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La licorne des Pyrénées
Acratopege : La licorne des Pyrénées  -  Le récit de Marguerite
 Publié le 04/02/15  -  2 commentaires  -  59087 caractères  -  31 lectures    Autres publications du même auteur

Anne-Claude et Marguerite s’éclipsent pendant qu’Antoine Doucet, le nouveau directeur de la Nouvelle École Catholique, pérore de plus belle à l’autre bout de la pièce. L’abbé de Gonzague, que le père Guillaume, par ses mimiques et ses gesticulations, pressait de se montrer un galant homme, a proposé de les ramener chez elles dans sa Coccinelle d’un autre siècle, mais les deux amies ont décliné l’invitation : l’air frais, la marche feraient plus de bien à Marguerite qu’un trajet, même bref, dans l’atmosphère confinée d’une automobile en miniature ; elles désiraient aussi se parler seul à seul après tous les événements de la soirée. Sans s’attarder davantage, elles prennent congé des deux prêtres, contournent l’église, descendent comme des petites vieilles, Anne-Claude soutenant son amie encore faible, l’escalier solennel et ridicule qui mène à la rue.


– La voix de cet Antoine Doucet est une véritable abomination, ne trouves-tu pas ? Ce n’est guère chrétien, catholique encore moins, de se laisser aller à vociférer ainsi à la cantonade, pour ne dire que des bêtises, chaque fois que nous nous réunissons pour travailler au bien de notre communauté. Ce soir, j’aurais voulu me boucher les oreilles quand j’ai compris que le rustre répétait, sans y changer une virgule, cette vieille histoire d’orchestre qu’il avait déjà racontée trois fois à tout le monde ! Se croit-il à l’époque des guerres de religion pour incendier ainsi sans trêve ni relâche nos frères protestants, écraser sous ses sarcasmes les efforts méritoires qu’ils font pour se rapprocher de nous en copiant nos rites ? Il n’ignore pourtant pas que ma mère est pasteur de l’église réformée à quinze kilomètres d’ici, que mon pauvre père enseignait Calvin et Servet à l’université avant que l’alcool l’eût transformé en un vieillard sénile ! J’ai peut-être trahi la foi de mes ancêtres en me joignant à vous, mais je leur garde toute mon estime ! Je n’accepterai jamais qu’un mécréant papiste de l’acabit de ce Doucet les salisse à loisir sitôt qu’il en trouve l’occasion ! As-tu vu les regards en coin qu’il me lançait en racontant son histoire ? Ne pourrait-il simplement se montrer fier d’avoir été convié à frotter les cordes de son instrument dans le chœur de la cathédrale ? Ne sait-il pas, lui qui se pique d’être musicien, que le grand Bach lui-même a écrit des messes luthériennes ? Dis-moi quelque chose, Marguerite, dis-moi que tu m’approuves ! Je ne comprends pas que les gens écoutent encore les coassements de ce zèbre avec une telle ferveur quand beaucoup savent aujourd’hui ce qui lui a valu d’être exilé dans notre paroisse… Cet homme est dangereux pour la communauté, Marguerite, il faut agir avant que survienne une catastrophe. Hélas, notre vieux curé est trop bonne pâte sous sa croûte rugueuse pour que nous puissions compter sur lui ! Je ne vois personne pour nous aider à nous défaire de ce démon roux, sinon peut-être notre nouveau vicaire…


Marguerite écoute à peine sa compagne. Sans connaître cette histoire d’orchestre et de cathédrale dont elle a tout à l’heure perçu quelques bribes dans son demi-sommeil, elle pressent qu’il n’y a pas là de quoi fouetter un chat. Rythmées par le claquement de leurs semelles sur le béton du trottoir fendillé par le gel, les envolées d’Anne-Claude bercent sa rêverie comme les musiques de table de Telemann aidaient en leur temps la digestion des convives. Marguerite aime la volubilité sans frein de son amie qui, terrifiée par le silence, ne peut s’empêcher de parler pour les deux à chaque ange qui passe. Elle l’admire de savoir s’exprimer d’abondance sur n’importe quel sujet dans une langue toujours si vieillotte et châtiée qu’on la voit presque écrire les mots devant vos yeux quand elle ouvre la bouche. Qu’importe le sujet, l’entendre est un ravissement paisible, un baume sur les blessures du cœur et de l’esprit, une potion de jouvence quand la fatigue de penser ride votre visage.


Qu’Anne-Claude ait évoqué l’abbé de Gonzague comme un allié possible trouble la jeune femme encore étourdie par ses aventures de la journée. Derrière la naïveté apparente de la remarque, elle a cru entendre un soupçon d’ironie dans le ton de son amie, dans le regard qu’elle lui a lancé par-dessus son épaule. Anne-Claude en sait-elle plus qu’elle ne devrait ? Marguerite ne garde aucun souvenir de lui avoir parlé de cette vieille histoire d’amour qui n’en finit pas de lui faire mal. De sa longue maladie, de sa guérison soudaine et mystérieuse, elle lui a narré par tous les bouts les moindres péripéties, mais elle est sûre d’avoir tu avec un soin jaloux le rôle que Pierre de Gonzague a tenu dans l’histoire. Que lui aurait-elle confié malgré elle dans son désarroi des premiers jours, quand elle s’est crue assez forte pour quitter son refuge du presbytère et rejoindre le petit appartement où Anne-Claude l’avait invitée à partager pour un temps son existence ? Aurait-elle parlé dans son sommeil, ainsi qu’elle le faisait toute petite fille ? Elle se souvient : ses parents montaient ensemble jusqu’à sa chambre, savaient l’apaiser avec des gestes tendres et des paroles douces pour qu’elle se rendorme en paix. De ses père et mère prenant ensemble soin de leur fille, elle ne conserve aucune autre image dans les placards de sa mémoire.


Ou bien le père Guillaume aurait-il rapporté à Anne-Claude, sous le sceau du secret, croyant bien faire, des confidences faites en confession lors de l’apparition misérable, au petit matin, d’une Marguerite en pleurs dans son église ? Impossible : elle ne garde de ce moment-là qu’un souvenir vague, mais elle est certaine de ne s’être pas laissée aller à se confesser au vieux prêtre. Malgré son désarroi, jamais elle n’aurait osé ! Depuis qu’elle n’est plus une enfant, confiante pour le reste en la miséricorde divine, elle n’avoue jamais à ses confesseurs, qu’elle choisit avec soin parmi les plus sourds et les plus idiots, que ses fautes les plus bénignes !


Marguerite est convaincue de n’avoir rien révélé à personne, rien montré, rien laissé paraître, mais chacun semble savoir de quoi son âme est faite. Elle se le rappelle clairement : d’emblée le père Guillaume l’a appelée par son prénom quand elle a surgi dans son église au petit matin ! Il sait donc depuis le premier jour qui elle est et ce qu’elle a traversé. Quelle délicatesse de ne lui avoir jamais reparlé de son passé, de l’avoir accueillie comme une orpheline sans histoire ni racines déposée sur le parvis de son église ! Sans doute, respectueux à l’extrême de l’intimité d’autrui, il n’attend même pas qu’elle fasse le premier geste et se confie à lui pour alléger son âme ; sans doute il a ordonné à ses ouailles de faire silence autour d’elle dans une manière de conspiration protectrice.


