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Poésie contemporaine
Castelmore : Passagers du hasard ?
 Publié le 20/01/21  -  5 commentaires  -  1125 caractères  -  155 lectures    Autres textes du même auteur


Passagers du hasard ?



À la course sans fin des causes-conséquences,
Il cache mille grains de sable éparpillés
Dans le champ des pourquoi-comment des existences.
Ainsi jouerait Hasard… tel roi du pied-de-nez !

En fille de la Nuit ou fruit de l'Abondance
Némésis ou Tyché, deux faces du destin,
Ajouterait au sel de son extravagance
Accordant la fortune… ou le juste chagrin.

De quels enchaînements s’obscurcissent nos têtes,
Lorsque de liberté doctement nous arguons ?
Assurément aucun… tels papillons en fêtes,
Aux fleurs de nos désirs, butiner nous rêvons !

Mais… que pèse aujourd’hui ce fameux Clinamen
Qui racontait le monde et notre libre arbitre,
Chaque siècle encensé sous de nouveaux amen ?
Chancelant il vacille et perd droit au chapitre…

Liberté, destinée… ou hasard facétieux,
Que l’on put aussi croire enfants de dieux hagards,
Ne sont que panoplies de la Nécessité,
Qui berce nos matins de soleils fallacieux.

Déesse d’Absurdie aux horizons blafards,
Passé, présent, futur… tout est son obligé.


 
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   Gemini   
7/1/2021
 a aimé ce texte 
Bien
Poésie téléologique où plane l'ombre de Lucrèce et qui pose l'éternelle question du destin sur laquelle nombre de philosophes se sont écharpés.

Destinée, libre arbitre, causalité, déterminisme sont donc ici remis en question. Entreprise téméraire.

J’ai bien aimé les trois premières strophes qui mettaient le sujet sur la table avec de belles références mythologiques "Némésis et Tyché" et poétiques "papillons… nous rêvons". À partir de la quatrième, on a un questionnement sur le clinamen, cette pente fatale sur laquelle tout glisse, et donc le libre arbitre "chaque siècle encensé". (jusqu’à Spinoza ou Nietzsche ?) qui "Chancelant.. vacille".
Ensuite, il me semble retrouver le discours de Monod qui place le hasard comme "panoplie" de la nécessité. Toutefois, je me suis interrogé sur le sens à donner à cette affirmation d’une "Nécessité, qui berce nos matins de soleils fallacieux", suivie de "Déesse d’Absurdie aux horizons blafards" qui laisse deviner un Destin en force aveugle qui mènerait le bal.

Il est vrai que la thématique est ardue. S’il y a peut-être un consensus (scientifique) mou pour dire que le hasard a créé la nécessité (Dieu joue bien aux dés), il n’en va pas de même pour le libre arbitre qui est encore en discussion dans le milieu.
Difficile d’aller plus loin sur le fond tant le sujet (métaphysique) est vaste et ouvert à débats.

Sur la forme, j’ai trouvé que les mots à la rime étaient les bons, ceux qui comptaient donc. Et j’ai surtout pensé que se mariaient bien la tenue savante et celle formelle du propos.

Passagers du hasard ? Qui sait ?

   Robot   
20/1/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Tout un questionnement qui exprime de belle manière une vue un peu philosophique.
Le texte est marqué par un pessimisme fait de désillusion, et une fin un peu caustique.

Le tout baigne cependant dans de belles tournures poétiques:
Je relèverai ces deux passages entre autre.
Aux fleurs de nos désirs, butiner nous rêvons !
Panoplies de la Nécessité

   Cristale   
20/1/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Je reviendrai me perdre sur l'arche poétique où s'embarquent les "passagers du hasard" dont je me sens si proche.
Des vers d'approche complexe en première lecture mais qui se laissent apprivoiser finalement.
Des quatrains aux rimes alternées laissent la dominance aux masculines en brisant l'alternance sur les sept derniers vers. Pourquoi pas ? Bien que la forme me laisse sur ma faim, le discours philosophique me plaît bien.
Il se fait tard, merci Castelmore pour ce partage.
Cristale

   Quidonc   
21/1/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Castelmore,

Sommes nous le fruit d'un hasard (comique ou pas), sommes nous libres de nos choix. Voici des questions auxquelles je ne trouvent personnellement pas de réponse.
J'aime beaucoup les 6 derniers vers

"Liberté, destinée… ou hasard facétieux,
Que l’on put aussi croire enfants de dieux hagards,
Ne sont que panoplies de la Nécessité,
Qui berce nos matins de soleils fallacieux.

