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Réalisme/Historique
Cox : Des femmes et des chaînes
 Publié le 12/04/24  -  6 commentaires  -  36158 caractères  -  60 lectures    Autres textes du même auteur

Une actrice amatrice chinoise se voit offrir un rôle sur un sujet sensible. Ce n'est pas du goût de tout le monde.

Vous pouvez ignorer les notes de bas de page si ça vous agace. J'ai tâché de faire en sorte que le texte reste compréhensible sans elles.


Des femmes et des chaînes


Il est 6 heures et Shanghai s’agite déjà, dans un de ces matins surréalistes où l’aube filtre à peine à travers les nuages ocre de la ville. Ils sont tout chargés de la poussière venue des déserts de l’Ouest et laissent suinter leur lueur fantomatique dans les rues : des trottoirs aux buildings, tout se retrouve coloré de la teinte sépia du huangsha(1). Les premiers passants n’y prêtent pas attention, têtes baissées sous leurs parapluies. Ils sont trop occupés à rattraper les premiers métros qui gargouillent déjà dans le ventre du bitume. Quelques coups de klaxon, un cri de femme excédée et le ra-ta-ta des éternels marteaux-piqueurs : il est 6 heures et Shanghai s’agite déjà.

Du haut de son dix-huitième étage, Liwei regarde tomber la bruine et la poussière. Les rumeurs de la rue lui parviennent à peine, fondues dans le doux ronronnement de sa clim convertible qui réchauffe un printemps encore frais. Elle allume la lumière de sa chambre, blanche, rassurante, et se blottit un peu plus profondément sous sa couette. Ce n’est pourtant pas dans ses habitudes de traîner au lit. Bah.

Drr, drr… son portable vibre sur la table de chevet pour lui rappeler de se lever. Alors elle le ramasse avec humeur pour le faire taire, puis contemple l’écran d’accueil. Elle hésite un peu, jette encore un regard dehors sur le Bund(2) jauni, puis clique sur l’icône rouge de xiaohongshu(3). De là, ses yeux glissent machinalement sur quelques photos et les commissures de ses lèvres se plissent ; elle s’agace de son réflexe-téléphone, mais tant pis. Petit clic sur son profil, elle décide de s’accorder un moment d’introspection virtuelle avant de se lever pour le boulot. Scrollant agressivement, encore somnolente, elle remonte le temps sans trop réfléchir. Un de ses posts qui date d'il y a trois mois finira par arrêter la course de son pouce. Il attire l’œil : c’est l’image d’une femme échevelée avec une lourde chaîne autour du cou. En légende : trois emojis en forme de claps de cinéma, suivis de la mention « soyez prêts ! ». Elle fait la moue. Quel titre à la con.


Elle se revoit rédiger ce post avec empressement, toute brûlante encore d’excitation, alors qu’elle venait juste d’apprendre la nouvelle : elle avait été retenue pour le rôle.

Oh, pas un grand rôle synonyme de célébrité et de fortune, non. Mais ce ne sont pas des rêves de gloire qui nourrissaient son amour du cinéma indépendant. Enfin, si peu… Rarement rémunérée, elle se contentait tout à fait de jouer dans de petites productions faites de bric et de broc, avec des amateurs passionnés ou des étudiants pleins d’espoirs. Ce nouveau court-métrage ne faisait pas exception, mené par un réalisateur débutant du nom de Wang, mais il avait immédiatement retenu son attention. Dès la lecture du script, elle s’était sentie profondément séduite par le projet. D’une part, l’écriture était impeccable et la construction, intelligente. Comme c’est parfois le cas lorsqu’un réalisateur inspiré rédige lui-même son script, on pouvait visualiser chaque scène comme si elle avait déjà été filmée avec brio. Ce n’était cependant pas la première fois qu’elle travaillait avec de talentueux anonymes, et plus que tout le reste, c’est le choix du sujet qui avait enflammé son enthousiasme. Le scénario retraçait la vie romancée de Xiao Huamei(4), la femme enchaînée, devenue un symbole vivant de l’oppression des femmes après que son histoire eut soulevé l’indignation du peuple chinois.


Ça faisait un an que ce scandale avait explosé et que les images de cette femme, visiblement dérangée et exploitée, avaient fait le tour du Web chinois. Liwei se souvient encore de sa colère face au déroulement de l’affaire, mais aussi de la fierté qu’elle avait ressentie en voyant sa nation tout entière s’indigner du peu d’implication du gouvernement. Les officiels prétendaient-ils que la prisonnière était dangereuse et que son mari ne cherchait qu’à la protéger d’elle-même ? Immédiatement, des protestations publiques s’organisaient. On tentait d’étouffer l’affaire ? Des citoyens venus des quatre coins du pays faisaient le déplacement eux-mêmes pour informer la Toile de l’évolution de la situation. Un vent d’espoir avait soufflé lorsque le sort de cette femme, traitée comme un animal, avait soulevé dans sa traîne des questions depuis trop longtemps enfouies sur la condition de la femme rurale, le trafic humain, la corruption des représentants du Parti…

Mais ça n’a pas duré. Un an seulement, et pourtant plus personne ne semblait se souvenir du sentiment de révolte qui avait saisi le pays. Des sanctions avaient bien fini par tomber pour le mari et les personnes impliquées, pourtant on ne savait toujours pas ce qu’il était advenu de Xiao Huamei. La censure avait fait son travail et le peuple chinois a pris l’habitude d’oublier vite.

C'est peut-être pour ça que Wang a décidé de rappeler à tous cette histoire qui avait tant fait couler d’encre. Le script se dressait contre le silence qui entoure les persécutions de ces femmes-marchandises et attaquait de front la complaisance des médias publics. Pour cette raison sans doute, on voulait garder le projet discret, et aucun casting officiel n’a été organisé sur les plateformes habituelles. Liwei n’en a entendu parler que par une amie d’enfance qui connaissait le producteur.


En véritable passionnée, elle ne prenait jamais le moindre rôle à la légère, si modeste qu’il soit. Mais elle n’avait jamais auparavant investi autant de temps, d’effort et de dévouement que pour ce casting. Elle s’est mise à rechercher autant de photos, de vidéos et de documentation qu’elle pouvait trouver. D’un œil expert, elle analysait les postures de la prisonnière, puis son regard et ses attitudes. Elle se passionnait pour les silences si particuliers dont Huamei ponctuait ses phrases. Elle étudiait jusqu’à l’accent touchant de cette femme dérangée, pour pouvoir mieux laisser la voix de la victime s’exprimer à travers sa bouche.

Elle se rappelle avoir éprouvé un sentiment inhabituel ; comme si au lieu de se mettre dans la peau d’un personnage, elle invitait la femme enchaînée à venir habiter la sienne. Mais plus encore, elle se sentait remplie d’une responsabilité envers toutes les filles vendues comme du bétail dont la voix n’avait jamais pu retentir. Ces voix, toutes ces voix, elle voulait les faire résonner avec leur faiblesse torturée, avec leur force à remuer le sol. Et plus elle était habitée par Xiao Huamei, plus son corps semblait s’affaisser, plus elle laissait la courbe de l’esclave arrondir son dos ; plus elle se sentait grandie.