Pauvre fille : enveloppée dans un manteau tissé de mensonge, elle s’est prise en toute innocence au jeu de sa nouvelle vie, elle qui s’imaginait bâtir pierre à pierre une maison neuve pour son âme au plus profond des Indes ou des Amériques, elle qui se contemplait en exploratrice d’un monde sans passé où même les souvenirs les plus vivants s’estompent, comme l’aquarelle qu’un artiste mécontent plongerait dans une bassine d’eau pour en récupérer vierge le papier. Tout à coup il lui paraît invraisemblable d’avoir su feindre si longtemps de croire que hormis le père Guillaume et Anne-Claude, qui en connaissaient la face la plus respectable, tout le monde autour d’elle ignorait sa folle histoire alors que son nom, sa photographie, le récit de son aventure avaient fait la une de tous les journaux du diocèse quand Rome, enfin, avait pris sa décision après des années d’intrigues et de compromissions ! N’a-t-elle pas entendu les conversations murmurées sur son passage quand elle faisait ses courses dans le quartier, le silence qui s’étendait autour d’elle dans l’église quand elle en remontait la nef pour prendre sa place au premier rang et assister à l’office du dimanche le plus près possible du Saint Tabernacle ? Comment a-t-elle pu ne pas remarquer les sourires forcés et les dérobades des uns, les amabilités forcées des autres ; ne pas s’irriter des vieilles petites dévotes qui se signaient en la croisant pour gagner quelques années de purgatoire ; ne pas se fâcher contre les enfants qui se battaient entre eux pour toucher le bas de sa robe ?


Rien ne sera épargné à Marguerite Rouxfeu. Aujourd’hui, à peine se relève-t-elle de sa longue maladie que le serpent surgit du sol pour la tenter ! Elle croyait avoir enfermé tout au fond d’elle-même cette histoire de fous, avoir remisé dans quelque recoin inaccessible de son âme ses sentiments amoureux pour Pierre… Quel démon a tout organisé pour que leurs chemins se croisent de nouveau ? Elle imagine déjà les manchettes des journaux du dimanche : « Pierre de Gonzague et Marguerite Rouxfeu, un couple d’enfer pour le nouveau millénaire ! Ils ont traversé toutes les épreuves sans gémir ni se retourner ! Ils sont purs parce qu’ils ont renoncé à tout ! Aujourd’hui ils méritent de laisser éclater au grand jour leur passion dévorante ! »


Non, elle mourra plutôt que d’endurer cela, elle se laissera glisser doucement dans les eaux glacées du Léman, se perdra la nuit dans les bois noirs du Jorat plutôt que d’imaginer son image et celle de Pierre offertes à tous les foyers du pays sur leur petit écran, avec les commentaires graveleux des journalistes repris en écho dans les cuisines par les pères de famille bien-pensants et les ménagères en mal de romantisme. Depuis l’enfance, Marguerite aime teinter d’eau de rose ses rêveries et ses fantasmes. Son esprit s’échauffe vite sous ses atours sages et ses mines de bonne paroissienne.


Le froid les prend par surprise quand les deux amies débouchent, bras dessus, bras dessous, à l’angle de la place de la Riponne. Dans le noir de la nuit tombée, une bise haletante glisse depuis les hauteurs de la ville, dévalant d’anciennes vallées dont on a depuis longtemps enterré les rivières – elles serpentaient naguère entre forêts et collines jusqu’au lac sombre où leur eau pure éclatait en figures magiques, lys de cuivre et d’argent, lotus de nacre comme des croissants de lune, avant de se fondre insensiblement dans la masse liquide – pour y bâtir des boulevards et des avenues bordés de maisons grises. Des bouffées glacées tournoient en fanfare autour de la place immobile. De l’autre côté, face aux deux jeunes femmes, la façade néo-stalinienne du palais de Rumine se troue de rectangles lumineux comme un calendrier de l’Avent dont on aurait ouvert hors saison quelques fenêtres au hasard. Marguerite connaît bien les lieux pour avoir arpenté mille fois ses étages en faisant visiter les collections animales du musée, sa sinistre galerie des curiosités géologiques. Parfois même, quand il fallait remplacer au pied levé une étudiante des beaux-arts malade, elle a parcouru l’assemblage hétéroclite de toiles peintes et de sculptures post romantiques du terroir entassées dans les vastes salles du rez-de-chaussée pour en habiller les murs vides et atténuer l’écho pendant les réceptions officielles qui s’y donnaient encore deux ou trois fois l’an malgré les rigueurs du climat budgétaire.


Elle connaît les lieux, mais ne sait deviner quelles pièces du bâtiment restent ainsi éclairées, au mépris de toutes les consignes d’économie, par un sombre dimanche soir de fin d’hiver. Sans doute, suppose-t-elle avec un frisson quand une rafale mouillée de pluie froide la soufflette si fort qu’elle en trébuche presque, sans doute ce n’est que le vieil Aristide qui s’occupe encore à quelque tâche mystérieuse dans des pièces dérobées dont lui seul connaît l’existence. Mais que lui importent les agissements louches du bonhomme s’il la laisse vivre sa vie sans plus l’importuner par ses bavardages à double fond et ses questions équivoques ? Dès le lendemain, elle veillera à garder ses distances avec le personnage.


Au moment de s’engager sur l’escalier monumental qui contourne au sud le palais et s’élève en deux volées de marbre blanc vers la cathédrale et la vieille ville, les deux jeunes femmes tombent en arrêt devant un spectacle incroyable : réfugiés dans une encoignure un peu abritée du vent et de la pluie, où ils ont tracé à la craie sur le sol un damier grossier aux cases presque invisibles dans la pénombre, les joueurs d’échecs continuent leur partie. Il paraît à Marguerite que la position des pièces sur l’échiquier ne s’est pas modifiée depuis son passage quelques heures plus tôt. S’agit-il d’une constellation stratégique particulièrement coriace, ou bien les deux compères s’acharnent-ils à rejouer sans cesse la même partie pour en épuiser toutes les variantes ? Elle s’attarderait bien pour leur poser la question, mais on peut douter, dans ces circonstances glaciaires, de leur capacité à desserrer suffisamment leurs mâchoires scellées par le froid pour proférer le moindre son. Les deux amies passent donc leur chemin sans accorder aux joueurs plus qu’un geste amical de la main.


Elles atteignent la porte de leur immeuble. Marguerite rompt le silence sur un ton solennel qui tranche avec l’atmosphère d’intimité que leur marche dans la nuit mouillée a tissée entre elles.


– Les choses ne sont pas moins vraies quand on n’en parle pas, Anne-Claude. Il y a beaucoup d’événements de ma vie dont je ne t’ai jamais parlé. Tu m’as tout appris de toi, je te connais mieux que ton ange gardien, et de mon côté je ne t’ai rien avoué d’essentiel, que des broutilles et des miettes. Pourquoi le bon Dieu ne m’a-t-il pas donné une âme généreuse comme la tienne ? Pourquoi a-t-il fait la mienne petite et rabougrie, si fragile qu’elle se défait plus vite qu’un nuage de printemps au premier souffle du soir ? Pourquoi suis-je incapable d’aimer vraiment mon prochain comme moi-même ?

– Rentrons, veux-tu, nous allons attraper la mort à philosopher ainsi dans la tourmente quand le feu d’un bon poêle nous attend chez nous.


Situé au-dessus d’un caveau dansant pour étudiants en mal d’exercice physique, le logis d’Anne-Claude Blondel ressemble à sa locataire : il est grand, fonctionnel, chaleureux, avec des formes généreuses, un peu carrées, et beaucoup de fenêtres à petits carreaux de cristal ancien qui diffractent à l’intérieur une lumière de rêve d’enfant sage. Toutes les nuits, jusqu’au lever du jour parfois, le sol et les murs de l’appartement vibrent aux rythmes cosmopolites du rock cubain et de la salsa californienne. Quand Marguerite est venue s’installer là, Anne-Claude lui a appris à transformer dans sa tête, dans ses muscles, dans les tripes de son ventre, l’affreux secouement sonore en un ballet de caresses apaisantes, en un festival de berceuses si douces que le sommeil en est enveloppé de grâce. Les jours de relâche, elles dorment mal.


