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Réalisme/Historique
Cyrill : Une vie rangée
 Publié le 11/05/25  -  5 commentaires  -  7725 caractères  -  53 lectures    Autres textes du même auteur

Au fil des ans.


Une vie rangée


Elle s’adonnait à des travaux d’aiguille depuis sa première jeunesse.

Un beau jour, elle tailla dans une percale blanche de qualité – cent vingt fils par centimètre carré – des draps en deux cent quarante par trois cents, puis des taies de traversin et des taies d’oreiller. Elle les ourla à l’aiguille, puis les orna d’un grand point de bourdon ton sur ton dont le relief chatoyait sur la matité du tissu. Elle plia ensuite les draps et les taies et les serra dans une armoire, les uns et les unes sur les autres en piles parfaites. Elle confectionna alors d’autres draps qui rejoignirent les premiers, d’autres taies brodées au point de bourdon. Elle glissait entre eux de petits sachets de cretonne fleurie qu’elle avait elle-même cousus, puis bourrés de lavande avant de les refermer d’une dernière piqûre.

Plus tard, elle coupa dans un superbe métis des torchons à vaisselle de soixante par cent, puis elle ourla à l’aiguille les bords à cru, laissant libres les lisières. Elle fixa à l’angle de chaque pièce un cordon d’accroche réalisé dans un fil du même ton. Elle pliait chaque torchon achevé selon le sens de la rayure rouge ou du liseré bleu, lissant le tissu de sa main. Puis elle les empila et les rangea dans l’armoire, à côté des draps. Elle découpa par la suite pléthore de rectangles dans un nid d'abeille ocre en cent pour cent coton. Elle en surfila les bords à cru puis les finit d’un passepoil ton sur ton et d’un cordon d’accroche. Pliés l'un sur l'autre, les essuie-mains allèrent s’ajouter à la pile de torchons à vaisselle.

Quelque temps après, elle coupa de grands mouchoirs dans un bel écossais tissé-teint de coton. Elle les ourletait d’un point de faufil puis d’un point invisible, droite dans son fauteuil pendant des après-midi entières et sans songer à son travail. Tandis qu’elle ôtait le point de faufil, sa pensée errait au loin, quelque part vers un avenir empli de linge de maison. Elle plia en quatre les mouchoirs et les repassa sur la pliure avant de les disposer par lots de douze dans des sachets de papier kraft. Elle rangea les sachets dans l’armoire. Elle réalisa plus tard d’autres mouchoirs dans une batiste de coton blanc cassé. Elle occupait ses soirées à broder à l’angle de chacun d’eux un motif de feuillages au point de cordonnet. Elle avait choisi pour cet ouvrage des échevettes de coton d’Égypte, dans un dégradé de verts et de roux. Pliés en quatre puis repassés sur le pli, emballés par six dans du papier de soie, elle les disposa au-dessus des torchons et des draps. À chaque jour suffisait sa peine.


Vers le mitan de sa vie, elle débita dans un lin grège des serviettes de table par carrés de soixante centimètres de côté, qu’elle ourlait à l’aiguille et brodait de jours en ton sur ton. Elle ourla et broda ensuite de jours identiques et dans le même lin plusieurs nappes de tailles variées. Elle les pliait au fur et à mesure. Elle rangea le tout dans des sacs confectionnés avec des chutes de percale et de cretonne fleurie. Un point à l’anglaise emprisonnait les ressources des piqûres, évitant ainsi que le tissu ne s’effiloche. Elle agença alors les sacs dans une autre armoire.

Il lui fallut pas moins de dix mètres linéaires d’éponge bouclette vieux rose, en coton d’une densité généreuse de quatre cent cinquante grammes par mètre carré, pour composer un ensemble de linge de toilette. Des gants aux draps de bain, elle orna chaque pièce d’un large galon en toile de Jouy. Elle arrêtait au surfil les bords à cru puis les rentrait dans un biais assorti. Elle brodait ensuite sur chacune des pièces des initiales entrelacées. Elle leur ménagea de la place dans le haut d’un placard.


