Comme un bataillon de fantassins, les arbres de l'Avenue paradaient, arborant fièrement leur coupe au carré dans leur tenue d'été. De cet alignement rectiligne, de cet agencement savant, pas un épi de branche ne dépassait de sous les képis, dispensant une ombre rudimentaire. On achève bien les cheveux ! Aussi, n'y avait-il pas foule aux heures chaudes et verticales de la journée. Aux autres, non plus. L'Avenue faisait la fierté du maire fraîchement élu comme si dans une même vanité, l'art topiaire et l'art militaire se rejoignaient.
Il l'avait emporté avec un programme qui, pour séduire, avait la force d'un slogan facile à retenir : « Une ville plus propre pour une ville plus sûre ». À la fois simple et simpliste. À notre époque prolixe en paroles inutiles, on a les humanités qu'on peut et comme précepteurs, ceux que la Providence dégotte dans l'arrière-salle de sombres gargotes. Comme toujours en ces cas, l'accueil fut mitigé. Puis quelques réussites méritoires plus tard, les réticences cédèrent, scellant ainsi notre idylle avec le jeune édile. Et tout s'accéléra.
Dans l'univers mental de la Ville, la nature n'était pas seulement soumise et domestiquée. Elle était aux ordres. Dans l'apparente immobilité d'une torpeur estivale, les silhouettes élancées des grands arbres projetaient l'image d'un défilé permanent au pas cadencé. Si la Ville restait un perpétuel chantier, l'Avenue était son laboratoire et son champ de manœuvres. Au lever du jour, les grands arbres perpétuaient la tradition de la levée des couleurs dans un garde-à-vous statique autant qu'extatique. Le soir, sous leurs regards ombrageux, les passants se pressaient de regagner docilement leur domicile. La nuit, les grandes sentinelles à la Giacometti veillaient comme au temps du couvre-feu.
Les propriétaires de canidés – de vrais sauvageons – qui s'aventuraient au dehors entre chien et loup subissaient un véritable enfer. La délation était légion et sonnait l'heure de la relégation. Les peines se ramassaient à la pelle et chaque jour voyait son lot de nouveaux déclassés s'entasser aux portes de la Ville. Les riverains en revanche – bons pères de famille aux affaires prospères, époux volages mais fidèles soutiens du maire – étaient aux anges. À l'ombre des grands fûts, ils pouvaient bourgeoisement dormir sur leurs deux oreilles, dans un confort douillet chèrement mais pas toujours bien acquis. Un portefeuille bien garni et les bonnes grâces d'un banquier suppléaient au manque d'imagination de leurs demeures. L'inspiration et le bon goût, duplicables à l'infini, devenaient solubles dans l'impression 3D et la 5G.
Pas un pouce de terrain ne devait le céder à la crasse, à la moindre trace qui signait votre appartenance à la populace et sur le champ votre mise au banc. Pas une once de bitume, de fait, n'échappait à la surveillance généralisée de voisins vigilants toujours bienveillants. Tout était sous contrôle et la Ville sous cloche. Pourtant, la Presse était libre et la censure un lointain souvenir. Mais tel l'apprenti sorcier, son avatar abâtardi avait pris le relais et savait donner du balai. L'autocensure s'auto-suffisait. Que faire alors ? Rester chez soi n'était pas garant d'un meilleur sort. Ne dit-on pas que les murs ont des oreilles, le silence est d'or ? Rares étaient les foyers qui ne comptaient pas un « Gardien de la Propreté », jeune rejeton pressenti pour servir cette noble cause qui vous grandit un homme en devenir, lui promettant un destin hors du commun pour des siècles à venir. Paris et ses trottoirs nous jalousaient. La Suisse n'avait qu'à bien se tenir. La Chine jetait un regard intéressé. L'Avenue ouvrait un boulevard !
