles ses lentes gifles déferlantes.

Elle envoya à son père le ballon coloré ; il l’attrapa et lui lança en retour. Un échange. Une simple passe. Un amour de jeu.

Sur sa terre d’origine, dans la folie des éléments, il était à l’aise et se métamorphosait.

Sa face de requin s’effondrait ; sa peau perdait sa rugosité ; des cornes, des tentacules, des ailes, lui poussaient de toutes parts ; il devenait chimère, monstre marin ou dieu déchu qui férocement riait à gorge déployée.

Sa mère, assise sur une serviette, les observait au loin.

À quoi songeait-elle ? Partageait-elle leur plaisir ? Ou craignait-elle les vagues massives qui défonçaient le rivage et avalaient, de leurs entrailles pantoises, navires et matelots ?

Retrouver l’océan ! Sa candeur sublime ! Mais elle déambulait à l’aveugle dans ces thermes anciens qui l’avaient happée.

Tonnerre ! Tonnerre ! Où es-tu ? Que fais-tu ? Si tu n’es pas sage, je te mangerai, mon enfant.

Le loup en elle reprenait ses droits, à moins qu’elle ne demeure, en dépit de ses désirs mesquins, un éternel chaperon.

Des baignoires d’une blancheur écrasante, souillées de rouille et de saletés, la regardèrent passer en tordant leur émail. Son père s’était peut-être niché dans l’une d’entre elles, durant l’un de ces soins dont elle ignorait tout et qui la fascinaient. Des douches aux jets multiples tissèrent autour d’elle une toile enchanteresse où elle s’infiltra pour aussitôt s’en défaire.

Enfin, un cri.

Ou plutôt un gémissement, une note poudrée de souffrance sourde.

Tremblant, la queue entre les jambes, les oreilles aplaties, Tonnerre apparut à l’angle d’un couloir.

Il était blessé. Un éclat de verre avait fendu sa patte droite qui saignait un peu.

Son cœur fondit comme un morceau de sucre, fondit dans le liquide entêtant de sa pensée tourbillonnante. Un mouchoir, oui, bien sûr, j’en ai un ; je le sors de ma poche ; regarde, mon chien, regarde-moi te soigner, éponger ton sang âcre, métallique, sourcilleux… tu as besoin de moi pour vivre, et j’ai besoin de toi pour me sentir exister. Tes yeux éteints m’empoisonnent et m’éclairent ; ta truffe alerte déchire ma carapace ; je t’aime, je t’aime, tu le sais, n’est-ce pas, quoi qu’il arrive, je ne t’abandonnerai pas, je te le promets, je ne t’infligerai pas cet affront, car tu es plus pur que mon père, et plus beau.

Sur le sol cisaillé de crachats, de mégots, de capsules de bières, ce sol que les Romains avaient foulé de leurs pieds agiles, et que la reine Victoria elle-même avait honoré des froufrous de sa robe, elle s’étendit de tout son long, le chien sur le ventre, sa petite tête anxieuse posée sur son épaule.

Elle le caressait d’une main confuse pour faire cesser ses plaintes et que s’illumine, dans ses prunelles nervurées de larmes, un soleil magistral. La fourrure tendre enveloppait sa chair, se répandait sur son torse, infusait son intime agonie d’une tiédeur labile. Le sucre s’était dissous ; la sève de la vie courait dans ses veines ; et elle s’aperçut, victorieuse, triomphante, danser sur le cadavre antique de son père mort.

Elle ne l’avait pas tué. Il s’était éteint de lui-même, ce géant à la pupille amère et à la bouche cendrée.

Géant effondré dont elle mesurait l’étendue splendide, les failles épidermiques, les sillons majestueux.

Son père était un pays, un territoire immense dont elle pouvait enfin parcourir la carte. Le circonscrire, le cerner, et l’enfermer, une fois pour toutes, dans une boîte de Pandore qu’elle n’ouvrirait plus jamais : ce nouveau pacte qu’elle avait signé avec elle-même embrasait ses paupières d’un feu euphorique.


7.


Comment était-elle sortie des anciens thermes, elle ne le savait pas. Mais un ouvrier l’avait regardée, oui, regardée comme si elle était vivante, réelle, et qu’elle avait perdu, d’un coup et sans qu’elle s’en aperçoive, son don d’invisibilité.


– Que faites-vous là, mademoiselle ? C’est interdit au public. Voyez la pancarte. Il est dangereux de se promener sur les décombres. Votre chien est blessé ?


Elle tenait Tonnerre dans ses bras. Honteuse de s’être laissé prendre, de n’avoir pas respecté les consignes, d’avoir brisé tous les tabous, elle courut avec lui vers le Théâtre de Verdure, sans se retourner sur les voitures furieuses qui klaxonnaient sur son passage, sans une parole pour l’homme qui, dans sa blouse de chantier, ne cessait de la fixer. Elle sentait son regard collé à son dos, englué sur sa robe claire qui se tachait peu à peu du sang de son chien, ce regard qui s’incrustait en elle, qui la portait à chanceler, et qui lui prouvait que, malgré ses hantises, elle n’était pas seule.

