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Sentimental/Romanesque
Alice : Lampadaires
 Publié le 13/03/15  -  18 commentaires  -  5626 caractères  -  198 lectures    Autres textes du même auteur

Dans une brûlerie en hiver, tout s'entrecroise et tout fait du sens.


Lampadaires


À vingt et un ans, j’avais abandonné les études supérieures. À deux mois du bac. Ce que l’histoire de l’art avait à m’apporter, elle l’avait déjà fait, je n’allais pas laisser des offres d’emploi tout gâcher. J’aimais apprendre. Je détestais appliquer. J’aimais savoir différencier une colonne corinthienne et une colonne ionique, et savoir que ça ne me servirait à rien. L’application, c’est de la poésie charcutée.

Mes arrières financiers avaient jusque-là été assurés par le paternel. « Les artistes… », qu’il avait marmonné, avant de passer à autre chose. À la maison, on passait toujours trop facilement à autre chose, comme si la vie s’écoulait en entrefilet, comme de rien. La situation manquant de tragique une fois de trop, je m’étais bannie par moi-même dans un appartement minuscule et avais cherché mon bonheur.

Mon bonheur sentait fort depuis le bout de la rue. C’était une brûlerie tout en bois, sur deux étages, avec un seul journal pour tous les clients, des bancs trop hauts, des grains de café congolais entre les lattes de plancher et une machine torréfactrice à forte personnalité qu’il fallait dorloter comme une grande malade. Christine avait créé l’endroit, ou alors l’endroit avait créé Christine, ou alors Christine et sa brûlerie étaient tout simplement nées le même jour, et s’étaient bichonnées l’une l’autre, sans se poser de question : un picot de sens au milieu des âmes décharnées du café, du thé et du cacao.


– Pourquoi est-ce que tu veux venir travailler ici ?

– À cause de l’odeur.


Je lui avais plu.


***


J’avais vingt-sept ans et j’étais la petite sœur de ma patronne. Il n’y avait personne qu’elle engueulait plus que moi. Et elle me donnerait du travail pour le restant de ma vie.

Elle partageait ses clients préférés avec moi. Paul, un grand enfant à barbe qui décortiquait sa chocolatine pour manger le chocolat à la fin. Maureen, la prostituée aux joues roses, qui entre sept heures et onze heures traînait ses clients mal à l’aise jusqu’au comptoir pour qu’ils lui payent un capuccino, son seul tarif du matin. Tria, qui ne s’appelait probablement pas Tria mais qui montrait les dents dès qu’on lui demandait de répéter quelque chose. Robin, qui restait toujours avec les employées féminines jusqu’à la fermeture pour intimider les lourdauds. Seb, qui buvait son café noir pour le style et le vomissait une fois sur deux. Madeleine, qui depuis des temps immémoriaux invitait chaque jour tous les clients et les employés à son quatre-vingtième anniversaire du mois prochain. Et puis il y avait Sara.


Sara était ma préférée. En partie parce qu’elle écrivait son nom sans « h », en partie parce qu’elle avait des yeux lampadaires ; des yeux presque noirs, mais qui doraient les cristaux. En suivant le faisceau du regard, on pouvait se rendre compte, les matins sombres d’hiver, d’à quel point il neigeait. Elle venait tous les jeudis et samedis matin, saluait l’employé chargé de l’ouverture de cinq heures trente devant la porte verrouillée, une fois entrée prenait le journal et attendait que les machines soient fonctionnelles en sortant trois clémentines de son sac, qu’elle épluchait en consultant la rubrique des décès. Vers six heures trente, elle demandait un moka.

Christine savait qu’elle me plaisait, qu’elle me réchauffait d’un sentiment voletant, sans conséquences, sans ambition : un morceau de vie plus chatouilleux que les autres. La brûlerie aussi conspirait, et adoucissait ses effluves de café lorsque je passais près de Sara, pour me permettre de bien sentir l’odeur de clémentine que ses mains laissaient dans ses cheveux après chaque épluchage.


– Tu l’aimes bien.

– Elle me fait du bien.

– Mais je t’ai vue prendre le numéro d’un mec hier soir.

– Oui.

– T’es bisexuelle ?

– Avec elle, oui.

– Tu sais ramener ça simple. Tu vas être heureuse. Je suis contente.


***


Je lui ai déposé son moka sur la table. Elle avait survolé la rubrique et fini ses clémentines, les épluchures traînaient près de son livre ouvert, Les liaisons dangereuses. Je lui ai demandé ce qu’elle aimait dans ce livre.


– Le fait que personne m’a demandé de le lire.