Elle se souvient assez mal de l’audition. Quand elle est arrivée dans les locaux où s’organisait la sélection – une espèce de vieux hangar sûrement pas cher à louer –, elle n’a accordé aucune attention aux autres actrices qui attendaient leur tour en répétant leurs répliques. Elle écoutait à peine les noms que la prod appelait successivement dans la petite salle d’audition. Elle était en fait focalisée sur la pièce d’en face où les accessoiristes apportaient les touches finales à un cabanon de tôle rouillée. Symbole frappant qu’elle a reconnu immédiatement : la cellule de la femme enchaînée, évidemment.

Alors elle y a plongé son regard, scrutant chaque coin de cette boîte de ferraille de deux mètres par trois. On l’avait souillée d’une crasse étudiée, et simplement meublée d’un lit et d’une table. Posé sur les couvertures, un collier de cuir grossier relié à une chaîne.

L’éclairage artificiel du hangar semblait frapper les parois et ricocher contre la ferraille pour donner une teinte bleuâtre à la demi-pénombre de cette petite hutte. Liwei goûtait du regard cette obscurité aux teintes froides. Elle s’imaginait la réverbération des bruits du village à travers les parois… Ses positions favorites dans chaque coin du taudis où elle passerait ses journées… L’odeur d’homme qui ne quittait peut-être jamais tout à fait les draps brunis. Elle se représentait tout cela, et la longue suite des jours semblables, bleus, toujours bleus et froids comme le métal.


De ces images inventées, elle se souvient bien, mais de l’audition elle-même, rien du tout. Elle se rappelle seulement avoir remarqué sur le chemin du retour qu’elle s’était éraflé la main. Wang lui dirait plus tard qu’elle s’était blessée sans le remarquer pendant sa scène.

Bien sûr, elle a été sélectionnée. Wang, très impressionné, a pris sa décision le soir même. Il était extatique d’avoir trouvé une actrice qui partageait sa passion pour le sujet et qui savait exprimer ses intentions d’écriture mieux qu’il ne le pourrait lui-même. Au cours des semaines qui ont suivi, ils ont eu de longues conversations par téléphone pour adapter, réécrire, reconstruire leur projet ensemble.

Liwei, enflammée, a immédiatement annoncé la nouvelle, aux réseaux d’abord et à son mari ensuite. Parce qu’il y a des priorités, et qu’elle savait après tout que son homme était toujours fier de ses rôles, oui, mais plus par amour et par habitude que par réel intérêt. Elle se trompait cependant : c’était sans compter le militantisme naturel du bonhomme qui s’enthousiasmait de tous les bras d’honneur au gouvernement. Il était déjà prêt à aider pour la promotion du film, et il a fallu que ce soit Liwei qui prenne la voix de la raison pour calmer ses ardeurs.


***


Elle jette un coup d’œil à l’heure. 6 h 12. Bon, ça va. Elle n’aura qu’à sauter le petit déj et prendre quelques jiaozi(5) en route, à la roulotte de Lao Jie au coin de la rue. Ses yeux glissent sur les réactions au post. Quelques commentaires haineux de la part d’admirateurs du Parti, qui la traitaient de pute au refrain faussement féministe ou d’agent de la rhétorique occidentale. Ça ne l’atteint pas, on prend vite le pli. Les remarques encourageantes de ses proches suffisaient à la réconforter. Elle sourit en retrouvant une salve épileptique d’emojis sans queue ni tête, lancée par Yun.

Yun, c’est une collègue de bureau, et une amie de longue date – celle-là même qui lui avait recommandé le rôle. Toute ronde, toute pétulante, une vraie boule d’énergie prête à exploser pour les grandes nouvelles comme celle-ci, ou pour un chat mignon qui passe dans la rue. Elles ont souvent discuté de ce film, et Liwei levait les yeux au ciel à chaque fois que Yun assurait qu’elle deviendrait célèbre avec ça.

C’était d’ailleurs au cours d’une de ces conversations, quelques jours après l’audition, que Liwei a reçu ce coup de fil d’un numéro inconnu :


– Madame Feng Liwei, bonjour. Je travaille à la station de police centrale de Pudong(6) et nous aimerions avoir une conversation avec vous. Quand est-ce qu’il vous serait possible de passer ?

– Quoi ? Il s’est passé quelque chose ? Qu’est-ce que… Il s’est passé quoi ?


Gros yeux tout ronds de la part de Yun.


– Non, non, ne vous inquiétez pas. Nous voulons simplement parler avec vous, si vous pouviez venir rapidement.

– Mais pourquoi ? Pour parler de quoi ?

– C’est juste une discussion que nous aimerions avoir avec vous. On vous expliquera, ce n’est rien de grave.

– Mais… D’accord, mais pourquoi ne pas m’expliquer maintenant ?

– Je comprends votre frustration madame, mais c’est la procédure. Encore une fois, il n’y a pas lieu de vous inquiéter. Vous pouvez passer dans la soirée ?


Liwei a lancé un regard interrogateur à son amie pour prendre conseil. Yun, sans avoir entendu la conversation, a balancé un pouce en l’air, avec un sourire confiant et étonnant de franchise de la part de quelqu’un qui ne comprenait pourtant rien à la question.


– Oui, je passerai.


Il n’était pas difficile pour Liwei d’imaginer ce dont on voulait « discuter ». Le temps de faire la route jusqu’au commissariat, elle s’était déjà dressé tout un plan de bataille, imaginant les accusations qui allaient tomber, les parades qu’elle y opposerait, et la lutte pour son droit de parler contre la cruauté. À son arrivée, on l’a conduite vers le bureau mal rangé du jeune policier qui l’avait appelée. Derrière lui il y avait une affiche avec un officier bombant le torse devant le drapeau chinois, et un slogan : « Loyauté au Parti »(7).

L’homme paraissait très absorbé par la lecture d’un dossier et n’a pas tout de suite remarqué la nouvelle venue. Les larges pales d’un ventilateur fixé au plafond découpaient le silence et la lumière de l’ampoule grésillante. En relevant finalement la tête, le jeune homme a cordialement invité Liwei à entrer. Propre sur lui et très poli, il paraissait à peine sorti de l’académie et souriait beaucoup en la saluant. Ça agaçait Liwei. Elle a refusé la cigarette qu’il lui a proposée avec un fort accent Chongminghua(8), puis le jeune homme s’est rassis avant d’entamer ses questions :


– Vous savez pourquoi on vous a fait venir madame ?

– Oui. Pour discuter.

– Je veux dire, vous savez de quoi je veux vous parler ?

– Oui. Le film.