Que j’aime ce jardin ! murmura-t-elle après s’être assise sur un banc.

Les arbres coquets courbaient leur échine pleureuse ; les parterres de fleurs émaillaient l’air mobile de touches colorées ; les graviers enchanteurs frissonnaient sous les pas des passants.

Une dame avec une poussette… un vieillard avec sa canne… des mères de famille, des enfants, des jeunes hommes en costards… le quotidien la rattrapait, simple et familier, alors qu’expirait en elle le flux de ses réminiscences.

Mais la fontaine, là-bas, près de l’amphithéâtre pâle, entonnait un chant de sirène. Ses flots brefs, sentimentaux, intrépides, l’appelaient pour lui dire que tout allait bien, que le passé était passé, que les douleurs anciennes avaient disparu.

Elle posa le chien près d’elle. Il observa d’un air calme le jardin efflorescent. Il avait oublié sa plaie ; ses longs poils caverneux luisaient sous le soleil odorant.

Pourquoi se trouvait-elle ici, avec lui ? Qu’avait-elle attendu de cet après-midi sans fin ? Des pollens voltigeaient devant ses yeux démunis. Graines furtives, réseaux électriques qui batifolaient sur la fadeur de son être. Fade, elle ne pouvait se concevoir autrement. Un revenant d’entre les morts, une femme essoufflée par son propre désir.

Il lui fallait agir, se redresser, fracasser le carcan de ses peurs, épouser le rythme incandescent des sources, secouer ses idoles, défigurer les totems, cesser de s’appesantir sur la rage qui sillonnait ses veines. Elle se leva ; sa robe opaline se froissa ; ses jambes nues sursautèrent ; et, filante comme une comète, elle se précipita vers la fontaine pour y plonger ses mains. L’eau ne l’avait pas trompée. Fidèle à elle-même, elle bouillonnait dans sa vasque, libérait ses cascades rayonnantes, se contorsionnait sur les minces ridules qui, au cœur de ses paumes, affleuraient. Elle pouvait compter sur elle. La vie la traversait : les neiges éternelles avaient fondu en elle et crissaient sur la pulpe de ses doigts gelés. Hissé sur ses deux pattes arrière, Tonnerre trempait dans le flot trouble sa blessure muette.

Des sensations émergèrent. La fraîcheur des draps propres ; le parfum éthéré d’un sorbet au citron ; la candeur espiègle d’une caresse hasardeuse.

Flottant, les cheveux de sa mère perçaient son désespoir : fourrure indéfinissable, toison hâve et brunâtre qui pleuvait sur ses plaies. Tapis volant qu’elle enfourchait avec joie pour admirer, au loin, les crevasses éclectiques de son paysage mental.

Le vieillard était tombé. Il avait trébuché sur une pierre. Elle se dégagea du miroir des eaux, et l’aida à se relever. Elle découvrait sa bonté. Elle se rassurait de sa morale. Elle pouvait servir ses semblables. Elle avait une utilité.


– Je vous remercie. Sans vous, je serais en mauvaise passe. Ce n’est pas facile d’être vieux. Vous verrez quand vous aurez mon âge.


Enfin, elle le reconnut. Pétrie par ses propres pensées, elle n’avait pas pris le temps de le dévisager. C’était lui, le psychanalyste qui l’avait suivie pendant plusieurs années, depuis son retour à Aix-les-Bains !

Son crâne chauve se bomba dangereusement quand il prit conscience, dans l’éclair d’un regard, qu’elle ne lui était pas étrangère.

– On se connaît, n’est-ce pas ?


Sa bouche violacée s’était étirée dans un sourire, révélant maintes dents crochues qui crépitaient dans sa mâchoire étroite.

Tonnerre aboya. La fontaine s’éteignit. Le cabinet obscur où ils s’étaient rencontrés s’interposait entre eux. Du haut de son fauteuil, il attendait qu’elle parle, et elle ne parlait pas : les mots refusaient de jaillir de sa gorge nouée, tenaillée par l’angoisse. Alors, son costume élimé lui semblait grandir, grandir, au point d’ensevelir la pièce sous son ombre morose. La rue, dans des bruits feutrés, s’insinuait dans ce face-à-face ultime où aucun des adversaires ne se risquait au combat.

Le battre… grignoter sa joue amère, l’attraper par le col et lui clouer le bec. Elle n’osait pas formuler son rêve. Mais lui aussi rêvait. Il la rêvait libre et fluette comme une nymphe en fleur. Il la rêvait pour l’enserrer dans ses propres fantasmes et mettre un terme au tremblement infernal de ses lèvres aphones.