Elle s’employa dans le même temps à la fabrication de napperons avec un fil d’Écosse mercerisé, crème ou beurre frais, ou simplement bis. Elle chaussait à présent des lunettes de vue qui corrigeaient sa myopie. Le crochet était si fin qu’il se tordait dans sa main. Les napperons s’entassaient sur le guéridon tandis qu’elle agitait ses doigts sans presque regarder son travail, exécutant des brides et des demi-brides, suivies de mailles glissées puis de points de chaînette. Puis elle serra les napperons dans une bonnetière, organisés par taille et par forme et noués ensemble grâce à une lanière crochetée du même fil. Elle se nantit alors de nouvelles pelotes, d’un crochet neuf. Elle confectionna d’autres napperons, appliquée à sa besogne et le regard dans le vague derrière les verres qui agrandissaient ses yeux. Elle semblait avoir l’esprit ailleurs, mais elle lançait le fil sans faillir pour la maille suivante, imaginant le dessin final de l’œuvre.


Au seuil de la vieillesse, elle tailla dans une flanelle écrue des draps douillets qu’elle festonnait, penchée sur sa machine à coudre, avec un fil de soie contrastant. Lorsqu’ils furent achevés, elle les stocka dans un buffet. Elle confectionna également d’autres torchons, d’autres mouchoirs. Dans un damassé de coton beige, elle découpa des serviettes de table et des nappes rondes et ovales qu’elle bordait d’un délicat croquet brun. Elle remisa le tout dans le bas du placard.

Avec un fil de laine mérinos nuance perlot, elle exécuta au crochet des carrés de dix centimètres sur dix, assemblés ensuite en courtepointe. Puis avec des carrés de vingt sur vingt elle réalisa un jeté de lit tirant sur le gris de Payne. Elle continua longtemps à crocheter des carrés sans plus les coudre ensemble, avant de les assigner à des places perdues dans l’attente d’elle ne savait quoi. Un peu de lassitude se lisait parfois sur son visage.

Elle prépara par la suite des rideaux dans un lourd jacquard de laine et soie à dominante terre de Sienne, dont elle cousit à l’aiguille l’ourlet du bas, le parant d’une passementerie assortie nuancée d’indigo. Elle négligea ou remit à plus tard la pose de la ruflette. Roulées sur un tube de carton, les tentures remplirent le haut d’un autre placard. Il fallut un semainier pour recevoir d’autres travaux en cours d’exécution et la mercerie nécessaire pour les achever. Il fallut ensuite une commode, puis de grandes malles d’osier quand les meubles furent pleins à craquer. Il fallut maints tiroirs pour garder les manuels et les modes d’emploi, les aiguilles, les crochets et le fil à coudre, les écheveaux de laine inemployée, les ciseaux, les chutes de tissu et les restes de dentelle. Il fallut des boîtes de métal empilées sur le plancher pour conserver les boutons orphelins, les canettes, les parties mâles de pressions privées de leurs pendants femelles et des petits bouts de tout.

À ses heures perdues – puis ce fut toute la journée – elle se mit à crocheter de petites pampilles dans ce qui lui restait de laine mérinos perlot et gris de Payne, ou dans le fil d’Écosse mercerisé crème, et beurre frais, et bis.


Bien des années après, elle observe longuement la broderie sur le carré de batiste rentré dans l’encolure de sa chemise de nuit. De ses doigts diaphanes, elle mouche son nez dans le mouchoir de batiste. Elle essuie ensuite sa bouche avec le mouchoir de batiste. Puis elle le replie méticuleusement. Non satisfaite du résultat, elle recommence sans cesse et sans cesse recommence, jusqu’à ce que les bords et les angles correspondent parfaitement. Puis elle se mouche encore et replie encore le carré de tissu. Le même absurde carré de batiste, si joliment ourlé et orné d’un point de cordonnet.

Elle ne reconnaît pas dans le dessin du feuillage la brodeuse infatigable et douée de jadis. Je cherche dans ses yeux des reflets vert et roux. Ils se délavent et s’égarent dans un présent expurgé de l’instant qui précède. La lavande tombe en poudre à travers le tissage de la cretonne, elle n’a rien perdu de sa fragrance.


 
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   Eskisse   
11/5/2025
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour Cyrill,

Voilà un portrait tout en attention pour une " vie minuscule" , pour une femme qui ambitionne un "avenir empli de linge de maison".
Et le narrateur dit "je" uniquement à la fin comme s'il avait lui-même réalisé une broderie de mots en hommage à celle qu'il aime et regarde comme un gardien de sa mémoire. ( chapeau pour le champ lexical de la mercerie !)

