– Je suis le génie de la lampe. Je dois exaucer trois de tes vœux.
Oumar s'arrête in extremis devant cet être quasi burlesque. D'abord il se demande si ce n'est pas son imagination qui lui joue un tour, mais le sourire engageant – presque moqueur – de l'étranger lui fait changer d'avis.
– Si c'est une blague, elle est de très mauvais goût !
Le sourire du génie s'accentue.
– Tous les mille ans, le monde enchanté croise le monde réel. Pendant un instant, djinns et humains se côtoient. Les génies doivent, en fonction de leurs pouvoirs, accomplir une action, bonne ou mauvaise, sinon ils restent coincés dans l'espace matériel.
Oumar détaille l'homme. Un turban assorti d'une émeraude, une chemise blanche sertie de diamants, un pantalon bleu aux formes rebondies et des sandales dont les bouts pointent vers le ciel. Derrière le djinn le village déroule ses miles de fumées blanches, témoins de l'activité culinaire du soir, et n'eût été cette vision bien réelle, Oumar aurait cru à un canular. Néanmoins il se frotte les yeux et se pince bien fort. Il a mal. Sa mère lui a toujours dit : « Lorsque tu crois rêver, pince-toi ; si tu ressens de la douleur, alors tu ne rêves pas. »
Le paysan dépose sa houe et sa besace où gît le porc-épic pris dans ses pièges. C'est Kounta qui va être contente. Elle est enceinte de six mois et chaque jour il regarde son ventre s'arrondir. Être papa à 30 ans c'est raisonnable non ? Bien que cet enfant soit voué au même sort que lui – cultivateur et chasseur de père en fils – il attend avec impatience le jour où il le tiendra dans ses bras.
– Veux-tu venir jusqu'à ma case ? Kounta nous fera un ragoût de ce gibier que je ramène, je te servirai du bon vin de raphia et ensuite nous deviserons tranquillement. Les anciens du clan disent que prendre des décisions le ventre vide c'est comme commencer son repas par la fin. – Est-ce là ton premier vœu ? s'enquit le génie, taquin. – Non ! Non !
Le génie est rusé, pense Oumar, il veut jouer sur l'effet de surprise. Combien d'hommes et de femmes ont ainsi gâché des chances ? Il faut jouer son jeu, mais comment faire ? C'est quand même bête de vivre sans prévoir de scénario face à ce genre de situation non ? Oui c'est vrai, il y a eu quelques rêves, quelques désirs, mais ici il s'agit de choses plus importantes, de l'avenir, un événement qui ne se reproduira plus avant mille ans, ou peut-être jamais.
– Je n'ai pas besoin de trois vœux, deux me suffiront amplement.
Le génie sourcille, intrigué. La plupart des gens trouvent que trois ne sont pas assez, et voilà qu'un homme se contente de deux ?
– Commande, tes désirs sont des ordres. – Mon premier vœu est d'avoir une conversation avec toi. – Et le deuxième ? – Je le formulerai un peu plus tard.
Le génie réfléchit un instant, puis :
– Va pour la conversation, mais pas chez toi. L'enchantement se briserait en présence d'autres personnes. – D’accord, suis-moi, je connais un endroit où personne ne viendra nous déranger.
Bien sûr il aurait pu demander au génie de les téléporter audit lieu, mais le moment est sous le signe de l’économie des demandes ; pas la peine d'amenuiser ses chances. Chemin faisant, Oumar réfléchit. C'est un peu osé ce qu'il fait, mais il n'a pas le choix. C'est sûr qu'il gagne au change car ses parents lui ont appris que la précipitation est mauvaise conseillère, mais il n'est pas plus avancé qu'au départ. Le génie le suit sans mot dire.
C'est une petite grotte que cache le feuillage. Le paysan l'a découverte un jour de chasse à courre, lorsque son gibier avait disparu dans le buisson. L'endroit était un nid d'écureuils, et les coques de noix jonchant le sol témoignaient du festin que les bestioles organisaient couramment. Le repaire lui avait plu tout de suite, et depuis toujours il y allait méditer.