Le flic a griffonné quelque chose sur un bloc-notes. Les yeux de Liwei sont tombés sur une paire de menottes au bord du bureau, dont l’un des bracelets pendait dans le vide au bout de sa chaîne.


– C’est bien ça. Nos collègues du ministère de la Sécurité publique nous ont notifié d’un post sensible sur votre profil. On voudrait juste en savoir plus sur le contexte… C’est un film, vous dites ? Je vais avoir besoin du weixin(9) du producteur si vous le voulez bien.

– Son… ? Non, je préfère ne pas donner son contact sans son accord.


En entendant cette remarque au ton de bravade mal assurée, le jeune agent lui a jeté un regard interloqué. Il a pressé un bouton pour interrompre le mouvement du ventilateur.


– Pardon, je me suis mal exprimé madame. Je veux dire, il faut me donner son contact. C’est la loi.

– Mais… c’est la loi, mais… J’ai mon mot à dire, non ?


Le jeune homme l’a dévisagée comme si elle venait de proférer une profonde absurdité. Il lui a fallu quelques secondes de réflexion avant de formuler une réponse, avec les difficultés de quelqu’un qui répond à une question d’enfant désarmante de simplicité.


– Non, madame. Il ne faut pas refuser de coopérer avec le maintien de l’ordre. Je veux dire… c’est comme ça. On serait obligés de prendre des sanctions.

– Coopérer… Je veux bien, mais de toute façon, je n’ai pas son contact. Je coopère. Mais je n’ai pas son numéro. Voilà.


Et le regard gêné du policier.


À ce souvenir, Liwei se crispe de gêne et de frustration, tirant la couette à elle comme pour s’y cacher. Ça fait partie de ces moments qu’elle ne peut pas encore ressasser sans être prise par un besoin physique de se recroqueviller pour disparaître. Putain, quelles réponses ineptes ! Peu habituée à la confrontation, Liwei a immédiatement cédé à la pression. Pourtant ce flic plus jeune qu’elle n’avait rien d’intimidant. Non : c’était la pièce, c’étaient les slogans sur les affiches, le bruit ambiant du commissariat, c’était ce vieux à l’air triste qui attendait dans le couloir, menotté à un banc. C’était son imagination, qui lui dépeignait les yeux de sa mère au travers de barreaux. Elle s’est sentie vide ; rien à répondre, rien à opposer, elle ne savait pas ce qu’elle avait le droit de réclamer ou de refuser. Ce jour-là, pas de lutte sanglante ; elle a paisiblement laissé ses fantasmes d’héroïsme et de résistance sur le parquet souillé d’un fonctionnaire affable.

Elle a remis son téléphone au flic pour qu’il puisse rebuter son mensonge. Il avait les mains froides. Tous les contacts dont il avait besoin, il les a rentrés sur son ordinateur en posant quelques questions pour mieux comprendre le contexte. Liwei tentait bien de s’accrocher à une fierté de môme vaincue en lâchant avec dédain des réponses évasives. Mais en une quinzaine de minutes, toutes les informations ont fini par tomber. Quand il ne lui restait plus rien à cacher, on lui a fait signer une déposition, rédigée à l’avance.


– Mais… Je n’ai jamais dit ça ? C’est quoi ce passage d’excuses envers le Parti ?

– Non, ça c’est standard. Ne vous inquiétez pas, personne ne les lit ces dépositions, de toute façon. Ce n’est que de la paperasse. L’idée c’est juste que vous promettez de ne pas tourner le film. Il faut signer là.


Elle a signé là. Le flic a même dû prendre pitié de son trouble évident puisqu’il a fini avec ce ton paternaliste, rassurant : « Vous êtes très belle jiejie(10), et je suis sûr que vous pouvez devenir une grande actrice. Mais ce genre de film, même si vous pensez que c’est à la mode, c’est de la propagande qui ne plaît qu’aux étrangers. Ça va bloquer votre carrière, ici. Il faut arrêter, d’accord ? » Elle se souviendra longtemps de cette humiliation finale, de cette sympathie d’un jeune homme attendri qui venait de mettre ses rêves en muselière sans qu’elle ne sache rien y faire.


***


Elle se mord le poing. Elle scrolle plus bas dans son fil d’actualité pour se changer les idées. Il lui faut du positif. Trouvé : un joli poster plein de légèreté, avec une robe d’été qui flotte en laissant deviner, par transparence, une balançoire en arrière-plan. Au-dessus, un titre : L’Âge du vent, avec Feng Liwei. En dessous, une mention : sélection officielle du Festival de Shanghai.

Cet autre film qu’elle avait tourné six mois auparavant était le premier à recevoir de la reconnaissance officielle ! C’était une grande fierté, mais il y a pourtant aujourd’hui une touche d’amertume dans le sourire qui flotte sur le visage de la jeune femme. Sourire qui s’efface bientôt en relisant les réactions, et en y trouvant les félicitations de Wang.


Parce que le jeune réalisateur ne lui a jamais tenu rigueur de sa maladresse. Il savait bien depuis le départ que son projet semi-clandestin ne verrait peut-être jamais le jour. « C’est de notre faute, lui a-t-il dit, on aurait dû te donner des consignes plus claires sur la confidentialité. Et puis, on manquait de subtilité de toute façon, on se serait sûrement fait interrompre d’une manière ou d’une autre, tu sais. »

Liwei avait espéré qu’il serait en colère, contre elle, contre la police, peu importe. Qu’il défendrait bec et ongles son droit à l’expression. Mais non, Wang a accepté son sort avec une sagesse résignée, et il a su manœuvrer la situation diplomatiquement pour éviter toute forme de sanction. Ni pour lui, ni pour l’équipe ; on s’en sortait à peu de frais. Liwei, elle, était bouffée de culpabilité. Elle aurait voulu se racheter, prouver qu’elle était prête à se battre pour réparer sa gaffe, prouver que ça comptait pour elle. Une deuxième chance, bon Dieu !

Quand elle en a discuté avec son mari, il s’est fait un plaisir de laisser libre cours à ses diatribes d’insurgé, toujours ravi d’avoir une occasion de critiquer le Parti. Il condamnait la censure avec hauteur, en dressant un index doctoral d’une main, pendant qu’il faisait frire du riz de l’autre :


– Et puis tu devrais prendre contact avec un avocat d’ailleurs, a-t-il conseillé. Juste pour savoir quelles solutions vous avez. Je peux te filer le numéro de Xudong, tu sais, celui qui m’avait sorti d’affaire quand je m’étais fait coffrer dans la manif l’année dernière.

– Oui, mais de toute façon Wang ne veut pas, a-t-elle répondu. C’est son film. Je me sens nulle de laisser tomber, mais ce n’est pas à moi de décider ce qu’il devrait faire.

– Ça coûte rien de prendre un avis… Tu sais, je pense que si vous changez simplement les noms et que vous ne faites pas de référence directe aux faits réels… vous arriverez à faire passer les mêmes idées sans déclencher les alarmes automatiques.

