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Fantastique/Merveilleux
Sylvaine : Le sang de l'aïeul
 Publié le 23/01/13  -  7 commentaires  -  9867 caractères  -  122 lectures    Autres textes du même auteur

Une jeune femme s'adresse à son enfant pour évoquer la personnalité mystérieuse du père de ce dernier.


Le sang de l'aïeul


Mon enfant, je voudrais te parler de ta race. Ton père l’eût fait mieux que moi, et tu l’aurais compris au-delà des mots imparfaits dont je dois me servir. Mais, selon la loi des siens, il m’a quittée avant ta naissance, comme avant lui son père avait quitté sa mère. Il était de sang indien, la peau cuivrée, le cheveu noir. Il avait la parole rare et mettait, comme toi, une violence farouche dans ses caresses. Jamais il ne m’a fait croire que nous finirions nos jours ensemble, et c’est pourquoi je ne peux lui en vouloir. Au contraire, je pense souvent avec gratitude à la confiance qu’il m’a témoignée en me livrant son secret. Ma fierté est d’avoir su en rester digne : il n’a pas eu tort de me choisir pour faire de moi la mère de son fils. Ta mère, mon enfant tendre et brutal.

Il habitait la région des lacs, un chalet à l’écart du village où j’étais venue passer mes vacances. Peu importe comment je fis sa connaissance, mais au bout de huit jours je m’installais chez lui. La forêt était si proche que le chalet semblait construit sur le territoire des bêtes. La nuit, on les entendait rôder à leurs soupirs, à leurs grognements, aux frémissements du feuillage. J’en fus effrayée d’abord, puis j’appris à aimer ce moutonnement de vie sauvage qui venait battre le pied des murs comme la mer bat un îlot. Un matin, nous fumes éveillés par une série de chocs violents qui ébranlaient la maison. Ton père ouvrit doucement la porte. Nous eûmes le temps de voir un grand cerf wapiti qui aiguisait ses bois contre les rondins. Il nous fixa de ses yeux larges et bruns où tremblait un éclat de lumière, puis rejoignit la lisière à petits pas.

Ton père et moi avons passé quatre étés ensemble. Ce fut au cours du troisième qu’il décida de parler. Encore ne souleva-t-il qu’un coin du voile. Sans doute songeait-il déjà à ta naissance : je crois qu’il voulait m’éprouver avant de confirmer son choix. Je revois ses yeux brillant dans la pâleur de la lune qui éclairait notre chambre, je me rappelle le murmure de sa voix rauque et mon corps meurtri par ses caresses, puis ma joie soudaine et incrédule quand je compris : il me proposait de partager les moments les plus mystérieux de sa vie. Car ton père sortait chaque nuit, longtemps ; je le savais déjà pour m’être éveillée avant l’aube, le lit froid et vide à mon côté. Il goûtait durant ces courses solitaires une union plus étroite avec une terre aimée, et je n’empiétais pas sur ce domaine intime. Mais cette fois il me proposait de le suivre, de me présenter un ami cher.

Je garde en mémoire les détails de cette nuit où je perçus pour la première fois la vraie nature de ton père. Je croyais connaître la forêt, mais quand j’y pénétrai à sa suite j’eus l’intuition d’aborder un monde que régissaient des règles nouvelles dont j’ignorais encore qu’elles orienteraient ma vie. La frontière que j’allais franchir, je la franchirais sans retour. Nous nous faufilions sous les feuillages, entre les troncs noirs où des clairières s’ouvraient parfois comme des clairières bleuies par la lune. Alors au-dessus de nous les étoiles semblaient consumer le ciel. Nous marchions hors de tout sentier, mais ton père allait d’un pas sûr parce qu’il suivait une piste connue, en se fiant à des indices qui échappaient à mes sens obtus.

Nous nous enfoncions au cœur de la forêt. Le sous-bois devenait de plus en plus épais, je butais contre les racines, nous ne trouvions plus de clairières entre les arbres serrés. Plusieurs fois, je me déchirai aux ronces. Ton père restait silencieux. Sa silhouette mouvante était souvent avalée par l’ombre. Avec la fatigue, la peur me gagnait peu à peu. J’allais demander grâce, quand une trouée parut entre les fourrés.