8.


Quelle angoisse la saisit lorsque leurs yeux se croisèrent et qu’ils se reconnurent, elle n’aurait su l’exprimer tant cette rencontre l’enrageait !

Pourtant, elle ne lui en voulait pas, à ce psychanalyste qui lui avait déclaré, de ce ton si grave, si suave, si inopportun, « on se connaît, n’est-ce pas ? »

Il l’avait accompagnée durant de longues années, et elle devait le remercier, le féliciter de ses services, avant de s’en aller comme elle était venue, là, au Théâtre de Verdure, en courant de toutes ses forces, son chien contre son cœur.

Mais un mystérieux sentiment la retenait : lui parler, lui clamer sa douleur, son désespoir, elle ne pouvait s’en empêcher, car les parterres de fleurs étaient si nets, si découpés de clarté fauve, qu’ils l’attiraient dans leurs rets fourmillants. Elle était rivée au sol. Rivée à cet homme qui la contemplait, et qui attendait qu’elle lui réponde, qu’elle profère l’un de ces mots désuets, inutiles et familiers, que l’on brandit souvent en de telles circonstances : « Comment allez-vous ? », ou « Ravie de vous revoir », ou encore « Bonne fin d’après-midi »… une formule de ce genre et dont l’ineptie l’exaspérait.

Le tuer, pourquoi pas ? Cette pensée ne la satisfaisait pas. Elle désirait l’anéantir, faire comme s’il n’avait jamais existé, trouver le moyen de conjurer les séances infinies qu’il lui avait imposées.

Il avait pris son argent. Il lui avait volé son âme. Tout était de sa faute. Avant de le rencontrer, ne se croyait-elle pas innocente et pure ? Elle n’avait jamais envisagé qu’elle ait pu être abusée. La différence des générations restait pour elle lettre morte. Elle ne s’était pas souciée du requin jusqu’au jour où il lui avait dit, de cet air si mielleux qu’elle en avait la nausée, « il ne s’est pas gêné ! » En vérité, c’était lui qui se gênait ! C’était lui qui, empêtré dans ses propres principes, l’avait imaginée ainsi, dans la chambre d’hôtel misérable, en train de forniquer avec un homme deux fois plus âgé qu’elle. Et c’était lui, encore, qui avait contribué à l’idéalisation de son père.

Elle se portait bien, avant d’aller le voir. Certes, elle se sentait asphyxiée, hantée par des songes malins, mais elle vivait sa vie, bordel, sans se soucier à chaque instant de ses fantômes intérieurs. Il avait tout ravivé. Il était la foudre et l’ombre, l’éclair et le désastre. Il l’avait brisée, doucement, sensuellement, pour s’incruster dans son esprit, ainsi qu’une sangsue, et se muer en démon.

Et jamais elle ne s’était mise en colère contre lui, parce qu’elle voulait le croire, qu’elle ne s’était pas assez méfiée de son emprise, et qu’elle aspirait, coûte que coûte, à trouver la lumière. Mais il était parti. Il l’avait abandonnée. Fermé, le petit cabinet où il la recevait en tête à tête. « Je m’en vais, je prends ma retraite ; la vieillesse m’a agrippé de ses serres sempiternelles, je m’envole dans le néant. » Et le néant était là. Il demeurait à Aix-les-Bains. Il vivait pendant qu’elle se mourait. À huit heures, il buvait son café ; à neuf heures, il se rendait à la poste ; et à midi, le restaurant savoyard l’accueillait à bras ouverts. Elle connaissait tout de son existence dérisoire, et elle voulut lui faire avaler les fleurs qui, sur le parterre ténébreux, élançaient leurs tiges grêles.


– Je n’ai aucun plaisir à vous revoir, formula-t-elle enfin, les poings serrés, le regard fou.


Tonnerre dansait autour d’eux. Il bondissait de l’un à l’autre, joueur. Une embellie avant la tempête.


– Ah bon ? Pourquoi ?


Le sourcil s’était levé ; la bouche s’était abaissée ; le nez s’était allongé et frôlait le contour mouvant, flexible, tyrannique, flou de son propre visage.


– Parce que vous m’avez anéantie. Vous avez reconstruit mes souvenirs. Je ne m’y retrouve plus. Je suis obsédée par mon passé. Tout revient, tout le temps, dans des flash-back interminables. 


– J’en suis désolé. Cela peut arriver. C’est même très commun. Je peux vous transmettre le nom d’un collègue, si vous voulez. Il vous prendra en charge. Il y a des gens très bien, à Aix-les-Bains.


Elle le regarda de la tête aux pieds, et elle eut de la peine. De la peine pour sa vieille face effilée, pour sa veste noire d’un luxe éteint, pour ses mains grosses et chenues qui tenaient à bout portant la canne sordide qui lui permettait de marcher.