Déesse d’Absurdie aux horizons blafards,
Passé, présent, futur… tout est son obligé."

Merci pour ce partage

   Louis   
4/2/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Passons-nous par hasard dans cette vie, dans ce monde, embarqués dans une contingence, un aléatoire qui nous laisse toujours inquiets, en permanence dans l’incertitude de ce qui advient et de ce que la vie sera ?

Ce poème réfute le hasard mais aussi toute providence, tout destin comme toute prédestination, pour affirmer une nécessité universelle.
Nécessité qui semble un autre nom donné au hasard premier et fondamental ; nécessité qui ne réintroduit pas de sens à l’existence, mais nous fait résider dans le royaume « d’Absurdie ».

Le premier quatrain rejette, dans ses alexandrins, la représentation commune du hasard, comme une « extravagance ».

Personnifié, Hasard en personne est présenté comme un enfant au caractère joueur, malicieux et espiègle.
Semblable à ce joueur, royal et enfantin, auquel Héraclite assimilait le temps : « Le temps est un enfant qui joue en déplaçant les pions : la royauté d’un enfant ».
L’usage du conditionnel dans le vers 4 : « Ainsi jouerait Hasard » indique déjà le refus d’adhérer à l’idée qu’un principe puéril et capricieux se joue de nous et du monde. Le hasard ne serait qu’une hypothèse, tout au plus une croyance sans véracité.
Quel serait donc le jeu de Hasard ?
Quel malin plaisir prendrait-il à son activité ludique ?
Hasard, s’il joue c’est pour jouer, ainsi innocemment, sans aucune intention ; il ne déplace pas des pions, mais dissémine et dissimule des grains de sable : « cache mille grains de sable éparpillés »
Il place ses grains « Dans le champ des pourquoi-comment des existences »
Ce « champ », où il égrène le sable, s’étend à ce qui répond aux «pourquoi et comment », c’est-à-dire au domaine de l’explication des « existences » par les causes et les mécanismes de leur enchaînement ; par les lois qui les régissent.
Les « existences » peuvent être celles des choses, des phénomènes physiques, comme celles des êtres vivants avec l’enchaînement des évènements qui font leur vie. La suite du poème privilégiera les humaines existences.
Les grains de sable ont pour effet de perturber le rouage des mécanismes de causalité, d’enrayer leur engrenage. Ils introduisent en eux du « jeu ». On se représente ainsi Hasard tel un joueur qui produit du jeu, un jeu qui brise l’effet rigoureux et implacable des chaines de causes, un jeu qui s’avère une part de désordre dans l’ordonnancement strict des suites de causes et d’effets, un jeu qui rompt les liaisons et agencements, fausse et corrompt le principe de raison ou de causalité, selon lequel : "Il n’y a pas d’événement sans cause ; dans les mêmes conditions, les mêmes causes produisent les mêmes effets"
Hasard serait un semeur de désordre ; un subversif perturbateur de l’ordre des choses.
Les grains de chaos qu’il sème allègrement ont pour effet une part d’imprévisible et d’incertitude ; il résulte, de cette pagaille d’inattendus engendrée par le jeu de Hasard, dans le monde et dans les vies, une part irréductible d’inconnaissable et d’inexplicable.
Le poème remet en question la réalité d’un tel Hasard ; et pas seulement dans sa personnification ou sa déification.

Cette « extravagance » dans le jeu puéril du hasard se retrouve dans une autre idée, elle aussi rejetée dans le domaine des croyances infondées, celle du « destin ». Tel est le sujet du deuxième quatrain.
Hasard et destin, que l’on oppose pourtant, ne vaudraient, ni l’un ni l’autre.
Le destin désigne au sens courant ce qui est « fixé ». Il désigne la puissance censée fixer d’avance, et de manière irrévocable, le cours des événements qui composent la vie d’un être humain, ou celle du monde. Destin souvent confondu avec la prédestination, ce qui est écrit d’avance.
Cette référence au destin se fait à travers les divinités grecques qui le personnifiaient : Némésis et Tyché, « deux faces du destin ». Némésis est citée allusivement, plutôt que ses sœurs : Les Moires ( les Parques, chez les latins, ces divinités qui tissent le destin de chacun, de la naissance à la mort), filles de Nyx ou de Ananké, la Nécessité, nommée aussi : la Fatalité ( Le Fatum latin).
Tyché et Némésis : jeu de la bonne ou mauvaise « fortune » ( le « juste chagrin »)
Leur « grain de sel » s’ajouterait au grain de sable pour une même «extravagance ».
Au caprice du gamin joueur lançant son grain de sable, ici ou là, sans but ni raison, se substitue le caprice divin, qui fait tourner la roue de la fortune, dans un sens ou dans un autre, sans motif autre qu’une foucade irrationnelle.
Destin et hasard se trouvent alors confondus. Et unis dans un même rejet pour raison d’extravagance.