Avant d’abandonner la foi de ses ancêtres pour se convertir au catholicisme, Anne-Claude a passé, au grand dam de ses parents, tout un hiver sabbatique dans une école de chamans inuits de Sibérie profonde. Elle n’a jamais avoué à son amie qu’elle a appris là-bas quelques pratiques magiques qui expliquent bien des choses que l’on pourrait tenir pour incroyables : la comptine sucrée qu’il faut répéter trois fois à mi-voix en se bouchant les yeux avec le dos de la main pour transformer n’importe quel brouhaha en une musique irrésistiblement soporifique n’est qu’un exemple des rituels fantaisistes dont Anne-Claude parsème ses journées en affirmant bien haut qu’il n’y a là-dessous rien d’extraordinaire, qu’il ne s’agit que d’enfantillages auto-suggestifs pareils à ceux qu’on enseigne dans toutes les bonnes facultés de psychologie et de médecine. Après ce qu’elle a traversé, Marguerite se sent encline à soupçonner partout du surnaturel ; elle peine à croire les dénégations de son amie, la suspecte de pratiquer un catholicisme bien peu catholique pour une convertie de fraîche date ! Sans doute Anne-Claude n’a-t-elle pas l’air d’une sorcière avec son regard franc, son sourire généreux et ses grands pieds plats, mais son amie sait bien que les êtres humains les plus transparents restent toujours impénétrables à ceux qui les aiment.


Il faut d’abord nourrir le poêle de quelques pelletées de charbon poussiéreux – confiants dans les changements climatiques annoncés à grands cris par les météorologues et les politiciens du monde entier, les propriétaires de l’immeuble repoussent d’hiver en hiver leur projet d’y installer le chauffage central – et mettre la bouilloire à chanter sur la vieille cuisinière à gaz.


– On ne se confie vraiment que devant une bonne tasse de thé, s’exclame Anne-Claude en se laissant tomber sur le canapé le plus confortable. Il faut le boire brûlant, sans sucre ni lait, dans une grande tasse qu’on puisse entourer de ses paumes pour en extirper jusqu’à la dernière parcelle de chaleur. Quand ton cœur et tes os seront réchauffés, tu pourras parler tout ton saoul. Je t’écouterai jusqu’au matin s’il le faut !


Marguerite ne sait comment commencer, comment poursuivre plutôt, puisque elle a déjà presque tout confié à son amie, tout sauf l’essentiel ; cet essentiel, à l’instant de le partager enfin, lui apparaît tout à coup plus futile que honteux : un grand trou sombre en elle, un jeu d’ombres chinoises indistinctes dans l’éclairage défaillant d’une vieille salle de théâtre vouée à la démolition. La perspicace Anne-Claude a sans doute compris beaucoup de choses en comblant d’elle-même les lacunes du récit. Les sentiments secrets de Marguerite, les événements indicibles qu’elle ne lui a jamais avoués, tout ce qu’elle a laissé en creux en lui narrant ses années d’enfance et d’adolescence, tout s’imprime en lettres noires comme la nuit sur la surface fade et crémeuse de son âme.


– Les choses ne sont pas moins vraies parce qu’on n’en parle pas, répète Marguerite quand toutes deux sont confortablement installées de part et d’autre du poêle où le charbon trop humide brûle en sifflant comme une licorne en colère. Elles n’en prennent que plus de poids au fond de l’âme, elles vous arriment à terre et risquent de vous envoyer par le fond si vous tentez de forcer le destin !

– Je n’ai guère l’habitude de t’entendre parler avec un tel lyrisme, ma très chère, s’exclame Anne-Claude sur un ton de raillerie qui la surprend elle-même. Quelle bête te pique là pour que ton esprit se laisse ainsi habiter par une sentimentalité d’un autre âge ? Laisse donc reposer en paix les dépouilles spirituelles de Germaine de Staël et d’Anna de Noailles ! Nous avons assez à faire avec les problèmes de notre temps pour nous piquer encore de romantisme !

– Bien sûr que je me pique de bons sentiments, ma belle amie, réplique Marguerite avec des flammes dans la voix, et je me sens fière comme un coq de me voir comparée à ces deux grandes dames du passé par une tocarde qui se rend ridicule aux yeux de tous en essayant en vain de s’exprimer à la manière d’une madame de Sévigné qui se serait égarée dans notre vingtième siècle ! Cela conviendrait mieux à ta dégaine de prendre pour modèle certaine tennis woman chevaline dont on nous rebat depuis trop longtemps les oreilles dans tous les journaux du dimanche !


Marguerite a élevé la voix jusqu’à en crier ; son amie se fige sans répondre. Leur soudaine altercation, la première depuis qu’elles se connaissent, se prolonge en un silence atterré. À l’horizon, une moitié de lune tremblante se lève vers l’ouest dans un coin de ciel violet que la bise a nettoyé de ses nuages à coup de rafales avant d’aller s’écraser en ahanant, sur l’autre rive du lac, contre les vertigineuses falaises des Alpes de Savoie. Les quelques étoiles qui traînaient par là pour ne rien perdre du spectacle s’éteignent d’un coup sitôt que la lueur sélénite les effleure. Les rues de la ville, plus bas, ont recouvré pour quelques heures la sérénité glauque et glacée qui fait leur bonheur.

Seuls quelques rares initiés savent qu’il faut une qualité particulière de silence, autour de soi et à l’intérieur de soi, pour entendre, les yeux fermés, se lever la lune derrière les collines. Le mutisme hostile installé entre les deux amies en est à mille lieues : des crépitements de colère muette et d’incompréhension circulent de l’une à l’autre à la vitesse de la lumière ; enfermées dans un champ de forces incommensurables, figées dans un bloc poisseux d’émotions, toutes deux sentent une terrible paralysie les gagner. Penser devient presque impossible. Le temps entre elles s’est arrêté pendant qu’au-dessus de leurs têtes la demi-lune trace dans le ciel son orbe sans laisser aucune trace derrière elle.


Mais il faut que l’une ou l’autre cède avant que ne s’éteigne le feu dans le poêle, que le froid ne leur apporte la mort ou ne leur donne un mauvais rhume ! La première, Anne-Claude réussit à vaincre la torpeur maligne qui les a envahies comme une fièvre. Elle s’ébroue, grogne quelques paroles sans queue ni tête, trébuche en se levant, tombe en larmes dans les bras de son amie. Leur réconciliation est plus rapide encore que la brouille incompréhensible qui en quelques secondes de folie les a éloignées de mille kilomètres. Jamais elles ne comprendront ce qui s’est passé là, même si chacune pressent dans les profondeurs de son âme que la figure de Pierre de Gonzague n’y est pas étrangère.


La lune est au plus haut quand Marguerite commence son récit. Anne-Claude a ranimé le feu, rajouté de l’eau à bouillir dans le vieux coquemar de cuivre posé à demeure sur le poêle pour humidifier la pièce.