– Mais si on change les noms, autant faire un autre film.

– Mais non… Xiao Huamei ou autre, on s’en fout de la personne précise, ce n’est pas l’important. Ce qui compte c’est le symbole, c’est de pointer du doigt la complaisance du…

– Pas important ? Une femme qu’on a achetée, exploitée ? Gardée dans une niche comme une chienne ? On s’en fout ? Pas importants, les huit enfants dont un porc l’a engrossée ?

– C’est pas ce que je voulais dire…

– Alors arrête de dire des conneries ! C’est pas juste un pamphlet politique qu’on voulait faire. C’est l’histoire d’une femme. Et c’est important, c’est tout.


Liwei était en colère. Contre elle-même, surtout, mais elle partageait. Le sujet restait sensible pour elle, et elle s’est souvent engueulée par pure frustration. Elle a fini par le contacter, cet avocat. Engueulade avec lui aussi, qui s’était montré très condescendant avec un projet de petite envergure qui ne valait pas la peine de prendre des risques judiciaires selon lui. Refusant de laisser tomber, elle a contacté des connaissances hongkongaises qui étaient prêtes à soutenir une production à l’étranger. Mais Wang continuait de refuser. Il était touché par l’insistance de Liwei cependant, et il l’a appelée un soir pour expliquer son point de vue : c’était clair qu’ils étaient dans le radar du Parti, et ça ne mènerait à rien se sacrifier pour la cause. Mais Liwei entendait dans la voix du jeune homme tout ce que ça lui coûtait, et elle pouvait deviner le sentiment qui pesait sur lui, son sens des responsabilités envers toute l’équipe.

À l’issue de la conversation, elle est restée assise pendant longtemps dans une demi-obscurité, en laissant balancer son téléphone par la chaînette fixée à la coque. Elle comprenait. Elle avait envie de crier sans bien y parvenir.


***


6 h 21. Liwei poursuit l’exploration de son fil d’actualités avec un soupir. Des photos de week-end, la gueule idiote de son chien qui se roule dans une flaque, la petite vie ordinaire. Puis une vidéo, vieille de deux semaines seulement, qu’elle a peut-être déjà visionnée une bonne dizaine de fois, mais qu’elle ne se lasse pas de rejouer. On y voit une petite femme à lunettes grimper sur un podium, recevoir un prix et bafouiller des remerciements pour la terre entière. Cette dame, c’est la réalisatrice de L’Âge du vent : le film sélectionné a gagné le grand prix du Festival international de Shanghai ! Émotion dans la voix de la lauréate. Émotion aussi dans ce mugissement d’encouragement surgi du fond de l’audience : c’est Yun qui a accompagné sa grande amie pour la cérémonie et qui ne peut pas se contenir. Ça fait encore rire Liwei, pour la dixième fois.


On le sent, on le voit encore aux étoiles dans ses yeux : c’est son plus grand rêve d’adolescente qui se réalise sans prévenir. Ça l’a complètement prise par surprise ; elle n’aurait jamais imaginé que ce film – qu’elle persistait à trouver un peu ennuyeux – pourrait être sa porte d’entrée vers le monde du cinéma professionnel. Et pourtant ! En une semaine de festival, elle a rencontré plus de producteurs, d’agents et de réalisateurs que dans toute sa vie. Elle recevait les félicitations de pointures du milieu, et on lui demandait le numéro d’un agent qu’elle n’avait pas. Son homme n’avait pas pu venir à cause du boulot, mais elle l’appelait en visio autant que possible, et le promenait à travers le festival « comme un petit caniche jovial », disait-il lui-même.

Elle se souvient, en sortie de conférence avec l’équipe de tournage, de ce grand bonhomme, âgé et assez gras, qu’elle n’a pas reconnu tout de suite. Lui, en revanche, semblait au fait de leur récente victoire et il a serré la main de tout le monde avec un grand sourire et des mots d’encouragement. Elle était occupée à lui trouver l’haleine mauvaise lorsque son cerveau a identifié le visage familier : c’était Chen Kaige(11) ! Lui-même ; l’une des plus grandes figures du cinéma chinois. Les gros membres tout mous du réalisateur célèbre s’agitaient en l’air pour souligner ses propos tout en hyperboles. Avec sa lèvre gauche agitée de tics, il s’exclamait qu’elle avait un jeu d’actrice puissamment imagé, qui encapsulait toute l’essence de la cinquième génération(12). Elle a rapidement eu du mal à tout saisir, occupée qu’elle était à combattre une grosse envie de pleurer. Depuis toute petite, elle n’avait jamais bien su gérer les compliments et la reconnaissance des personnes qui comptaient pour elle.


Elle en a oublié ses déboires récents. Pendant toute une semaine de festival, elle s’est sentie reconnue et acceptée. Comprise, surtout, par ce petit peuple qui partageait sa passion. Pour la première fois, on regardait ses efforts sans condescendance, on ne ramenait pas tout l’amour de son art à un simple hobby un peu vain.

Et puis, bon, une Zhang Ziyi(13) très éméchée a complimenté ses seins, un soir d’afterparty, et ça c’est une joie qu’on ne pourrait jamais lui enlever. En fait, elles se sont tout de suite très bien entendues toutes les trois (trois, parce que Yun avait réussi à s’incruster mystérieusement dans cette soirée). Elles se sont soûlées de concert en riant des robes de haute couture, des petits fours minuscules qui fleuraient la mode ridicule de l’occidentalisme, et de l’incompréhensible court-métrage de l’après-midi, à propos d’un psychanalyste poète qui se transformait en chaise.


– « Et… Et… » citait Ziyi en titubant un peu, « Et le moi se noie dans le bois. Vois : je deviens le bois ! »

– « Le bois ! » gueulait Yun.


Liwei imitait une chaise, avec un visage de Moai et un sens de l’équilibre remarquable vu son état. Les deux autres riaient.


– Redresse-toi, tu vas nous faire passer pour des folles ! lui a dit Ziyi en pouffant. Un peu de dignité madame, il y a du gratin, ici !

– Oui, enfin… Le gratin je l’ai en face de moi et il a l’air bien entamé !

– Meuh non, moi je suis juste là pour boire. C’est tous ces gens, là-bas, qui gratinent.


Liwei a jeté un œil distrait dans la direction indiquée.


– C’est qui ?

– Je ne les connais pas tous, mais il y a des critiques, des investisseurs… Des gens sérieux, quoi. Tiens, il y a même ce gars, là, je sais plus son nom… Le directeur du zhong xuan bu(14).


En entendant ce titre, la mâchoire de Liwei s’est crispée. Le directeur du zhong xuan bu ; le responsable de la propagande. Le censeur en chef. Habillé tout de gris au milieu des smokings noir et blanc, sans cravate ni nœud papillon, il semblait figé dans une posture guindée. Il se dressait raide, de toute sa petite taille, en écoutant une grosse dame en robe bleue lui parler avec déférence.