C’était ma conception d’une réponse brillante. Je lui ai demandé si elle faisait des études littéraires.


– Oui.

– À l’université ?

– Oui. Va pas là, qu’elle m’a dit avec de la tendresse dans les yeux.


Et juste comme ça, en regardant ses prunelles m’oublier dans son moka, je me suis dit que je retournerais à l’université faire les trois quarts d’un bac en littérature.


***


C’était samedi et Christine m’avait accordé l’ouverture. Devant la porte, Sara était appuyée sur une jambe, les bras à moitié croisés tandis qu’elle fumait. Elle m’a saluée d’un hochement de tête. J’ai mimé une cigarette entre mes doigts.


– C’est nouveau.


Sara m’a souri en amenant sa clope à ses lèvres, ses yeux sombres révélant les flocons fous à quelques centimètres de son visage. Il neigeait bien, il neigeait chaud près de ses yeux lampadaires.

Je l’ai laissée souffler sa fumée de cigarette avant de l’embrasser. En dessous de son sourire, ça goûtait le tabac attendri, comme du miel qui aurait essayé de s’endurcir. Quand j’ai battu des paupières pour vérifier, elle avait les yeux fermés et de la neige dans les cils.


J’ai préparé les présentoirs et écrit les spéciaux pendant qu’elle mangeait ses clémentines. Les trois premières gorgées de mon latte gratuit ont goûté la cigarette.


__________________________________________________

Ce texte a été publié avec une expression protégée par PTS.


 
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   Asrya   
13/2/2015
 a aimé ce texte 
Passionnément ↓
Tendre, simple, juste, beau.

Que dire de plus ?
Quelques mots, quelques lignes : le tour est joué.
Une expression merveilleuse qui revient, qui donne à ce récit tout son sens : "des yeux lampadaires". Miam.

"- T’es bisexuelle ?
- Avec elle, oui."
--> C'est pas grand chose. Je l'accorde, mais c'est si doux. J'en veux, encore et j'en voudrais toujours.

"- À l’université ?
- Oui. Va pas là, "
--> Une broutille à nouveau, rien d'extraordinaire, mais dans le contexte, ce "Va pas là" est simplement merveilleux. J'allais dire que c'est intelligent. Non. C'est au-delà : c'est précieux.

"- À cause de l’odeur.
Je lui avais plu. "
--> Oui je reviens en arrière, mais c'est si bon - des va-et-vient savoureux. A nouveau, de la délicatesse, dès le début et cela, je ne peux y échapper, je succombe ; un mec facile ? Sur ce plan là, peut-être.

"ça goûtait le tabac attendri, comme du miel qui aurait essayé de s’endurcir"
--> Un délice.

Le fond est simple, la forme est divine ; au final, une merveilleuse alchimie qui fait mouche (pour moi), qui m'a touché et qui me séduit.
Si vous en avez d'autres, n'hésitez pas.

Merci beaucoup, vraiment, pour cette lecture,
Une délicate escapade à l'ombre des lampadaires,
Je retrouve les miens demain,
Ce fut un grand plaisir de vous lire,
A bientôt.

   Neojamin   
14/2/2015
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Bonjour,

Un petit conte plein de poésie. J'aime les yeux lampadaires et la pudeur du texte à ce niveau-là. Par contre, je regrette que l'auteur ne nous parle pas un peu plus de ce lieu atypique, de cette Christine et de tous ces pensionnaires. Ils font trop décor alors qu'il y a matière à créer une vraie ambiance, une atmosphère pour pouvoir ensuite bien s'imaginer cet idylle entre la narratrice et Sarah.

Sur la forme, c'est bien écrit, c'est très doux et parfois bien poétique. Je me suis juste posé des questions au sujet de ça :
- "les études supérieures. À deux mois du BAC. "
et
- "l'université faire les trois quarts d'un BAC en littérature."
Parle-t-on du baccalauréat ?

Sur le fond, c'est un peu léger, c'est dommage d'utiliser une histoire avec autant de potentiel pour la réduire à une simple décoration. L'auteur écrit bien et semble avoir de l'imagination...je pense que ce texte mériterait de s'étoffer pour que le lecteur puisse se laisser imprégner de sa magie!
Bonne continuation

   Anonyme   
14/3/2015
 a aimé ce texte 
Un peu
J'avais abandonné les études supérieures à deux mois du bac. Disons : abandonné le projet des études supérieures ? Et pourtant la narratrice aimait apprendre. Il y a là une contradiction.
D'autre part, je ne situe pas bien la brûlerie en bois. Jamais vu ça dans nos contrées mais je n'ai pas tout vu. Est-ce que ce récit fait partie d'une saga que ma récente arrivée ne me permet pas de connaître ? On dirait une suite...
Et puis le style me paraît un peu forcé. C'est joli, pas follement intéressant, et, encore une fois, le tout est empreint d'une fausse simplicité qui donne un texte maniéré.
Enfin, c'est l'effet que ça me fait mais ça n'engage que moi.