– Je ne t’ai jamais parlé de la maison de mon enfance. Mes parents y ont emménagé quand j’avais cinq ou six ans. C’était le temps de mes premières années d’école. Un bus passait me prendre chaque matin devant le portail, me ramenait le soir. Ma mère était déjà malade. Elle ne me parlait plus, elle ne parlait plus à personne sinon pour geindre et se plaindre du fardeau de la vie, mais elle se déplaçait encore de pièce en pièce comme un fantôme qui tenterait de se faire passer pour une jeune femme qui a tout son avenir devant elle. Quand nous nous croisions au salon ou dans un couloir, elle me faisait avec ses bras maigres de grands gestes désordonnés dont je feignais de comprendre la signification secrète. J’étais petite, mais je sentais bien que quelque chose allait de travers. Mon père essayait de m’expliquer les choses de la vie, mais je ne voulais pas comprendre les phrases compliquées qu’il fabriquait avec ses mots de grande personne pour me dire qu’elle allait mourir bientôt. Mon père était médecin, un médecin toujours sans le sou qui travaillait tant et plus sans jamais venir à bout de sa tâche. À peine avait-il guéri quelques-uns de ses malades, à force de dévouement sans compter, que d’autres occupaient dans la foulée les fauteuils de sa salle d’attente. Le téléphone sonnait sans cesse à la maison, toujours des urgences, des arrêts du cœur, des méningites, des arêtes de poisson avalées par inadvertance dans l’agitation joyeuse des repas de noce ou de baptême…

Pour ma mère, il a fait tout ce qui était possible, n’a bientôt pu lui offrir davantage que d’accompagner sa déchéance en gardant le sourire. Il a trop bien appris à se taire pendant toutes ces années-là ; jamais il n’a recouvré tout à fait l’usage de la parole. L’achat de la maison, c’était un dernier cadeau pour elle, un bel endroit pour mourir, avec le bruit de l’eau qui coule jour et nuit, avec les falaises de molasse grise qui vous dominent de tous côtés comme des ailes d’ange.

La demeure mitoyenne qu’avait choisie mon père était située à la sortie de la ville, au fond d’une vallée étroite qu’enjambait très haut un immense pont routier et ferroviaire avec des câbles noirs de goudron et du béton partout. Perdue sur une langue de terre au confluent de deux rivières, elle ouvrait au sud sur un jardin merveilleux, baigné d’un côté par la rivière, bordé de l’autre par une majestueuse haie de thuyas, sombre et odorante, qui marquait la frontière avec le jardin de la maison voisine. Au nord, vers le portail, de grands arbres touffus nous protégeaient de la rue, qui se prolongeait en une placette pavée de moellons au dos voûté comme des carapaces de tortue. Vers l’ouest, un ancien pont romain enjambait la rivière. Sa chaussée usée par le passage des chariots au cours des siècles, l’oratoire roman dédié à sainte Apolline qui le flanquait sur l’autre rive, les saules penchés sur l’eau, tout contribuait à rendre romantique et charmant un lieu-dit qui sans tout cela n’aurait été qu’un hameau sinistre et humide…

– Je t’arrête, Marguerite. Ne voulais-tu pas me confier un secret tapi au fond de ton âme ? Là, tu me parles comme un livre. Je crois entendre la récitation de tes mémoires plutôt que les aveux tremblants que tu me promettais !

– Tu es bien impatiente, mon amie. Mon histoire ressemble à un livre parce que je me la suis racontée mille fois dans ma tête pendant les longs mois où la maladie m’a empêchée de quitter mon lit ou mon fauteuil d’infirme. Lire plus de quelques pages épuisait mes yeux. Il n’était pas question d’écrire. Mes heures de solitude silencieuse, je les passais à me construire dans la tête une autobiographie à usage intime. Chaque matin je la reprenais au début, en modifiais quelques passages, barrais certaines anecdotes, en développais d’autres. À me relire ainsi en pensée, jour après jour, à me corriger sans cesse, j’étais au moins sûre de ne jamais perdre tout à fait mon enfance. Depuis, la plus grande part de ce fatras de souvenirs se sont estompés ou transformés dans ma mémoire, mais je ne regrette pas d’avoir renoncé à écrire mon histoire. Ainsi, elle a mûri avec les années comme changent de saison en saison les paysages que nous aimons : des arbres grandissent, d’autres tombent de vieillesse ; les hommes construisent des routes et des maisons où il n’y avait de toute éternité que des prés et des forêts ; esseulées, les vieilles granges d’un autre siècle s’écroulent en silence au milieu de clairières envahies par les hautes herbes et les orties ; l’eau des rivières les plus tranquilles, sans penser à mal, érode insensiblement ses propres rives…

– Je te savais philosophe, l’interrompt encore Anne-Claude, mais j’ignorais que tu faisais aussi dans la poésie ! Continue, je me cale dans mon fauteuil pour mieux t’écouter. Je pressens que ce soir je vais passer en ta compagnie des instants plus précieux qu’une sortie au théâtre ou au cinéma, avec en prime un bon feu qui ronronne !


Marguerite regarde son amie souriante avec un regard mi-tendre mi-fâché. Est-ce du lard ou du cochon ? Se moque-t-on des traces de lyrisme adolescent qui garnissent son récit comme des motifs de massepain trop sucré à la surface d’une tourte d’anniversaire ? Elle fait une longue pause avant de reprendre.


– Pour ne pas te faire languir plus longtemps, mon impatiente amie, j’en viens sans détour au terrible secret que je voulais te dire ce soir. À sentir mon trouble tout à l’heure, tu auras deviné que l’affaire tourne autour de notre nouveau vicaire : lui et moi avons feint tout à l’heure de nous saluer en inconnus avec la politesse un peu froide qui sied à notre petit milieu paroissial, mais je connais Pierre de Gonzague depuis toujours : il a été le premier et le dernier amour de ma pauvre vie, la source de mes plus grands bonheurs, sans doute aussi la cause involontaire de la cruelle maladie qui m’a frappée en pleine adolescence !


Anne-Claude la regarde avec ses grands yeux transparents qui ne cillent pas. Elle ne dit rien, mais ses lèvres entrouvertes marquent son étonnement, son désir d’en connaître davantage.


– Puisque tu veux tout savoir, reprend Marguerite, j’ai fait la connaissance de Pierre de Gonzague au sortir de l’enfance, un soir où je parlais tout haut en me promenant tout au fond de mon jardin pour oublier la misère de mon existence. Une voix m’a répondu à travers la haie infranchissable qui séparait nos jardins. J’avais douze ans, il en avait quinze. Depuis peu, à cause d’une maladie des nerfs, il avait rejoint la maison familiale après des années de pension jésuite à l’autre bout du pays, là où les montagnes sont hautes, l’eau des lacs froide et claire. Il n’était pas prévu qu’il retourne au bagne avant la fin de l’automne.

Comme dans les romans de gare, nous nous sommes aimés à la première minute, même si nous devions nous parler sans nous voir à travers un rideau de branches opaque, un vrai mur de végétation. En tendant le bras, en forçant le passage entre les rameaux garnis d’épines empoisonnées, nous pouvions à peine nous effleurer le bout des doigts ! Je me souviens que la nuit, dans mon sommeil, je grattais parfois si fort les écorchures de mes avant-bras que mes draps de petite fille s’en trouvaient tachés de sang.

Mon père et ses parents, eux, ne se parlaient que pour régler par téléphone, avec beaucoup de froideur dans le ton, d’obscures questions de voisinage, des histoires de pommes blettes ou de feuilles mortes tombées à l’automne du mauvais côté de la haie, des histoires d’entretien du mur mitoyen qui séparait au nord, vers la rue, leurs deux propriétés. Pierre et moi n’aurions jamais osé provoquer leur colère en rendant ouvertement visite à l’autre sur ses terres, et le quartier isolé où nous vivions était bien trop dangereux aux yeux de mon père pour qu’il m’autorise à jouer dans la rue ou dans les bois avoisinants : il y avait un campement de vanniers au bord de la rivière, des rôdeurs voleurs d’enfants et des bûcherons sauvages sur les sentiers, qui buvaient depuis le matin et savaient à peine parler ; il y avait des bêtes dangereuses, des chasseurs, des champignons vénéneux cachés dans l’herbe haute…

Tout au fond de mon jardin, au sud, une petite île alluviale marquait le confluent de la Glêne et de la Saane. Un étroit chenal la séparait de la terre ferme, que Pierre et moi pouvions franchir en nous déchaussant, en retroussant qui son pantalon, qui sa jupe. Aujourd’hui, notre île mystérieuse a disparu, emportée par les hautes eaux de trop de printemps pluvieux. Elle s’était formée dans le prolongement exact de notre haie mitoyenne. Un bouquet d’arbustes opaques aux senteurs de noisette la cachait au regard. Nous avons vécu plusieurs semaines de discussions aveugles et d’effleurement des doigts avant de découvrir qu’il nous suffisait de traverser la broussaille en rampant, chacun de son côté, pour l’atteindre sans peine. Je ne te dis pas combien de soirées d’été, combien de dimanches après-midi nous avons passés ensemble dans notre nid d’amours adolescentes, blottis l’un contre l’autre comme des poussins déplumés, feignant de ne rien entendre quand des voix d’adultes nous appelaient.