– C’est un vrai con, a repris Ziyi, mais il faut savoir lui faire la cour. C’est un passage obligé. Ta-ta-ta, allez, pas de protestations : je te présente.


Ziyi l’a prise par la main et conduite vers ce cercle de vieux riches à l’air maniéré en laissant Yun derrière. Liwei avait un mauvais pressentiment, mais n’osait pas contrarier sa nouvelle connaissance. Après avoir rejoint cette petite assemblée, Ziyi a lancé des salutations avec un grand sourire et un ton affecté. Elle faisait soudain preuve d’un remarquable sens des mondanités et le contraste avec son attitude relâchée d’il y a quelques instants était saisissant. Elle avait l’air parfaitement sobre et ennuyeuse quand elle a présenté Liwei. Un concert d’approbations polies a accueilli la jeune actrice ; ça secouait de la tête, ça joignait les mains en signe de respect, ça hululait sagement des « aah » de reconnaissance. Seul l’homme en gris restait impassible, se contentant de regarder Liwei droit dans les yeux avec une désagréable intensité. Autour, les messieurs et les dames babillaient des éloges :

« Bien sûr, l’Âge du vent, n’est-ce pas ? J’étais sûre que le film allait gagner, dès les cinq premières minutes ! », « Oui, quelle performance ! », « Quelle légèreté, oui, beaucoup de douceur dans votre jeu madame. », « Merci, merci… », « Toutes mes félicitations ! »


– Et les miennes également, a dit l’homme en gris. D’ailleurs, je dois dire que j’ai suivi vos remarquables débuts avec un intérêt tout particulier.

– Vous m’en voyez flattée.


L’homme avait planté sur Liwei ses deux yeux fins et paraissait vouloir l’en percer. Elle, à cet instant, elle a senti renaître une colère et une frustration qu’elle avait oubliées pendant toute une semaine. Elle lisait sur le visage de l’inconnu un demi-sourire, à peine visible, comme s’il ne l’esquissait que du bout des yeux et le cachait dans ses pattes d’oie. Elle qui avait eu l’impression d’être muselée par un système invisible et sans corps, voilà qu’elle se retrouvait face à son visage.

« Ce qui m’a marqué tout de suite, c’est ce style bien à vous, très mature. », « Oh oui ! Rien à voir avec ces jeunes premiers cabotins qui appliquent leurs leçons. Vous avez compris que l’art vient de la spontanéité. », « Oh, vous me flattez… », « Du tout, du tout… Je vous souhaite le plus grand succès dans votre carrière ! »


– Moi de même, a acquiescé le directeur. Il serait parfaitement insupportable de ne pas voir un pareil talent s’épanouir. On voit tellement de jeunes artistes prometteurs gâcher leur potentiel suite à de mauvaises décisions professionnelles…

– Heureusement que je ne suis déjà plus si jeune alors.


Rires forcés aux alentours, main devant la bouche. Elle a repris :


– Et quelles erreurs commet-elle donc cette folle jeunesse ?

– Oh, quelles erreurs ne commet-on pas quand on est un enfant plein de fougue ? On donne parfois son avis sur des choses qui nous dépassent. On néglige de cultiver les bonnes amitiés. Ou encore, on manque du discernement nécessaire pour refuser des projets d’un mauvais goût évident.

– Quel soulagement de savoir que j’ai eu raison de me joindre seulement à des projets de la plus haute qualité. Que des films que j’approuve entièrement.


L’homme ne paraissait en rien surpris par ces allusions, et gardait un visage impavide. Si ce n’était peut-être ce sourire qui commençait à étirer ses lèvres et creuser les rides de ses joues. Liwei se sentait gagnée par une colère qu’elle essayait de garder digne.

« J’espère vous revoir bientôt dans un long-métrage, mademoiselle Feng », « Je suis sûr que vous aurez attiré l’œil de plus d’un réalisateur ! », « C’est une véritable chance pour le cinéma chinois d’avoir tant de nouveaux talents. »


– Tout à fait. Je suis sûr, mademoiselle, que vous saurez porter la gloire de notre beau pays avec tout le patriotisme que je vous devine.

– Bien sûr. Parce que je partage votre amour de la Chine, et je m’attacherai à la soutenir. À la défendre.

– Voilà qui fait plaisir à entendre !

– Je vais vous dire, ajouta Liwei qui se laissait emporter et écoutait à peine les réponses de son interlocuteur, je m’engage même à faire entendre la voix des Chinois. La vraie. Vous en avez ma parole.

– Fantastique ! Il est bon de savoir que nos artistes soutiennent la Nation et le Parti. D’ailleurs, tous nos grands réalisateurs sont avant tout de vrais patriotes et il ne leur viendrait pas à l’esprit de collaborer avec des dissidents !


Rires gênés. La foule commençait à remarquer ce face-à-face déroutant. Mais le directeur du zhong xuan bu, en homme du monde consommé, savait quand relâcher la pression pour éviter un esclandre. Alors il a désigné un vieillard qui montait à l’assaut des petits fours, à l’autre bout de la pièce :


– Ah, voilà l’organisateur qui se libère. Toutes mes excuses messieurs dames, je dois vous quitter ; il me faut lui parler d’une affaire importante avant qu’il ne soit de nouveau occupé.


En saluant l’assemblée, il s’est dirigé vers l’homme en question et en a profité pour venir serrer la main de Liwei qui était sur le chemin, en la félicitant une dernière fois. Il avait un bracelet tibétain et une chaîne en argent autour du poignet. Penché vers elle, il lui a glissé un mot à l’oreille et lorsqu’il susurrait, son sifflement semblait s’insinuer sous sa peau :


– Tu profites de ta soirée ? Elles sont jolies les paillettes ? Allez, écoute bien petite. Tu n’es ici que parce que je l’ai approuvé. Je te donne une semaine pour changer ton attitude et pour me prouver ta bonne volonté. J’ai entendu Chen Kaige dire de belles choses de toi. Ne me force pas à t’enterrer.


Il avait les mains osseuses et froides. Liwei les sentait encore sur les siennes après qu’il s’était éloigné.


***


6 h 23. Merde, elle sera en retard au bureau.

Liwei se mord la lèvre. D’un geste plus lent, elle fait rebrousse-chemin dans le cours de son fil d’actualités. Elle revient au premier post qui avait retenu son attention, et regarde la femme enchaînée droit dans les yeux. Toute la chambre semble silencieuse, atone, par respect pour ce face-à-face virtuel entre les deux femmes. Dans le coin supérieur droit de l’image, il y a trois points alignés horizontalement. Lorsque Liwei les presse, un petit menu se déroule pour proposer plusieurs options. Son doigt survolera un moment le menu, comme pris d’un doute, mais c’est pourtant avec fermeté qu’il descendra sur l’icône en forme de corbeille. Et juste comme ça, Xiao Huamei disparaît. Une fois de plus.