   Anonyme   
14/3/2015
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonsoir Alice... Je ne tiens pas à autopsier ce texte, il m'a plu, c'est tout ! J'ai aimé l'ambiance, le décor, les personnages et la simplicité d'une écriture qui dit beaucoup en peu de mots...
Bien aimé les yeux lampadaires ! Merci...

   in-flight   
14/3/2015
 a aimé ce texte 
Bien ↓
On a parfois envie de faire court, on ne va pas vous reprocher votre promptitude. Le texte est bien comme ça même si les personnages manquent un peu d'épaisseur notamment celui de Sara. Au passage, aimer quelqu'un pour l'orthographe de son prénom...
D'autant qu'elle n'y est pour rien dans ce choix du non "h". Enfin c'est un détail.
Les yeux lampadaires, voilà une bonne raison d'aimer une personne.

J'ai pensé à la très belle brulerie des gobelins à Paris en vous lisant.

   Francis   
15/3/2015
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
J'ai aimé le rôle de l'odorat dans la perception des choses et des êtres. l'odeur de cigarette, l'odeur de clémentine, l'odeur du café...
J'ai aimé la dernière scène, celle de la neige : les yeux lampadaires derrière les flocons, le baiser caramel. Un texte qui nous emmène sur le plancher parmi les acteurs de cette brûlerie.

   jfmoods   
15/3/2015
Une grande légèreté, un sens aigu du délestage.

Ébauchons quelques pistes pour tenter de lever le voile sur le charme qui émane de ce texte...

Il y a ce raccourci, saisissant, saignant, en forme de vérité générale...

« L' application, c'est de la poésie charcutée. »

…, l'évidence du jeu métonymique...

« Mon bonheur sentait fort depuis le bout de la rue. »

…, la magie d'une correspondance par le recours au chiasme...

« Christine avait crée l'endroit, ou alors l'endroit avait crée Christine... »

…, l'ellipse...

« J'avais vingt-sept ans... »

…, qui prépare le résumé sur les habitués du lieu.

Impossible de ne pas mentionner également la personnification, très addictive (où la virgule m'apparaît toutefois inutile)...

« La brûlerie aussi conspirait, et adoucissait ses effluves »

…, ainsi que la thématique, subtile, du cadeau de Noël, du cadeau qui vous tombe du ciel (« clémentines », « épluchait », « épluchures », « il neigeait », « voletant », « flocons », « neige »).

Chapeau bas !

Merci pour ce partage !

   Anonyme   
15/3/2015
 a aimé ce texte 
Passionnément ↑
Comment résister au plaisir de te commenter, Alice !^^

A chacune de tes nouvelles, c’est le même coup au cœur, doux, chaleureux, avec ce je-ne-sais-quoi qui le fait délicieusement déborder.
Encore plus ici où la tendresse, unie à son alliée de prédilection, la douceur, est de mise.

Si dans certaines de tes nouvelles j’ai pu sentir parfois la recherche de l’effet un chouïa trop poussée, dans cette brûlerie flotte parmi les parfums du café, le charme de ta plume qui s’est laissée aller à habiller l’ambiance d’un halo chaud et irisé, où je me sens chez moi.

Tu donnes tant à voir dans ces beaux yeux lampadaires ! Des odeurs, des finesses…

Faut-il que je dise en plus clair encore à quel point j'ai pris plaisir à te lire ?

Vite, vite... une autre nouvelle ! ^^

Cat

   widjet   
15/3/2015
 a aimé ce texte 
Bien
Alice a le sens et l’élégance de la formule et un foutu sens de l’observation, c’est un fait. Y’a qu’à se baisser et chacun y trouvera son compte de phrases qui font mouche. Cette capacité à brosser un personnage ou un lieu en une phrase est saisissante d’aisance.

Et c’est chouette à lire.

Le dialogue « tu l’aimes bien »…à « je suis contente » est un petit chef-d’œuvre à lui tout seul.

C’est une anecdote très agréable à lire, raffinée dans son refus de bavardage vain, mais l’émotion manque un peu (la dernière phrase, essentielle, n'a pas la portée attendue). Sans doute que cela aurait pu être plus long, je ne sais pas, il n’aurait pas fallu dresser une galerie de personnages…pour ne rien en faire par la suite. Pour rester dans le thème, c’est un capuccino savoureux là où j’aurais bien pris un Thermos tout entier.