Avant la découverte de notre île privée, nous ne nous étions jamais vus de près. Nous n’étions l’un pour l’autre qu’une main, une voix, une silhouette devinée à contre-jour par les fenêtres à petits carreaux de nos chambres haut perchées. Bizarrement, voir Pierre de mes propres yeux ne m’a pas appris grand-chose : il était ainsi que doit être un garçon qu’on aime à douze ans, avec de longs bras et de longues jambes, une grande tête ronde surmontée d’une brosse de cheveux noirs, des yeux sombres… Il n’a pas changé d’un pouce depuis cette époque, mais je ne t’en dirai pas plus : j’ai bien vu que sa silhouette d’araignée maladroite ne te laissait pas indifférente !

– J’ai bien remarqué que quelque chose clochait quand Pierre et toi vous êtes salués. On aurait dit deux pantins s’efforçant de tenir dignement leur rôle dans un guignol pendant que le montreur de marionnettes, éméché comme un diable, s’emmêle dans ses fils en jurant à mi-voix !

– Pierre est arrivé dans la paroisse il y a une semaine, et déjà tu l’appelles par son prénom !


Les deux jeunes femmes se regardent quelques instants en silence, pupille contre pupille, avant d’éclater d’un rire de collégiennes. Marguerite sait que le fil est rompu entre elle et Pierre. Il n’y a plus de place dans son âme pour l’envie ou le désir. Elle se sent seulement triste, de cette sorte de tristesse douce qui vous accompagne de l’éveil au coucher tel un ange gardien, qui colore de gris tous vos rêves mais ne vous empêche pas d’éclater de rire en regardant votre meilleure amie dans les yeux. Simplement le cœur n’y est plus tout à fait.


Sans laisser à Anne-Claude le temps de reprendre son souffle, Marguerite reprend son récit :


– Chaque année, dès les premiers beaux jours, les parents de Pierre – du beau monde que l’envahisseur napoléonien avait honoré d’une particule deux siècles plus tôt pour les remercier de leur collaboration – organisaient dans le parc familial des sauteries, des garden-parties, des réceptions musicales auxquelles jamais nous n’étions conviés. À travers la haie, nous entendions sans jalousie vibrer les quatuors à cordes de métal ou de boyau, sonner le grand piano de concert fraîchement accordé auquel on faisait pour l’occasion prendre l’air sur la terrasse. Il y avait du chant parfois, airs d’opéra romantique ou madrigaux italiens, mais les plus belles voix ne faisaient jamais taire les invités plus de quelques minutes : surprises par le bruit comme un renard à belle queue rousse l’est par l’apparition soudaine d’un promeneur sur son territoire, les conversations ne se mettaient à l’arrêt que pour s’enfuir de plus belle, sitôt la stupeur dissipée, vers les sentiers les plus rebattus de la vie mondaine.

Aussi longtemps que ma mère a été en vie, mon père et moi poussions alors son lit à roulettes sur la terrasse. Nous pensions qu’un peu d’air et de soleil couchant lui feraient du bien, avec l’espoir aussi, ténu, que la musique bâillonnerait pour quelques instants la méchanceté naturelle de la malade. Le stratagème réussissait parfois : les traits de ma mère s’adoucissaient, elle fermait les yeux, battait la mesure du bout des doigts, finissait par s’endormir. Mon père et moi nous asseyions dans de vastes rocking-chairs d’osier. Il ouvrait une bouteille de bon vin, m’en offrait pour fêter l’occasion un verre coupé de beaucoup d’eau, avec du sucre qui ne voulait pas se dissoudre. Puis la bouteille était vide, l’air fraîchissait autour de nous, il n’y avait plus de musique de l’autre côté de la haie, seulement un brouhaha de voix criardes et des tintements de vaisselle précieuse. Sans mot dire, nous ramenions ma mère à ses appartements en évitant de l’éveiller. Il était temps de préparer notre repas du soir.

Je savais que Pierre, pendant ces bruyantes agapes, se réfugiait dans sa chambre dès que ses parents l’y autorisaient : après les présentations d’usage de leur grand fils aux invités les plus importants, ils préféraient d’ailleurs le voir s’éclipser plutôt que de supporter sa présence mutique et morose au sein de leur assemblée joyeuse où il faisait tache comme un pissenlit défraîchi au milieu d’un parterre de roses odorantes. Depuis ma terrasse, en me tordant le cou, je pouvais apercevoir parfois un bras qui s’agitait à sa fenêtre pour attirer mon attention. Je lui répondais en remuant la main le plus discrètement possible. Mon père observait mes contorsions sans mot dire ; il avait à la bouche un sourire qui en disait long sur tout ce dont nous ne parlions jamais ensemble.

Le dimanche matin, pendant qu’un vieil oncle emmenait ma mère mourante à la messe sur un fauteuil roulant recouvert d’un plaid à motif écossais, mon père et moi faisions ensemble une longue promenade silencieuse dans la campagne qui s’élève en pente douce de l’autre côté du pont romain. Mon père forçait le pas en passant devant la chapelle Sainte-Apolline. Il ne lui accordait pas un regard. Ainsi change-t-on de trottoir, en ville, pour ne pas croiser un importun. Je suppose qu’il avait de vieux comptes à régler avec la communauté des saints et martyrs, mais je n’ai jamais pu en savoir plus. De religion, il a toujours refusé de parler avec moi ; le sujet, comme beaucoup d’autres, est resté tabou entre nous jusqu’après sa mort, quand j’ai découvert ses dernières volontés griffonnées sur une ordonnance médicale : il ne voulait aucune cérémonie, aucun rassemblement autour de sa dépouille, pas de musique, pas de curé, pas de fleurs, seulement que je disperse ses cendres dans la rivière depuis le pont de béton et de métal, vertigineux, qui enjambe la vallée sombre où nous vivions. Je tremble encore de m’être penchée au-dessus du parapet en crispant, pour ne pas tomber, ma main libre sur un câble suintant de graisse noire. Des rafales de vent chaud ébranlaient les piliers. Le soleil bas m’aveuglait. Des voitures lancées à toute vitesse frôlaient mon dos. M’encourageaient-elles à sauter ? Quand j’ai voulu renverser l’urne pour en libérer les cendres, elle s’est échappée de mes doigts pour disparaître dans le vide qui s’ouvrait sous moi. Aujourd’hui encore, chaque fois que le vent du sud souffle ainsi dans les rues et sur les places, chaque fois que je me retrouve au lit, seule, dans cet instant terrible et délicieux suspendu entre veille et sommeil, j’imagine dans les rafales que l’urne de pierre n’a pas volé en éclats en touchant l’eau, que les restes de mon père, libres de toute attache, flottent très loin sur la rivière entre les barques des pêcheurs, les barges et les chalands qui vont à l’océan sans se presser…