Liwei se lève et enfile un pantalon, les mâchoires serrées, en laissant à peine entendre quelques reniflements saccadés. Il est bien discret, cet éclat humide au coin de son œil, et il sera de toute façon vite essuyé par le maillot qu’elle enfile. Elle attrape une chemise dans la commode et un collier à petits maillons d’argent sur la table de chevet. Une profonde inspiration, puis elle quitte sa chambre.

Il est 6 h 30 et la lumière s’éteint.


__________________________________________________________________________________________________________________________

(1) Huangsha (黄沙, « sable jaune ») : phénomène météorologique de l’Asie du Sud-Est, commun au printemps, caractérisé par des masses nuageuses encombrées du sable des déserts d’Asie centrale.

(2) Le Bund : quartier iconique de Shanghai dans l’ancienne concession allemande.

(3) Xiaohongshu (小红书, « Petit Livre rouge ») est le réseau social le plus populaire en Chine (comparable à Twitter/X en termes d’impact quoiqu’assez différent dans son fonctionnement).

(4) Xiao Huamei (小花梅), the woman in chains a été au cœur d’une polémique qui a enflammé la Chine en février 2022. Elle avait été vue en arrière-plan d’une vidéo tournée dans la province rurale de Fengxian, échevelée et enchaînée au mur d’un cabanon délabré. Les efforts initiaux des gouvernements locaux pour étouffer ce qui s’est révélé être une affaire de trafic humain ont profondément choqué le peuple chinois. (https://en.wikipedia.org/wiki/Xuzhou_chained_woman_incident)

(5) Jiaozi (饺子) : sorte de gros ravioli, frit ou cuit à la vapeur, qui peut être rempli de diverses farces et souvent consommé comme amuse-gueule.

(6) Pudong (浦东): district de l'est de Shanghai.

(7) « Loyauté au Parti » (对党忠诚) : première phrase de la devise de la Police du Peuple (人民警察).

(8) Chongminghua (崇明话) : dialecte de Chongming, une île rurale au large de Shanghai. Offrir une cigarette est un signe de respect typique de la région.

(9) Weixin (微信) : l’application de messagerie standard en Chine.

(10) Jiejie (姐姐, « grande sœur ») : terme commun pour s’adresser avec convivialité à une femme que l’on suppose légèrement plus âgée.

(11) Chen Kaige (陈凯歌) : le seul réalisateur chinois détenteur de la Palme d’or du Festival de Cannes (pour le film Adieu ma concubine). Il est plus récemment impliqué dans des films de propagande au succès national colossal (La Bataille du lac Changjin).

(12) Cinquième génération (第五代) : Mouvement cinématographique chinois post Révolution culturelle dont Chen Kaige se pose en chef de file.

(13) Zhang Ziyi (章子怡) : célèbre actrice chinoise (Tigre et Dragon, Mémoires d’une geisha…).

(14) Zhong xuan bu (中宣部, diminutif de 中国共产党中央委员会宣传部): département de la propagande du Comité central du Parti communiste chinois. Organisme responsable entre autres de la censure cinématographique sur le territoire.


 
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   Neojamin   
23/3/2024
trouve l'écriture
convenable
et
aime un peu
J’ai été séduit dès les premières lignes, l’ambiance est captivante et je me laisse happé par le récit.
C’est bien écrit, mais plus un texte et bien écrit, et plus l’esprit devient critique, s’arrêtant aux petits détails qui font tiquer.
Je me permets donc de relever ce qui m’a sorti du récit à certains moments, l’usage douteux d’un adjectif, un mot de trop, un manque...

«Bah», je n’ai pas compris, est-ce utile ?
«Scrollant agressivement», je comprends l’idée, mais j’ai quand même du mal à imaginer un scrollement agressif... un autre mot serait peut-être plus adapté.
«de bric et de broc», je me demande juste si on ne peut pas trouver quelque chose de moins français. Quand un texte parle de l’étranger, les expressions toutes faites et bien françaises ont tendance à me déranger.
«a pris l’habitude d’oublier vite» un peu bancal comme phrase
«avec leur force à remuer le sol» idem
«la courbe de l’esclave arrondir son dos ; plus elle se sentait grandie» la contradiction est sans doute voulue, mais elle m’a fait tiquer... Peut-être que grandie pourrait être remplacé par un synonyme qui rentre moins en contradiction avec le dos voûté.

«Elle jette un coup d’œil à l’heure.» Le passage est un peu long entre le moment où elle rédige son post et la reprise du présent. J’avais oublié qu’on était là.
«Yun, c’est», pourquoi pas simplement Yun est... J’ai remarqué à plusieurs moments un changement de ton involontaire, une sorte de franc-parler qui s’incruste dans un texte généralement écrit avec un style formel.
«C’était d’ailleurs au cours...» cette transition me paraît maladroite, un peu forcée. C’est un aller-retour passé/présent de trop pour moi. Le lecteur que je suis à envie de rester au présent.
En fait, à partir de ce moment-là, je suis perdu. Est-ce un problème de cohérence de temps ? Je comprends que vous cherchez à nous faire plonger dans les souvenirs du personnage qui se réveille et scrolle, mais quelque chose ne fonctionne pas pour moi. Je me perds, les aller-retours ne font pas sens. Je pense que c’est un problème de temps... En tout cas, l’impression est tenace, j’ai eu beaucoup de mal à finir. Je pense qu’il y a quelque chose à revoir pour que la lecture soit fluide et que l’intrigue se déroule naturellement.

Bonne continuation.

   Perle-Hingaud   
2/4/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime beaucoup
J'ai trouvé cette histoire prenante. Il y a du fond (terrible) et l'écriture est agréable. Les personnages sont dépeints clairement, j'ai visualisé les scènes. Je ne sais pas si cela reflète la réalité du traitement du cinéma en Chine, mais j'y ai cru. L'aspect véridique est renforcé par les notes de bas de page, intéressantes.
Seul bémol: le dialogue de fin est un peu confus. Qui dit quoi ? la mise en page avec des guillemets / des tirets n'est pas la bonne à mon sens. Il faudrait sans doute une autre présentation. Autre chose: je pense que ce texte serait plus percutant en le ramassant : il est un peu dilué avec des idées qui se répètent. Cependant, ce sont des pistes de travail si l'auteur le souhaite. Telle quelle, la nouvelle est déjà très réussie.
Merci pour cette lecture !

   hersen   
3/4/2024
trouve l'écriture
convenable
et
aime un peu
Bonjour,

Je suis très mitigée sur ce texte.
Si le fil est bon, le sujet plus que pertinent, j'émets plus de doute sur "l'ambiance".
Je trouve le tout assez gentil. Ce qu'il manque, en fait, c'est le côté glaçant, obturant, d'être confronté à ces personnes qui, à des degrés divers, forment le diktat d'une marche à suivre pour aller droit, très droit.
Ici, j'ai l'impression que je pourrais transposer sans beaucoup de difficulté dans un monde occidental, où les pressions ne sont pas non plus absentes pour obtenir un rôle, on y fait et défait des carrières pour pas grand-chose. Je veux dire que je ne ressens pas vraiment le poids énorme du"broyeur". Je ne suis pas assénée, je ne suis pas glacée à lire le texte.
Je crois que je réagis ainsi parce qu'en fait, pour illustrer cette soumission, il aurait été plus percutant de prendre un fait bien moindre, avec, va savoir, une répercussion proportionnellement plus importante pour la vie d'un quidam.
En fait, et c'est juste maintenant que ça me vient en écrivant ce commentaire, on est resté dans une mentalité très européenne.