Aucune explication ne pouvait voir le jour. Il ne comprenait pas, ou ne voulait pas comprendre. S’il avait compris, son masque spectral serait tombé, aurait valsé sur les fleurs qui zigzaguaient entre eux. Elle l’aurait ramassé, ce masque, et le lui aurait tendu, terrifiée à l’idée d’observer la rature abyssale qui lui servait de visage.

Tonnerre grogna. L’atmosphère se crispait : dans les arbres charnus, des oiseaux invisibles pépiaient une mascarade trompeuse. Le soleil, moins vif, tourna quatre fois sur lui-même, et se dissimula derrière un nuage impudent. Et la fontaine grondait. Les nappes souterraines, si longtemps ensevelies, s’éveillaient dans un murmure confus. Elles sourdaient en elle, dans le creux de son estomac, et remontaient par poussées jusqu’à ses lèvres déchues.


– Je vous hais.


Elle fut surprise par la netteté de sa voix. Sec, dense, irrévocable, le mot avait jailli d’elle – une coulée noire, enfin dite, qui dessinait entre eux un abîme infranchissable.

Adieu, mon amour, mon ami, mon miroir… Je catapulterai le lierre corrosif de tes interprétations oiseuses.

La porte du cabinet se referma. Les fauteuils en cuir, les bibliothèques embourbées dans leurs livres, les tableaux abstraitement colorés, furent projetés vers le ciel où ils formèrent un formidable chaos.

Ton ombre en moi s’absente. Un grain de poussière sur la plage de ma vie, voilà ce que tu es. Voilà en quoi je t’ai transformé.

Sur le tremplin des eaux retrouvées, elle s’en alla, silencieuse et sensible comme une digitale.


9.


L’hôtel Bellevue, l’homme qu’elle avait désiré, la chambre radieuse noyée d’obscurité : tout lui revint en mémoire, sous une lumière nouvelle.

Elle n’avait pas été abusée : elle avait voulu cet acte, et, aujourd’hui, elle s’en félicitait.

C’était elle qui, au restaurant, avait jeté une œillade furtive vers ce monsieur au visage dur ; c’était elle qui, d’un mouvement bref, avait agité sa chemise où pointaient ses seins menus. Durant tout le repas, elle n’écoutait pas son père qui parlait de sa cure, de ses soins, de ses pathologies ; aimanté par l’inconnu, son cœur pulsait vers lui, dans la lueur tamisée des lampes qui la baignait d’amour.

Il était grand. Ses cheveux grisonnants ourlaient ses tempes de nuages nuptiaux ; sa peau, bronzée, ridée, râpeuse, hallucinante, formait sur son visage une écorce rigide qu’elle brûlait de percer.

Le siège vide, face à lui, se dissipait dans la pénombre. Il mangeait une salade, ou peut-être une soupe, ou peut-être un morceau de poulet, qu’importe ; elle ne savait plus. Mais sa bouche, fière et filandreuse, s’ouvrait et se fermait dans un bruit continu de mastication. Pourquoi se trouvait-il là ? Voyageait-il pour affaires ? Ou bien séjournait-il, pour une durée indéterminée, à Aix-les-Bains ?

Ce ne pouvait être un curiste. Il ne portait en lui aucune trace de maladie. Il n’avait pas cet air macabre et douloureux qui imprégnait les traits de son père. Il rugissait de vitalité. Blanches, ses dents se découvraient par à-coups, et elle imaginait le choc de leurs lèvres entremêlées, la pulsion saisissante qui bientôt les unirait. C’était inéluctable. Le destin suivait son cours altier. Dans l’œillade qu’elle lui avait lancée, elle s’était déjà offerte, non en pâture, mais par jeu. Car elle voulait jouer. Le silence sonore des paroles de son père la dévastait trop ; elle cherchait une porte de sortie, un moyen de se dégager de ses vacances mornes.

En Nouvelle-Calédonie habitait alors ce père qu’elle ne revoyait chaque année que le temps d’un été.

Et elle ne supportait plus ces retrouvailles fausses, cette distance qui à présent les séparait, et les reproches vénéneux qui s’abattaient sur elle, parce qu’elle était la fille de sa mère, et que, de sa souffrance, elle portait les stigmates. Dans son visage d’enfant, il percevait sa faute, l’horreur des coups infligés, la culpabilité de ses nombreux adultères, et les hématomes de son ex-femme lui semblaient parsemer ses joues, envahir le coin de ses paupières, déverser des rivières de sang.

La procédure s’éternisait ; le divorce n’avait pas été prononcé ; il le refusait, parce qu’il était un homme, qu’il avait des besoins, et que, pour cela, on ne pouvait le blâmer.