Notre promenade du dimanche matin était toujours silencieuse, notre habillement rituel quelle que soit la saison : bottes de caoutchouc orange, pantalon de toile écrue, pull de marin breton ; s’il pleuvait, nous ajoutions une houppelande de berger landais ; s’il faisait chaud, nous nouions notre pull à la taille. Notre parcours était toujours pareil : après le pont et la chapelle, nous suivions à droite un sentier confortable jusqu’à la sortie de la forêt, quand il cesse de monter et va se perdre à l’horizon entre deux lignes de noyers qui ne mènent nulle part. Malgré mon envie de m’élancer, folle, entre les deux rangées d’arbres vers un paysage nouveau, nous ne nous aventurions jamais au-delà : sitôt à la lisière, mon père faisait volte-face ; il me regardait le rejoindre avec un sourire triste en allumant une cigarette de papier maïs ; parfois, il me semblait qu’il allait dire à cet instant précis, en pleine campagne, quand nous avions atteint le point le plus éloigné de notre promenade, quelque chose de très important qu’il n’avait jamais osé m’avouer, mais il se contentait de hocher la tête, de grommeler trois phrases au sujet de la lenteur désespérante des jeunes générations, puis repartait à enjambées d’ogre dans l’autre sens sans me laisser le temps de reprendre mon souffle. Il n’était pourtant pas question de rebrousser chemin : mon père détestait les allers-retours plus encore que les ecclésiastiques et les agents d’assurances. Dans les semaines qui avaient suivi notre arrivée dans la région, il avait passé des heures fébriles à explorer seul les bois pour enfin découvrir la vieille voie romaine qu’évoquaient de vieux papiers qu’il avait dénichés au sommet d’une armoire le jour de notre emménagement dans la Maison Spatz. Ainsi nommait-on notre demeure dans la région. Je n’ai appris qu’après la mort de mon père qu’on la tenait pour maudite depuis qu’un meurtre y avait été commis vingt ou trente ans plus tôt : sombre affaire de passion homosexuelle avec relents d’héritage détourné et parfum de chantage, histoire folle et perverse, de celles qu’on aime se raconter dans toutes les petites villes catholiques du monde, quand les meilleures familles y sont trempées plus haut que le genou.

La voie romaine, mon père avait fini par la trouver à force d’écorchures et de chevilles tordues : le tronçon aveugle qui en subsistait dominait de vingt pas le sentier ; il suffisait de traverser ronces et broussailles en protégeant son visage du bras pour l’atteindre ; chemin creux au pavage poli par des siècles de pluie, il nous ramenait à la chapelle sous un arceau de verdure, moi devant et lui qui traînait en arrière, scrutant le sol, grattant la terre du bout de sa canne à la recherche d’improbables piécettes gallo-romaines. Pour rejoindre la civilisation, tout près de la rivière, il fallait encore franchir un mur d’épines entremêlées en prenant garde de ne pas se blesser.

Une fois libérée, je profitais souvent de mon avance pour faire halte devant la chapelle Sainte-Apolline. Je n’étais pas encore croyante, mais cet oratoire si minuscule que deux enfants n’y tiendraient pas de front me fascinait tant que ses moindres détails restent gravés dans ma mémoire. Accolée au pont romain comme une guérite pour les anges de Dieu, surmontée d’un clocheton trop exigu pour qu’on puisse imaginer une cloche s’y balancer, ouverte à tous les vents mais impénétrable, car protégée par un portail de fer forgé clos d’un cadenas énorme à faire peur aux petites filles, la chapelle laissait entrevoir dans la pénombre, sous une voûte en demi-cercle, un petit autel toujours garni d’un bouquet de fleurs fraîches. Accroché à la grille du portail, un panneau de bois sombre vermoulu, taché de moisissures, portait en lettres pyrogravées une notice encore bien lisible. À force de la lire chaque dimanche, j’en ai appris par cœur le texte à mon insu. Aujourd’hui, quand tout va mal, je me le récite cent fois dans ma tête comme la prière du dernier recours :


APOLLINE9 février

Ste, vi., mart., ┼249

Diaconesse âgée d’Alexandrie, martyrisée sous Dèce. Les bourreaux lui cassèrent toutes les dents. Pour cette raison on l’invoque contre la rage de dents et on la représente tenant une dent dans une tenaille. Elle fut enfin conduite devant un feu, où on la menaça de la jeter si elle refusait de renier le Christ. La Mart. Rom. d’avant 1970 termine : « De son gré elle fut précipitée au feu et brûlée par la flamme plus ardente du Saint-Esprit. » Depuis 1970, son culte a été limité aux usages locaux.


L’intérieur de la chapelle était sombre ; il fallait à mes yeux quelques minutes pour s’y habituer : quand mon père flânait assez longtemps dans sa quête de numismate du dimanche, je voyais se dessiner peu à peu sur le mur du fond quatre peintures murales disposées en croix sous un tympan qui portait en grandes lettres blanches une inscription en latin que je n’ai jamais comprise ni voulu faire traduire :


TRANSPLANTATUM SUPER AQUAS

NON DESINET FACERE FRUCTUM…


Il y avait encore un mot à la fin de l’inscription, mais illisible, noyé dans l’ombre. Je me demande encore pourquoi j’ai toujours négligé d’amener un jour une torche électrique pour en avoir le cœur net, plutôt que de froncer les yeux et d’écraser mon visage contre la grille pour tenter de le déchiffrer sans succès.

La première image, tout en haut, représentait un moine capucin en prière devant un tableau de la Vierge à l’Enfant. La fresque centrale montrait le baptême de Jésus ; elle portait dans sa partie inférieure une inscription indéchiffrable. À gauche, un chevalier en armure avec la légende « Guillaume » ; à droite, une dame de cour désignée comme « Apolonia ». Au dessous, formant le pied de la croix, un tableau plus grand, daté de 1680, représentait une fuite en Égypte bien singulière : on y voyait Joseph à pied, Marie à cheval, tous deux portant des chapeaux de paysans, qui se hâtaient dans un paysage où figurait à l’arrière-plan, juché sur une colline, un château de belle allure. Les personnages étaient surpris au moment de passer devant la chapelle même dont je te parle ; peints de profil, ils se dirigeaient vers le petit pont de pierre en dos d’âne. Dans un instant ils allaient frapper à ma porte et demander asile…

Je ne sais pas pourquoi mon père voulait que nos promenades du dimanche matin se ressemblent toutes. Nous aurions pu tout aussi bien, parfois, remonter la rivière vers le camp interdit des romanichels. Je crois qu’il aimait bien ces gens. Je sais par ma mère, qui dans ses rares moments de lucidité s’indignait de ce manque à gagner, qu’il les soignait gracieusement ou bien se contentait, en guise d’honoraires, d’un lapin volé par leurs enfants dans une ferme voisine. Il devait en avoir quelque crainte aussi pour interdire si fermement à sa fille unique de s’aventurer seule en dehors de la propriété.

De l’autre côté, nous aurions pu descendre tout aussi bien vers l’ancien moulin qu’un maquignon boiteux avait transformé en manège pour les enfants de la ville, mais mon père détestait les chevaux ailleurs que dans son assiette. Presque chaque fois, nous croisions pendant notre sortie du dimanche deux jeunes gens à cheval qui nous saluaient en soulevant leur bombe comme des grands seigneurs, des frères sans doute, même s’ils ne se ressemblaient pas. Je leur aurais volontiers adressé un petit signe amical de la main, mais mon père, chaque fois, attirait ailleurs mon attention en feignant de ne pas les voir, ou bien il m’écartait avec vigueur de leur chemin et me forçait à leur tourner le dos.