Nous croyons pourtant à la « liberté », s’étonne le troisième quatrain, dans des questions rhétoriques ; cette liberté qui suppose que nous soyons, par nos choix et décisions, maîtres de nos vies. Seules des « têtes obscurcies », manquant donc de lucidité et de clairvoyance peuvent à la fois affirmer une liberté humaine et la puissance d’un destin ou celle d’un hasard, hors de notre contrôle.
Des « enchaînements » inconnus aboutiraient à cette idée de liberté, incompatible avec le destin et le hasard, comme une nécessité de l’illusion.
Nous « arguons » et nous nous targuons de liberté, ce qui ne serait qu’illusion.
Aucun enchaînement de raisons n’aboutirait vraiment à la conclusion irréfutable selon laquelle nous sommes doués de liberté.
Tels « papillons en fête » / Aux fleurs de nos désirs, butiner nous rêvons ».
Liberté rêvée, liberté illusoire, dérivée de nos désirs, au sens même que Freud donnait à l’illusion : « Ce qui caractérise l'illusion, c'est d'être dérivée des désirs humains (…) nous appelons illusion une croyance quand, dans la motivation de celle-ci, la réalisation d'un désir est prévalente, et nous ne tenons pas compte, ce faisant, des rapports de cette croyance à la réalité, tout comme l'illusion elle-même renonce à être confirmée (ou non) par le réel. » (dans L’avenir d’une illusion)

Le quatrain suivant interroge Lucrèce, l’auteur du « fameux clinamen», et du génial De natura rerum.
Rappelons ce point de la théorie de Lucrèce, dont l’œuvre unique est un rare cas d’union réussie entre poésie, science et philosophie. Lucrèce était matérialiste, au sens philosophique du terme, et non au sens vulgaire. Les réalités premières sont matérielles, selon lui, et non spirituelles ou métaphysiques ; ce sont les atomes, points de matière indivisibles. Toutes les choses qui constituent l’univers, y compris les êtres vivants, sont le résultat de la rencontre et de la combinaison entre eux des atomes, existant en nombre infini. Ces combinaisons présupposent le mouvement atomique, et Lucrèce évoque effectivement « une agitation éternelle des corps premiers dans un vide immense » (De natura Livre 2). Le mouvement est premier, consubstantiel en quelque sorte, à l’existence de l’atome, qui ne peut donc exister qu’en agitation. Entraînés par leur pesanteur ( qui est un absolu, pour Lucrèce, et non relative à une attraction, comme dans la physique d’aujourd’hui), les atomes tombent à la verticale, du haut vers le bas. Sous l’effet de cette pesanteur, propriété essentielle de l’atome, comme le mouvement, il ne devrait y avoir en guise d’univers qu’une pluie d’atomes tombant indéfiniment en des lignes droites parallèles. Or des collisions et des assemblages se produisent, qui créent toutes ces choses que nous voyons et constituent un monde. Comment est-ce possible ? La réponse est étonnante, comme un coup de génie : par une légère déviation ou déclinaison des atomes, appelée aussi « clinamen » en latin, la constitution de tout un univers infini est possible. Ainsi de légers écarts des atomes se produisent par rapport à leur trajectoire initiale, et « sans cet écart, jamais la nature n’eût rien pu créer ». Le point essentiel ici, c’est que la déviation des atomes se fait au hasard, son pouvoir de dévier ne pouvant lui venir d’une cause extérieure, puisqu’un atome ne dépend que de lui-même pour exister ; puisque l’atome est une ‘’substance’’.
Le désordre du mouvement atomique donc engendre tout (pas d’un seul coup, tous les assemblages possibles sont essayés, dans une combinatoire infinie, au cours de la durée infinie de l’univers), tout, y compris l’ordre, toujours provisoire. Le désordre initial des atomes, leur mouvement aléatoire, est fécond, il produit tout, jusqu’à son contraire.
Le clinamen n’est pas un simple « grain de sable », comme celui évoqué dans le premier quatrain du poème, celui qui enraye un mécanisme bien ordonné, celui qui s’insère dans la chaîne des causes. Lucrèce est bien plus radical. Le hasard ne vient pas en second, ne suppose pas un ordre premier qu’il viendrait perturber (même s’il peut jouer aussi ce rôle perturbateur) ; Lucrèce accorde une place première au hasard, précédant ainsi l’univers ordonné.