Elle admirait, perdue dans ses pensées, le lac pétri d’ombres, les montagnes farouches qui se hissaient vers les étoiles, et cette brume incertaine qui, par nappes veloutées, recouvrait la piscine. Elle se déconnectait d’elle-même, se dissociait pour ne pas se laisser abattre, pour contenir sa rage.

L’inconnu n’avait pas fini de manger. Une serveuse lui apporta en silence une coupe glacée, un banana split verni de chocolat ; elle envia son innocence, sa liberté, et surtout le soin avec lequel il engloutissait chaque bouchée sucrée.

Le repas terminé, elle regagna sa chambre, si éloignée de celle de son père qu’elle aurait pu se croire seule – voyageuse en marche vers des pays délicieux, ou femme fatale qui courait l’aventure.

Il l’avait suivie : leurs chambres se jouxtaient. Mue par une force irrésistible, elle ouvrit la fenêtre, se pencha sur son rebord, et huma à pleins poumons la pâleur de la nuit. Il avait eu la même idée, et tirait, par longues bouffées, sur sa cigarette.


– Vous m’en donnez une ?

– Bien sûr. Rejoins-moi.


Elle n’avait pas hésité, son désir se réalisait, il avait entendu son appel, la morsure endiablée de sa chair vibratile.


– Tu fais quoi dans la vie ?


Il lui tendit un briquet. Elle toussa. La cigarette s’écrasa dans sa main moite, avant qu’elle ne tente une nouvelle taffe.


– Pas grand-chose. J’ai eu plusieurs vies, tu sais. J’ai été musicien. J’ai été ouvrier et chef d’entreprise. Maintenant, je me promène. Je vais là où je veux.


Elle éclata de rire.


– Un vrai gigolo !

– Et pourquoi pas ? Profite tant que tu peux. C’est ma devise.


Il avait posé, sur sa chemise à demi transparente, ses doigts agiles et pressait sa poitrine. La fumée les entourait, tel un écran trouble sur la peur exquise qui soudain s’éleva en elle.

Elle aima son corps dur, coriace, duveteux, traversé de frissons. Et sa voix rauque qui lui murmurait combien c’était bon d’être avec elle, de s’oublier dans les ténèbres de leurs membres entrelacés.

Le lit, en apesanteur, tintait timidement ; elle plia de plaisir quand leurs sexes se touchèrent.


– Non, je ne peux pas aller plus loin. 


– Pourquoi ? Pourquoi ?


Il la dévorait du regard, la désirait tout entière, et la palpait, la malaxait, la buvait de sa langue plus douce que le lait.

Trou noir. Que s’était-il passé ensuite ? Impossible de s’en souvenir… L’avait-il possédée, ou s’était-elle enfuie dans sa chambre ?

« Je crois qu’il m’a laissé partir », chuchota-t-elle à son chien qui, plus robuste qu’il ne l’avait jamais été, trottait à ses côtés.

La rue s’enflammait de crépuscule. Nerveuses, les voitures montaient près d’eux vers les Nouveaux Thermes. Je suis trouée. Ma mémoire me joue des tours. Elle se reconstruit peu à peu, au fil de notre marche.

L’odeur des jours anciens s’accrochait aux vitrines lumineuses, se posait sur les passages piétons, effleurait les panneaux routiers.

L’odeur des jours anciens la portait aux nues, et le lac, derrière eux, de son opacité sourde, aspira leurs silhouettes minces et referma ses eaux noires.


10.


Elle a gagné les eaux.

Sur sa peau, elles éclatent, explosent, pour aussitôt redescendre en jets impulsifs. Elle attend sous le bec de cygne, attend que le soleil tombe, définitivement, et que s’abolissent ses craintes.

Les gens autour d’elle nagent en douceur. Ils s’abandonnent, tranquilles, à la chaleur des sources.

Elle est entrée dans les Nouveaux Thermes. Elle a pris sa place. Elle a laissé Tonnerre accroché à la grille qui sépare ce lieu calme de la vie ordinaire.


– Pas besoin d’être curiste pour venir ici, lui a confié la dame de l’accueil. Prenez votre billet et vous pourrez profiter du spa.


Elle a acheté un bonnet de bain, un maillot, des sandales en caoutchouc, et la voilà qui rêve.

L’inconnu, son père, son chien, sa détresse coutumière, sont devenus des ombres. Elle s’enivre de songes lointains. Elle se replie dans la fleur des eaux, et se retrouve en elle-même.

Parfois, elle plonge vers le fond. Ses yeux, qu’elle essaye de laisser ouverts, piquent un peu. Elle voit trouble. Son propre corps lui échappe. Alors, elle se pince les jambes, se griffe les bras, pour se sentir encore vivante.

Elle pourrait s’endormir ici et ne plus jamais se réveiller. Écouter ce murmure tendre pour l’éternité. Se transformer en méduse, en algue, en coquillage, ou en monstre marin. Épouser le rythme du courant en une inconscience bienheureuse.