J’aurais voulu apprendre à monter ces nobles animaux qui me faisaient un peu peur, mais je n’aurais jamais imaginé prendre mon courage à pleine main pour parler de ce désir fou au terrible docteur Rouxfeu ! Sans mot dire, il m’aurait incinérée d’un de ces regards de lion blessé dont il avait le secret pour me garder toujours dans le droit chemin…


Marguerite s’interrompt pour reprendre son souffle. Le thé est presque froid dans les tasses, l’aube printanière va poindre au-dessus de la masse sombre de l’adret de Lavaux. Le feu dans le poêle crachote et siffle encore, mais on le sent de plus en plus faible, prêt à expirer si personne ne le ranime d’une bonne pelletée de charbon. Le froid gagne insensiblement la tanière des deux jeunes femmes, Marguerite enflammée par son récit mais qui frissonne, Anne-Claude à la lisière de l’endormissement.


– M’écoutes-tu encore, douce amie ? Dans la pénombre, je ne distingue pas si tes yeux sont ouverts ou si tu somnoles déjà. Tu t’ennuies ? C’est de ma faute, je suis une bécasse. Je t’avais promis des confidences dignes d’un dortoir de collège, mon grand secret dévoilé, mes sentiments pour Pierre de Gonzague en long, en large, en travers, et voici que je te bassine avec les silences de mon père et nos promenades insipides !

– Tu as raison, il est tard, je crois bien que je n’écoute plus ton récit que d’une oreille bien distraite depuis un bon tour de pendule ! L’immobilité m’a glacée. Je suis une momie dans ses bandelettes : si je ne bouge pas, je ne sens rien, mais je sais qu’au moindre mouvement le froid va me prendre de l’intérieur, me faire trembler et claquer des dents jusqu’au matin.

– Allons nous coucher, conclut Marguerite en tendant la main à son amie pour l’aider à se lever. Demain sera un autre jour. Tu peux bien attendre jusque-là pour entendre la suite terrible de ma malheureuse histoire d’amour !


Vite changées, les deux femmes se blottissent l’une contre l’autre comme des marmottes dans le grand lit qui occupe presque tout l’espace de la chambre d’Anne-Claude. D’habitude, Marguerite dort sur le canapé convertible installé dans le hall d’entrée, mais le froid la fait souvent rejoindre son amie au milieu de la nuit. Cette fois, elles ne se posent aucune question avant de se glisser en hâte sous la même couette pour profiter ensemble des quelques heures de sommeil qui leur restent avant le matin.


En s’endormant, Marguerite achève sa promenade dominicale. Son père vient la rejoindre devant la chapelle avec un sourire moqueur. Il rit de sa fascination pour ces vieilles images défraîchies, la prend par la main pour traverser le petit pont romain en dos d’âne ; tous deux s’accoudent quelques instants au parapet, regardent couler vers l’aval les eaux claires de la Glêne : ici, elles sont encore transparentes et paisibles, mais ils les savent à l’orée de leur fin dernière, de leur cruelle dissolution, un peu plus bas, dans les boueux remous de la Saane. Dès qu’ils entendent un bruit de moteur, ils rejoignent leur perron pour aider l’oncle à extirper de sa voiture d’un autre âge madame Germaine Rouxfeu, mère de Marguerite, épouse de son père, au visage illuminé pour quelques heures par la prière et les chants en latin. La famille Gonzague apparaît alors dans une automobile rutilante dont émergent bientôt quatre échassiers en habit de cérémonie qui reviennent aussi de la grand-messe : Pierre d’abord, puis sa sœur aînée Pimbêche qui étudie les langues orientales dans une université renommée mais assez proche pour qu’elle puisse rentrer chaque fin de semaine à la maison, les parents enfin, raides et dignes comme des cigognes égarées aux abords d’un campement de moineaux. Pendant que ces grands oiseaux saluent le petit groupe des Rouxfeu d’un claquement de bec, Marguerite trouve à peine le temps d’échanger avec Pierre, en catimini, un regard complice qui lui fait chavirer le cœur et les sens plus violemment que toutes les chansons qu’elle a jamais entendues à la radio.


Les Gonzague ont bien le droit de se tenir droit, assène chaque dimanche l’oncle de Marguerite, qui aime se répéter, sitôt que le petit groupe a disparu à l’intérieur de la maison. N’ont-ils pas offert à l’église du village le plus lumineux des vitraux du chœur après que l’orage l’eut brisé, quelques années plus tôt, en plein office du Vendredi saint ? L’oncle reste toujours pour le repas dominical. On lui doit bien cette faveur pour le remercier de son sacrifice hebdomadaire : mener sa sœur à l’église n’est pas une sinécure pour ce mécréant qui, pour n’avoir jamais été scout, ignore tout de ce que représente une bonne action dans la journée d’un honnête homme. Quand le temps est trop mauvais pour la pêche, la chasse ou les champignons, il s’incruste même dans le salon des Rouxfeu jusqu’au bout de l’après-midi, à brasser de l’air par ses propos insipides, à empester l’atmosphère avec la fumée âcre de sa pipe en fausse écume de mer, à geindre, à s’agiter dans le meilleur fauteuil de la pièce pour bien montrer son inconfort, pendant que Marguerite se réfugie dans sa chambre, ajoute quelques pages à son journal intime ou écrit à Pierre des lettres qu’elle n’ose jamais lui envoyer.


Plus tard, après la mort de sa mère, Marguerite commence à fréquenter l’église malgré les railleries de son père. Il faut croire que de dimanche en dimanche la malheureuse sainte Apolline a su creuser son trou dans l’âme de la jeune fille, et puis Pierre est assis de l’autre côté de la travée centrale, sur l’autre rive, aux frontières du quartier réservé aux garçons. Pendant l’office, se parler n’est pas possible, ni se passer des billets, mais quelques regards brûlants, quelques ébauches de gestes tendres que personne ne doit voir sous peine de mort, un effleurement peut-être sur le chemin de la communion, tout cela vaut bien une messe ! Pendant les chants latins, chacun des deux tente de distinguer la voix de l’autre au sein de la masse floue des organes enfantins et adultes qui courent en désordre à la poursuite de la basse trop rapide imprimée aux grandes orgues par le sacristain. La voix de Marguerite est comme un lys tendu vers le ciel, celle de Pierre cassée par les remuements intérieurs de la puberté. Quand elles se sont trouvées, tout le reste se fond pour les deux jeunes gens en un brouhaha pianissimo pendant qu’ils poursuivent leur duo, rossignol et corneille, sans comprendre un traître mot aux paroles qu’ils prononcent. N’est-ce pas là, dans toutes les langues que le bon Dieu a faites, le lot de tous les amoureux du monde ?


Du printemps à l’été, plus précis qu’une horloge, le soleil vient frapper les vitraux du chœur de plein fouet sitôt que le sacristain a rangé les ustensiles culinaires de l’office. La tonsure blonde du vieux curé de la paroisse s’illumine à contre-jour comme une auréole électrique. Dans la nef, le jour subit surprend les paroissiens assoupis ou bien affairés aux diverses tâches secrètes et intimes que pénombre et inactivité encouragent chez les chrétiens les plus fervents, malgré leurs meilleures résolutions, quand l’office traîne en longueur : curage d’ongles ou d’oreilles, tripotage de boutons, lissage de cravates, désossage patient de bancs d’église.