Ton père s’immobilisa en me faisant signe de l’imiter. J’étais préparée à l’incroyable, mais ce que je vis me jeta dans un trouble où l’émerveillement le disputait à l’effroi. Un effroi, mon fils, dont ta naissance m’a guérie à jamais. Pourtant, je sens encore noué à ma gorge le cri que j’étouffai lorsque le fauve bondit sur les épaules de ton père. Ce fut seulement quand j’entendis son rire que je me rassurai un peu.

Quand je repris mon sang-froid, je reconnus la silhouette massive, la queue écourtée, les fins pinceaux de poils dressés sur les oreilles : l’animal était un lynx, et un lynx assez fort pour égorger un cerf. L’homme et le fauve avaient roulé ensemble dans la clairière et jouaient en accordant leurs gestes de velours. Cette harmonie aurait dû me surprendre moins ; il y avait du félin chez ton père : sa souplesse, ses silences, sa brutalité dans la tendresse. Je compris qu’il ne courait aucun risque, mais cette certitude même alimentait mon trouble : sous la clarté douteuse de la lune, fourrure collée à la peau nue, ces deux corps mêlés semblaient ne former qu’un seul être. Oui, jamais cliché ne fut plus juste, comme j’allais l’apprendre bientôt. Les pattes du lynx enserraient le torse de ton père dont le fauve feignait de mordre la nuque, et je croyais voir sa tête velue se substituer à ce visage d’homme que je pensais connaître si bien. Pourtant le spectacle m’envoûtait, et je savourais ma peur.

Quand l’homme et la bête se séparèrent, ce fut l’enchantement qui l’emporta. Ton père s’approcha de moi et me saisit par la main. Son geste suffit à dissiper mon trouble : toute ma confiance lui revint, et je me laissai conduire auprès du fauve. À présent, je l’admirais sans réticences. Sa fourrure devait être gris pâle, parsemée de taches plus sombres, mais le clair de lune la nimbait d’un bleu velouté et ses larges yeux trouaient la nuit comme des étoiles. J’y plongeai mon regard : je sus qu’il m’acceptait. Il semblait surgi d’un conte de mon enfance, tout droit venu du temps où les bêtes parlaient. Guidée par ton père, j’enfonçai les doigts dans son pelage profond et doux jusqu’à sentir sa chaleur. Ce furent des minutes ensorcelées. J’ai gardé leur souvenir comme un trésor qui m’a aidée à attendre ta naissance dans les moments de découragement et de frayeur.

D’ailleurs sans elles tu ne serais pas là pour m’entendre. Sans le consentement du lynx, ton père m’eût traitée comme une maîtresse de passage : jamais je n’aurais connu la clef, terreur et merveille, du mystère auquel il m’avait conviée. Mais tous deux m’ont fait confiance ; ils ne se sont pas trompés, et je t’ai déjà dit que j’en étais fière. J’ai pour cela mes raisons. D’abord, je pense que nulle autre n’aurait cru l’histoire que me raconta ton père : elle ressemblait trop à un délire, mais elle était aussi pareille à un conte, et c’est sans doute pourquoi je l’acceptai d’emblée. Sachant ce que je savais, j’aurais pu aussi être jalouse. Je fus assez sage pour l’éviter. Jamais ton père ne me proposa de rencontrer à nouveau le fauve. Le lien qui les unissait était le plus fort qui soit ; en regard, ce qu’il éprouvait pour moi ne pesait pas bien lourd. Je m’y résignai sans amertume : il y avait entre eux des rites que je n’aurais su partager et que j’imaginais mal. Je suis sûre aujourd’hui qu’ils goûtaient au sang des mêmes proies.