Ca m'a rappelé un texte d'Hector Bianciotti qui je crois colle bien avec ta nouvelle :

" Vous le voyez, je n'ai fait en fin de compte, qu'une housse pour votre mémoire, une broderie, soignée certes, (...) rien qu'un désordre de signes tardifs, au centre desquels ne se trouvent pas vos initiales mais fatalement les miennes."
L'amour n'est pas aimé

PS: Le titre et son double sens sont bien trouvés ...

   papipoete   
11/5/2025
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
bonjour Cyrill
Elle, la mamie ou autre aïeule de talent, s'adonnait aux travaux d'aiguille, depuis toute jeune exécutant comme son modèle, toutes les façons de couture et broderie, sur mouchoir torchon serviettes napperon, puis drap et rideaux : fallait la voir à l'ouvrage !
jamais ses mains ne se tournaient les pouces, même au repos ses doigts semblaient oeuvrer dans le vide...puis un beau jour, assise sans rien faire, elle regarda sans plus reconnaitre toutes ses créations si ce n'est ce mouchoir de batiste, avec lequel elle se mouche à tout bout de champ, et qu'elle replie obstinément pour arriver à joindre les angles...ouais, voilà gagné ! et puis elle le déplie et se mouche
NB je ne sais si l'auteur est AS en la matière de couture, mais je revois la mémé réincarnée en le Narrateur, tant on croit suivre une leçon de " travaux d'aiguilles " ? alors que le jeune d'aujourd'hui, ne sait guère enfiler un fil dans le chas d'une aiguille.
" dis maman, tu peux me faire mon ourlet ? "
le final est tellement triste pour qui, sut se servir de ses mains d'or ; mais, nous en arrivons tous au même point à l'aune du grand âge ( quand je pense que je faisais ça, et puis ça ; tu te rappelles ? )
je suis ébloui par ce savoir-faire dont le fils ( petit-fils ? ) nous montre les mille qualités !
comme Elle serait fière de vous lire !

   Myndie   
12/5/2025
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour Cyrill,

Quel courage, moi qui déteste la couture !
Le travail d'écriture est aussi méticuleux, attentif au moindre détail, aussi finement ourlé que toutes ces pièces cousues, brodées qui jalonnent toute une vie (aussi pliée et rangée que ses draps et serviettes)
Cependant, au fil de l'aiguille et de la lecture, une sensation nouvelle se fait jour, comme un malaise, un étouffement, la sensation de se trouver en présence d'une obsession, d'une addiciton, ou pour le moins, d'un comportement mécanique, répétitif et irrépressible. De quoi est-il l'éxutoire ? Quelles pensées, quel ennui ou quel mal-être dissimule t-il ? Car à ce stade, il ne s'agit plus d'un loisir -plaisir ; c'est ainsi que je traduis ce :« À chaque jour suffisait sa peine. »

Peu importe de savoir en fait car le dernier paragraphe, impérial et pétri de tendresse et de poésie balaie balaie toutes les interrogations, d'un délicat et touchant coup de plume.

Cyrill, je te tire mon chapeau pour cette connaissance affinée de la confection, broderie, faufilage, surjet et tout le toutim !

Myndie, deux mains gauches

   Yakamoz   
14/5/2025
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour Cyrill,

Le portrait d’une femme dont on saura peu de choses, mais on peut supposer qu’elle a eu une existence austère. Sa vie est rangée comme ses armoires à linge, avec un souci maniaque de la précision. Elle est perfectionniste à l’excès dans ses travaux, elle doit l’être aussi dans sa vie quotidienne.

La couture semble être son unique passe-temps, on ne peut pas vraiment parler de loisir tant ses travaux d’aiguille semblent compulsifs, pour accumuler draps, torchons, serviettes, mouchoirs au-delà du nécessaire. Tout ce linge de maison qui ne servira peut-être jamais.

La langue très précise et très technique, le champ lexical de la broderie et de la couture qui est largement déployé, renforcent le côté obsessionnel de cette quête de la perfection.

La fin du texte est poignante. L’apparition du « je », ce dialogue silencieux avec cette femme qui s’achemine vers la fin de sa vie, toujours obnubilée par la broderie, toujours méticuleuse, et la lavande qui tombe en poudre mais dont le parfum sera présent à jamais.

   Mikard   
14/5/2025
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour Cyrill,
Un texte comme ça, tranquille, sans cahots intempestifs, sans éclats de voix, comme un soir d’automne quand, à la fenêtre on regarde la pluie tomber.
Je pense à cette merveille de texte de Maupassant ; « Une vie », la même lenteur, la même légéreté.
C’est déjà dit plus haut, mais bravo pour ce langage technique sur la couture et la broderie.
Après, ce n’est pas un texte à lire sur son portable le matin dans le métro en partant au boulot. Mais pour le soir, avec une tisane, un chat qui ronronne sur les genoux … super !
J’ai bien aimé.
Mikard.


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