Au Q.G. des espaces verts, seules les espèces autorisées, dûment répertoriées, trouvaient droit de cité. Tout naturellement, aux herbes folles, on réservait la camisole. Chimique, il va de soi. Traitement ad hoc pour thérapie de choc ! Merci Doc ! Dans leur malheur, elles bénéficiaient d'une faveur : la mort, certes, mais propre et rapide. Et surtout… silencieuse. Tant que la dose létale ne dépassait pas du cadre légal… C'est à ces menus détails qu'on mesure le degré de perfection d'une civilisation. À l'opposé, tout au bas de l'échelle des utilités, dans la sous-classe des « Rebuts » où se concentraient tous les déchets et les clichés de notre Humanité – corps étrangers, estropiés d'origine diverse et (a)variée – les papiers gras ne faisaient pas de vieux os. Parfois, un cri plus clair flottait en apesanteur parmi les effluves d'équarrissage. Mais la Ville était si propre ! Et si calme ! Faut dire que les incinérateurs tournaient à plein régime. À peine entendait-on leur bourdonnement régulier, tout à fait compatible avec celui de nos ordinateurs et climatiseurs.
Dans ce nouvel espace-temps, même le flux des voitures aux heures de pointe s'était assagi comme par magie. La foire du Trône archaïque et braillarde s'était muée en un quadrille des plus policés et civilisés. Les rares conversations se déroulaient à mots couverts et courtois, presque chuchotés. Les grands arbres n'abritaient-ils pas des oreilles indiscrètes dans l'éclat trop vert de leurs feuilles toujours à l'affût ? Nous restions aux aguets. « Pas un mot plus haut que l'autre », tel était le nouveau Credo qu'entonnait notre petite communauté. La langue aussi s'expurgeait peu à peu de ses scories séditieuses, amorçant sous nos yeux sa métamorphose. L'ellipse, la métaphore, la litote, n'eurent bientôt plus de secrets pour nous. L'Avenue avait fait de nous des poètes ! Nous ravalions notre fierté et les murs de nos vies aux couleurs d'une réalité fantasque et trafiquée. Sur notre palette, l'euphémisme était roi et préludait à l'eugénisme. Dans la moiteur ambiante, les idées tournaient rances.
Les vacances, comme l'été, passèrent ainsi. En pente douce si l'on peut dire. La Ville à nouveau, comme un cœur qui palpite, se gorgea du sang de ses habitants. Mais l'été semblait parti pour durer. Et avec lui, la chape de silence et de plomb qui s'était abattue sur nos existences. Les écoliers retrouvèrent le chemin de l'école, les travailleurs leur travail, les maris volages le lit de leurs maîtresses.
L'offensive eut lieu quand on ne l'attendait plus. De nuit. Deux ou trois bourrasques – brèves, subites, rageuses – furent les premières salves. Puis il débarqua. Et cassa la baraque. « Il » ? Le vent ! Un vent fort. Puissant. Épouvantablement violent. Un vent de révolte et de colère venu d'au-delà les mers et les morts, emportant tout sur son passage. Un vent libérateur et destructeur !
Des toitures furent éventrées, des arbres arrachés. Dans un retentissant tintamarre d'alarmes, sirènes, branle-bas, la Ville se convulsionnait au rythme des assauts. Dans son théâtre à ciel ouvert, la lune dirigeait un ballet aérien aux accents féroces et païens, plus proche d'un « Sacre du printemps » que du « Lac des cygnes ». Des tuiles volaient en escadrilles, des ardoises chevauchaient les airs comme des walkyries. Ce fut une nuit dantesque et cauchemardesque. Bientôt, il ne resta plus rien à sauver de ce décor d'opérette en stuc et en toc.
Au petit matin, la fière avenue offrait le spectacle figé d'une insurrection avec ses barricades jetées au sol ; les arbres au port altier, celui d'une armée fantôme en déroute et décimée. On ne revit pas le maire. On supposa, qu'avec sa clique, il avait pris ses claques sans avoir fait ses cartons. D'autres, comme dans la chanson de Dutronc – un nom qui ne s'invente pas ! – surent se montrer plus habiles et convaincants dans l'opportunisme. Pour beaucoup et la plupart d'entre nous, ce fut une délivrance. Malgré tout, une question revenait dans les méandres troubles de nos consciences secouées. Entre le Bien et le Mal, n'y avait-il eu que l'épaisseur d'un papier à cigarette ? Entre deux sautes d'humeur et de vent, on respira un grand bol d'air frais. Puis on souffla. La vie reprit. Et ce fut le retour du grand tohu-bohu. L'avenue déchue, privée de majuscule, avait perdu de sa superbe.
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