À droite et à gauche de la grande croix d’or et de fer forgé qui domine de toute sa tristesse le grand autel, deux vitraux oblongs aux teintes délavées tentent de représenter, l’un sainte Apolline dans son martyre, l’autre une Bernadette Soubirous emportée par sa vision céleste. Entre les deux femmes si pâles qu’on en distingue à peine les contours, une rosace presque indécente flamboie en teintes chaudes à vous brûler les rétines : rouge braise, jaune d’œuf et bleu marial s’y disputent la place comme se haranguaient autrefois les marchands, les jours de foire, pour installer leurs bœufs ou leurs légumes à l’endroit le plus frais et le plus ombragé. Quand votre œil s’est enfin habitué à cet éclatement de lumière, vous commencez à percevoir autre chose que des taches de couleur jetée en vrac sur le verre par un artisan ivre ou fou. Il y a là, pris dans le verre plombé de la rosace centrale, des formes humaines devant un paysage de terre et de ciel : un homme à cheval, le port noble, le regard droit ; un autre à genoux, face à la monture, dans une posture d’imploration muette ou de reconnaissance infinie. Le cavalier tire de son fourreau une épée d’argent dont le tranchant scintille d’étoiles filantes. D’un geste tout de lenteur et de calme assurance, il tranche en deux son manteau brodé de lys et de griffons au milieu des champs et des collines dévastées par la guerre, puis il se penche vers le pauvre hère grelottant pour lui offrir sans façon la moitié de son vêtement. Il ne faut guère d’imagination pour supposer qu’il ajoute à son geste, d’une voix de poitrine grave et timbrée, quelques mots de morale pour bien faire.


Sur le poitrail de ce saint Martin d’opérette, les armoiries un peu ridicules de la famille Gonzague font tache : trois étoiles et un croissant de lune figurent un visage hilare sur fond azur. Les généreux donateurs n’ont pas résisté à la tentation de faire apposer leur signature grandiloquente au centre de l’œuvre magnifique et lumineuse qu’ils ont commanditée, en paroissiens fidèles, pour égayer le chœur de leur église sinistre après le bris de l’ancien vitrail par la volonté de Dieu.


Marguerite est terrorisée par le saint à demi dénudé qui s’avance vers elle, épée brandie, dans l’allée centrale de la vieille église paroissiale. Personne ne bouge, personne ne fait un geste pour la défendre : le curé a fui vers d’autres offices en emportant l’organiste dans son sillage ; Pierre a disparu sous son banc de prière, sans doute, comme une souris timide se jette dans le premier trou quand une brigade de félins avinés s’approche d’elle en hurlant des chansons paillardes. Elle est seule face au cavalier qui saute de sa monture et traverse d’un bond le pont romain en dos d’âne qui les sépare encore. Elle veut protéger ses yeux de l’éclat aveuglant de la lame d’argent en croisant ses bras devant son visage, mais elle trébuche ; elle tomberait à l’eau par-dessus le parapet si l’homme ne la retenait pas ! Son visage est tout près du visage du cavalier, elle sent le tissu râpeux de son habit de guerre contre sa poitrine. Il lui parle dans une langue bizarre qu’elle comprend par magie, mais les mots s’effacent à mesure de sa mémoire…


« D’azur à trois étoiles d’or accompagnées en pointe d’un croissant du même, d’azur à trois étoiles… » répète Marguerite Rouxfeu comme une litanie des saints quand Anne-Claude lui secoue l’épaule pour l’éveiller de son cauchemar. Le stylet doré d’un rai de soleil matinal frappe en plein l’oreiller de la jeune femme encore enfermée dans son sommeil. Elle agite la tête et les bras pour se libérer de la brûlure qui ronge ses paupières. Pour en faire façon, son amie en est réduite à la souffleter. Anne-Claude a l’habitude des crises hystériques qui emportent Marguerite au réveil, quand elle doit franchir la frontière du pays des rêves pour revenir se mêler au monde des vivants en chair et en os. D’autorité, elle lui fait prendre une douche à peine tiède, coiffe soigneusement ses cheveux encore humides en l’entretenant des derniers potins de la paroisse, la fait s’habiller puis asseoir à la cuisine devant une immense tasse de café au lait. Marguerite revient à elle en dévorant ses tartines de beurre et de gelée de coing trop coulante.


De son rêve, il lui reste quelques images figées que rien ne relie : la nef sombre d’une église de campagne, la crinière tressée d’un étalon noir qui piaffe, le parapet luisant d’un pont. Elle ne peut que se taire sous le feu des questions d’Anne-Claude, qui se pique depuis peu de psychanalyser ses semblables et d’interpréter leurs rêves. Celle-ci, qui s’est frottée aussi à la science héraldique pendant son adolescence dans le dessein désespéré de se découvrir quelques ancêtres respectables, interroge finalement son amie sur le sens des paroles qu’elle marmonnait dans son sommeil. Marguerite la regarde sans comprendre. Anne-Claude prend un papier et un crayon.


– Vois-tu bien, ma douce amie, les trois étoiles d’or et le croissant. Disposés ainsi, on jurerait un visage de carnaval ! Le fond azur, je te laisse l’imaginer. Si je ne me trompe pas, tu t’es éveillée tout à l’heure en psalmodiant la formule héraldique qui correspond à ces armoiries bouffonnes. Détends-toi, laisse-toi aller, cherche bien profond dans ton âme… Ce blason te rappelle-t-il quelque chose ?

– Ce n’est pas possible, Anne-Claude, ce n’est pas possible, répète Marguerite, comme reprise par sa transe, en pointant du doigt le croquis…


Dans un grand désordre d’émotions qui la tirent dans tous les sens, les pièces du puzzle se sont mises en place. Ce n’est pas qu’un rêve : la chevalière qu’elle a trouvée sous le ventre de la licorne est gravée du même blason que celui qu’arborait saint Martin sur le vitrail flamboyant au soleil de l’église paroissiale de son enfance. « D’azur à trois étoiles d’or accompagnées en pointe d’un croissant du même », un visage de carnaval, les armoiries de famille de l’abbé Pierre de Gonzague !


Quand Marguerite a raconté à sa douce amie toutes les péripéties de l’histoire, le ventre ouvert de l’animal, la découverte de la bague, le rôle mystérieux qu’a joué dans l’affaire le vieil Aristide, les deux jeunes femmes ne trouvent plus rien à se dire que de se répéter en écho des banalités et des évidences. Les pièces du puzzle sont en place, mais elles seraient bien incapables, l’une comme l’autre, de dire ce qu’il représente.


Elles rangent en silence la vaisselle de leur petit déjeuner. Avec quelque précipitation, elles s’habillent pour sortir : leur discussion les a mises en retard. Anne-Claude donne deux tours de clé à cause des voleurs. Elles se quittent sous le porche, à l’abri de la brume glaçante qui a chassé la bise et envahi la ville pendant la nuit, sans autre mot qu’un au revoir, pour se lancer dans le vide vers les tâches innombrables et passionnantes de leur lundi. Bientôt l’appartement est vide, insensiblement envahi par le froid à mesure qu’expirent dans le poêle les dernières braises.


 
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   Marite   
6/2/2015
Chapitre bien dense ma foi. Il m’a donné l‘impression que, par la façon de conter son histoire avec une foison de détails, des tours et des détours dans les souvenirs d’enfance, Marguerite s’apparente en fait à ce que l’on fait lorsqu’on s’essaie à écrire ses propres souvenirs, il y en a tant et tant que l’on pourrait s’y perdre. Mais la fin nous ramène, par le biais d’un rêve, au mystère de la bague avec armoiries trouvée pas Marguerite près de la Licorne du Musée. Ce qui m’amènera à poursuivre en lisant le chapitre suivant.

   Cairote   
21/6/2019
 a aimé ce texte 
Bien ↑
J’ai un peu tiqué à certains passages, en particulier les trois échanges à partir de « Les choses ne sont pas moins vraies ». Le style, déjà à mon avis un peu trop précieux – pour ne pas dire ampoulé – pour l’oralité, m’a paru ici dépasser les bornes. Et ce bien qu’Anne-Claude (et l’auteur) reconnaissent à répétition le caractère exagéré de la chose (mais ne peuvent résister à persister). À tel point que j’ai eu peine à croire à l’intention agressive du contenu de la conversation, au vu de toutes ces décorations verbales.
J’ai failli décrocher à cet endroit, mais la suite, bien racontée, m’a ramené à bord.


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