Un fin rayon de lumière se glissa parmi les plis du rideau et s’engouffra dans la pièce. Le mur ocre fut aussitôt divisé en son milieu par une bande dorée tandis que les formes des différents objets étaient projetées avec lenteur dans un jeu d’ombres chinoises qui ne faisait que débuter. Sur les draps d’une blancheur immaculée s’élevaient de fines particules de poussière qui s’en allaient danser de manière chaotique à travers le soleil. Avachi sur le matelas, ayant préalablement pris soin de se débarrasser des oreillers toujours trop durs des hôtels, Gazmend fermait encore les yeux mais il ne dormait plus. C’était une de ces matinées où malgré la fatigue physique, l’esprit plus encore que le corps semblait en éveil. Une de ces matinées précédant les journées dont on se souvient encore longtemps par la suite. Ainsi couché, l’absence délibérée et momentanée de la vision paraissait décupler chacun de ses autres sens. L’air d’un matin tiède venait caresser sa jambe et il pouvait presque humer le parfum de la rosée sur l’herbe coupée. Ses mains se promenaient sur le matelas afin d’en sentir sous ses doigts les moindres détails. Il décida enfin de se lever et laissant l’eau brûlante de la douche s’écouler sur son corps, il se remémora le jour où il avait fait cette étrange découverte. Aussi longtemps qu’il s’en souvienne, Gazmend avait partagé une relation privilégiée avec ses parents. Ils n’avaient pas été sa seule famille mais il avait remarqué que dans le cas précis des immigrés, la famille au sens le plus commun du terme, celle des parents et des enfants, semblait devoir en suppléer toute autre. Au départ cependant, les contacts avec le pays d’origine étaient encore fréquents. Il se rappelait du vieux combiné téléphonique sur lequel il fallait passer le doigt dans un trou puis tourner jusqu’au chiffre désiré. De son père qui avait noté les numéros de ses différents oncles et tantes sur le dos d’une pochette cartonnée et qui entrait dans des colères monumentales si quelqu’un le dérangeait pendant qu’il essayait de composer sans se tromper le fameux préfixe national. Puis les années avaient passé, les oncles et les tantes, déjà âgés, avaient cessé d’appeler jusqu’à ce que l’on apprenne des nouvelles parfois tragiques. Le retour au pays, souvent évoqué, était devenu de plus en plus chimérique et la conviction que la famille se limitait désormais à ce noyau dur chaque jour plus forte. Au cœur d’un pays qui les avait certes accueillis, ils étaient persuadés de devoir toujours demeurer des étrangers et ne pouvoir jamais compter que les uns sur les autres.
Le magnétisme puissant de cette relation avait eu des répercussions sur plusieurs aspects de sa vie personnelle. Lorsque les copains de classe, chaque année, partaient pour un voyage à l’étranger d’une semaine organisé par l’école, il était toujours le seul à rester à quai. Officiellement, sa famille n’avait pas l’argent nécessaire pour lui permettre de se joindre au périple. Chaque année, son père rédigeait un mot très soigné que Gazmend transmettait lui-même à ses professeurs, professeurs qui avaient fini par comprendre de quoi il en retournait. Car officieusement, les parents de Gazmend ne souhaitaient simplement pas le voir s’éloigner du foyer familial à cet âge, fût-ce pour un voyage scolaire. Ils aimaient lui rappeler qu’il avait encore peur du noir et qu’il n’était pas prêt à affronter une épreuve aussi intense que celle de l’éloignement. De plus, il aurait la chance de se reposer pendant une semaine entière tandis que ses camarades s’épuiseraient en voyage. Tous les ans il ressentait ce mélange d’émotions contradictoires, à la fois peiné d’être le seul élève de sa classe à être mis à l’écart et soulagé de ne pas avoir à quitter le domicile familial pendant une longue période. C'est cette même gêne qui l’avait empêché, une fois devenu adulte, de s’engager dans une relation durable. Les femmes qu’il avait rencontrées se comptaient sur les doigts d’une seule main et jamais l’idée de présenter la moindre d’entre elles à ses parents ne lui avait effleuré l’esprit. Il avait compensé ce manque affectif tant bien que mal en se lançant à corps perdu dans son travail de journaliste tout d’abord puis en prenant soin de ses parents jusqu’à leurs derniers jours. Une piété filiale qui lui avait laissé un goût aigre-doux, le goût d’un sacrifice dont on n’est pas sans ignorer la noblesse mais qui n’en demeure pas moins exigeant. Lorsque ses parents s’en étaient allés tous les deux, il était revenu s’installer dans la maison familiale, celle où il avait passé toute son enfance. Les premiers mois avaient été empreints d’un malaise confus, similaire à la sensation d’être un intrus visitant son propre passé, puis ce malaise s’était dissipé pour laisser place à une vague mélancolie.