Quand elle ressort la tête, le monde réapparaît. Elle discerne derrière la grille fine le profil de son chien. Elle pense qu’il la regarde, qu’il admire ses lents mouvements de brasse.

Ne sois pas triste, s’il te plaît. Je reviendrai bientôt. Je te donnerai à manger et à boire. Une fois à la maison, je désinfecterai ta plaie. Je n’en ai pas pour longtemps. Juste un moment de pause. Un répit dans l’immensité de mes peines.

Elle ne ressent aucune douleur, pourtant. Ses sentiments se sont envolés vers le ciel. Elle les contemple à distance, s’émerveille de leurs courses nacrées, de leurs arabesques entêtantes. L’eau la fouette et l’enveloppe. Elle se perd dans sa vapeur, s’étiole dans le velours des vagues. Elle n’a jamais été aussi proche d’elle-même.

Son cœur bat, sa poitrine se soulève, le sang pulse dans ses veines. Elle habite son corps comme elle habiterait un navire. Elle ne le pilote pas, mais se fie à son roulis enchanteur. Pas de point de départ, pas de point d’arrivée. Un voyage perpétuel.

Sa serviette, étendue sur un transat, lui fait signe. L’heure a tourné. Elle doit se sécher, délaisser son bonnet de bain, son maillot, ses sandales, et remettre sa robe. Elle enfouit sa main dans son sac pour attraper, d’un geste compulsif, son téléphone. Les baigneurs ont quitté le bassin. Elle est la dernière. Tonnerre s’agite au loin : un aboiement déchire le silence fébrile.

On l’a appelée, maintes et maintes fois. Un numéro inconnu s’affiche sur l’écran. Elle pressent le pire.


– Mademoiselle, on ferme ! Veuillez regagner le vestiaire.


Le maître-nageur s’avance vers elle d’un air conquérant. Elle tente de sourire, mais le sourire s’écrase sur ses joues et expire dans un rictus.

Le froid la surprend ; esseulées, les eaux tendent leur surface luisante dans un mouvement d’adieu.

Je reviendrai. Quoi qu’il arrive, je ne vous oublierai pas.

Elle traîne en tremblant sur le carrelage ses pieds lourds.

Si bref a été son bonheur qu’il lui semble inhumain.


11.


Elle avait décroché, l’esprit ailleurs, comme si elle savait déjà ce qui l’attendait, qu’elle l’avait toujours pressenti, sans avoir osé le formuler.

Son père était mort. La voix blanche le lui avait annoncé. Elle devait préparer les obsèques, prévenir ses proches, se rendre chez lui, trier ses affaires. Mort de quoi ? Elle l’ignorait. Mort de sa belle mort. Mort comme tout le monde meurt, un jour ou l’autre. Et elle se demandait confusément si elle n’avait pas vécu avec lui, depuis ces quelques heures où elle avait promené son chien, son agonie invisible. Pourquoi n’avait-elle cessé de se préoccuper de son sort ? Pourquoi son image s’était-elle autant imposée à son esprit ? Elle l’avait assisté malgré elle. Elle avait songé à lui lors de ses derniers instants. Elle l’avait aimé et haï tour à tour, pour faire son deuil avant l’heure, pour se préparer au choc. Et ce n’était pas la première fois que de telles coïncidences se produisaient. Elle était si poreuse qu’elle voyait les choses avant qu’elles ne se déroulent – dans ces visions étranges où le passé et l’avenir se confondaient. Quand un homme meurt, un monde s’éteint, une certaine réalité s’effondre. C’était à cet effondrement qu’elle avait assisté, impuissante et hallucinée comme une vieille pythie.

Sur l’esplanade des Nouveaux Thermes, elle restait immobile. Le vent pressait son visage figé ; Tonnerre tirait en vain sur sa laisse ; le roulis des bassins extérieurs catapultait le silence. Il est mort, se répétait-elle, sans savoir pourquoi. Mort. Mort. Mort.

Ce mot qu’elle n’osait prononcer, pour ne pas en ressentir tout le poids, se répercutait sur ses pensées oiseuses, en les transfigurant. Tout changeait, et pourtant tout semblait identique. Un précipice qu’elle ne parvenait pas à franchir ; un mouvement de bascule qu’elle refusait d’accomplir.

La nuit emplissait les pelouses rases, et les réverbères, un à un, allumaient leurs globes vaporeux. Des promeneurs tardifs longeaient, à pas lents, la villa Chevalley. À ses pieds, la ville démoniaque fermait ses yeux pleureurs, et le lac alangui disparaissait dans l’ombre massive des montagnes.

Elle ne lui en voulait plus, à cet homme effarant qu’elle avait érigé en totem.

Les larmes nappèrent ses joues de leurs rivières salines.