L'écriture, si je ne trouve rien à redire dans l'absolu, n'est pas assez incisive pour le sujet proposé.

   plumette   
13/4/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime un peu
j'ai lu cette nouvelle avec intérêt et je pense que son contexte géographique y a participé ,ainsi que la qualité de l'écriture bien sûr, même si, à la fin de ma lecture, je me dis que ces pressions visant à contraindre une personne à l'auto censure pour pouvoir travailler aurait pu être transposées dans d'autres lieux. Pour moi, la chine c'est très exotique! car je n'en ai pas la moindre expérience ni connaissance et de ce fait, je peux vous faire total crédit de ce que vous racontez( ce qui serait différent avec certains pays arabes ou la Russie de Poutine)
J'ai apprécié l'écho entre le sujet du court métrage ( la femme enchaînée) et les chaînes de Liweï qui cède aux menaces du chef de la propagande.
Je la trouve un peu naïve de ne pas s'être préparée à l'interrogatoire du policier alors même qu'elle sait ce pour quoi on l'a convoquée.
Vous lui prêtez beaucoup de colère et cependant, elle ne fait rien de cette colère ?
j'ai aussi trouvé que la nouvelle pourrait avoir plus de force si elle était plus ramassée. Il y a des digressions qui m'ont paru un peu longues , je ne suis pas certaine que le passage par la case "avocat" soit indispensable, de même pour le moment où lors de la cérémonie de remise des prix les trois femmes, éméchées, se mettent à déconner.
Mais c'est un travail précis et soigné, et de cela , je vous remercie!

   Louis   
15/4/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime beaucoup
Un texte prenant et fort intéressant, offrant l’image d’un pouvoir qui craint le pouvoir de l’image, une puissance politique et idéologique qui craint la puissance de l’image cinématographique, et s’efforce de la contrôler.

L’action se déroule dans la Chine actuelle.
La ville, Shanghai, s’éveille : « Il est 6 heures, et Shanghai s’agite déjà »
Cette phrase, comme un refrain, ouvre et clôt le premier paragraphe.
Ce refrain fait écho à un autre, chanté autrefois par J. Dutronc :
« Il est cinq heures, Paris s’éveille »

Dans ce clin d’œil, un cliché est bousculé : Shangai, la grande ville industrieuse d’Asie, hyperactive, entre en action à six heures, quand Paris, la ville occidentale, le Paris chanté, s’éveille (ou s’éveillait), plus tôt, à cinq heures.

Une autre différence implicite entre les deux villes ouvre la contextualisation du récit. Une différence qui tient plus au fond de son sujet.
Si le premier plan de la grande cité chinoise est celle de l’agitation, et si une image animée en est dressée, c’est sur le fond d’une image plutôt photographique, dont la particularité réside dans un flou et la coloration étrange de l’ensemble, due à une lumière filtrée par des nuages « tout chargés de la poussière venue des déserts de l’Ouest ».
Ainsi tout semble baigner dans une « teinte sépia ».
Or le ton sépia caractérise, entre autres, les photos anciennes ; le sépia est la teinte du temps, d’un temps passé, vieilli.
Ainsi la ville ultramoderne, aux aspects futuristes, se présente à l’aube, dans un paradoxe intéressant, sous une teinte vieillotte.
À quoi s’associe un autre paradoxe : la vie de l’hyperréalisme économique prend une allure étrange, « surréaliste ».

La chanson de Dutronc s’ouvre au contraire sur du Blanc :

« Je suis le dauphin de la place
Dauphine
Et la place Blanche a mauvaise mine ».

Paris à l’aube, offre du blanc. Et donc plus de netteté et de clarté, malgré sa « mauvaise mine » de ville mal éveillée.
Or le blanc ne désigne pas seulement une teinte, mais un nom propre : « place Blanche ».
Cette place porte le nom d’une femme héroïque : Blanche Lefebvre.
Elle a défendu, avec 120 communardes, cette place contre les Versaillais en 1871.
Elle était membre de l’'Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés’, un des premiers mouvements se réclamant ouvertement du féminisme. Elle sera tuée le 23 mai 1871, à l’âge de 24 ans, sur la barricade des Batignolles.

D’un côté, donc, un Paris implicite, un Paris qui a connu nettement dans son histoire des femmes qui ont lutté jusqu’à la mort pour des idéaux de justice et de liberté, et puis Shangai, la ville d’un futur qui ressemble à un passé, en laquelle il sera question, dans l’histoire qui va suivre cette ouverture, du devenir chez une femme chinoise d’aujourd’hui des idéaux de justice et liberté.

Elle se nomme Liwei.
Elle est actrice de cinéma.
Elle est femme d’image.
On ne suit pas au présent l’aventure douloureuse qu'elle a vécue.
On entre dans ses souvenirs.
Le texte se confronte à la diversité des images. On passe de l’image extérieure de la ville aux images mentales de Liwei, à ces images-souvenirs teintées cette fois par sa sensibilité, par toute sa subjectivité.

Ainsi se refait-elle le film de son histoire : « Elle se revoit rédiger ce post avec empressement… »
Elle nous invite, spectateurs-lecteurs à voir ce film avec elle. Par nos yeux, et nos yeux dans son regard : un film à visionner.
L’image a pour elle une fonction de mémoire. On ne produit pas mentalement des images parce que l’on se souvient, mais on se souvient parce que l’on peut reproduire mentalement les images d’un passé.
Son histoire a justement été celle de la production d’un film cinématographique à fonction de mémoire, mais objective et collective.
Un réalisateur, Wang, lui a proposé un rôle dans un court-métrage en lequel il s’agit de « retracer la vie romancée de Xiao Huamei, la femme enchaînée »
Il s’agit de transformer des images photographiques, qui ont ému tout un pays, celles d’une femme « exploitée », humiliée, asservie, en images cinématographiques.
Le film ne serait pas une œuvre de pure fiction, mais la reproduction d’un fait réel. Sa fonction serait effectivement de mémoire :
« plus personne ne semblait se souvenir du sentiment de révolte qui avait saisi le pays (…) C'est peut-être pour ça que Wang a décidé de rappeler à tous cette histoire qui avait tant fait couler d’encre. »
Un film donc contre l’oubli, qui perpétue une indignation salutaire.
Et plus encore, l’image animée, cinématographique, construite sur un scénario pourrait produire plus de puissance émotive auprès du public, en redonnant la force de la vie réelle à l’image-souvenir, en éclairant par une dimension de fiction la part d’ombre que laisse la photo figée en un lieu et en un moment donné.
Un film peut être vu et revu, il recèle une puissance contre les forces qui voudraient l’enfouir dans les limbes de l’oubli.