L'homme s'assit dans un coin, le djinn dans l'autre. C'est celui-ci qui prit la parole en premier.
– Tu cherches à gagner du temps à ce que je constate. – En fait j'hésite. Je ne veux pas me précipiter. – Hésiter est synonyme de grande sagesse, ou… d'ignorance. C'est étrange, tu es le premier qui tergiverse. – C'est peut-être parce que je suis partagé entre la volonté de trouver des réponses à certaines questions, et le désir de possession. – Trouver des réponses peut être nocif pour l'âme lorsque le désir n'est pas contrôlé, tout comme l'envie de posséder peut nous entraîner dans de graves excès. Que veux-tu savoir ? – Comment tout cela a commencé, pourquoi es-tu emprisonné dans une lampe ?
Le génie soupire et s'étire. La grotte est confortable, l'air y est frais. Son parfum de jardins orientaux embaume les parois d'une fragrance exquise. Il s'adosse sur le roc froid.
– De mon vrai nom Farad al Qaïs, je suis né en Orient, dans les jardins de Schéhérazade. Mon père, Gutban Qaïs, était un monarque craint. Un jour il s'attaqua à la famille d'un homme pieux qui refusait de se vouer au culte qu'il avait initié, et que tous pratiquaient. L'homme croyait en une divinité autre, défiant l'orgueil de mon père. Celui-ci le jeta au cachot et tandis qu'il y croupissait, les membres de sa famille mourraient de n'avoir plus la main qui leur rapportait le pain sur la table. Quelque temps après, le malheureux homme décéda lui aussi, incapable de vivre longtemps enchaîné. Il se passa alors quelque chose d'étrange. Un soir, un homme pauvrement vêtu demanda à parler à mon père. Le lendemain je me levais transformé en lampe. Les divinités avaient arraché à mon père ce qu'il avait de plus précieux, son fils unique. Pourquoi une lampe ? Eh bien parce qu'à cette époque-là, la lampe était le seul bien à la portée de tous, même les plus pauvres. L'orgueil du monarque, mon père, en prit un sacré coup. Le temps passait, mon père se languissait de moi. Finalement il mourut de chagrin. L'homme pauvrement vêtu revint au palais me délivrer du sortilège. Il me dit : « Ton père a commis un grand tort à l'humanité, et il est mort sans le réparer. Le monde repose sur des bases bien établies qui garantissent son équilibre, et chaque fois que la balance pèse d'un côté, il faut la ramener. En clair, les enfants doivent payer pour la faute de leur père, et vice versa. Ton père a payé pour son péché d'orgueil, mais cela n'a pas suffi à guérir la plaie ; la responsabilité de ce tribut te revient. » Que devrais-je faire afin de laver ce mal ? « Tu devras rétablir le sentiment de justice et d'équité dans le cœur de tous ces hères que ton père a maltraité. Tu devras les servir sans pour autant être leur esclave, et pour combien de temps, je ne puis te le dire. Tu seras le génie de la lampe, objet à la portée des plus pauvres, et par un frottement on pourra te faire apparaître. Ainsi, même le plus indigent des hommes pourra t'appeler. » – Et Aladin fut le premier ? – Aladin était le fils d'un des enfants rescapés de l'homme pieux que mon père avait poussé à la mort : il était logique que je commence par lui. Il y en a eu d'autres, des milliers ; mais plus le temps passe, plus la nature humaine me déçoit. – Et pourquoi ? – Vois-tu, on m'a assigné une tâche noble : celle de rétablir l'équilibre dans l’univers. Mais en ce monde peu de personnes travaillent pour la survie de cet équilibre. Lorsqu’il aura la possibilité de s’enrichir, le pauvre ne se contentera pas de posséder à parts égales avec son semblable ; il demandera un peu plus afin de créer et maintenir ce péché de supériorité commun aux humains. Ils cultivent l'inégalité puis s’étonnent de l’insécurité grandissante.
Il s’accorde une pause, regarde autour de lui, un peu comme s'il faisait l'inventaire des lieux, puis revient à Oumar.