La douleur s’estompait à mesure qu’elles tombaient. Jamais elle ne s’était sentie aussi pure, aussi vierge de tout supplice.

La salle de bain où elle avait vu son père haletant cracher du sang dans le lavabo se posa sur ses prunelles. Il hoquetait, se mouchait, expectorait avec hargne. Son dos courbé… ses cheveux d’un blond filasse… cette peur qui le tenaillait quand il apercevait, troublé, son reflet dans le miroir. Il se détestait. Splendide, ainsi aurait-il dû être, mais la maladie l’avait rattrapée. Elle attaquait ses bronches, plantait dans son corps maints champignons fanatiques, se propageait dans sa cervelle qui, peu à peu, se transformait en bouillie.

Comment avait-elle pu douter de lui ? Il ne plaisantait pas lorsque, dans un souffle, il grommelait à voix basse qu’il ne vivrait pas vieux. Sur un fil, il avait bâti son existence, et le fil avait cassé, s’était rompu dans la pénombre de sa solitude.

Mais elle n’était pas lui. Elle demeurait intacte. Elle reverrait une dernière fois sa face délabrée, et quitterait pour toujours les lieux de sa hantise.

Le téléphone, qu’elle tenait serré dans sa main, retomba dans son sac. Elle se laissa traîner par son chien jusqu’à sa voiture qui, sur le parking endormi, l’attendait dans sa coque d’argent.

L’impossible était devenu possible. Libérée de sa prison, elle démarra en trombe, tandis que Tonnerre, depuis la banquette arrière, posait sur son épaule sa patte large et sombre.


12.


La pluie blême, les lumières falotes de la ville macabre, les feux rouges vengeurs, les passages cloutés dérisoires, les trottoirs épidermiques, et le grondement lourd, mesquin, poussif, exténué, de sa voiture argentée…

Elle était repartie, et le calme en elle s’était mué en explosion de sensations exquises face à la rage qui, enfin, l’avait quittée pour se perdre dans la cité déchue.

Les rues peu à peu s’animaient ; on sortait boire un coup, fumer des pétards ; on se préparait pour la nuit, pour le désert fourmillant des discothèques borgnes, repliées dans les recoins, qui éveillaient leurs salles reptiliennes.

Aix-les-Bains se renversait, déposait dans leurs lits berceurs les curistes amochés, et se livrait au vice, au libertinage, aux rencontres illicites.

Le casino, surtout, changeait d’aspect : fièrement campé sur ses assises durant la journée, il vacillait à présent, s’énervait, se dissolvait, se transformait en dragon. Elle voulait jouer. Flamber son argent dans une machine à sous, espérer le gros lot, s’enticher de la roulette, narguer le hasard d’un œil brûlant.

Mais Tonnerre s’agitait, la rappelait à la réalité, lui interdisait ces plaisirs éphémères, nichait son museau sur la vitre mousseuse que rayait l’averse drue.

Elle devait lui obéir, ne pas se laisser prendre à ses propres désirs, éviter de replonger dans l’ardeur de ces soirées folles auxquelles, autrefois, elle ne pouvait résister. Et toute son adolescence éclaboussa le pare-choc, se déversa sur les sièges en cuir et inonda l’habitacle.

Sa crinière de louve qui sursautait sous les frissons d’un baiser bref… Ses yeux torves qui suintaient l’alcool et le tabac… Sa silhouette gracile qui se tordait jusqu’au petit matin dans une danse diabolique…

Elle n’était pas une chiffe molle, comme sa mère ; elle ne tendait pas la joue pour recevoir les coups ; elle allait de l’avant, se précipitait vers ceux qui auraient pu l’agresser et apposait sur leurs corps catatoniques sa main satinée.

Les mâchoires de l’enfer s’ouvraient dès qu’elle le désirait : c’était si doux de s’abolir, de sombrer dans la tourmente, de vivre dans l’avanie !

Les nuits se succédaient, identiques, de leurs rondes chamarrées, de leurs fulgurances hypnotiques. Un homme, dans les jardins du Casino, s’était donné la mort après avoir perdu toute sa fortune. La légende la poursuivait : elle se figurait au milieu du parc, parmi les grands arbres effilés qui distillaient leurs liqueurs odorantes, et elle posait, sur son front inerte, le pistolet qui lui fracasserait le crâne. Mais non, c’était idiot ; elle n’avait plus vingt ans, et la saveur suave de son suicide s’évapora aussitôt.

« Plus d’ancrage, plus d’attache », pensa-t-elle en quittant l’effervescence urbaine pour la montée du Revard.

Une petite vie paisible… un jardin à cultiver… un amour à explorer… La promesse d’un bonheur sobre illuminait les virages exsangues qui projetaient son chien de part et d’autre du véhicule.

