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Fantastique/Merveilleux
solinga : À la merci d'une phrase réticulaire
 Publié le 30/04/24  -  2 commentaires  -  6909 caractères  -  28 lectures    Autres textes du même auteur

La rédaction d'une lettre n'est jamais aussi innocente qu'il n'y paraît : les sentiments sont capables-coupables d'étranges contorsions.
(On reconnaîtra au détour de quelques anneaux un bien modeste hommage à l'incomparable Ajar.)


À la merci d'une phrase réticulaire


Il est autour de l'aube. Le salon dort encore. Rien de plus émouvant que les choses en sommeil.

Je fais quelques pas vers la table.


Ma lettre n'attend qu'une ultime relecture avant de se plier à sa condition bidimensionnelle et entamer son voyage dans le bagage-avion d'une enveloppe protocolaire. Sur le pas de La Poste.

Mais l'acte anodin de relire, de fois en fois, je le diffère. Il y a l'effroi de sceller le ruban des narrations dans leur état imparfait.

Pleutre-moi devant cette lettre.


Or il se trouve que ce matin je me suis approchée si près d'elle que j'ai pu en saisir… une phrase… et me la nouer autour du cou. Juste une, mais non sans conséquence.

Inexplicablement, faisant l'inoffensive aux aurores, la lettre a semblé me tendre sa banquise mouchetée de mots-à-moi, comme un immense aimant.

Alors j'en ai soulevé rien qu'un coin, rien qu'une phrase, l'accueillant toute longue et lourde au pourtour de ma nuque, ornement ou chargement, bijou déployé à rebours, du point adverse jusqu'à la majuscule.

Rapidement la phrase tout annelée me pèse, m'engourdit le cou, m'ankylose un bout d'épaule.


Le premier malheur est que dans cette position je ne parviens absolument plus à la lire, la phrase satanée !

Je me contorsionne. Je ne pensais pas avoir rédigé un boa !


Et voici qu'elle me fixe d'yeux apparus.

Stupeur : je vois s'ouvrir en grand la bouche de sa majuscule, J jaune comme un python fardé de miel, et sans ciller (ni les phrases ni les coulants invertébrés n'en ont, de cils), avaler tout rond le papillon gisant de ma lettre. Ma lettre… La pauvrette pour toute agonie rend un blanc bruit de froissement.

J'aurais dû m'y attendre : la gent ailée finit toujours aux crocs des prédateurs sans pattes, dont le corps de joaillerie ne tient que par d'interminables bagues. Sifflante brute minérale. Moi qui l'avais saisie inoffensive comme un foulard !

Dernier chuintement de papier dans la bouche du reptile. Trop tard.


Il me faut retrouver la lettre, la recomposer depuis les soupiraux des souvenirs, entre l'obscurité des équateurs.

Au plus vite. Avant la fin de la digestion saurienne.

Je cherche les premiers mots, de mémoire.

Je referme la magique peau des pupilles.

Qu'y ai-je écrit ?


*

Voilà, ce qui remonte, ruée mystérieuse d'exactitude, depuis la ligne liminaire :


« Ça ne m'importe pas que cela n'ait pas trop de sens, au sens pas trop de suite, de t'écrire.

La vie avance et l'on y fait des nœuds de marin, que l'on dénoue, qui cèdent aux poings de sel d'un océan quelconque, soit par bourrasques, ou par usure à la marée montante. Du fil vieillit… les nœuds effilochés se fanent.

Puis on tend ses mains pour traverser le brouillard et par intervalles on réapprend à faire intersection de corps, merveille, puis on respire une autre peau aux pores un peu fraternels.

On sait qu'il faudra bien tôt ouvrir les bras et se désassembler… En attendant on jouit d'être à deux façon pelote, encerclement de soi.


E., son prénom ; né chilien, vers Valparaiso.

Le savoir chez moi, lui qui sans que je fasse exprès te ressemble, a cet étrange effet d'étreindre ma journée, de lui conférer l'arrondi d'une offrande… Enlacée d'avance dans le foyer bricolé où je l'accueille, mon appartement tout désordonné, empourpré de couleurs, en attendant qu'il trouve quelque part, et puisse jouer à d'autres contrebasses. Nous nous aimons d'une drôle de façon, familière et timide. »


*

Il y avait autre chose. Une lettre ne peut s'interrompre à « timide » !

Mais je n'arrive plus. Les anneaux sont trop forts. Sur mon cou la phrase a resserré son étreinte.


Je persiste au ressouvenir, comme un imbécile élan d'esprit contre l'asphyxie.

Rien n'y fait.

Anxiété d'un goulot qui se ferme. Qui me referme. Mes joues sont pourpres, et les poumons chancellent.

Mais diable, on ne finit pas comme ça étouffé par sa phrase !


Subitement je me souviens avoir lu que les oiseaux sont des descendants très directs des dinosaures.