– Les hommes sont des êtres étranges, ils se livrent à des activités aussi incompréhensibles qu'eux-mêmes peuvent l'être. Tiens c'est un peu comme cette idée fixe, la recherche de la perfection ou du bonheur. L'homme en son essence est parfait, mais il est trop préoccupé à chercher ailleurs pour le comprendre. Les choses sont meilleures et parfaites en l'état où elles ont été créées, et tant et aussi longtemps qu'elles ne sont pas modifiées, ni déplacées, elles restent parfaites. En fait la perfection est un ensemble, un tout. Un seul ne peut pas être tout, même s'il existe tout dans un seul. Quant au bonheur, ils ne savent tout simplement pas où fouiller ; parfois il n'est pas aussi loin, ni compliqué qu'ils le pensent. – Et comment ? – Tous ceux à qui j'ai rendu service se sont fracassés contre le revers de leur nouvelle situation, et pourquoi ? Va donc savoir ! En ce monde les gens naissent avec l'aide des autres : un médecin, une sage-femme, un parent, etc. Ensuite tout ce qu’ils font est en lien avec la collectivité : être le plus riche, être le plus intelligent, être le plus beau, etc. Dans ce théâtre universel, lorsque l’un est acteur principal, il oublie qu’il ne l’est que parce qu'il existe des figurants, des spectateurs aussi ; sont-ils moins importants que lui ? Voilà la question qu’ils doivent se poser ! Les hommes et les femmes oublient trop souvent que même s'il y a tout en un, il n'y a pas qu'un en tout ; et c’est triste ! – Selon toi, que devraient-ils faire pour améliorer leur existence ? – Je n'en sais rien, je ne suis qu'un génie qui exauce des vœux. Quand bien même j'aurais une solution miracle, je ne suis pas sûr qu'elle s'adapterait à tous les hommes et à toutes les femmes. Chaque être est une espèce de réplique de l'Entité créatrice, et la beauté de cette création c'est la dissemblance. Aucune personne ne ressemble à une autre, mais ensemble elles forment l'Entité créatrice ; l’humain devrait se questionner plus qu’il ne le fait. – Ça ne répond pas vraiment à ma question. – Peut-être parce qu'il n'y a pas de réponse adéquate à ta question. Et même si réponse adéquate il y avait à ta question, combien de personnes sont-elles prêtes à la digérer. J'ai vu des gens considérer le bonheur comme une chimère, pour ainsi ne pas s'en soucier : c'était leur façon d'être heureux. Bon, le temps presse, je dois y aller. Quel est ton second vœu ? – Je te pose une dernière question, ensuite je le formulerai. – D’accord, je t’écoute. – Si tu étais homme et qu’en face de toi se tenait un génie qui veuille exaucer un seul de tes vœux, que lui demanderais-tu ?
Le génie sourit. Le jeune homme est malin. Il se demandait depuis un temps déjà à quoi rimait ce questionnement : il a sa réponse.
– Il y a longtemps que je ne réfléchis plus comme un homme, alors ma réponse ne peut être objective. Peut-être que j'aurais sollicité la même chose que tous les humains en face de moi demandaient si je n'avais pas traversé toutes ces vies. Les hommes ont cessé de consulter leur cœur, alors les cœurs se sont tus. Le voyage à travers les âges m'a appris qu'il faut apprécier ce qu'on a et savoir se satisfaire de ce qu'on est. Savoir s'émerveiller devant chaque aspect de l'existence ; une aurore, un crépuscule, une naissance, une mort, etc. S'émerveiller devant les différences et ne pas chercher pourquoi c'est ainsi ; parce que c'est ainsi et c'est bien ainsi ! Surtout éviter d'envier quoi que ce soit, ou qui que ce soit car, il est difficile de vivre l'état d'un autre, crois-moi, même si les apparences essayent de le démentir. Alors si j'étais toi, je pense que j'écouterais mon cœur.