Et pourtant, de cette existence bien rangée, je ne peux me satisfaire. Je veux prendre mon envol, filer dans l’étendue féroce du ciel sans borne, me couler dans un nuage, m’écailler des couleurs de l’arc-en-ciel, me métamorphoser.

Sa carapace tombait. Elle se grattait le front, les lèvres, le menton, le buste, les cuisses, comme pour expulser son propre trépas, percer sa chrysalide, et fendre d’un mouvement sûr l’air morne et brumeux.

Pugny-Chatenod passa dans un éclair ; Trévignin s’évanouit dans un bruit de moteur ; et elle montait toujours, dans une ascension épileptique que scandaient les jappements plaintifs du chien bouleversé.

Le Bellevue se profila dans les ténèbres.

Le battement de son cœur affolé s’affaiblit.

Elle se gara devant l’hôtel.

Tonnerre se redressa, attentif à ses moindres gestes.

La façade décrépite vibrait sous le vent du soir. Les glycines ployaient sous la pluie caressante. Par les fenêtres allumées, elle aperçut le restaurant rectangulaire, les lampes aux abat-jours feutrés, les tables en bois massif recouvertes de vaisselles soignées.

On dînait. Des inconnus enfourchaient leurs biftecks, découpaient leurs haricots verts, buvaient à grands traits un verre de vin vieux.

Tonnerre, apaisé, lui jeta un regard si naïf qu’elle éclata d’un rire rauque, profond, libérateur.

Tu as faim, toi aussi. Allons réclamer, pour toi comme pour moi, un repas digne de ce nom.

Elle détacha sa ceinture, coupa le moteur, enclencha le frein à main et ouvrit la portière.

Le sol grouillait d’humidité : une vie aveugle se développait dans son sein. Le parfum de la glycine, épais et pourpre, l’entoura comme un feu violet qui lui creva les yeux.

Avec une netteté spectaculaire, elle vit le caveau où son père reposait, et, sans culpabilité aucune, elle jeta sur sa carcasse frêle une poignée de terre tendre.

La nuit somptueuse lui tendait l’infini de son miroir mouvant.

Elle inspira, sortit de la voiture, et, d’un pas calme et victorieux, pénétra dans l’écrin de sa propre lumière.


 
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   Cyrill   
7/5/2025
trouve l'écriture
aboutie
et
aime beaucoup
J'ai beaucoup aimé. Belle écriture où domine la fantasmagorie. Y a-t-il eu inceste ou pas ? La réalité se dérobe toujours, à peine effleurée. On ne saura démêler ce qui a été de ce qui est fantasmé. Car question imaginaire, la protagoniste en a plein les poches et du bien gratiné.
La ville d'eaux et son décor participent de ces élucubrations, comme des personnages, vivants et agissants. Du visuel à la David Lynch.
Le style est soutenu sur la longueur, bravo. Le langage métaphorique remplit très bien sa fonction suggestive et renvoie à l'esprit torturé de la protagoniste. Presque too much mais je n’ai rien contre. Au moins j’ai eu devant moi un personnage incarné et cette impression d’immersion totale, la longueur de la nouvelle jouant à plein dans cette plongée.
Quelques imprécisions dans la construction des phrases, qui font qu’on ne sait plus bien de qui il est question. Mon seul bémol.

Edit : Édit : Ah si, un autre bémol pour le titre. Conjuration me semble trop directif, j’aurais vu par exemple : Entre deux eaux. Mais qui suis-je pour...

   jeanphi   
15/5/2025
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour,

Au-delà de sa force sur le plan symbolique, la créativité n'a d'égale que l'ambiance entretenue au sein de ce récit.
Aussitôt que l'on se dit parfois sur l'une ou l'autre métaphore que l'auteur en fait trop, les phrases suivantes ramènent à cette trame pleine de douceur et d'inquiétude, à l'instar de la fuite devant l'ouvrier ou de la colère envers le psychanalyste.
Le développement est superbe, d'un personnage tourmenté, on se met à considérer le paradoxe de causalité des troubles provoqués par un traumatisme, ou des traumatismes provoqués par un trouble, puisque le fond reste incertain.
Descriptions et déroulement des actions ne font réellement qu'un seul 'matériel littéraire', sans lourdeur, sans légèreté non plus... Un style éloquent bien qu'emphatique alternant ou parfois même allant jusqu'à conjuguer beauté et efficacité.

La notion même de fragilité, qui est perceptible à chaque paragraphe, dans ce qu'elle aurait de vital, ou tout au moins de loisible, est ici représentée par la personnalité, sinon par les processus psychiques, du personnage. [Je ne discerne une évocation possible de sa bipolarité qu'en 12, étant donnée le changement de phase. Le texte est bien pensé en cela que, pourtant, ce type de métaphore 'sensorielle' est utilisée depuis le début du texte.]
Merci pour cet impressionnant et fin récit.


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