Ce ne fut qu’après le départ de ton père que je fus tentée de le trahir en me laissant vaincre par la peur. À la fin du quatrième été, il m’annonça que nous ne pourrions plus nous revoir. Il ne me dit pas ses intentions, mais j’en savais assez pour comprendre : il s’apprêtait à disparaître du monde auquel il appartenait si peu. Il vivrait de la vie de son frère sauvage, partagerait le jour les mêmes tanières et chasserait la nuit à ses côtés. Il voulait aussi le protéger des trappeurs : l’hiver précédent, le lynx avait failli se faire prendre au piège, la patte happée par une mâchoire de métal. Cet incident hâta la décision de ton père, mais je suis sûre qu’il l’aurait prise tôt ou tard. Quoi qu’il en soit, je demeurai seule, et bientôt j’eus la certitude d’être enceinte. Alors la trahison m’attira comme un vertige : je devins aveugle à la merveille et je ne vis plus que la terreur.

Le cœur me manquait pour accomplir ce qu’exigeait toute ta race, ce que ton père avait attendu de moi. Son secret me paraissait trop lourd, et je m’effrayais de ta naissance. Je fus même tentée de te détruire. Le souvenir des instants magiques où j’avais touché le corps du lynx eut pourtant raison de ma faiblesse. Je n’en avais pas fini avec la peur, mais je trouvai le courage de partir.

Je remontai vers le nord, puis j’abandonnai ma voiture et pris à travers bois en restant à l’écart des bourgs. Guidée par l’instinct de bête que ton père avait implanté en moi, je marchai plusieurs jours entre sapins et bouleaux. Dans la féerie matinale de la brume se profilaient des troncs argentés, des branches chargées d’aiguilles sombres ; vers midi les feuillages dorés par l’automne tremblaient sur les déchirures du ciel bleu. Tant de beauté me lavait de mes frayeurs. J’allais sur les traces de ta grand-mère, vers la cabane à l’écart des pistes où elle avait caché le fruit de ses amours farouches. Je devais l’atteindre avant la première neige. Je n’imaginais rien au-delà.

J’y parvins, et je passai seule un long hiver, nourrie de petit gibier et de baies flétries par le gel. J’avais encore des accès d’angoisse, mais je t’attendais avec ferveur. Je songeais souvent à ta grand-mère, à la magie du destin qu’elle avait connu avant moi. Son terme venu, elle avait mis au monde des jumeaux qui vécurent noués l’un à l’autre, buvant le même lait et partageant le même berceau. L’un d’eux lui ressemblait, l’autre était pareil à son père fauve.

Toi, mon fils, tu es de la race de ton aïeul. Bientôt tu seras en âge de me quitter. Je n’oublierai pas le poids de ton corps élastique ni le baiser de tes dents aiguës. Déjà je pense aux périls que tu devras affronter. Sois prudent, et garde-toi des chasseurs : tu n’auras pas de frère humain pour te protéger, mon doux enfant velu aux yeux d’or.


 
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   alvinabec   
8/1/2013
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bonjour,
Bien joli texte, touchant, voire même émouvant sans doute par l'écriture pudique que vous distillez sobrement.
Belles phrases et descriptions idoines, à la fois de la forêt et du géniteur.
Il me semble cependant que c'est parfois un peu surjoué quant au style...surabondance d'adjectifs par exemple.
A vous lire...

   Anonyme   
11/1/2013
 a aimé ce texte 
Bien
Ah, joli. J'ai cru jusqu'au bout à une histoire de lynx-garou, mais il y a un déplacement bienvenu, je trouve. Bon, on est dans le conte, je ne m'étonnerai donc pas qu'une femme apparemment pas trop entraînée ait survécu seule dans une cabane en plein hiver en vivant de "petit gibier".
Reste l'histoire, plutôt belle je trouve, et une écriture que je trouve soignée, par moments un peu appuyée dans la vénération de la forêt, de la communion avec l'animal en soi... c'est votre choix.