Quel ‘’poids’’ accorder au clinamen ? demande le vers 13
Pèse-t-il dans nos croyances ? Fait-il le poids en considération des sciences et de la vérité ?
« Chaque siècle encensé sous de nouveaux amen » : dit le v.15
Vers équivoque.
Est-ce le clinamen qui est encensé ? Non, le sens ne peut être celui-là. Rarement une pensée comme la philosophie épicurienne, — et Lucrèce se voulait le disciple d’Épicure, aura été aussi mal comprise et aussi calomniée. Ainsi, certains théologiens chrétiens, particulièrement intolérants, ont fait courir la légende selon laquelle Lucrèce serait devenu fou et se serait suicidé, laissant entendre par là qu’une telle pensée est à bannir, ne pouvant mener qu’à la folie et à la mort !
La théorie atomiste n’aurait pas fait le poids face aux croyances religieuses, qui rejettent le hasard et affirment dogmatiquement un ordre divin et une providence divine.
Mais ce n’est pas le nombre ou une unanimité qui peuvent constituer un critère de vérité, ni les rapports de pouvoir entre les croyances et les théories.
D’autre part, l’atomisme trouve dans les sciences modernes un renouveau et un nouvel appui.
C’est pourquoi, l’affirmation du v.16 : « Chancelant il vacille et perd droit au chapitre » semble fort discutable.
Le clinamen a de nombreux avatars dans la science moderne et contemporaine. S’il vacille et chancelle, c’est pour se redresser dans des formes nouvelles, comme on peut le constater dans les domaines de la biologie génétique ou de la mécanique quantique. Et la nature semble bien, malgré la déclaration d’Einstein, jouer aux dés.

Le cinquième quatrain affirme le règne d’une Nécessité universelle. «Liberté, hasard et destinée » ne seraient que « ses panoplies ».
Le poème aboutit à une conception spinoziste.
Spinoza, aussi génial que Lucrèce, écrivait dans l’Éthique :
« Il n’est rien donné de contingent dans la nature, mais tout y est déterminé par la nécessité de la nature divine à exister et à produire quelque effet d’une certaine manière »
Par « nature divine », il convient de ne pas se tromper. La nature n’est pas « divine », selon le philosophe, parce qu’elle serait la création d’un Dieu transcendant, séparé et distinct de la nature, comme celui auquel croient les fidèles des religions monothéistes, non, mais Dieu est la nature même, et ne fait qu’un avec elle.
Spinoza élimine donc toute « contingence » au sein de la nature.
Tout ce qui existe suit des mécanismes causaux dans le monde, des mécanismes qui obéissent à des lois éternelles. Et les décisions humaines, elles-aussi, font partie de chaînes causales.
La contingence que nous croyons constater dans le monde est due à notre incapacité à cerner la totalité des causes.

Cette Nécessité, pour terminer, est déifiée dans les deux derniers vers : la Nécessité ou la « déesse d’Absurdie ». La Nécessité s’impose partout, mais sans raison, et c’est pourquoi elle est aussi désignée, comme chez Clément Rosset, par le Hasard.
Et c’est bien en écho de la pensée de C. Rosset que prend fin le poème, ce philosophe tragique contemporain qui écrivait dans un livre consacré à Schopenhauer (Schopenhauer philosophe de l’absurde) :
« L’absurde est que tout soit à la fois nécessaire et privé de nécessité, que la nécessité qui gouverne le monde soit elle-même privée de nécessité, de cause pour l’expliciter et la justifier du même coup. Fondement de tout, la nécessité est en même temps dénuée de tout fondement. »
Ainsi chaque chose ne saurait être que ce qu'elle est ( nécessité ) et ne saurait pas ne pas l'être (selon l’idée de contingence) mais en même temps elle n'a aucune raison d'être ce qu'elle est, ni même d'être, sinon celle d'être.

Sommes-nous les passagers du hasard ? Tout autant que nous sommes vivants sous le règne de la Nécessité.


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