Pendant la conversation avec le djinn, Oumar a eu le temps de réfléchir. La vie paysanne est difficile mais a ses avantages. Kounta est une femme attentionnée qui sait balayer d'une caresse les tourments de la journée. Et puis, il y a le bébé. Il faut tout lui apprendre : comment pister un gibier, comment tendre un piège à bête et bien d'autres choses. Il y a aussi cette odeur qui se dégage de la terre, après une longue période de sècheresse, quand celle-ci assoiffée s'enivre des premières pluies. Il y a cette sueur mélangée aux averses, l'échine courbée et la daba cinglant le sol, le liquide salé au contact de la langue rafraîchissant les lèvres, le goût de l'effort aux senteurs d'indépendance. Il y a ce ciel mystérieux qui se laisse interroger au crépuscule, afin de savoir quel temps il fera le lendemain.
Les soirs de veillées, aussitôt que la nuit a masqué les préoccupations, et que le feu couleur or fait voleter des pépites dans un craquement de branches sèches, le village se pare d'insouciance. Samba le griot feuillette les pages de sa mémoire, nombreuses comme les époques qui se succèdent. Ensuite des mains battent du djembé. Les sons et l'amphore des hanches vibrent en phase, mélangés aux youyous des femmes en liesse. Ces soirs-là les enfants se couchent tard, et même les animaux de la basse-cour picorent encore distraitement quelques graines à la nuit tombée. Les hommes chantonnent en chœur l'épopée de la circoncision et les misères vécues ensemble. Ces soirs-là, le village est une seule âme.
Le paysan n'a connu que cela depuis sa tendre enfance, c'est sa réalité. Parfois, des gens partis chercher fortune en ville reviennent aussi bredouilles qu'au départ, avec, en prime, la marque de l'échec. De ces personnes on écoute tous genres de mésaventures survenues aux citadins : Des hommes devenus riches par des pratiques illicites, mais le bien dilapidé aussi vite qu'il était conquis, ou encore des gens riches mais pas du tout heureux parce que leur statut social leur impose un certain rythme de vie.
Il est vrai qu'avec un vœu bien formulé Oumar peut changer le destin du village. Par exemple, il peut demander au génie de rester à jamais dans le village ; c'est un vœu comme les autres, un vœu intelligent mais égocentrique. Devenir aussi celui par qui le génie est resté dans le village peut attirer la jalousie des autres, puis créer de l'amertume dans un milieu où le sentiment d'égalité dans la misère quotidienne est le garant même de l'équilibre collectif.
Oumar a pris une décision. Il regarde le génie s'impatienter car il faut qu'il s'en aille. Après une longue inspiration, il murmure :
– Que tu te souviennes de moi, voilà mon vœu.
Le génie fixe le paysan. D'abord surpris, il se ressaisit ensuite. « Ce jeune homme est malin, pensa-t-il, oui, très malin. » Il hoche la tête, sourit.
– Si tel est ton désir, tel il sera. – Oumar, Oumar habibi(1) !
Le jeune homme ouvre lentement les yeux. Sur lui est penché le visage de l'affection : Kounta sa bien-aimée. Ses parents lui disaient toujours qu'une belle femme se découvre le matin au réveil, lorsqu'aucun masque ni maquillage ne recouvrent son visage. « Elle est si jolie ! Mon Dieu, elle est si belle ! » Ses yeux sont lumière de soleil levant, et ses lèvres sont rosée matinale sur une bouche qui sème des fleurs au réveil.
– Oumar, debout, tu vas être en retard pour la partie de chasse. – Ah oui ! La partie de chasse ! Kourouma est-il passé me chercher ? – Non, mais il ne va pas tarder. Dis, tu as fait un cauchemar cette nuit ? Tu n'as pas cessé de bouger. – Oh ! Ce n'était rien… rien de bien grave.
Le paysan se lève de son lit de bambous. Dans un coin, la coque de la lampe-tempête luit étrangement. Kounta a encore dû le récurer. Il attrape une serviette usée pour s’essuyer le visage après l’avoir lavé, et avant de sortir de la case il flaire un parfum dont la fragrance orientale lui est familière…
_____________________________ (1) Habibi veut dire « mon amour ».
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