"j’eus l’intuition d’aborder un monde que régissaient des règles nouvelles dont j’ignorais encore qu’elles orienteraient ma vie" : je trouve ce bout de phrase lourd, avec toutes ses subordonnées imbriquées.
"entre les troncs noirs où des clairières s’ouvraient parfois comme des clairières bleuies par la lune" : maladroit, pour moi, les clairières qui s'ouvrent comme des clairières ; l'effet est peut-être voulu, mais je ne trouve pas que ça fonctionne.

   macaron   
23/1/2013
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Une belle histoire bien que je m'emmèle un peu dans la filliation sur la fin de votre texte. Une écrirure juste, dans le ton de la confidence, propice au secrêt qui nous sera dévoilé. Le passage de la frontière entre les deux mondes est très crédible, le merveilleux s'impose naturellement. Très réussie!

   brabant   
23/1/2013
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Sylvaine,


Beaucoup de magie dans ce récit mâtiné de tendresse. Je ne m'attendais pas à cette fin me demandant quelle magie elle allait bien pouvoir contenir. L'écriture est belle et l'enchantement a fonctionné pour moi.
Mvraou !

:)

M'en vais à pattes de velours. Don't disturb anyway !
Lol

   Anonyme   
30/1/2013
J'ai beaucoup aimé la retenue, la délicatesse de ton choisi pour nous raconter cette histoire à l'allure de secret.
Je ne m'attendais pas à la fin, je l'avoue, et pour moi, toute la magie s'est révélée à ce moment-là.
La magie a fonctionné pour moi.

   Anonyme   
7/3/2013
 a aimé ce texte 
Bien ↑
très sobre, très efficace... même si parfois pour moi cela flirte un peu avec les clichés occidentaux et inconscients sur les amérindiens... peut être faut il encore plus brouiller les pistes...

   jfmoods   
18/7/2015
Un accent circonflexe a été oublié ici...

«  nous fûmes éveillés »

Quelques passages me chiffonnent. Aussi, je me permets d'y ajouter des virgules qui me semblent en fluidifier la lecture...

« il m’a quittée avant ta naissance, comme, avant lui, son père avait quitté sa mère »
« La nuit, on les entendait rôder, à leurs soupirs, à leurs grognements, aux frémissements du feuillage »
« Il goûtait, durant ces courses solitaires, une union plus étroite »
« mais, quand j’y pénétrai à sa suite, j’eus l’intuition d’aborder un
monde »
« Alors, au-dessus de nous, les étoiles semblaient consumer le ciel »
« Pourtant, le spectacle m’envoûtait »
« D’ailleurs, sans elles tu ne serais pas là »
« Alors, la trahison m’attira comme un vertige »
« vers midi, les feuillages, dorés par l’automne, tremblaient sur les déchirures du ciel »
« Bientôt, tu seras en âge de me quitter. »

Mes doutes subsistent sur les conjonctions de coordination en début de phrase...

« Mais, selon la loi des siens »
« Car ton père sortait chaque nuit »
« Mais cette fois il me proposait de le suivre »
« Mais tous deux m’ont fait confiance »

Quelques « , et » questionnent le lecteur, tant la logique d'utilisation apparaît complexe à cerner.

La rédactrice de ce texte, dont on pressent qu'elle est une grande admiratrice de Borges, conduit bien son récit, y entraîne sans peine le lecteur. La menace de la faune environnante, sauvage, se focalise en une construction à rythme ternaire (effet de gradation : «  à leurs soupirs, à leurs grognements, aux frémissements du feuillage »). L'image prégnante du père s'impose également en une formulation en trois temps (« sa souplesse, ses silences, sa brutalité dans la tendresse »). La tonalité fantastique est distillée avec application : par la présentation des relations conjugales (paradoxes : « une violence farouche dans ses caresses », « mon corps meurtri par ses caresses »), par l'image troublante avalisant l'évidence d'une unité entre l'homme et l'animal (« ces deux corps mêlés semblaient ne former qu’un seul être ») et par la réaction complexe de la narratrice après la révélation, attendue, de la véritable nature du père (antithèses : « l’émerveillement le disputait à l’effroi », « terreur et merveille », oxymore : « je savourais ma peur »).

Merci pour ce partage !


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