Parmi les souvenirs qu’il lui restait de ses parents, il y avait cette boîte en carton remplie de vieux albums photos et de quelques documents d’époque, le permis de conduire de son père ou un passeport ayant appartenu à sa mère il y a plus de cinquante ans. Et puis rien d’autre, tout du moins pensait-il. Mais quelques jours plus tôt, il avait exhumé du fond de cette boîte un petit paquet fourré dans une enveloppe cartonnée et où se cachaient une dizaine de cassettes audio. Chacune d’entre elles portait une date, probablement celle de l’enregistrement, qui s’étalaient sur une période allant d’il y a plus de quarante ans pour la plus ancienne jusqu’à un peu moins de vingt ans pour la plus récente. Intrigué, Gazmend, après avoir vérifié que les bandes fussent encore en bon état, s’était empressé de faire l’acquisition d’un lecteur cassette et avait décidé d’entamer l’écoute dans un ordre chronologique. Les enregistrements, qui ne duraient pas plus d’une trentaine de minutes chacun, étaient ceux de la voix de ses parents qui, à la manière dont certains tiennent un journal intime avaient, à intervalles réguliers, souhaité partager leurs sentiments d’alors. Ils constituaient en quelque sorte des clichés instantanés de leur vie passée. Gazmend s’était astreint à une discipline consistant à n’écouter qu’une cassette par soirée, pour ne pas épuiser trop vite ces souvenirs si précieux pour lui. Les premiers enregistrements débutaient quelques années après le mariage de ses parents et sa naissance qui l’avait immédiatement suivi. Ceux-ci y partageaient la sensation de plénitude découlant de cette parenté malgré une exténuation physique que l’on pouvait deviner dans la tonalité de leurs voix.
Dans la quatrième cassette cependant se trouvait une révélation qui devait profondément changer Gazmend. Il y avait, dans le pays où il était né, une certaine coutume qui pourrait ne pas être comprise dans nos sociétés actuelles. Il arrivait en effet qu’un couple, après avoir mis au monde un enfant, le confiât à un autre couple dans l’incapacité de procréer. Cette pratique était limitée au cercle familial et le second couple adoptait l’enfant du premier en le faisant simplement passer pour le sien. De cette façon, l’enfant n’était le plus souvent jamais mis au courant de sa véritable origine et grandissait en pensant être le rejeton naturel de ses parents. Gazmend avait bien sûr entendu parler de cette tradition, ses parents l’avaient mentionnée à une ou deux reprises, mais il n’y avait pas prêté une grande attention. Il était persuadé qu’il s’agissait d’une de ces coutumes archaïques que chacun connaît certes mais que plus personne ne met en pratique. C’est à sa grande surprise et presque à sa consternation qu’il apprit que ses propres parents avaient eux aussi agi de cette façon. Afin de venir en aide à un cousin dont l’épouse était malheureusement stérile, ils avaient accepté de laisser cet autre couple adopter à la naissance l’un de leurs enfants. Gazmend découvrit donc, des dizaines d’années après les faits, qu’il avait quelque part sur cette terre un frère, de deux ans son cadet. Les voix de ses parents, lors de cette révélation, trahissaient plusieurs émotions contradictoires, la joie sincère d’avoir pu rendre ce service, la gêne de devoir cacher l’existence de cet autre fils à leur aîné puis enfin la tristesse de voir ce fils, lui aussi leur enfant, grandir loin de leurs regards dans une autre famille. Sa mère sembla étouffer quelques sanglots lors d’une longue pause silencieuse qui scindait l’enregistrement en deux parties.
Gazmend, qui apprit également le prénom de ce frère, Artan, demeura bouleversé pendant de longues heures. Lui qui s’était convaincu depuis si longtemps qu’il n’avait de famille que ses géniteurs, apprenait désormais que ce lien du sang s’étendait à un autre. Un frère. Les deux hommes avaient grandi en ignorant complètement l’existence de l’autre mais il ne pouvait s’empêcher de songer au gâchis que représentaient toutes ces années perdues, à cette relation si précieuse qu’ils auraient pu bâtir et dont ils auraient alors profité. Quel était le sens de ce silence volontaire ? N'auraient-ils pas pu se reconnaître et s’aimer sans être considérés comme frères par les registres civils ? Pourquoi les avoir privés d’une relation comme il n’en existe sûrement aucune autre au monde ? Toutes ces questions demeuraient sans réponse. Cependant Gazmend était bien décidé à remonter le temps et à retrouver à tout prix ce frère perdu, pour profiter ne fût-ce qu’un instant de cette indicible joie de se découvrir. Il était donc revenu ici, où tout avait commencé et où il était persuadé que ce frère vivait encore. Dans ce pays dont il n’avait plus foulé le sol depuis plus de quarante ans, il était venu s’enquérir de l’existence du dernier être cher qu'il lui restât. Il se dirigea vers la mairie de sa ville de naissance, l’une des plus grandes du pays, avec comme seule information un nom.
On lui dit de patienter devant le service du registre civil. Il y avait là trois guichetiers qui portaient le même uniforme fait d’une chemise bleue au long col triangulaire et d’un gilet kaki sans manches. La file d’attente était longue ; plus de cinquante personnes se massaient dans le couloir et jusqu’à l’arrière-cour inondée par le foudroyant soleil de juillet. Certains hommes faisaient les cent pas, d’autres allumaient une cigarette qui allait immanquablement grossir la pile de mégots s’entassant dans l'unique cendrier. Après d’interminables minutes, une jeune femme l’invita à s’approcher d’un signe de la main. Il formula sa requête et d’une main tremblante, il montra le morceau de papier sur lequel il avait griffonné le prénom et ce qu’il pensait avec certitude être le nom de son véritable frère. L’employée passa un coup de fil et échangea durant de longues minutes des informations avec un autre fonctionnaire. Son visage ne trahissait pas la moindre émotion. Lorsqu’elle reposa enfin le combiné, elle tendit du bout des doigts le morceau de papier dans l’entrebâillement de la vitre de plexiglas.
– Monsieur, il faudra vous rendre au service des décès, c’est l’escalier du fond puis la seconde porte à droite. Artan Shkumbi est mort il y a deux années de cela. Je suis désolée.
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