J'en informe d'un regard suppliant ma phrase animale qui me scelle la gorge avec un peu moins d'aplomb. Mes yeux plaident : La grande échelle des êtres ! L'arbre de vie ! Ou est-ce la grande chaîne ? Un peu de miséricorde pour changer de la longue histoire d'Ève ! Rends-moi ma lettre à deux ailes, ou du moins laisse-moi suffisamment respirer pour pouvoir de mémoire la reconvoquer ! (Silence. Espoir menu et téméraire.) Faisons à deux un petit phénix, le veux-tu ?

Insondable fortune : elle m'exauce, la serpentine. Des mots remontent. Comme une fluide dictée toute de cœur, toute de tête.


*

« Dorénavant je me persuade de sourire acquiesçante à ce qui passe… Respirer E. éperdument, au cœur étourdissant de l'instant, dans le fracas joint des présences… Or dans l'immédiat après-coup, que je sache renoncer, renoncer à rien retenir. Comme l'eau qui vous caresse au creux des paumes et rejoint fuyante le mouvement déterminé des choses. Comme l'oubli délaissant le tyrannique vouloir-garder-en-mémoire qui m'agrippe, que j'agrippe. Ne pas se cramponner à ce qui fut, à ce qui doucement expire.

Et dans le vide retrouvé, une fois réintégré le rythme des franches solitudes, il se pourrait que se réouvre aussi le temps de l'écriture, à ma mesure toute petite, qui est d'écouter modestement la sève en soi.


B. j'écris toute folle, mais tu me comprends, un peu ?

Besoin de ces mots haussés vers toi. »


Et je signais.

Non, pas tout à fait. Manque un lambeau.


Aide-moi mieux, mielleux reptile, fais-je pour implorer les grâces de l'écharpe.


*

L'étreinte, persuadée pour de bon, s'humanise alors, me couvre désormais à la façon d'un foulard.

Pour peu je sentirais sa tendresse pour la lettre en elle engloutie !

L'ultime marée des mots remonte (j'avais omis un bout de paragraphe) :


« Elle vient du souvenir de toi, cette pure animalité respirante dont je jouis si troublement lorsque, contre sa nuque, sous un tombé de cheveux noirs, je prends cette simple inspiration. Comme ramasser tout mon être dans l'immobile écrin de l'olfaction… du paradis perdu de toi. »


Voilà tout.

J'avais donc consigné cela… non sans zeste de contingence ; j'aurais pu tracer d'autres fragmentations d'aventures. M. si pas E. Ou autres. Tant à dire.

Face au temps écoulé, pas de signification qui tienne.

Je sais désormais qu'il n'est pas si essentiel, le contenu de ma lettre. Que seul compte son vol, B., vers toi.


La phrase lovée contre moi m'avait ouvert son regard d'amande, quasi d'aimant (quels renversements depuis l'aurore !).


*

Enfin elle me permit de la relire et je l'ai pu dénouer de moi, quelques instants avant qu'elle disparaisse.

Cette phrase c'était le post-scriptum : « Pour et à toi, B., je refermerai ici la magique peau des pupilles, dessous le cil d'une large parenthèse : ce qui sans toi s'est passé. »


 
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   jeanphi   
1/5/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour,

Il y a une vraie recherche d'empreinte personnelle dans cet écrit, comme dans la plupart des écrits de l'auteur.
Tant les formules, que l'angle d'approche, le traitement, et le sujet, tout, semblent chercher à redéfinir les rapports entre signifiant, désir, object du désir et sujet.
Les tournures extrêmement créatives me laissent parfois penser que l'auteur cherche à nous emmener là où sa plume ne le lui permet peut-être pas encore suffisamment, un exemple avec :
"Mais l'acte anodin de relire, de fois en fois, je le diffère."
où est crée une ambiance intimiste ma foi fort authentique, mais dont la syntaxe peut paraître quelque peu légère (sans prétention de pouvoir surpasser ou valoriser la rédaction).
Une créativité à toutes épreuves et beaucoup de douceur, mais aussi une certaine subtilité dans la suggestion de la nuance infinie sur la palette des émotions.
Bien que la représentation philosophique de remise en cause généralisée me rapproche davantage d'une comparaison avec A. Artaud, notamment l'évocation des cils et des paupières magiques, je repense à Comme un Roman de D. Pennac, en découvrant cette nouvelle poétique proche de l'expérimentation littéraire.

   ferrandeix   
1/5/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime beaucoup
Un texte d'une grande originalité par son thème très littéraire: les sentiments, appréhensions, angoisse devant le texte d'une lettre écrite. Les images utilisées pour décrire ces sentiments peu communs sont très suggestives. Toute cette complexité et subtilité relatives à la puissance de l'écriture nous est communiquée sans que l'on ne sache rien du contenu lui-même de la lettre, ce qui, évidemment, crée un effet certain. L'originalité n'est pas moindre dans les formules lexicales - ce qui rejoint un des aspects de l'écriture dans le slam. Quelques critiques cependant. j'aurais aimé une palette de sentiments évoqués plus diversifiée, plus contrastée plutôt que cette crispation permanente. Également, des allusions au contenu - sans qu'il soit dévoilé - auraient pu créer un effet supplémentaire.


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