C’est du chipotage puisque finalement le texte se suffit globalement à lui-même.

Merci

W

   dodo-chan   
16/3/2015
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Bon, bon, bon, on change pas une équipe qui gagne. Peut-être le goût du risque vous viendra avec l'âge, vous êtes toute jeune j'ai pu lire... Manque plus qu'à faire éditer un recueil de chez Alice.


Bravo.

   Perle-Hingaud   
18/3/2015
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bonjour Alice,
Quelle jolie idée de mettre en scène l’odorat pour ressentir l’émotion. Et quelle odeur choisir ? Celle du café, odeur fédératrice (ou presque), dont la perception ne s'associe ni au masculin ni au féminin tout en étant sensuelle en diable pour les amateurs. Vos personnages en sont nimbés de séduction... J’ai beaucoup aimé ce texte, qui donne dans la simplicité.
En bémol, je n’ai pas compris à première lecture cette histoire de bac abandonné. A seconde lecture, j’ai compris l’intention de la narratrice, mais ce point-là paraît tellement irréaliste à la fille pragmatique que je suis que je reste sceptique : c’est le seul endroit « fabriqué » pour moi. Tout le reste fonctionne. Vous jouez sur du velours, ça se sent... le café est un peu léger, tout de même. (mais je râle pour vous faire réagir, aller plus loin... )
Café-tabac-clémentine, trio gagnant, avec l’amour des livres et la beauté en prime, comment ne pas fondre, petit flocon ?

   Alice   
21/3/2015

   AnneMariesquieu   
24/3/2015
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Et juste comme ça , j'ai goûté ce texte par tous les sens , en sentant mes affects s'oublier dans ses évocations ,ses effluves, son odeur, sa saveur .

   Anonyme   
26/3/2015
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Je ne suis pas amateur de café, ni de nouvelles – et ces temps-ci, je n’en lis quasiment jamais entièrement car dès les premières phrases je m’ennuie.
Mais là, je reprendrais bien un expresso comme celui-ci.
Pourquoi ?
Déjà l’odeur du café fraîchement torréfié qui parfume tout ce petit texte, ça donne envie de flâner, et puis quelques images de-ci de-là, bien délicates et bien poétiques – je trouve.
Enfin les personnages que je trouve très attachants, de simplicité surtout. Rien de faux semble-t-il chez eux.
Bravo.

   framato   
1/4/2015
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Pas grand chose d'autre à dire que super ! Un texte empli de petites fulgurances jouissives (il neigeait chaud est juste somptueux) et de non-dits parlants.

Le tabac attendri c'est aussi très bon...

Une petite tranche d'une vie qu'on devine plus longue, en petites touches pastel et en somme d’instantanés (flash style : "je lui avais plu.") franchement j'ai beaucoup aimé.

Bravo et surtout : encore !

   Anonyme   
7/4/2015
 a aimé ce texte 
Bien
J'ai aimé ce texte, il va droit au but, sans s'encombrer de détails inutiles. Peut-être même trop, certains détails comme le décor semblent ne pas être naturels, ils manquent un peu de profondeur, tout comme le personnage de Sara, même si cela permet de conserver une part de mystère. L'histoire est simple, belle, poétique, comme une friandise, et après tout, c'est l'essentiel.

   Anonyme   
1/5/2015
 a aimé ce texte 
Passionnément ↑
C'est très beau. Je ne sais pas quoi dire de plus hormis que chaque texte que je lis de vous (de toi ?), me touche profondément. C'est décalé, à la fois poétique et authentique. Les répliques des dialogues ont tendance à me faire sourire par leur simplicité. J'entends par là que ce ne sont que des phrases courtes et pourtant tellement révélatrices de chaque personnage. En somme, j'attends juste de voir d'autres textes de toi sur ce site. Et franchement, l'expression "les yeux lampadaires", ça me fait frondre !
Au plaisir de te lire !

   carbona   
4/9/2015
 a aimé ce texte 
Un peu ↑
Je ne savais pas ce qu'était une brûlerie, alors tout d'abord merci.

C'est une jolie description, plutôt poétique dans laquelle nos sens sont affûtés. J'aime beaucoup l'odeur des clémentines.

Le décor est assez bien planté, en revanche, je ne suis pas emportée par l'histoire elle-même. Nous sommes plus dans la description que dans l'intrigue.

Ce texte m'apparaît cependant comme une petite parenthèse de douceur.

Merci pour la lecture.


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