Le film mental de Liwei porte précisément sur un film cinématographique. Le film de son histoire s’écrit comme film sur un film. Comme cinéma au second degré.

Il y a pourtant une voix off dans ce film, qui est celle du narrateur.
Par elle, nous apprenons que Liwei est une actrice « passionnée » ;
apprenons encore que, par ce film, ses intentions ne visaient pas à « se mettre dans la peau du personnage », mais à sortir de sa peau pour se glisser dans celle d’une autre et l’accueillir en elle : « elle invitait la femme enchaînée à venir habiter en elle ».
Un type d’identification par lequel, le temps d’un film et de ses préparatifs, elle redonnerait vie, une seconde vie à la femme enchaînée, non pour simplement reproduire son sort malheureux, mais pour devenir image vue, à la fois belle et insupportable au regard ; image parlante, non pour reproduire les mots de la malheureuse femme, dont on ne sait ce qu’ils ont été, mais pour se faire la porte-parole des sans-voix, la parole haute des femmes traitées comme du bétail : « Ces voix, toutes ces voix, elle voulait les faire résonner avec leur faiblesse torturée, avec leur force à remuer le sol ».
Liwei se sent donc « habitée » par des voix de souffrance et de révolte.
Mais aussi, par l’image si bien rendue du personnage réel, elle accomplirait une sorte de dépassement de l’image : elle se ferait l’image à voir de ce que l’on ne doit plus voir dans la réalité ; elle jouerait dans un film la scène de l’’obscène’.
Elle se sentait donc « grandie » par ses idéaux élevés de dignité et de liberté.
Plus que son jeu d’actrice de talent, ce sont ses idéaux qui lui donnaient une valeur humaine, quand elle avait l’impression de se plier au rang des plus maltraitées, non dans leur soumission, mais dans leur révolte.

L’histoire de Liwei est pourtant celle d’un rôle qu’elle ne jouera pas dans un film qui ne se fera pas.

Elle va devoir se confronter au pouvoir politique.
Le projet de film a été connu des services de police par l’intermédiaire des réseaux sociaux. Nous sommes dans une "société de contrôle", dans laquelle tous les sujets sensibles sont surveillés sur le Net.
Le "Grand frère" du Parti veille, et un "panoptikon" a été mis en place, tel que l’avait déjà décrit et pensé Michel Foucault dans Surveiller et punir.

Liwei se trouve singulièrement désarmée face à ce pouvoir qui, s’il cherche à s’exercer sur les écrits et les images, joue lui-même de l’image comme apparence.
Ainsi ne se montre-t-il pas dans sa réalité brutale et violente.
Dans le bureau de police, il prend le visage affable d’un jeune fonctionnaire, simple rouage dans une vaste machine de contrôle.
À cette apparence courtoise s’ajoutent et se superposent les images nées de son imagination : « C’était son imagination, qui lui dépeignait les yeux de sa mère au travers de barreaux » ; images d’une réalité plus cruelle et plus redoutable.
Cette stratification d’images troublantes l’ont comme vidé d’elle-même, ont chassé d’autres images-fantasmatiques d’ « héroïsme et de résistance ». Liwei n’est pas Blanche Lefebvre.
C’est l’image comme représentation d’elle-même qui se trouve mise en question.
A-t-elle simplement manqué de courage ?
Mais c'est une femme d’image, et son rapport aux images est complexe.

Sa faiblesse ne trouve pas de quoi être surmontée dans l’attitude de Wang, le réalisateur.
Attitude de résignation et soumission : « il a su manœuvrer la situation diplomatiquement pour éviter toute forme de sanction »
L’appui de son mari, « insurgé », ne suffit pas.

Dans le dialogue avec son mari, pointent quelques contradictions chez Liwei : elle prétend que le film devait être « l’histoire d’une femme », une histoire singulière, raison pour laquelle il ne conviendrait de changer ni le nom de la femme esclave, ni les « faits réels » pour échapper à la censure. Or, elle se rêvait porte-parole de toutes les voix des femmes humiliées : « ces voix, toutes ces voix, elle voulait les faire résonner… ».
Peut-être cherche-t-elle déjà à justifier, sans se l’avouer, sa compromission.

Des aspirations conflictuelles se disputent en elle : des « fantasmes » d’héroïsme, mais aussi des images rêvées de réussite professionnelle dans le cinéma : « son plus grand rêve d’adolescente ».
Or ce rêve s’est réalisé, ou est en passe de l’être.
Elle a joué un rôle dans un film qui a obtenu un prix, un film au titre significatif : « L’âge du vent ». Film au titre poétique, mais qui ne dérange personne, tout à fait inoffensif, et qu’elle-même a trouvé en le jouant « un peu ennuyeux ».

Le pouvoir va finir par s’incarner, et prendre chair dans le directeur du "zhong xuan bu".
Sa posture, son maintien, son visage s’identifient à la fonction qu’il représente : « raide », « figé dans une posture guindée », « les mains osseuses et froides » ; et regard « intense » et « perçant » de l’homme du panoptikon. Il porte jusqu’à ses poignets les signes de la domination : « un bracelet tibétain » et même une "chaîne", « une chaine d’argent ».
D’apparence courtoise, la violence du pouvoir en lui se dissimule et tout à la fois transparaît. Dans un aparté, il dévoile à Liwei, en un tutoiement peu respectueux, la réalité du pouvoir qu’il exerce sur sa carrière cinématographique, et révèle de façon transparente la menace qui pèse sur elle, si elle voulait persister dans son projet de film de « mauvais goût » pour le Parti.

Liwei était la proie de puissances internes, le désir de réussite cinématographique, de reconnaissance de son talent d’actrice, et cet autre désir d’incarner des idéaux élevés qui lui tiennent à cœur. Elles s’avèrent inconciliables, il lui faut trancher.
« ça ne mènerait à rien de se sacrifier pour la cause » lui avait dit Wang. Elle se résigne donc, son désir de cinéma et de réussite l’emporte sur le reste. Non, Liwei, bien que sensible, talentueuse, pleine d’humanité n’est pourtant pas Blanche Lefebvre. Il lui est interdit, dans sa vie comme à l’écran, de jouer le rôle d’une héroïne, qui place ses valeurs au-dessus de tout, de sa carrière, ou même de sa vie. Ne subsiste que ce "balancement" des sentiments, une légèreté à retrouver : le temps n’étant plus à l’héroïsme, mais à L’âge du vent.

Merci Cox pour ce texte tout à fait intéressant, capable de mettre le lecteur en empahie avec la jeune Liwei.

   Cox   
21/4/2024


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